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L'activité culinaire des étudiants étrangers

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par Frédérique Giraud
Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006
  

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III. Les modalités de la reconstitution des plats ethniques : entre bricolage et tradition

Nous avons déjà indiqué de façon générale les changements induits par le changement d'espace social alimentaire. Il est temps de regarder ce qu'il en est au niveau de l'acte culinaire en lui-même. Comment fait-on la cuisine dans un autre pays que le sien lorsqu'on souhaite reproduire des plats connus et aimés ? Les difficultés d'approvisionnement dépassées, comment techniquement se déroule l'acte culinaire. Quels sont les obstacles de sa mise en oeuvre ?

La volonté de cuisiner comme chez soi à l'étranger, c'est à dire la tentative de reproduire des plats familiers du pays d'origine soulève dans la plupart des cas des difficultés techniques de plusieurs ordres. Le premier obstacle est généralement le manque de certains ingrédients d'une recette ou leur mauvaise qualité. Dans ce cas-là, il faut tenter de reproduire la recette sans les ingrédients d'origine, donc se le procurer dans la ville ou essayer de s'en passer.

1) La nécessaire substitution des produits entrant dans la préparation culinaire

Myriam Bonfils et Ariane Combes186 étudient des communautés étrangères maghrébines en Alsace. Si les éléments de base de la cuisine maghrébine et proche-orientale sont devenus plus

186 Myriam Bonfils, Ariane Combes et alii, « Cuisine. Le métissage du terroir et de la mémoire », News d'Ill. Magazine d'information régionale, Strasbourg, Centre universitaire d'enseignement du journalisme, , 2000, 9-12

faciles à trouver en Alsace à la suite des regroupements familiaux turcs des années 70, les produits d'Afrique noire restent encore rares en Alsace. Les produits du pays d'origine sont rares ou chers. Comment faire pour cuisiner des plats typiques dans ces conditions ? Il faut remplacer les ingrédients originels par des ingrédients différents mais leur ressemblant le plus possible.

M. Calvo187 appelle cette opération la substitution, il la définit comme « une opération matérielle (ou culturelle) consistant à suppléer dans un ensemble d'ingrédients destinés à composer un plat, celui (ou ceux) qui fait défaut (en raison de sa rareté ou de son de coût) par un autre (ou d'autres) dont certaines qualités sont similaires ». M. Calvo parle bien de substitution mais seulement en cas de produit rare ou cher. Cependant il ne semble pas mentionner de substitution lorsque le produit est tout simplement introuvable dans le pays d'accueil. Or cette situation se produit à de nombreuses reprises. Dans tous les cas, face au manque d'ingrédients, les migrants doivent improviser et parer aux manques d'ingrédients.

« Et comment tu fais justement quand il te manque tel ou tel ingrédient ? J'essaye de le remplacer. Par exemple des fois au lieu de faire cette soupe aigre avec le liquide je vais faire avec le citron, ou bien le persil n 'est pas pareil je crois (rires), mais le goût est moins fort ici, je pense... » nous explique Théodora. Moïse interrogé par Myriam Bonfils et Ariane Combes188, Camerounais en France depuis sept ans, juge les aliments exotiques définitivement trop chers. « J'utilise des épinards à la place du manioc » témoigne-t-il.

Ceci est bien décrit dans le paragraphe « Quelques ingrédients insolites et leurs substituts éventuels » de la préface à La cuisine des ethnologues189 à propos de la crème ou lait de coco. Le pari de cet ouvrage consiste à réunir des recettes qui peuvent en théorie être réalisées en dehors de leur aire culturelle. Jessica Kuper qui a coordonné l'ouvrage et a envoyé la demande de recettes aux ethnologues raconte dans la préface qu'elle s'est amusée à essayer l'ensemble des recettes qui lui ont été proposées dans ce cadre et témoigne de l'impossibilité à trouver certains ingrédients qui doivent de fait être remplacés.

« Dans ce livre, un certain nombre de recettes d 'Asie du Sud-Est et des Caraïbes utilisent du lait ou de la crème de coco. Il suffit de râper de la chair de noix de coco et de la tremper dans de l'eau en la triturant et en pressant fort pour en exprimer tout le jus. On trouve aussi de la crème de coco dans le commerce, en paquets, en boîtes ou en bouteilles. Il faut généralement la diluer dans l'eau chaude. Si vous ne trouvez pas cette préparation dans le commerce, il faut vous résoudre à employer de la noix de coco séchée. En faire tremper 250g dans un demi-litre d'eau pendant 20 minutes. »

On voit bien que les produits-substituts sont présentés comme des pis aller dans un ordre hiérarchique allant de la meilleure des solutions équivalentes. De même, on peut remplacer le gingembre frais par du gingembre en conserve, ou encore du gingembre en poudre. Le Nuoc Mam des Vietnamiens peut « à la rigueur » être remplacé par de la sauce soja claire.

Les principales substitutions se font sur les aliments de base (mil, sorgho, maïs, fonio, manioc, igname, taro, etc.) et les multiples dérivés de la transformation artisanale (brisures, farines, couscous roulés main, pâtes, bâtons.. .) ; ces ingrédients d'origine constitutifs de la ( pâte, de la ( boule ) ou du (tô) sont couramment remplacés par des semoules de blé (de mouture fine, moyenne ou grosse selon le produit substitué) additionnées, comme liant de la préparation, de flocons ou de fécule de pommes de terre. Des ingrédients de sauces sont également remplacés, notamment l'ensemble des légumes-feuilles et certains lipides comme l'huile rouge et le

187 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p. 77.p 52-89.

188 Op cit

189 Jessica Kuper, La cuisine des ethnologues, Collection Territoires. Bibliothèque Berger-Levrault

beurre de karité ; les épinards (en branche ou parfois congelés) sont le substitut le plus courant des feuilles de manioc, de patate douce, de gboman, de morelle noire, d'amaranthes, d'oseille de Guinée, d'arachide, de gombo, d'aubergine, de baobab, etc.

De fait on « bricole » les recettes du pays. « Ici à Nantes il y a des commerçants chinois, africains. Donc pas de problème pour les haricots mais le paio il n 'y a pas ici, je mets de la saucisse de Morteau parce que c 'est elle qui s 'approche le plus du paio » 190 explique un enquêté de V Marques Boscher. Les migrants combinent des ingrédients en essayant d'approcher le plus possible les saveurs originelles. C'est une approximation successive qui nécessite une connaissance des ingrédients des deux pays.

Les logiques qui président à la substitution des produits sont rappelons-le doubles : elles résultent du coût des produits ethniques importés que l'on trouve trop chers ou de leur absence dans le pays d'accueil. Notre colocataire italien Giovanni témoigne d'une forte rationalisation du coût des achats alimentaires. Sa logique est très claire « « Tu préfères acheter quelque chose qu 'il n'y a pas en Italie, qui est cher en France peut-être, mais tu n 'as pas d 'idée du prix » « c 'est mieux que tu achètes en France les produits qui sont plus chers en Italie, en France tu vas pas acheter ce qui coûte pas cher en Italie et qu 'en France tu vas payer deux à trois fois plus cher. » Il procède à un arbitrage coût-goût auquel il se tient fermement. De fait pour préparer des plats typiques italiens, soit il a ramené d'Italie l'ingrédient dont il a besoin, soit il procède par substitution. Celle-ci est acceptée et même valorisée comme un choix stratège.

Deux alternatives peuvent se faire jour face à l'absence des produits recherchés. Les moins persévérants abandonnent de fait les préparations désirées « Par exemple il y a un plat avec des saucisses, je trouve pas les mêmes alors je peux pas le faire ». Mais le migrant peut également faire appel à des amis pour qu'on lui prête l'ingrédient ou à la famille pour qu'elle lui envoie un colis. « J'ai demandé à ma mère de m 'envoyer l 'ingrédient qui fait la spécificité de la chose sinon euh..j'aurais voulu faire...je sais pas comment traduire, parce que il y a pas un mot mais ça ressemble à du poulet dans la vigne méditerranéenne. J'ai trouvé du chou, mais le chou qui n 'est pas la même chose que là, c 'est plus dur et tu peux pas le faire, donc j 'attends de le recevoir »

Une solution qui n'est jamais retenue pourrait consister à aller dans un restaurant en France où l'on pourrait une fois de temps en temps manger le plat désiré. Mais c'est certainement le coût économique d'une telle solution qui dissuade les étudiants tributaires de bourses de se rendre au restaurant. De plus on sait que les restaurants de spécialités étrangers modifient les plats qu'ils proposent à destination des français. Cela est particulièrement notable pour les restaurants asiatiques qui suppriment les ingrédients aux arômes les plus forts. Par exemple il est rare de trouver dans la carte d'un restaurant asiatique des mets avec beaucoup de gingembre qui a un goût proche de la citronnelle très prononcé qui masque le reste des saveurs.

Le manque d'ingrédients et l'impossibilité de faire certains plats conduit-il à un appauvrissement du style alimentaire pratiqué par une simplification excessive ? Nous nous

190 V Marques Boscher, « La feijoada : plat emblématique, expression d'une identité brésilienne en France », XVIIème congrès de l'AISLF. Tours juillet 2004. CR 17 « Sociologie et anthropologie de l'alimentation ». Lemangeur-ocha.com. Mise en ligne juin 2005

sommes demandés si les étudiants étrangers pouvaient s'ils le désiraient reproduire en France l'ensemble des plats aimés ou si ils étaient conduits à une sélection des plats préparés les plus simples demandant le moins d'ingrédients, le moins d'ustensiles et le moins de temps. Comme le souligne Tsu Tsu Tuï « en fait j'ai fait la cuisine, la cuisine souvent simple parce que pour les plats que j'aime beaucoup en Chine, je ne...il y a plus de difficultés pour moi chercher ici, donc je laisse tomber. »

On peut en effet penser qu'il y a remodelage de l'ensemble des pratiques et une réévaluation à la baisse du nombre de plats différents que l'on prépare. Lorsqu'on a trouvé une fois les ingrédients pour reproduire un plat typique, on s'y tient parce qu'on sait comment le faire. Les enquêtés ont ainsi tendance à préparer les mêmes plats, l'habitude aidant on les prépare plus vite. Par contre avec la découverte des plats français, les étudiants peuvent élargir la gamme des produits consommés. Theodora a découvert en France les lentilles, les soupes de poireaux, les crevettes. Elle souhaiterait conserver chez elle leur consommation « il y a des choses que j 'aime beaucoup plus comme par exemple les crevettes, je les adore. On les a pas là et elles me manqueront...et le fromage, si je trouve les choses je mangerais en Roumanie, ça c 'est sûr ».

Nous avons observé cette ouverture du registre alimentaire chez plusieurs des enquêtés qui manifestent le désir de garder lors de leur retour dans leur pays les pratiques alimentaires découvertes en France : Christina voudrait conserver le dessert à la fin du repas, ce qui ne se fait pas en Allemagne et voudrait pouvoir faire des quiches ; Mickaël souhaiterait conserver la consommation de fromage et de vin, Shumeï voudrait pouvoir consommer du fromage en Chine... Ces exemples nous permettent de dire que le style alimentaire de nos enquêtés ne s'est pas appauvri, si les mets du pays d'origine ont été simplifiés pour être préparés en France, par contre il s'est enrichi de l'apport de saveurs nouvelles françaises.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus