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Philosophie et Poésie

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par Benoit ROUILLER
UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006
  

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3. La musique et le mythe

Dés la Naissance de la Tragédie, Nietzsche exalte une « avidité du vouloir » et un « plaisir d'exister » étrangers à Schopenhauer. Cependant, il reste fidèle à sa théorie de l'art, exposée au livre trois du Monde comme Volonté et comme représentation. Avec la science et la philosophie, l'homme opère selon un principe de causalité. Il parvient à s'affranchir temporairement de la volonté. Pourtant, il n'appréhende le réel que par des phénomènes sensibles et isolés. Bien qu'il parvienne à un certain niveau d'abstraction, il demeure dans le domaine des apparences. Au contraire, les arts dits « plastiques » lui permettent de dépasser cet état général superficiel pour atteindre des idées qui lui sont chères. Les artistes travaillent à rendre intuitives ces idées, quoi qu'ils taisent encore la nature de l'être. C'est à la poésie qu'il revient de figurer le principe du monde. Elle arrive à se le représenter partiellement, au moyen d'allégories, en subsumant des objets concrets sous des concepts. Par un jeu prolixe de comparaisons et d'images, elle le rend perceptible dans des phénomènes concrets. L'être s'objective ainsi progressivement et tend à une adéquation avec la volonté même. Cependant, la poésie demeure incapable de représenter cette volonté avec précision, par une vue synoptique qui l'embrasserait. Onirique, elle échoue à nommer l'être insensé du monde. Les signes auxquels elle a recours demeurent pareils à des hiéroglyphes, cryptés et mystérieux.157(*) Elle ne permet pas de voir clairement et distinctement la volonté, par devers les phénomènes, en deçà de leurs représentations. L'illusion et l'impression oniriques font donc l'objet d'une réelle suspicion. Cher à Socrate, Alcibiade tourne en dérision les mystères quand Euripide, après en avoir manqué les arcanes, critique leur expression artistique. Pourtant, ce n'est pas tant de Socrate « s'exerçant à la musique » ou de « l`homme théorique »  que la poésie trouve sa juste expression. Le cadre de la sensibilité, défini par Kant et par Schopenhauer, réfute d'emblé la possibilité de connaître le monde nouménal. Il est en effet présomptueux de vouloir dépasser les limites assignées à l'entendement humain. Les concepts les plus généraux ne suffisent pas à expliciter le monde, l'idée qu'une vibration rythme les phénomènes. À l'opposé d'une approche naturaliste, la langue doit recueillir les impressions sensibles et revenir, comme chez Wagner à « un état originel où elle ne pense presque rien encore par concepts, où elle-même est encore poésie, image et sentiment »158(*). La langue a la capacité de conduire ceux qui l'écoutent vers un monde davantage subjectif. Elle peut expliciter le monde de façon musicale, quand le système des arts plastiques ou de la science manque à le figurer159(*). Elle se distingue alors des entreprises objectives en supposant un sens commun, une subjectivité partagée en amont de toute entreprise d'énonciation. Cette vérité se rapproche d'autant plus du monde nouménal, de l'intimité que l'homme entretient localement avec ses pairs et son environnement. L'esthétique échouée sur les rivages de la philosophie, entreprend avec Wagner une seconde navigation, non pas scientifique mais musicale, sur la « mer des passions ». Elle tend à remonter en amont de la positivité du courrant, de ce qui emporte la poésie dans des représentations inesthétiques du monde.

Le sous-titre à la première édition précise que la tragédie naît de « l'esprit de la musique » (aus dem Geiste der Musik). Elle manifeste dans le choeur ce qu'il y a d'abyssal dans la nature humaine, à commencer par l'instinct. Elle est voulue, non plus comme une illusion bénéfique, mais comme une expression artistique d'une unité primordiale. Elle incite désormais à danser plus qu'elle ne donne à penser ou à rêver. Il s'agit pour elle de composer avec ce qui anime le monde plutôt que de le représenter. Dans un supplément à son troisième livre, Schopenhauer affirme que le « génie de la musique » est analogue à la volonté : « La musique n'est pas comme tous les autres arts, une manifestation de l'idée ou des degrés d'objectivation du vouloir, mais l'expression directe de la volonté elle-même »160(*). Les productions musicales suivent le cours de la nature et transportent leur auditeur dans un état d'exaltation. L'ensemble complet des voix, de la plus basse à la plus haute, crée un ensemble plus puisant, infaillible et rapide que les mots. Elle exprime un vouloir vivre universel, plus proche de la joute (agôn) que de l'amour de la sagesse. Par ses propres ressources, la musique développe le principe infondé du monde et, dans l'entre deux du sens et de la matière, manifeste l'instinct. Le chant satirique révèle, à voix basse, un abyme, il nie implicitement le soliste et la volonté des acteurs. Quand la musique est théorisée, retranscrite en langage mathématique, elle manque à composer avec le non-sens, l'excès de vie et de vouloir vivre. Elle n'est alors qu'un simulacre de musique, « une peinture musicale imitative » qui ne manifeste rien d'essentiel : « La musique descriptive est donc, à tous les égards, le contraire de la créativité mythique de la vraie musique : Elle appauvrie encore le phénomène quand la musique dionysiaque l'enrichit et en élargit la singularité à l'image singulière d'un monde »161(*). De même, une danse qui ne s'inscrirait pas dans le prolongement d'une musique, n'aurait aucune valeur. Désincarnée, elle serait comparable à un spectacle de pantins ou de marionnette. C'est la raison pour laquelle Nietzsche écrit, en 1871 : «elle devient à coup sûr mauvaise musique si le compositeur brise toute force dionysiaque qui s'élève en lui, par un regard anxieux sur les mots et les gestes des marionnettes »162(*). Selon lui, la poésie et la danse doivent enrichir l'esprit qui anime le monde, non les concepts figés des philosophes.

Cette renaissance de la vie tragique, sur la base d'une expression musicale est exemplaire chez Wagner, en particulier dans Tristan und Isolde. Nietzsche s'adresse ici à des « musiciens authentiques », capables d'entretenir un rapport musical avec le monde. L'essentiel n'est pas ici de comprendre, mais d'être ému, de sentir le souffle de la vie dont la musique est la métaphore. Au deuxième et au troisième acte, les voix s'assimilent à des instruments, au point de fusionner avec le choeur, dans la gravité du monde. L'action y est réduite à une simple épure, les mots eux-mêmes forment une « buée musicale ». Tristan, à demi submergé par l'orchestre, semble dire : « Déserte et vide est la mer ! »163(*). Une volonté impersonnelle et intransigeante anime le monde. L'homme fait évidemment partie des espèces qu'elle meut, ce qui implique qu'il en ressente davantage la peine, à mesure qu'il désir. Cependant, cette vacuité du monde, Tristan l'affirme et derechef : « Désir ! Désir ! Désirer, en mourant, ne pas mourir de désir ! ». Son compagnon Kurwenal porte finalement son corps vers le vaisseau d'Isolde, l'autre figure tragique. La pitié que ce rapprochement fait naître est aussi un réconfort. La dimension immensément cruelle du monde engendre une esthétique apaisante, où le non-sens est l'occasion d'un sentiment, pour le sublime. L'oeuvre de Wagner renoue ici avec le « drame musical grec » dont l'origine chantée participe à la purgation des passions, de crainte et de pitié. Des chants d'action et d'enthousiasme164(*) y envoûtent l'auditeur, le transportent et l'apaisent. Ils assurent un espace préservé où l'horreur peut se dire, quoiqu'elle n'ait pas explicitement de vertu morale. Les instincts les plus forts y sont présents, au travers des chants, des danses et des mythes. Par une grâce apollinienne, les arts échappent à la volonté dont ils mettent à contribution le pathos. Tant qu'ils ne sont pas tournés vers les idées, éthérées et nocives, ils manifestent la joie de vouloir vivre. Irrégulier et troublant, le mythe tragique provient de cette même source pulsionnelle qu'il détourne à des fins artistiques et tragiques. Dans un écrit antérieur, intitulé « Le combat de la sagesse et de la science », le mythe est reconnu comme incertain et illimité. Contrairement à la science, il n'a pas d'assiette conceptuelle précise, mais il repose sur une première obscurité. Pourtant, la science « fantasme » lorsqu'elle pense pouvoir s'en détacher, se fonder à l'écart des abîmes de l'être. Au-delà de leurs divergences, la science et les arts relèvent d'une même force artistique, pour se constituer en savoir.

Il est remarquable que Nietzsche, philologue de formation, se soit complètement détaché de la science pour aborder la tragédie. À la fin du XXème siècle, seule la méthode historico-critique, les conditions d'apparitions historiques permettent d'envisager la tragédie. La philologie n'est pas engagée dans une perspective plus globale, proprement philosophique. Excentrique à cet égard, Nietzsche la concentre autour d'une question originale : « Qu'est-ce que le dionysiaque ? ». Il s'interroge, dans une « Introduction aux études de philologie classique »165(*) sur la valeur d'une propédeutique philosophique. Un sentiment de joie pour l'Antiquité doit y germer, au préalable. Loin d'être immédiatement accessible, l'étude de l'Antiquité romaine ou grecque nécessite, en plus de la rigueur, une certaine maturité psychique. Grecque, elle doit être appréciée à l'aune du sentiment de barbarie que Nietzsche reconnaît dans les travers du monde moderne, à commencer par la foi dans un progrès ininterrompu, dans l'histoire universelle. En plus d'une acquisition et d'une transmission de savoir, les études de philologie peuvent acquérir un certain relief, pour corriger, en soi et chez autrui, une « intuition naïve de la réalité ». La philologie n'est donc plus neutre de tout présupposé. Elle a pour but de redécouvrir un idéal qui, pour être Antique, n'est pas moins d'actualité. Ce qui suscite une vive polémique sur les méthodes qu'il convient ou non d'utiliser en philologie166(*) permet à Nietzsche d'inscrire le savoir dans une perspective plus globale, européenne et humaniste. L'excellence des Grecs, non pas seulement leur connaissance du bien mais leur savoir-faire y est valorisée. La raison devient seconde, comme un moyen de légitimer a posteriori l'équilibre et la diversité des instincts. La lecture de Platon que fait Nietzsche s'oppose également à celle de Schleiermacher. La connaissance des Grecs devient celle de leur virtù, pour l'avenir. Cet éloge, non de la force brute mais de l'équilibre, s'oppose à tout excès, y compris de raison. Il envisage et enchante ce qui est dionysiaque dans l'homme. À première vue d'une réalité moindre, puisqu'elle ne procède pas directement de l'idée et du bien, la tragédie est rétablie dans un espace de jeu où l'homme et le tragédien se prononcent sur ce que l'existence a de nécessaire et de bienvenu.

La philosophie de Nietzsche s'avance donc masquée, sous couvert d'une écriture lyrique, alliant le mythe et la musique. Elle confirme l'activité d'une « volonté » à l'oeuvre dans le monde, d'une « musique du monde » cachant son abyme. Elle retranscrit aussi fidèlement que possible le « pathos dionysiaque » qui éprouve ce gouffre, lequel pathos est transfiguré en « ethos philosophique » dans la tragédie. Vertueuse, la tragédie incite non seulement à la consolation, à la sauvegarde, mais également au courage et à la volonté167(*). Cependant, la « musique du monde » est encore trop « éthérée » quand elle n'est que jouée. Elle peine à demeurer telle qu'elle et ses vibrations se perdent en même temps qu'elles se propagent, qu'elles se diffusent. Elle doit être jouée de plus belle, afin que ses sonorités bachiques résonnent, choquent et charment à nouveau son auditeur. Pour exister s'offrir comme une interprétation artistique du monde, le choeur musical doit se faire plus solide et, malgré tout, plus conceptuel. Jouer ou coucher des notes sur le papier ne suffit plus pour transmettre une nouvelle conception, de la tragédie et de l'homme. D'un autre côté, le langage le plus articulé est impropre à communiquer son essence dionysiaque. Les représentations les plus symboliques, trop abstraites, manquent ce qui meut la tragédie, son rythme ainsi que ses accentuations, ses ruptures et ses transitions. Il convient donc mieux à la philosophie tragique de se solidifier dans une écriture lyrique et dans des mythes qui demeurent aussi proche que possible de l'état primordial, mais sans sa vacuité. Si le langage philosophique est défectueux, lorsqu'il pétrifie la « musique du monde » en concepts, l'écriture lyrique peut en raviver la sensibilité, de même qu'il en fixe les plus grandes impressions.

Le poète tragique est le premier à partir d'une musique dont le choeur est la voix. Il retranscrit ce fond primitif vivant dans sa poésie, ce qui donne naissance à la tragédie et au mythe. Quand le philosophe procède au moyen de symboles, ces derniers s'effacent volontiers au profit d'une ou de plusieurs idées. Quand le poète use de métaphores, ce sont au contraire les idées qui s'effacent, comme autant de significations secondaires au regard d'un tout fluctuant, composé pour une grande part de souffrances. Le musicien dionysiaque ose chanter cette souffrance que le poète élève. Ainsi, dans l'ancienne tragédie, c'est le pathos ou le pouvoir d'être affecté qui prime. Le drama, l'intrigue ou l'action ne sont qu'une conséquence de cette passion primordiale. La parole est toujours une parole donnée à la souffrance. Elle cristallise ce qui est inintelligible dans un cri ou des pleurs, au moyen d'une histoire. Ce que Nietzsche reproche finalement à Wagner, c'est d'avoir renversé cet ordre primitif, quand la parole est subordonnée à l'immédiateté d'un sentiment. Il conteste finalement ce sentiment d'un décalage entre le réel et l'idéal. Le Cas Wagner rappelle une anecdote : que le musicien de Bayreuth reconnaissait ne pas faire « seulement » de la musique168(*). Il est patent du Parsifal qu'il entre dans un style hautement représentatif. La musique devient tout juste une occasion pour affirmer une confession, en l'occurrence chrétienne. Elle se déploie à partir d'une conception dont elle n'est que le symbole. De la même façon que chez Euripide, l'oeuvre fait défaut à ses origines sentimentales et terribles. Elle tourne à la « rhétorique musicale », à l'idée pure. Les matériaux dont il use n'y sont plus travaillés pour eux-mêmes, en tant que matière et vérité de l'oeuvre. Ils sont confondus dans un halo d'idéalité et de moralité chrétienne. Tout distingue la musique de Wagner du paganisme Grec où la poésie est synonyme d'une vie ardente et débordante. Par conséquent, Wagner s'avère un « coup de chance » (ein Glücksfall) pour le philosophe. La « culture de l'opéra »169(*) renverse son instinct de vie et de métaphysique pour cette vie, en « instinct de connaissance ». Elle n'en devient que plus grossière, un « cas » (der fall) typique de la modernité donné à une authentique philosophie qui renouerait avec ses origines poétiques et tragiques.

Dans ses premiers écrits, l'opéra suscite déjà chez Nietzsche un réel engouement, nonobstant le fait qu'il appartienne à la dite « culture » moderne à la recherche de l'effet. C'est en effet le seul moyen qui permette de se représenter les chants au coeur de la tragédie170(*). Une fois passé au crible de la philologie, il se révèle un bon exemple de ce que fût la vie tragique des Grecs. Nietzsche commence par mettre en garde son lecteur contre deux écueils : l'un intellectualisant l'art, l'autre n'y voyant qu'un divertissement. Lui-même s'oppose à un public qui aurait oublié ce que signifie sentir, être gagner par un jeu de formes indécises. Il doute aussi que l'art ait pour vocation de remédier à la lassitude d'un public d'abonnés, blasé par trop de fêtes et par trop de jouissance. Il croit au contraire à « un spectacle » où les hommes puissent non seulement se recueillir, mais sortir un moment du flux pour mieux y retourner. Au-delà de ces critiques préliminaires, Nietzsche préconise donc de retrancher l'opéra de tous ses attributs barbares, reconnus comme « non helléniques ». Il convient également de ne pas « sur helléniser » l'art antique, en évaluant à la hausse la « sérénité » des Grecs ou, de façon inverse, l'abysse qui les meut. Le sentiment dionysiaque ne doit pas à proprement parler submerger le spectateur. Ce dernier doit finalement être en mesure de se réapproprier sa propre douleur. La partie la plus incontrôlable de son âme, celle qui est de toute façon excessive est régulièrement purgée pendant les Dionysies. De ce point de vue, les bas-reliefs les plus probants ne représentent qu'une seule scène de bataille. Chacun d'eux contient à lui tout seul toutes les horreurs de la guerre qu'ils manifestent et rendent, malgré toute leur horreur, saisissable. Inversement, le Laocoon ou la sculpture de Praxitèle est excessivement apollinienne. Elle appartient encore à l'art Dorique et à la mathématique égyptienne171(*). Elle manque de vie et ne dévoile rien des Hellènes, en tant qu'ils appartiennent au type même du peuple tragique. Instruit par ces dernières oeuvres, l'opéra manque sa dimension tragique et métaphysique, affirmant tout ce qui est, sans autre artifice que le voile. C'est en sacrifiant sur l'autel des divinités apolliniennes et dionysiaques qu'il est en mesure d'élever la folie ainsi que la douleur des hommes, à une dimension victorieuse.

Le lyrisme cultivé de Nietzsche s'inspire donc lui-même de ces divinités au principe du monde et de la nature humaine. Il évalue positivement l'opéra, dans la mesure où il met « l'homme total » en musique, qu'il peut ressourcer « l'homme abstrait », cultivé et las de son érudition. Lui-même se fait le héraut d'une musicalité enchanteresse, il s'y retrouve, bon et mauvais. La foi d'une renaissance de la tragédie hérite d'une vision ambivalente et irréconciliable du réel, laquelle réunit les contraires, comme les sentiments de joie et de peine. La philosophie de Platon, si elle est en mesure de résoudre un nombre insoupçonné de problèmes, ne parvient pas à maintenir ensemble ses termes, autrement que dans leur résolution dialectique. L'homme n'y est digne que dans la réminiscence, dans son ipséité idéale. Il s'oppose au chaos primordial et à ce qui a forgé sa subjectivité pendant son plus jeune âge. Socrate lui-même n'était-il pas sculpteur avant de se découvrir philosophe172(*) ? Sa propre philosophie naît de la façon dont, par un examen critique analogue à son talent, tout ce qui relève de l'opinion est retranché de l'idée. Ce que n'est pas l'idée est finalement déchu. À l'inverse de cette « sculpture philosophique », la tragédie accepte de composer et de conserver la plus grande quantité de matière. La statuaire grecque s'enrichit donc aussi de ce qui lui est étranger. Dans la polychromie, elle crie sa vérité, elle est extravertie au-delà du raisonnable, ce que les « hyper hellènes » critiques se refusent d'admettre. L'oeuvre tragique moderne doit pouvoir accueillir la même intensité, au plus loin de ses manifestations et de ses contradictions. Elle doit se constituer dans un mythe, sur un puits de souffrance et de désir mêlés.

La conception tragique du monde où se côtoient la plus grande joie et la plus grande souffrance, nécessite de l'opéra qu'il soit élaboré avec toutes les ressources des arts voisins. D'aspect futile, cette abondance participe à l'élaboration d'une oeuvre totale, artistique mais encore métaphysique. Elle dépasse le clivage logique et classificatoire des arts en genres, pour ne produire qu'une même expression sublimée de l'être. Le chant, la parole lyrique, la chorégraphie et la mise en scène disent finalement la même chose. Ces arts sont autant de métaphores pour dire l'un primordial, le chaos. Pour Aristote, la métaphore est essentiellement un transport, un glissement ou un tour de force déplaçant un nom, de son lieu propre à un lieu figuré173(*). La métaphore est dans un rapport d'analogie entre plusieurs choses. Indépendamment d'un enrichissement de l'expression, elle n'apporte aucune connaissance. Elle peut tout juste combler un vide, en important un concept déjà connu dans un domaine où il ne l'est pas encore174(*). Or, le choeur des premières tragédies est lui-même une métaphore. Il déborde très largement le genre musical où il a été placé par l'esthétique moderne. Il crée avec le non-être qui fait battre en brèche l'éthique d'Aristote dans un nombre indéfini d'ajustements successifs. La connaissance intuitive, latente dans les tragédies, d'une absence fondamentale de raison s'oppose à la conception métaphysique de la substance prédisposée à être. Elle prône une sagesse de l'imprévu, où le hasard viendrait se substituer à la substance elle-même. Constamment, le choeur répète cette vérité nouménale d'une absence de fond. Cependant, la vision tragique du choeur parvient à faire du non-sens une oeuvre remarquable. D'un point de vue esthétique mais également éthique, elle rétablit la loi d'une « éternelle équité »175(*) cosmique.

Cette fusion gigantesque des contraires, des forces apollinienne et dionysiaque qui s'animent dans l'homme et dans le monde monopolise toute l'attention des artistes, des acteurs et des spectateurs. Le choeur masqué des acteurs parle et chante la gravité de l'abyme. Dans un effort extrême, se remémorant les milliers de vers qui composent une tétralogie, il poursuit sans relâche le fil interrompu de son récit. Le public est, pour sa part, incité à le suivre et à se laisser guider par le son de la flûte, cet instrument trop enchanteur que condamne Platon176(*). Dans la disharmonie et les sonorités, faites de dissonances et de nuances, de dièses et de bémols, il doit s'abandonner à l'esprit de la musique et de la danse, se laisser transporté par des harmonies extatiques qui révèlent un « instinct printanier ». Si le choeur des acteurs a, pour sa performance, quelque chose d'héroïque, le public est, lui, toujours débutant. Il doit apprendre à se laisser guider et, avec la musique, à suivre les forces qui le travaillent. Il n'est en effet jamais souhaitable à l'homme de demeurer loin de l'instinct. Le poète, en ce qui le concerne, se tient en retrait de l'oeuvre. Il orchestre la tragédie à l'écart de la scène et autour de ses talents. De cette manière, il réveille les émotions les plus vives et les plus opposées. Il compose à partir d'une somme irrésolue de pathos auquel il donne sens. Il arrive à les mettre en oeuvre et à en jouer, bien qu'il n'en connaisse pas nécessairement l'être véritable, le principe d'action. Mythiques ou musicales, ces vérités ne cessent d'être des points de fuite, des énigmes. Il les instrumentalise mais il ne peut en rendre compte, ainsi que de son art, à celui ou ceux qui viendraient l'interroger.

Quoi qu'il en soit, de même que le soliste ne peut pas s'élever sans le choeur qui en soutient la mélodie, les philosophes ne peuvent pas se passer de passion. Or, cette passion, seul le poète sait l'apprivoiser, la recueillir et la transformer. La poésie est déjà aimée par tous ceux dont la vie s'est appauvrie, comme « le romantique » dont l'art et la philosophie n'est rien d'autre qu'un remède, une pharmacie177(*). Elle est, dans ce sens, responsable d'une certaine « décadence »178(*) et d'une démesure. Pourtant, le spectateur apprend à s'y reconnaître dans les figures mythiques et, en plein jour, à composer avec son pathos. Il découvre ainsi sa nécessité d'être là, d'être jeté sans autre motif. Indépendamment d'une idée qui le surplomberait, il se réapproprie un élan de vie et autant de contraintes qu'il avait délaissées. C'est là le but humain de la tragédie, le message de joie qu'elle colporte, au nom du dieu inconnu. Elle agit au nom du corps et de ses « raisons »179(*), Dionysos et non le Crucifié180(*). Le spectateur tragique s'y retrouve dans sa propre capacité d'action. La tragédie lui insuffle une conception terrible, plus que pessimiste, infernale. Elle lui apprend qu'il est nécessaire de passer par une alternance de joies et de peines, un cycle indéfiniment recommencé d'actions et de passions, de naissances et de morts. La poésie guérit l'homme blessé, mais elle affirme avant tout l'existence d'un « anneau » où prennent place les passions déraisonnables, ce que l'exigence hiérarchique de l'âme veut soumettre. Elle reconduit l'individu à une koinè générale où le moi se transfigure, non plus en bête fauve, mais en homme, non plus dans une classe ou une race, mais dans une espèce. L'homme « dionysien » y projette éternellement son moi et s'y redécouvre dans ce qu'il a de propre. Il y éprouve un sentiment de « joie pour la destruction »181(*), pour tout ce que la vie absorbe et crée. Avec le secours d'Apollon, il s'identifie à une passion primordiale, à un élan originel dont la tendance est d'« agir sur la matière brute »182(*). Par conséquent, le point d'aboutissement de la tragédie rompt avec l'idée absurde d'une volonté toute-puissante qui serait l'une des caractéristique essentielle de l'espèce humaine. Le bois sacré qui est le sien, celui d'où émergent le satyre, le mythe et la musique est synonyme d'une récréation du même par l'autre, d'une continuité de l'espèce.

* 157 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, Livre III, § 50, op. cit., p. 304.

* 158 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, IV, OPC, t. II, vol. 2, «Richard Wagner à Bayreuth», § 6.

* 159 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, Livre III, § 52 op. cit., p. 327.

* 160 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, Suppléments au livre III, chap. 39, «De la métaphysique de la musique», p. 1189.

* 161 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 17, OPC, op. cit., p. 118.

* 162 F. Nietzsche, Fragment posthume 7 [127] de fin 1870-avril 1871, OPC, op. cit., p. 299.

* 163 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 21, OPC, op. cit., p. 139.

* 164 Aristote Politique, VIII, 1341 b, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1989.

* 165 F. Nietzsche, «Introduction aux études de philologie classique» (1871), trad. fr. F. Dastur et M. Haar, Paris, Encre Marine, 1994.

* 166 U. von Wilamowitz-Moellendorff, «Philologie de l'avenir» dans Querelle autour de « La Naissance de la Tragédie », trad. de M. Cohen-Halimi, H. Poitevin et M. Marcuzzi Paris, Vrin, 1995, p. 93.

* 167 F. Nietzsche, La Gai Savoir, livre IV, OPC, t. V, «Regard en arrière», § 317.

* 168 F. Nietzsche, Le Cas Wagner, OPC, t. VIII, § 10.

* 169 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 19, op. cit., p. 128.

* 170 F. Nietzsche, Ecrits Posthumes 1870-1873, OPC, op. cit., «Le drame musical grec», p. 17.

* 171 E. Faure, Histoire de l'art, L'art antique, «Le crépuscule des hommes», Paris, Denoël, 1985, p. 235.

* 172 Diogène Laërce, Vie et sententes des philosophes illustres, op. cit. livre II, 19, p. 228.

* 173 Aristote, Poétique, op. cit., 1457 b 7, p. 61.

* 174 Ibid., 1457 b 25, p. 62.

* 175 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 25, OPC, op. cit., p. 155.

* 176 Platon, La République, op. cit., III, 399 b.

* 177 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre V, OPC, op. cit., § 370, «Qu'est-ce que le romantisme?».

* 178 F. Nietzsche, Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bon livres : La Naissance de la Tragédie», § 2, OPC, t. VIII.

* 179 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, «Des contempteurs du corps», OPC, t. VI,

* 180 Ibid. « Pourquoi je suis un destin, § 9. Cf. C. Angelino, Il «terribile segreto» di Nietzsche, Genova, Il melangolo, 2000, «Dionyso contro il crocifisso».

* 181 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, OPC, op. cit., «Ce que je dois aux anciens», § 5.

* 182 H. Bergson, L'évolution créatrice, Chap. 1, Paris, Puf, 2001, p. 97.

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