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Philosophie et Poésie

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par Benoit ROUILLER
UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006
  

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DEUXIÈME PARTIE

LA PHILOSOPHIE TRAGIQUE DE NIETZSCHE

« Aussi longtemps que nous n'aurons pas de réponse à la question :

Qu'est ce que le dionysiaque ?

Nous resterons, avant comme après, totalement inconnus et irreprésentables... »

Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, « Essai d'Autocritique »

1. L'alliance fraternelle d'Apollon à Dionysos

Dans La Naissance de la Tragédie (Die Geburt der Tragödie) écrite en 1872, Nietzsche fonde l'esthétique moderne sur deux polarités distinctes : Apollon et Dionysos. Selon lui, Socrate a substitué le visage de la pensée au discours mythique et Olympien. Il a occulté l'origine sensible de la tragédie en la soumettant au discours rationnel. Pour celui qui voudrait s'enquérir de la poésie grecque, indépendamment de ses légitimations postérieures, il faut remonter son cours jusqu'à Eschyle ou Homère. Dans cette poésie native, il apparaît que la raison et le mythe se justifient l'un l'autre. Nietzsche, philologue de formation, nous dit : « Nous aurons fait un grand pas en ce qui concerne la science esthétique quand nous serons arrivés non seulement à la compréhension logique, mais encore à la certitude immédiate de l'intuition que l'évolution de l'art est liée à la dualité de l'apollinien et du dionysiaque... »105(*). Une « certitude immédiate de l'intuition » est à même de comprendre la « science esthétique », le rapport sensible de l'homme au monde. L'intuition que les idées de bien, de beau ou de juste sont présentes fait défaut. C'est donc au domaine de l'art et en particulier au théâtre qu'il convient de sublimer son état, de dépasser ses conditions de vie difficiles. Le temps d'une représentation, il est accordé à l'homme un répit, de même qu'une assise. Avant même que la majorité des Grecs n'apprennent à argumenter, ils avaient appris à vivre. Par un sens aigu de la beauté, ils donnaient un sens à leurs expériences passées, présentes et futures, ils acquéraient une dimension métaphysique qui leur faisait défaut autrement. Avec Wagner, Nietzsche partage une même vision de l'art, dont la caractéristique générale est d'être « la tâche la plus haute » et l'« activité proprement métaphysique »106(*) de l'homme. Nietzsche introduit les schèmes de l'apollinien et du dionysiaque pour élucider ce qui lie les Hellènes à l'art. Les premiers, ils ont souhaité pérenniser leur être au monde.

L'« Essai d'autocritique » qui remplace, dans la seconde édition, l'adresse à Richard Wagner rapproche la genèse de ce livre à la guerre franco-allemande. Les événements qui divisent l'Europe sont au coeur des préoccupations de Nietzsche, au même titre que la tragédie grecque. L'intuition d'une origine non apollinienne de la poésie grecque lui apparaît crûment en Alsace, à la bataille de Woerth. Cette dernière transfigure le jeune professeur de philologie qui avait décidé d'y prendre part en tant qu'infirmier. Une lettre datée du 9 novembre 1870 nous en apprend davantage: « Cet été, j'ai écrit un essai, sur la vision dionysiaque du monde, qui considère l'Antiquité grecque d'un point de vue par lequel, grâce en soit rendue à nos philosophes, nous pouvons désormais l'aborder. » La Vision dionysiaque du monde (Die dionysische Weltanschauung) décrit la « vie naturelle dionysiaque » sur le même plan que la « clarté apollinienne » des Grecs. « Apollon et Dionysos sont réunis »107(*). L'épopée apollinienne et le lyrisme dionysiaque sont énoncés comme les pères de la tragédie, bien qu'il n'y ait pas entre eux de conciliation durable. Ils étirent la corde de la tragédie : «... de la même manière que la polarité des sexes engendre la vie au milieu d'une lutte perpétuelle et de réconciliations seulement périodiques »108(*). Leur combat permet de jeter un éclairage sur les contradictions inhérentes à la nature humaine. Il engendre toutefois des oeuvres d'art dont la valeur est précieuse. Avec ces dernières, la dysharmonie elle-même gagne du sens. À l'image de Platon, non pas philosophe mais lutteur aux jeux isthmiques et pythiques, le tragédien s'efforce de faire émerger un sens de la guerre. Il est en mesure de réaliser la catharsis des passions, à l'échelle européenne si besoin. Il compose à vif dans l'espoir de faire éclore une plus grande sagesse, respectueuse de la souffrance. Près d'un siècle après l'Aüflklarung, le voeu d'une paix perpétuelle ne suffit plus à Nietzsche. C'est au comble de l'horreur qu'il est jeté. Il espère donc résoudre le différend entre le Reich et la France par des moyens artistiques, non par un traité comme celui qui se trouve, à Versailles le 26 février 1871, à l'origine des tragédies bien réelles du XXème siècle.

Dans La Naissance de la Tragédie, la tragédie est conçue sur le modèle de la pensée de Schopenhauer, comme la manifestation d'un « vouloir vivre » conflictuel. Chaque effort pour échapper à la souffrance y revêt un caractère superficiel. C'est en vain que l'homme souhaite faire abstraction d'une réalité qui ne manque pas d'apparaître, violemment. En référence à une « antique sagesse indienne », Schopenhauer reprend ces mots des Veda : « C'est la Maya, le voile de l'illusion qui, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut pas dire s'il est ou s'il n'est pas, un monde qui ressemble au rêve »109(*). L'individu comme le héros croient d'ordinaire à l'intelligibilité du monde, à la possibilité d'agir selon des motifs rationnels. Il se représente des phénomènes pluriels et raisonnables. Pour lui, le monde est un ensemble de phénomènes coexistant dans l'espace et se succédant dans le temps. Il est gouverné par des liens de cause à effet et se trouve le plus souvent justifié. Cependant, à certaines occasions critiques, toutes ces représentations s'effondrent. Les phénomènes auxquels l'individu avait cru se révèlent illusoires, produits conjointement par son imagination et un principe de raison. Il est amené à voir que tout ne fait qu'un (en kai pan), que tout est possédé par une volonté unique, à l'origine du tout, y compris lui-même. En soi, le monde se révèle sans raison (grundlos) et sans finalité110(*). La sagesse et la liberté humaines se résument alors à supposer, en deçà des phénomènes, un monde nouménal, unique et désenchanté. La tragédie dévoile un gouffre en amont des raisons et des régularités que l'homme reproduit, selon son propre entendement. L'élément apollinien promet une délivrance que l'élément dionysiaque et tragique incite, pour sa part, à abandonner.

Dans la mythologie, Apollon est représenté par le soleil, comme la source véritable de toute lumière. Fils de Zeus et de Léo, il se confond avec la faculté de voir et d'être vu. Platon dit qu'il préside à la vue, au même titre que le soleil111(*). Non seulement, il éclaire les choses sensibles, mais il les rend intelligibles, accessibles à l'entendement humain. Lumineux, il montre ce qui est sensé dans le monde sensible. En outre, Apollon est l'auteur d'un mouvement simultané et harmonieux (haploun), favorable à la croissance de tous les êtres112(*). Il n'engendre pas de fléaux comme la peste à Troie et il convient encore d'en apprécier la bonté, indépendamment de la connaissance qu'il procure. Nietzsche creuse cette dernière distinction. Il nomme « apollinien » l'entendement qui perçoit les phénomènes, « dionysiaque » la raison qui les interprète. Cependant, cette raison n'est pas à l'origine du vrai comme une bonté supérieure. Elle s'attache au monde primordial où tout s'écoule en fait, selon une métaphore aquatique. Le principium individuationis y est donc réfuté au même titre que les idées, lesquelles viennent structurer a priori le tout, à partir de la sensibilité. Pour un esprit vigilant, ces idées ne sont que superposées et fictives, d'origine humaine. Il est aisé de les comparer à des images, lorsqu'une impression d'irréalité subsiste. La pluralité des formes intelligibles, bonnes ou mauvaises, relève encore d'une illusion. Le coeur apollinien de la vérité n'est toujours que représentatif. C'est un « spectacle d'ombres » et la philosophie grecque aurait comme véritable point de départ la thèse selon laquelle « l'eau est l'origine et la matrice de toute chose »113(*).

Ce à partir de quoi les formes émergent est, en Dionysos, un abîme. Ce n'est ni un sol suffisamment fixe et assuré, ni une forme première et généreuse qui permette de fonder une éthique. Au contraire et de façon plus profonde, l'être est de l'ordre du mouvant, plus proche de la biologie et de la physique que des idées platoniciennes. Il n'a plus rien à voir avec la morale. La mythologie présente Dionysos, fils de Zeus et de Déméter, comme un personnage catastrophique et turbulent. Les petites dionysies, les fêtes païennes de la Saint Jean ou des vendanges, rappellent ces attributs dionysiaques que possèdent tous les hommes. D'après Platon, Dionysos est un dieu superficiel. Il incarne l'ivresse (oïonous)114(*) et fait croire que l'on a de l'esprit de façon tyrannique. Au contraire, Nietzsche lui reconnaît une fonction capitale, que ce soit dans la tragédie ou pour la vie. Dionysos manifeste la vitalité et, d'une certaine façon, la « santé » de l'homme. Excepté chez les vierges, épargnées par son délire, il dissipe tout égoïsme et toute individualité. Par son action, l'inconscient redevient actif, il trouve une dimension sexuelle. Il en émerge un cortège bruyant de créatures mi-divines, mi-animales, auxquelles se joignent exclusivement des femmes en signe de fécondité. Dionysos est le synonyme d'une première communion, à l'origine des espèces et de l'humanité. S'il est attaqué par les titans, déchiré en sept morceaux, cuit et dévoré, il est réuni à nouveau pendant les Dionysies. Il redevient alors le tout qu'il était et, par sa présence instable et virulente, il renverse une conception strictement intellectuelle de l'homme, animée mais sans force, désincarnée.

Le délire des poètes est bénéfique. C'est la raison pour laquelle G. Colli, commentant l'oeuvre de Nietzsche, affirme : « En réalité, ces deux divinités ne disposent pas seulement du songe et de l'ivresse comme instruments de libération. Avant toute chose, et en commun, elles possèdent l'homme par la folie »115(*). Platon lui-même reconnaît que c'est par la grâce des dieux que le délire a été, en certaines occasions, donné aux hommes116(*), pour que son action soit excellente. Les prophètes, les initiés ou les poètes, dans la mesure où ils sont respectivement aidés par leurs auxiliaires divins, Apollon, Dionysos et les Muses, sont bénis117(*). S'ils sont délirants, transportés en dehors de leurs habitudes (éthos), ils s'approchent d'une vérité supérieure. Seulement, cette vérité est toujours subordonnée à l'amour et à Aphrodite qui, pour Platon, est la forme supérieure de sagesse. Il convient donc de limiter les autres délires, pour préserver cet amour des idées. Selon Nietzsche, Apollon et Dionysos s'opposent davantage qu'ils ne se réconcilient. Leurs unions, à l'origine des oeuvres épiques ou tragiques, se trouvent sous la bénédiction d'Eros et non pas d'Aphrodite. Elles sont absolument en marge d'une bénédiction constante qui, dans la contemplation des idées, trouve sa pleine expression. L'ivresse dionysiaque donne naissance à une extase qui aboutit, par une communion éphémère, à l'oeuvre véritable, créative. C'est bien de cette folie ou de ce délire qu'il s'agit dans la production artistique, non de l'amour mimétique des idées. La tragédie est une grâce d'Apollon, elle accompagne un désir que soulève une douleur dionysiaque.

Cet éloge de la folie à l'origine d'une conception esthétique et non éthique du monde, conteste l'idée d'une « sérénité » Grecque, en vigueur depuis le XVIIIème siècle. Selon cette idée, l'essentiel des oeuvres des Grecs aurait été produit sereinement, dans la paix et l'harmonie. Pour Winckelmann, ce serait le fait d'un ensemble de conditions favorables, principalement climatiques et géographiques. Les Grecs seraient nés sur un sol fertile et un ciel généreux, dans une zone intermédiaire tempérée, entre le froid du nord et la chaleur du sud. Dans ce juste milieu, ils auraient été naturellement plus « sereins et joyeux » que les autres peuples. La liberté n'aurait pas eu de mal à y fleurir et, dans les gouvernements monarchiques, à préparer l'émancipation future des sujets.118(*) Si cette interprétation ne satisfait plus vraiment, elle est sensible aux mouvements de l'âme. Pourtant, l'histoire de la discipline esthétique amène Winckelmann à préférer des données archéologiques : les oeuvres plastiques de l'homme sont finalement cataloguées selon leur taille, leur fonction ou leur style. L'art, vecteur de désirs et de souffrances est laissé de côté. C'est ce que conteste Nietzsche lorsqu'il fait éclore l'art tragique d'un raffinement excessif pour ce qui est sensible et subjectif. Il s'instruit par « le fonds énigmatique des choses » dont la forme artistique n'est que le prolongement, l'affirmation.

Comme le dit lui-même Silène, un être apparenté à Dionysos, l'homme est le fruit d'une « misérable race d'éphémères, enfant du hasard et de la peine »119(*). Toute connaissance est gagnée dans la lutte, au terme d'une épreuve. Les divinités olympiennes subliment cette réalité. Elles affirment la souffrance propre à la vie humaine. Dans la poésie épique, chez Homère, une torpeur sourde et ininterrompue demeure. Elle ne se résout ultimement que dans la mort. Journaliers, les héros ne sont assurés de rien, si ce n'est de leur issue funeste. Le risque que des circonstances imprévues font naître n'est cependant pas un obstacle pour eux. Au contraire, elles sont autant d'occasions pour se confronter à une réalité impromptue et mystérieuse. Quand la flèche de Pâris atteint Achille, le cri qui jaillit de ses lèvres ne condamne pas cette imprévisibilité, ni même la souffrance qu'elle engendre. Il souhaite vivre et souffrir encore, ce qui revient à la même chose. Ce n'est que la nécessité de devoir mourir jeune qu'il condamne. Anticipée, la mort est toujours malvenue. Silène, pour avoir été trop sage, a menti. L'homme est bien misérable, mais sa douleur le ramène à lui-même, elle l'instruit. Il faut donc se prémunir contre une interprétation qui voudrait que l'art et la vie des Grecs fût une condamnation de la vie. L'art ne peut être non plus une consolation, sans prétendre à la fois, pour être efficace, atteindre la nature même des phénomènes. C'est donc avec obstination que le poète tragique s'intéresse à la vie, sans l'abstraire tout à fait. L'affinité complice qu'il entretient avec elle, transmet à son oeuvre une impulsion de vie, un « vouloir vivre » encore. Il concorde avec Silène, déclamant à ceux qui arborent une sérénité olympienne : « Malheur ! Malheur ! »120(*), l'embarcation réelle de l'homme, lorsqu'elle est trop chargée de rêves, risque bien de chavirer.

Du fait de cette critique de la « sérénité des Anciens » l'arbre de la poésie de Schiller est taillé. Selon Nietzsche, l'art Grec exprime un ardent désir, non encore assouvi, de faire correspondre des forces qui s'opposent dans le monde. Il ne peut donc être que sentimental et il n'est plus possible d'envisager la poésie Grecque, même épique, comme naïve. Le poète a pour tâche de dire ce qui est, en exploitant les voies que la nature emprunte. Dans De la poésie naïve et sentimentale (Über naive und sentimentalische Dichtung) Schiller dit que : « tous les poètes véritables seront, selon l'époque où ils fleurissent, selon les circonstances de leur éducation et les états d'esprit par où ils passent, des poètes naïfs ou des poètes sentimentaux »121(*). Pour lui, le poète sentimental se distingue du poète naïf par le fait que : «L'accord entre ce qu'il ressent et ce qu'il pense qui, dans l'état primitif, existait réellement, n'existe plus dans l'état présent qu'en tant qu'idéal ; il n'est plus en lui mais hors de lui»122(*). Nietzsche admet que l'homme soit destiné, par son ascendance olympienne, à un état où ses ses instincts se pondèrent les uns les autres. Cependant, il est improbable que l'humanité ait décidé de pérenniser cet équilibre alors qu'elle était enfant. De plus, la brièveté de la vie n'aurait sans doute pas autorisé les poètes Grecs à conserver leur innocence. L'écart entre la pensée objective et le sentiment y est donc abyssal, ce qui projette la possibilité d'une telle réconciliation au-devant de l'humanité, notamment dans l'art. La vision naïve des Grecs n'est que le produit nostalgique des sociétés modernes, une fantaisie de l'imagination, pour un lien qui n'a existé vraisemblablement qu'en des temps mythiques. L'art « naïf » d'Homère est toujours le fruit d'un renversement où l'idéal prime sur la réalité, comme une représentation théâtrale et cependant plus juste du monde. La poésie épique est également sentimentale ou idéale, bien qu'elle puisse sembler naïve : Elle s'apparente à l'espèce élégiaque, laquelle nomme en priorité l'idéal. Elle garde l'espoir idyllique d'une réalité joyeuse qui, pour avoir été vivante, pourrait l'être encore. De son côté, la poésie satirique représente le monde tel qu'il est, par opposition à ce qu'il devrait être. Tragique, elle élève la réalité au rang de l'idéal ; comique, elle est dominée par l'esprit de spéculation.

Dans son parcours, le poète hellénique ne peut plus faire l'économie de la dualité, du korismos. Affecté par la distance qui sépare son idéal et sa quotidienneté, il est saisi d'une insatisfaction qui, très vite, se transforme en dégoût. D'abord fasciné par une telle disproportion, il se trouve plongé dans un état léthargique. Dans le même sens, Platon témoigne d'un embarras où, face à un spectacle malsain123(*), l'âme est empêchée d'agir. Il lui apparaît que : « Certains objets invitent l'âme à la réflexion, tandis que d'autres ne l'y invitent point, distinguant comme propres à l'y inviter ceux qui donnent lieu, simultanément, à deux sensations contraires »124(*). Par un cheminement dialectique, Socrate suggère de retrouver les idées qui n'apparaissent pas. L'étonnement ou l'embarras sont pour lui autant d'« invitations » à chercher l'objectivité de ce qui est perçu de manière confuse. Plus soupçonneux, Nietzsche interprète cette recherche comme une inclination ou une incapacité humaine à se passer d'un principe de raison, de l'idée d'une cohérence absolue dans la nature. En outre, il est douteux que l'unité, saisie par une contemplation des essences, soit réelle, non seulement supposée mais également réalisable. Élevé dans la doctrine de Socrate, Euripide ne veut du réel que l'idéal. En quête d'abstractions, il est le père de la nouvelle comédie attique. Dans sa poésie, le réel n'est jamais pris pour lui-même, mais comme un support à l'idée. Nietzsche affirme au contraire que le véritable esthète commence par développer l'acuité de son regard dans les nuances, dans les plis de la matière. Il entretient une fascination pour tout ce qui est excessivement réel, contradictoire et répugnant. Ainsi, il perçoit la beauté en dessous d'un visage par sa peau, son cartilage et ses os. Il en saisit l'expression au moyen des tressaillements de sa chair, de ses tissus adipeux. En tant qu'il est poète et non pas philosophe, il délimite la réalité de son vécu comme une épreuve, laquelle doit être résolue pour autrui.

Dans la préface à La Fillancée de Messine (Die Braut von Messina) Schiller s'interroge sur le statut de l'art : « Comment doit et peut-il abandonner complètement la réalité, tout en demeurant pleinement d'accord avec la nature ... ? »125(*) Comment peut-il être à la fois « plus vrai que n'importe quelle réalité et plus réel que toute expérience »126(*) ? L'artiste qui observe rigoureusement la nature reste habituellement à la surface des phénomènes. Il ne peut pas atteindre le spectateur et le rendre plus joyeux. D'un autre côté, celui qui ne produit que des chimères et qui fait fi de toute limitation ne relève pas davantage son public. Son action est vaine, car elle ne lui a rien apporté. De la même façon, le tragédien fait agir le choeur comme « un rempart vivant » bien réel. Il circoncit une réalité vécue passivement, sur le mode de la souffrance. Il délimite le sens d'une réalité douloureuse. De ce point de vue, la tragédie agit contre les assauts intempestifs du réel, lesquels fragilisent les individus et menacent leur économie. Elle console ceux qui se reconnaissent choreute, en les plaçant dans une enceinte sacrée où ils se réfugient. Cependant, le poète dispose également le choeur comme « un monde intermédiaire ». Le choeur se compromet alors dans ce que ce monde a de pire. Il réunit non plus seulement les individus, mais également leurs frayeurs qu'il nomme et focalise dans un même être fictif. Contrairement au philosophe, le tragédien se refuse d'abstraire de la réalité une quelconque symétrie. Il opte pour une existence tragique et cependant idéale qui, une fois mise en scène, va permettre la catharsis des passions de pitié et de crainte. Anticipant l'apparition du choeur, Homère est le premier poète qui, par la netteté de sa vision, accueille cette contradiction dans sa poésie. Il est le premier à s'enthousiasmer pour tout ce qui est vivant, pour tout ce qui souffre. Les tragiques prolongent son geste matinal par l'introduction des choeurs des dithyrambes dans le récit. Ils conservent ainsi l'idéal d'une vie tragique dans une forme qui est amenée à se développer jusqu'à devenir un dialogue. Ils entretiennent une fascination pour une souffrance qui, derrière la beauté plastique du héros, appartient à Dionysos.

* 105 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, Oeuvres Philosophiques Complètes, tome 1, vol. 1, sous la direction de G. Colli et M. Montinari, trad. fr. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J-L Nancy, Paris, Gallimard, 1975, p. 41.

* 106 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, «Dédicace à Richard Wagner», OPC, op. cit, p. 40.

* 107 F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, «La Vision dionysiaque du monde» (1870), OPC, t. I, vol. 2, op. cit., p. 64.

* 108 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 1, OPC, op. cit., p.41.

* 109 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre I, Chap. 3, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 2003, p. 31.

* 110 Ibid., Livre II, Chap. 23, p. 155.

* 111 Platon, La République, op. cit., VI, 508 a.

* 112 Platon, Cratyle, op. cit., 405 d.

* 113 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Thalès B III, op. cit., p. 22. Cf. F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, «La philosophie a l'époque tragique des Grecs», § 3, OPC, op. cit., p. 220.

* 114 Platon, Cratyle, op. cit., 406 c.

* 115 Giorgio Colli, Ecrits sur Nietzsche, trad. fr. P. Farazzi, Paris, Editions de L'éclat, 1980, p. 21.

* 116 Platon, Phèdre, op. cit., 244 a.

* 117 Ibid., 265 b.

* 118 Johann Joachim Winckelman, Histoire de l'art dans l'Antiquité, Première partie, Ch. 4, § 2, trad. fr. D. Tassel, Paris, La pochothèque, 2005.

* 119 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 3, OPC, op. cit., p. 50.

* 120 Ibid., § 4, p. 55.

* 121 F. Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, trad. fr. S. Fort, Paris, L'Arche, 2002, p. 30.

* 122 Ibid.

* 123 Platon, La République, op. cit, VII, 523 b.

* 124 Ibid., VII, 524 e.

* 125 F. Schiller, La fiancée de Messine, «De l'usage du choeur dans la tragédie», trad. H. Loiseau, Paris, Aubier-Montaigne, 1942, p. 97.

* 126 Ibid., p. 99.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand