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Agents géographiques et société libertaire

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par Gérard Gonet-Boisson
Université de Pau et des Pays de l'Adour - DEA de Géographie 2000
  

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1.2.2 Les conceptions scientifiques d'Élisée Reclus.

1 - Le positionnement épistémologique

C'est à travers l'énumération, faite précédemment, de ses oeuvres géographiques que le positionnement épistémologique d'Élisée Reclus, apparaît le mieux. Loin de se limiter à une géographie purement descriptive du milieu physique, Élisée Reclus défend l'unicité de la science géographique en abordant aussi les champs de la géographie humaine. S'échappant du cadre étroit de la géographie du vivant, de la biogéographie des siècles précédents, la conception géographique de Reclus s'intègre dans l'orientation scientifique naissante du XIX° siècle. La problématique centrale de la géographie n'est plus la faune ou la flore mais bien le groupe social. L'homme et la société occupent désormais cette place première, ils gèrent le milieu dans lequel ils se situent, en utilisent les ressources, en ont une perception, comme cadre de vie et territoire. De plus, l'analyse de Reclus se distingue par une approche géographique basée sur l'étude des relations existant entre les sociétés et leur cadre physique dans leurs dimensions à la fois temporelles et spatiales. Sa géographie se définit résolument comme une science sociale76(*). Selon Rodolphe de Koninck, il serait d'ailleurs, même si cela peut être mis en cause :

" Le premier à avoir employé l'expression de géographie sociale (...) et surtout : celui qui reste le véritable père de la géographie critique moderne." 77(*)

Lacoste Yves souligne, de son côté, que le fondement principal de la géographie d'Élisée Reclus, repose sur la prise en compte de la " géographie de l'histoire "78(*) et que :

" C'est ce que l'on appellerait aujourd'hui de la " géo-histoire " (...) Pour Reclus, l'histoire est globale (histoire économique et sociale), et surtout, pour lui, c'est non seulement le passé lointain, mais aussi le passé tout récent et ce qui est en train de se passer." 79(*)

Le positionnement épistémologique repose donc sur l'unicité de la science géographique par la construction d'une géographie sociale globale. 80(*)

2 - La démarche scientifique

Les fondements essentiels de sa démarche scientifique se caractérisent par l'appréhension de la complexité de l'organisation spatiale et par l'étude des interrelations liant la société et le milieu physique. Reclus relève que tout est transformation, en raison d'un gigantesque phénomène provoqué par le développement de l'industrie moderne et de la science. Il reste conscient que ce processus n'est pas linéaire mais plutôt contradictoire, dirons-nous, puisqu'il souligne en de nombreuses fois, nous prouvant ainsi que cette idée est pour lui fondamentale, que :

" Le fait général est que toute modification si importante qu'elle soit, s'accomplit par adjonction au progrès, de régrès correspondants ." 82(*)

Il a comme souci principal de montrer comment le rôle déterminant de la nature dans l'organisation spatiale des hommes aux stades primitifs de la civilisation, va peu à peu disparaître, grâce aux progrès de celle-ci, en conférant à l'homme une meilleure maîtrise du milieu, lui permettant de le modeler et de s'en affranchir :

" La géographie n'est pas chose immuable, elle se fait, se refait tous les jours ; à chaque instant, elle se modifie par l'action de l'homme " 83(*)

La démarche scientifique du géographe libertaire montre à l'évidence, par son assimilation de la complexité dans l'élaboration de sa théorie de la production sociale de l'espace, sa vision globale inscrite dans une perspective proche du positivisme.

3 - La méthodologie préconisée

La méthodologie reclusienne consiste à appréhender le monde par l'étude des phénomènes combinant de multiples facteurs. Selon lui, le géographe doit être capable de déceler et d'expliciter les interrelations d'une situation donnée. Le refus du déterminisme est clairement affiché en niant le rôle explicatif d'un seul facteur (physique ou humain) dans la compréhension des phénomènes spatiaux. Reclus s'attarde à l'appréhension du monde dans sa complexité :

" Même là où l'influence (du milieu) se manifeste d'une manière absolument prépondérante dans les destinées matérielles et morales d'une société humaine, elle ne s'entremêle pas moins à une foule d'autres incitatifs, concomitants ou contraires dans leurs effets. Le milieu est toujours infiniment complexe, et l'homme est par conséquent sollicité par des milieux de forces diverses qui se meuvent en tous sens, s'ajoutent les unes aux autres, celles-ci directement, celles-là suivant des angles plus ou moins obliques, ou contrariant mutuellement leur action." 84(*)

La grille d'analyse de Reclus se fonde sur la formulation du concept de milieu. La fonction intégratrice et dynamique qu'il donne au concept de milieu lui permet de comprendre le monde, non comme une juxtaposition d'éléments indépendants les uns des autres, mais comme un ensemble vivant par le jeu constant d'interrelations. Pour cela Reclus se base sur l'étude de la mésologie85(*) ou " science des milieux ".

" L'inégalité des traits planétaires a fait la diversité de l'histoire humaine et chacun de ces traits a déterminé son événement correspondant au milieu de l'infinie variété des choses.86(*)(...) Tel est le principe fondamental de la mésologie ou " science des milieux ". "

Élisée Reclus, dans aucun de ses écrits n'emploie le mot écologie. Pourtant il est un contemporain de Haeckel (1834 - 1919) et il connaît ses théories87(*). Nous pouvons en déduire, à ce stade du mémoire et en accord avec Philippe Pelletier, qu'Élisée Reclus dédaigne sciemment l'usage de ce mot. La raison en est son orientation divergente par rapport à celle de l'écologie. En effet, il privilégie la voie de la "géographie sociale" comme il le dit lui-même. Élisée Reclus donne une double dimension à son concept de milieu :

" Au milieu-espace, caractérisé par les mille phénomènes extérieurs, il faut ajouter le milieu-temps avec ses transformations incessantes, ses répercussions sans fins". 88(*)

Il complète sa compréhension en distinguant un milieu statique et un milieu dynamique :

" Il y a pourtant une distinction bien nette à marquer entre les faits de la nature89(*), ceux que l'on ne saurait éviter, et les autres appartenant à un monde artificiel 90(*), que l'on peut fuir ou complètement ignorer. " 91(*)

En des termes plus actuels, la saisie du monde dans sa dimension synchronique (le milieu-espace) et dans sa dimension diachronique (le milieu-temps) permet à Élisée Reclus de prendre en compte le système d'interrelations complexes du premier et aussi l'évolution historique du second. Il mesure bien que :

" Ce deuxième milieu dynamique, ajouté au milieu statique primitif, constitue un ensemble d'influences dans lequel il est toujours difficile, souvent impossible, de reconnaître les forces prépondérantes, d'autant plus que l'importance respective de ces forces premières ou secondes, purement géographiques ou déjà historiques, varie suivant les peuples et les siècles " 92(*)

Une étude fine du concept de milieu englobant les plans spatiaux et temporels de sa dimension constitue, à nos yeux, le fondement de la méthodologie utilisée par Élisée Reclus dans L'homme et la terre. La position systémique semble apparaître plus évidente maintenant que nous mesurons les dimensions spatiales et temporelles du milieu tel qu'il a été défini par Élisée Reclus. Avec Paul Boino93(*), nous nous permettons d'indiquer que le géographe libertaire anticipe en annonçant la théorie des systèmes. Élisée Reclus semble nous proposer un systémisme ouvert. C'est-à-dire une vision du monde en relation permanente avec son milieu. Un système "monde" qui échange de l'énergie, de la matière et des informations qui sont utilisés dans le maintien de sa propre organisation contre la dégradation qu'exerce le temps au contraire du système fermé totalement coupé de l'extérieur. La conception "systémique" de Reclus prend en compte l'interaction permanente entre la société humaine et le milieu. Il envisage aussi que l'un peut modifier l'autre et qu'il se trouve lui-même modifier en retour. Le système décrit dans ces deux dimensions - synchronique et diachronique avec leurs visions statique et dynamique d'un ensemble complexe - échange de l'énergie, sous forme d'informations, avec son environnement. En tant que phénomène, le milieu a tendance à évoluer incessamment au gré des nécessités internes et des stimulations externes. En tant qu'organisation, il revêt une certaine constance, propriété indispensable pour maintenir et stabiliser les interactions entre ses différentes composantes ainsi qu'avec l'extérieur. En terme de systémique, les deux propriétés du système - ou du milieu - sont réunies pour permettre son évolution interne et sa pérennité. Cette capacité à conjuguer inertie et dynamique , tout en permettant conjointement l'évolution et la reproduction ressemble à l'homéostasie des systèmes 94(*).

4 - L'approche géographique

Face aux accusations répétées de science pré-scientifique, d'essence purement descriptive, à finalité idiographique et manquant de conceptualisation 95(*) faites à la géographie libertaire, il n'en demeure pas moins que :

"(...) le premier véritable représentant d'une géographie critique à caractère émancipatoire, qui cherche à déceler ce qui (...) brime la marche de l'homme vers une plus grande liberté, fut le géographe français E. Reclus." 96(*) ;

que la géographie reclusienne nous semble, plutôt, affirmer une conception hypothético-déductive qui s'inscrit dans une perspective nomothétique de la géographie : il énonce trois ordres de faits, que l'on peut appeler lois. Comme le remarque Philippe Pelletier97(*), nous pouvons convenir qu'Élisée Reclus a une approche synthétique de la géographie, à l'image des anarchistes. Cette recherche de la synthèse repose sur l'existence de deux pôles antinomiques (le progrès et le "régrès") et, en opposition à la dialectique marxiste, elle n'en postule pas leur destruction mais leur rééquilibrage dynamique. Il mélange des données historiques aux faits sociologiques, il superpose des analyses géopolitiques à des réalités ethnologiques ou anthropologiques pour mieux valoriser sa recherche de l'harmonie terrestre par une meilleure maîtrise du temps et de l'espace par les hommes. Il est intéressant d'observer l'intitulé des titres de la trilogie géographique de Reclus. Le premier observe une géographie physique essentiellement descriptive, le deuxième représente une géographie régionale à l'échelle mondiale, enfin le dernier est bien une géographie " sociale ". L'itinéraire scientifique initié avec La Terre et qui se clôt par la prédominance de l'homme reflète, à nos yeux, l'évolution de sa pensée géographique. Il a une vision dualiste des choses :

" Il n'est pas un événement qui ne soit double, à la fois un phénomène de mort et un phénomène de renouveau, c'est-à-dire la résultante d'évolutions de décadence et de progrès". 98(*)

Il récuse la vision linéaire du progrès, il transforme la figure plane de Vico, pour définir une vision en spirale à géométrie variable99(*) dont les spires s'élargissent lors des cycles de progrès et se rétrécissent lors de périodes de retour vers la barbarie.100(*)

Tout du moins, pouvons nous convenir comme Béatrice Giblin, qu'il préconise une géographie "globale ".101(*)

Nous pensons avoir, dans ce chapitre, démontré et mis en valeur l'approche d'une géographie "globalisante" de la part, tout autant de Kropotkine que de Reclus, les deux premiers géographes libertaires de renom qui nous ont servi de référence dans le cadre du présent mémoire. Ce positionnement nous semble moderne venant de la part de deux sommités ignorées par le monde universitaire de leur époque.

* 76 Voir ses derniers mots de l'introduction de L'homme et la terre.

* 77. Voir le chapitre La géographie critique dans l'ouvrage Les concepts de la géographie humaine, Bailly A. et al. Paris : Colin, 1991. p.141et 151.

* 78 Mis entre guillemets par nos soins.

* 79 Lacoste Yves. Géographicité et géopolitique. Dans la revue Hérodote n°22, 1981 pp.14-55. Texte repris en 1990 dans l'ouvrage : Paysages Politiques. Paris : Livre de poche p.200.

* 80 Il est bon de rappeler que L'homme et la terre devait initialement s'intituler L'Homme, géographie sociale. Lettre d'Élisée Reclus du 5 juin 1895 in 81 Reclus Paul. Les frères Reclus ou du protestantisme à l'anarchisme. Paris : Les Amis d'Élisée Reclus, 1964, p. 145.

* 82 L'homme et la terre. Op. cit., volume 6, p.531.

* 83 L'homme et la terre. Op. cit., volume 5, p.335.

* 84 L'homme et la terre. Op. cit., volume 1, p.108.

* 85 Si le terme de mésologie a longtemps été désuet, avant d'être exhumé et dépoussiéré par le géographe Augustin Berque, Louis-Adolphe Bertillon, un des fondateurs de l'anthropologie française, est le créateur du terme en le définissant comme l'étude des relations réciproques de l'organisme et de son environnement avec une prise en considération des agents physiques et aussi des faits culturels : rapports sociaux, éducation, lois, moeurs. D'après les notes de Berque Augustin dans Le sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature. Paris : Gallimard, 1986, 316 p. et mentionné dans la revue Itinéraire. Élisée Reclus. Chelles, 1998, n°14-15, 109 p.

* 86 Drummond H. Ascent of Man. Cité par Reclus Élisée. L'homme et la terre. Bruxelles : Librairie Universelle, 1905, volume 1, p. 35.

* 87 " Et maintenant, je vous le demande, pourquoi ne décidez-vous pas vous-même s'il est vrai - oui ou non - que dans tout organisme la cellule obéit à ses affinités ? Vous n'avez pas raison, pour vous faire une opinion, d'opposer naturaliste à naturaliste (Haeckel à de Lanessan). Tous sont d'accord au fond, quels que soient les sophismes qu'ils mettent en avant pour justifier les inégalités dont ils profitent, car d'ordinaire chacun professe la moralité de son intérêt. Un professeur qui fait partie, comme Haeckel, de la "garde du corps" des Hohenzollern, ou bien un autre professeur qui veut soumettre les hommes à la domination des savants, comme Huxley, peuvent, tant qu'il leur plaira, opposer la tête au ventre, le fluide nerveux à la lymphe ; ils sont bien tenus de déclarer aussi que la cellule, comparable à l'homme dans la société, s'associe et se dissocie sans cesse (...)". Lettre de juin 1888 d'Élisée Reclus à Renard, auteur d'un Essai sur le socialisme. Citée par Paul Reclus. Op. cit., p. 122.

* 88 L'homme et la terre. Op. cit., volume 1, p. 110.

* 89 Sol, climat, genre de travail et de nourriture, relation de sang et d'alliance, mode de groupement selon Reclus.

* 90 Le salaire, le patronage, le commerce, la circonscription d'État selon Reclus.

* 91 L'homme et la terre. Op. cit., volume 1, p. 37.

* 92 L'homme et la terre. Op. cit., volume 1, p. 111.

* 93 Boino Paul, géographe et urbaniste : Plaidoyer pour une géographie reclusienne in "Réfractions " Dardilly, n°4, automne 1999, p. 25-38.

* 94 Rosnay de Joël. Le macroscope, vers une vision globale. Paris : Seuil, 1977, 346 p.

* 95 Claval Paul. Histoire de la géographie. Paris : PUF. 1995 p. 76 : " Élisée Reclus excelle dans la description. Il n'a jamais fait l'effort de systématiser la notion de région..." Les idées régionalistes, auxquelles se réfère ici Claval, remontent au tout début du dix-neuvième siècle (Voir Berdoulay Vincent. La formation de l'école française de géographie. Paris : CTHS, 1995 pp. 132 )

* 96 Rioux Michel. Essai de sociologie critique. Montréal : Hurtebise-HMH, 1978.

* 97 Pelletier Philippe. John Clark analysant Élisée Reclus ou comment prendre ses désirs pour des réalités. Dans l'hebdomadaire Le Monde Libertaire n° 1065 du 2 au 8 janvier 1997 et dans L'enjeu intellectuel et politique d'Élisée Reclus. Réponse à John P. Clark du n° 1085 du 22 au 28 mai 1997.

* 98 Élisée Reclus, L'évolution, la Révolution et l'Idéal anarchique. Paris : Stock, 1979, pp.23-24. Consultable sur le site Internet de l'Université de Montpellier.

* 99 L'homme et la terre. Op. cit., volume 6, p. 512 et 526.

* 100 Vandermotten Christian. La pensée d'Élisée Reclus et la géographie de la Belgique en son temps, paru dans les actes du colloque Élisée Reclus. Revue belge de Géographie, 1986, p. 70-94.

* 101 Giblin Béatrice. Op. cit.

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