WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Philosophie et Poésie

( Télécharger le fichier original )
par Benoit ROUILLER
UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

2. La mort de dieu, l'action de Socrate

Dans une conférence donnée par Nietzsche pendant ces mêmes années, Vérité et mensonge au sens extra moral, la vérité est redécouverte comme un ensemble stabilisé de métaphores. Quoique figée dans l'idée, achevée au terme d'un processus dialectique, la vérité ne relève pas initialement du concept. Elle naît d'un rapport qui peut être défini en ces termes : « Qu'est-ce qu'une vérité ? Une nuée mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines que la poésie et la rhétorique ont rehaussées, transposées, embellies et qui, après un long usage, paraissent stables au peuple, canoniques et contraignantes ... »127(*). Un ensemble de relations transforme le fond énigmatique des choses en vérité. Plus essentiellement, G. Vattimo affirme que l'essence est le résultat d'un acte interprétatif produit dans une société organisée128(*). De la même manière que les rapports sociaux résultent de rapports de forces et de domination, la créativité humaine ne peut s'exprimer que dans des systèmes autorisés de métaphores. La raison pour laquelle les poésies sont qualifiées de « fictions » est qu'elles dérogent aux conventions qui leur préexistent. Elles sont fausses eut égard à ce tout qui dicte l'agencement des parties, non aux parties elles-mêmes. C'est la raison pour laquelle elles sont refoulées avant même d'avoir été. Cela étant, il est nécessaire de disposer d'un langage commun pour formuler des contenus de conscience et dialoguer. Le monde de la conscience est donc aussi un monde de la conscience partagée, lequel nécessite un apprentissage plus ou moins long. De plus, la conscience de soi est pour Nietzsche une fiction aux racines langagières, un produit de la langue maternelle. Cette dernière conditionne la référence des mots, afin qu'ils soient rapportés aux mêmes choses. Le poète qui prétendrait maîtriser son oeuvre serait donc lui-même doublement dans l'erreur. Il n'est pas en son pouvoir de choisir parmi les métaphores qu'il emploie, ni même de s'en détacher comme un artiste génial. Au contraire de l'artiste, le savant peut s'approprier cette culture qui lui préexiste. Ses recherches sont conformes à un système de valeurs qui intéresse la communauté. Il ne ment pas dans la mesure où il permet à l'humanité de survivre et de progresser, ce qui n'est pas évident du poète.

Suite à la poursuite des chefs d'inculpations contre les poètes, l'esthétique de Nietzsche revient sur les pas du dieu Pan à la forme de bouc. La nature semble maintenant reposée et comme endormie129(*). Dionysos disparaît progressivement de la scène des théâtres, ainsi que les héros tragiques qui en sont autant de personnifications et de masques plus humains. La poésie devient le lieu des idées plus communes ou autorisées, quand elle n'est pas condamnée. L'homme veut reposer à l'abri du tumulte. Il apprend à satisfaire ses besoins quotidiens. Ses idéaux deviennent plus raisonnables et mesurés, pragmatiques. Il est gagné par un engourdissement et une partie de sa vie se retire, avec son cortège de rêves et de jouissances impossibles. Il réinterprète les mythes qui avaient bercé son enfance comme des vérités historiques mal formulées. Pythagoricien, il les envisage comme des images préscientifiques des vérités naturelles, du chiffre. En soi, ils n'ont plus guère de sens. L'héritage artistique des Grecs est perdu par les nouvelles exigences dont il prend conscience. L'art devient synonyme d'une distraction ou d'un divertissement toujours futile. L'espace que la poésie occupait est réinvesti par les moyens titanesques dont la science doit, disposer. Cela aboutit à un monde où le sens de la vérité se perd, aux dépens de la dimension supérieure et métaphysique de l'homme. L'homme se résigne à ne jamais connaître qu'au moyen de concepts. La mort du dieu Pan, annoncée par Plutarque130(*), marque le début du nihilisme. La tragédie, à l'origine surabondante refleurit encore une fois, avant de s'évanouir complètement. Il faut alors mener une enquête, comprendre quel est ce fil qui l'a mené à sa perte. Ariane n'est définitivement pas la compagne de Dionysos, mais son ennemi juré. Il faut donc débusquer le raisonnement ou le démon qui a agi. La renaissance de la tragédie, dans les générations futures comme à son origine, en dépend. Son âme doit pouvoir se réincarner dans une oeuvre, dont Nietzsche avouera, pour sa part, que ce ne fut pas la sienne: « Elle aurait dû chanter, cette "âme nouvelle" et non discourir ! Quel dommage que je n'aie pas osé dire en poète ce que j'avais à dire alors : j'en aurais peut-être été capable !»131(*).

Par son scepticisme, Euripide est au principe des remaniements de la tragédie. Son sens critique développe une « activité créatrice parallèle »132(*) aux oeuvres d'Eschyle et de Sophocle. Il a vu l'intégralité de leurs oeuvres, mais il doute qu'ils fussent des artistes accomplis. Il entreprend d'en examiner scrupuleusement le contenu, comme jamais personne n'avait jugé bon de le faire. Il va s'asseoir au théâtre, se saisissant très probablement des oeuvres écrites, pour déconstruire « trait par trait » le jeu des acteurs, « ligne par ligne » le texte. Il envisage les oeuvres tragiques objectivement, pour vérifier l'exactitude de ses portraits, de ses reflets qu'il veut historiques. Euripide les interroge sur les solutions éthiques qu'ils proposent, sur le traitement des mythes ou sur la répartition du bonheur entre les hommes. Cette démarche qui lui est propre, lui permet d'entr'apercevoir que, dans la tragédie, une part d'irréalité y subsiste. La clarté apollinienne du héros y est comme une « certitude trompeuse ». La nature dionysiaque du jeu des acteurs apparaît toujours comme une « profondeur énigmatique ». Les tragédies rendent hommage au Dieu inconnu, insaisissable, qui en est « l'infini de l'arrière-plan ». Elles n'autorisent aucune saisie conceptuelle du réel et se résument à une action idéale. Contre la persistance de ce sentiment d'irréalité, Euripide réagit. Aristophane nous dit qu'il met à la diète les figures tragiques133(*). Il démet les héros tragiques de leur force ainsi que de leurs étoffes, cousues de fils d'or et teintées de pourpre. L'avènement d'Euripide met en crise l'épopée et tout ce qui déborde de vie jusqu'à l'excès. Initiée par ses soins, la nouvelle comédie Attique va se définir comme le moment où : « L'idéalité s'est retirée dans la matière », où celle-ci a « disparu de la pensée ». La tragédie originelle, mue par des mobiles qui demeurent mystérieux, cède à l'objectivité de son examen. Euripide, s'il reconnaît son échec à en dévoiler le sens, en tant que spectateur, entreprend de la réformer en tant que tragédien. Les meilleurs athéniens le désavouent. Aucun d'entre eux ne veut partager son scepticisme : le sentiment que le drame musical a des effets imprévus et funestes.

Les tragédies d'Euripide témoignent selon Nietzsche d'un affaiblissement général et pathétique de la tragédie. Schiller, dans sa dissertation Sur l'Art tragique (Über die tragische Kunst), dit de la souffrance tragique qu'elle n'est pas essentiellement physique mais morale. Elle ne provient pas essentiellement d'une passion irrésistible, mais d'une lutte morale et pathétique que le héros soutient134(*). Cela se vérifie dans la tragédie tardive où l'action doit être, dès le début, pleinement légitimée. L'instauration du prologue permet au spectateur de se prendre au jeu, tout en sachant que le récit restera dosé et équilibré. Il est en confiance, il sait le héros mû par de nobles et pathétiques idéaux. Quand bien même ce dernier échouerait, il aurait la consolation que sa mort lui fût volontaire, synonyme d'un pieux renoncement pour une vie qui, parce qu'elle est immorale, ne mérite pas d'être vécue. Ainsi, les héros d'Euripide n'ont-ils plus rien à voir avec le décret du destin, imparable et discret quant à sa signification. Ils sont blanchis dès le prologue. « Euripide avait cru remarquer que, pendant ces premières scènes, le spectateur tout à ses calculs et à ses supputations sur la préhistoire du drame, était suffisamment perturbé pour perdre les beautés poétiques et le pathos de l'exposition »135(*). Par l'introduction du prologue, il abrège la tragédie, non pas de son dénouement fatal, mais de l'incertitude fondamentale qui la traverse de toute part. Il empêche que la vérité émerge d'un élément esthétique et non rationnel. Son propre lyrisme fait un usage rhétorique de la parole, il flatte le spectateur qui s'abandonne à sa propre opinion. L'acteur s'y trouve en retrait, privé d'une « relation épidermique » avec son personnage. Refusant à son tour de se prendre au jeu des passions, il se porte garant du récit dont il invite poliment le spectateur à suivre le cours. En cela, Euripide se distingue des tragédiens Eschyle et Sophocle, où tout ce qui est indispensable à la compréhension du récit n'est dit qu'à demi-mot. Le spectateur y demeure soucieux de ce que peut amener l'inaction du choeur et l'emportement du héros.

À l'encontre de la comédie Attique et de son fondateur, Nietzsche reprend les distinctions établies par Kant au début de la Critique de la faculté de juger. Elles lui permettent de démarquer le jugement de goût du bon et de l'agréable. Si le jugement est pathologiquement intéressé ou, au contraire, pratiquement pur, il tire sa satisfaction de l'existence réelle ou supposée comme telle de son objet. Or, le jugement de goût qui détermine si une chose est belle ou non se désintéresse normalement de l'existence de cet objet136(*). Ce qui importe est le sentiment et finalement la satisfaction que l'objet représenté procure. Il n'est donc pas exigé que celui-ci soit réel. Il est indifféremment connu ou supposé, l'essentiel étant qu'il procure un sentiment de plaisir, ce qui caractérise la satisfaction esthétique. Étant donné ce qui a été dit plus haut, il n'est donc pas invraisemblable de penser que l'oeuvre d'Euripide ne plaît pas vraiment. Du point de vue de la quantité, ses tragédies ne se donnent pas immédiatement comme des classiques, lesquels seraient valables universellement, indépendamment des intérêts des spectateurs. Le sentiment y est général, non pas universel137(*). La relation d'Euripide avec le beau est également sujet à critique. Elle se conforme à une certaine idée de beauté, convergente vers le bien. Elle ne peut donc pas être libre.138(*) Il lui faut encore ajouter à son prologue un épilogue, le fameux deux ex machina qui annonce la résolution future du conflit. Du point de vue de la modalité enfin, elle se rallie au bon sens et non au sens commun car elle procède de concepts qui se veulent objectifs139(*). Elle n'en apprécie pas l'esthétisme et la tragédie juste, du point de vue de la connaissance, ne peut pas être belle au regard de l'imagination. Elle s'adresse à un public de penseurs, comme le sont Euripide ou Socrate. La présence d'une norme qui en évalue la beauté prive le spectateur d'une réelle satisfaction esthétique.

Insensible au beau véritable, Euripide l'est aussi au sublime. En effet, il se saisit de tout ce qui peut l'être pour instruire son public. Sceptique, il examine la capacité de la tragédie de ses pères à révéler une autre vérité. Par conséquent, il accuse le retrait de l'idéal au profit d'une réalité plus raisonnable, mais aussi plus superficielle. C'est la raison qui le conduit à substituer le rôle prépondérant du coeur par des dialogues, tour à tour instructifs ou plaisants. Il renouvelle la tragédie à l'écart de ce qui, dans la difficulté et la peine, incite à être. Pour Kant, est sublime ce dont un spectateur est impuissant à embrasser l'étendue ou à en comprendre le sens140(*) (ce qui ne peut être appréhendé qu'à titre occasionnel). L'embarras éprouvé devant une telle grandeur est alors colossal ou bien monstrueux. Il s'accompagne d'un sentiment de déplaisir, proportionnel à l'inadéquation entre l'entendement et la raison. L'imagination doit donc se dépasser pour se représenter le tout. À première vue contrariée, la satisfaction esthétique pour le sublime naît d'une première incapacité qui, pour être déplaisante, incite toutefois à se dépasser. Le spectateur tire son plaisir de son propre effort, lorsqu'il soumet les forces de la nature à la loi qu'il s'est lui-même prescrite141(*). Il imagine que ses facultés de connaître et de désirer s'entendent, là où cet accord est, de fait, impossible. Dans ce sens et pour Eschyle, Prométhée ne peut faire autrement que de subvertir l'ordre divin, où l'homme est dépourvu de feu. Ce vol lui apparaît comme moralement nécessaire, pour distribuer plus équitablement les dons entre les hommes et les dieux. Remplissant cette tâche, le héros est condamné. Un équilibre se recrée aussitôt. De même, chez Sophocle, OEdipe est emporté par son destin, dans des actions incestueuses, contre-nature et malheureuses. Déconsidéré comme une monstruosité, il est exilé. OEdipe à Colone montre sa consécration, la sainteté supérieure que ses épreuves passées lui ont permis d'atteindre. Selon Nietzsche, le sublime dépasse ce que l'entendement peut comprendre. Il aboutit à un nouvel ordre qui, sans être tout à fait idéal, est plus équitable.

La tendance à désavouer les sentiments épiques ou tragiques est le fait d'une inclination dite « socratique ». Pathologique, elle dénonce la faiblesse normative et le manque d'objectivité des tragédies dont la satisfaction est avant tout esthétique. C'est là toute l'ambiguïté de l'action de Socrate, qui avait pour réputation de collaborer avec Euripide, de lui fournir de la matière pour qu'il produise des oeuvres vertueuses142(*). Euripide aurait donc été nommé second en sagesse, juste après Socrate, par la Pythie. Participant à l'instruction philosophique, il aurait été, en retour, l'auteur de référence du cercle socratique143(*). Si ces témoignages sont exacts, le philosophe instruit le poète qui a pour tâche de vulgariser le discours philosophique. Lui-même devient plus démocratique. Cependant, la poésie s'en trouve changée. Pour Nietzsche, l'exigence d'intelligibilité du discours philosophique est nuisible à la poésie. Les idées lui distillent un véritable poison et la rendent plus confuse qu'elle ne l'est sensiblement. Elles la condamnent comme un objet d'agrément, apparenté aux arts futiles comme l'art culinaire, les soins du corps ou l'habillement. Par l'intermédiaire de la philosophie et conformément au voeu réitéré de Platon d'une « tragédie vraie », elle ne redevient utile que si elle est pénible. La philosophie vient remédier au mal qu'elle a transmis à l'oeuvre poétique. En refusant au spectateur toute satisfaction onirique et sensible, elle affirme avec Socrate que : « Tout doit être raisonnable pour être bon ». De même, pour Euripide : « Tout doit être conscient pour être beau »144(*), la beauté doit être dans l'idée consciente et parfaitement définie. Elle n'a plus l'opportunité de se manifester librement, indépendamment des carcans esthétiques qui la bornent. La polysémie propre au mythe en est exclue, pour une univocité prosaïque, raisonnable et sensée. Elle doit rendre une vérité plus profonde, à l'image des fables que confectionne Socrate au début du Phédon145(*). La philosophie recrée à dessein et de toutes pièces la poésie. Elle la veut pleinement allégorique, symbolique et éthique. L'antique distinction entre l'apollinien et le dionysiaque, toujours vivace dans les tragédies de Sophocle, est révolue : ce sont à présent la dialectique et le dionysiaque qui s'opposent.

La tragédie agonisante est coupable pour Socrate de mener des recherches qui lui font préférer l'illusion à la vérité, le bonheur d'être en vie à la mort. S'il appartient à chacun de se faire sa propre opinion sur sa culpabilité, Nietzsche ne se prive pas pour raviver contre Socrate les plus anciennes accusations. Il dit rejoindre les « intuitions profondes » d'Aristophane qui, dans les Nuées, se moque de sa moralité. Premièrement, Socrate mène des recherches inconvenantes. Il démontre, à grands coups de sonde dialectique, que ceux qui excellent dans leur art sont des ignorants, qu'ils agissent de façon « instinctive ». Ainsi, dans l'Apologie de Socrate, Socrate se révèle un adversaire redoutable. Les célébrités du moment : dirigeants, poètes et hommes de métier, sont également réfutées. Le talent prophétique est contesté pour être le fait de dispositions dionysiaques. Le talent oraculaire l'est aussi, car il provient de l'action des muses, non d'un savoir véritable que les poètes transmettraient à leur auditoire146(*). Il doute donc de la Pythie, dont la parole élogieuse lui a été rapportée de Delphes et finalement d'Apollon. Deuxièmement, la culpabilité de Socrate se révèle dans la curiosité de ses choix, lorsqu'il fait de l'argument le plus faible l'argument le plus fort. Son génie est d'un type inclassable qui lui vaut d'être exilé. Il « dissuade » et « entrave » les passions, l'instinct qui encourage d'ordinaire à agir. La tendance pathologique de Socrate réside dans une activité contre-nature qui inverse l'ordre de ses facultés : « Chez Socrate, l'instinct se révèle critique et la raison créatrice, - véritable monstruosité per defectum ! »147(*). Sa raison critique est renversée en instinct. Le « coeur et la moelle » de son action est réactive, elle est instinctivement portée à refuser l'adhésion. Le démon qui agit en lui et par devers lui, contre l'homme qu'il fût, dissout toute velléité à vivre, toute illusion. Il opère le premier renversement des valeurs en ne faisant qu'un usage pondéré de ses sens. Il privilégie ses fonctions cognitives à ses organes sensibles, à son oeil ou à son oreille dont il perd l'habileté primitive, la finesse. Il se situe à un âge avancé de la civilisation où il devient difficile de distinguer « ce qui est » indépendamment de « ce que cela veut dire »148(*). Il est déjà aveugle à la beauté naturelle, et sourd à la souffrance humaine. Il manque de génie pour découvrir ce qui, réellement, a besoin de trouver une formulation. En fait, son honnêteté cache une angoisse plus profonde, une peur de l'au-delà de ce que sa raison peut comprendre, de ce qu'elle a clairement et distinctement délimité. La mort, librement choisie par Socrate, en est le témoignage ultime.

Le troisième et dernier chef d'inculpation réside dans le fait que Socrate enjoint ses proches, en particulier Euripide et Platon à imiter sa conduite. Platon voit Socrate comme un demi-dieux, un héros craignant davantage de tomber en déshonneur que de mourir149(*). Il est le modèle de celui qui accepte son destin puisqu'il sait que sa cause est juste. Le « drame platonicien » est, de ce point de vue, analogue au « drame épique ». Tout le monde est enjoint à prendre modèle sur Socrate et sur les raisons qui le poussent à agir. Cependant, le « héros dialectique » ne peut pas être considéré comme sublime, à moins de méconnaître l'assurance dont le héros témoigne. Celui-là affiche une nature profondément pessimiste et joyeuse quand il accepte de regarder l'abîme et de vivre d'illusions. Au seuil de la mort, ses héros commandent avec fierté sans se perdre en de vains raisonnements. Socrate, pour sa part, continue son oeuvre dialectique. Cette attitude devient complètement insensée quand, après plusieurs mois d'attente, il boit la ciguë. Elle caractérise un homme nouveau dont l'âme a avantage à ne plus être de ce monde. C'est donc pour remercier Zeus qu'il souhaite sacrifier un coq à son médecin, Esculape150(*). Pour celui qui, jusqu'au bout, veille à son chevet, l'aveu de Socrate résonne : « Socrate a souffert de la vie ! Et il s'en est vengé - avec ces paroles voilées, épouvantables, pieuses et blasphématoires ! »151(*). Sa propre vie, faite de souffrance, s'est transformée en méfiance pour tout ce qui existe, y compris pour lui-même. La philosophie et sa pratique, la dialectique, naissent de cette méfiance. C'est la raison pour laquelle elles font obstacle à la vie. Sa vie durant, Socrate dût se cacher derrière un métier viril, se faire passer pour un soldat. Il dit, comme Platon, la philosophie utile aux guerriers. Pourtant, cet amour de la « sagesse » cache un ressentiment profond, selon lequel la vie ne vaut pas, du moins pas jusqu'au bout : « même Socrate en avait assez »152(*) nous dit Nietzsche. Son dernier mot témoigne de ce ressentiment. Son corps, à l'allure de satyre, dévoile l'idiosyncrasie de sa nature, un démon unique, barbare chez les Hellènes amateurs d'arts et de poésie. Il condamne la vie et ceux qui la célèbrent, les poètes.

Platon, vers sa quarantième année, après avoir voyagé et fondé l'Académie, devient à son tour un maître de dialectique, en plus d'être un activiste politique. Ses premiers dialogues, pour autant qu'ils sont dramatiques, laissent présager de cette évolution. La langue y est exagérée, les personnages incarnés et habillés, liés par des liens de parenté, mais ils sont au service des idées qu'ils ont la charge de retranscrire. Ils ont une fonction mnémonique, dont le but est de fixer les modèles de vertu qu'ils vénèrent. La réminiscence en est au principe. Elle fait écho à une doctrine qui n'a peut-être jamais été écrite, ni même conçue. Ensuite, les dialogues de Platon évoluent vers une forme davantage systématique. Le Gorgias, s'il est d'un point de vue dramatique plus important que la République, n'en est pas moins important pour comprendre Platon153(*). Le jugement esthétique est toujours inessentiel, en l'absence d'un jugement éthique qui le justifie. L'action de l'art lui apparaît de plus en plus douteuse. Par conséquent, la beauté n'y apparaît que de façon occasionnelle, au point de devenir invisible. Ce qui, au contraire, apparaît progressivement dans les dialogues, c'est un système philosophique défini, de même qu'un projet politique soutenu. Ses écrits commencent à avoir du sens, au-delà de leur esthétisme daté et mimétique. L'échange qui se crée à l'Académie vise à établir ce qui est bon en soi et pour la cité. Il actualise une vision didactique de la poésie qui était tombée en désuétude dans la prolifération artistique. Elle doit préparer les hommes à exercer leurs métiers, même s'ils sont désagréables. Dans le cadre des réformes de cette nouvelle polis, la poésie est un art qui enseigne la constance et l'intérêt commun. Elle affranchit les hommes, les femmes et les enfants, les esclaves aussi de leur condition, pour la fonction qu'ils seront amenés à remplir.

La poésie, réinvestie au profit de l'éthique et de la politique chez Platon, implique que ses contenus soient révisés, voire complètements réécrits. Il est donc légitime de se demander dans quelle mesure son origine dithyrambique s'y trouve remaniée. En digne successeur de Socrate, Platon souhaite que la poésie soit transparente aux idées de justice, de beauté et de bien. La pratique dialectique y demeure : « le don le plus grand des dieux, le vrai feu de Prométhée »154(*). Elle fournit des règles pour examiner le monde, indépendamment des illusions auxquelles les poètes ont le plus recours. La dialectique, au principe de cette esthétique renaissante, cherche l'idée dans la synthèse de plusieurs expériences. Par exemple, elle entreprend de découvrir la beauté commune à plusieurs individus. Elle décompose ensuite cette idée de beauté en des espèces et sous-espèces, jusqu'au particulier sensible, dont l'identité est précisée par l'idée auquel il participe. La dialectique, à l'origine de la logique et des ensembles de la connaissance, y fait abstraction de tout ce qui est empirique. Aux sensations sont attribuées un mouvement indéfini sur lequel rien de vrai ne peut être fondé. « On ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite155(*) et le fleuve, selon Cratyle, est lui-même illusoire. Socrate est prêt à s'exprimer comme Homère, lorsqu'il dit : « L'Océan est l'origine des dieux et Thétis est leur mère »156(*). Pourtant, ce dernier est un poète, il tire sa vérité du sensible. Il est donc sujet à caution, car il ne procède pas d'un authentique savoir, autrement dit des idées. Les tragiques qui s'en inspirent entretiennent ce qui les lie avec la passion, avec une vie dionysiaque. Ils menacent de faire basculer l'équilibre des hommes et de la cité. Pour ceux qui ont le souci de l'ordre public, il convient de retrouver le fil d'Ariane, de substituer une autre chimère à la vitalité de leurs mythes, la raison scientifique.

Le démon de Socrate, au principe de la logique et de la raison scientifique, triomphe de Dionysos. Apollon s'y trouve hypostasié dans Ariane, dont la nécessité conduit l'élément dionysiaque à davantage de rationalité. Cette dernière occulte ce dont la poésie est capable. Elle l'accapare dans son appendice rationnel et philosophique, par les attitudes qu'il lui sied oui ou non d'adopter. L'éducation philosophique exige de la poésie qu'elle réalise concrètement des idées, qu'elle incite à des imitations positives, qu'elle fasse naître des vocations. Elle veut éduquer par la répétition de ce qui est louable, sans créer de nouvelles formes. Elle méconnaît donc la capacité de la poésie à développer ce qui est tout d'abord indicible, autrement que dans un jeu dialectique aboutissant à la synthèse. Dans la pleine intelligibilité politique, sociale ou éthique, la musique n'habite donc plus l'oeuvre. Celle-ci est trop exiguë, trop cadrée de toutes parts. Or, c'est par l'esprit de la musique que la tragédie peut renaître, conformément à son origine grecque, dans les choeurs de dithyrambes. Nietzsche doit donc retrouver l'impulsion primordiale, encore informe et sans objet, ramener de l'Hadès l'esprit de la musique.

* 127 F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, OPC, op. cit., «Vérité et mensonge au sens extra moral», p.275.

* 128 Gianni Vattimo, Introduction à Nietzsche, trad. fr. J. Rolland, Paris, Cerf, 1991.

* 129 F. Nietzsche, Humain, trop humain, II, OPC, t. III, vol. 2, Deuxième partie, «Le voyageur et son ombre», § 308.

* 130 Plutarque, Sur la disparition des oracles, 17, trad. fr., R. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 87.

* 131 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, «Essai d'autocritique» (1886), § 3, OPC, op. cit., p. 28.

* 132 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 11, OPC, op. cit., p. 87.

* 133 Aristophane, Les Grenouilles, op. cit., v. 941 cité par F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, «Socrate et la tragédie», OPC, op. cit., p. 34.

* 134 F. Schiller, Sur l'Art tragique, trad. fr. A. Régner, Arles, ed. Sulliver, 2005.

* 135 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 12, OPC, op. cit., p. 95.

* 136 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Livre I, «Analytique du beau», § 5, trad. fr. sous la dir. de F. Alquié, Paris, Gallimard, 1985, p. 137.

* 137 Ibid., § 7, p. 142.

* 138 Ibid., § 16, p. 162.

* 139 Ibid., § 22, p. 175.

* 140 E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., Livre II, «Analytique du sublime», § 26, p. 190,

* 141 Ibid., § 27, p. 198.

* 142 Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, op. cit. livre II, 18, p. 226.

* 143 Aritosphane, Les Nuées, op. cit., v. 1377.

* 144 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, §12, OPC, op. cit., p. 96.

* 145 Platon, Phédon, op. cit., 60 b.

* 146 Platon, L'Apologie de Socrate, 22 b, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1997.

* 147 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, §13, OPC, op. cit., p. 99.

* 148 F. Nietzsche, Humain, trop humain, I, OPC, t. III, vol. 1, § 217, «L'intellectualisation du grand art».

* 149 Platon, L'Apologie de Socrate, op. cit., 28 b.

* 150 Platon, Phédon, op. cit., 118 a.

* 151 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, OPC, t. V, Livre IV, § 340, «Socrate mourant».

* 152 F. Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, OPC, t. VIII., «Le problème de Socrate», § 1.

* 153 F. Nietzsche, Introduction à l'étude des dialogues de Platon, Première partie, § 1, trad. fr. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Edition de l'Eclat, 1991.

* 154 Platon, Philèbe, 16 c., trad. fr. J.-F. Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2002.

* 155 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite A VI, op. cit., p. 167.

* 156 Platon, Théétète, 152 d. trad. fr. E. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand