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Quelle place pour la poésie dans l'édition de littérature pour la jeunesse en France (1992 - 2012) ?

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par Agnès Girard
Université du Maine - Master 1 Littérature Jeunesse 2013
  

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2 - Un objet de controverse

Le débat a déjà agité le monde culturel et éditorial : qu'est-ce que la littérature jeunesse ? Comment la définir ? En son sein, peut-on décliner tous les genres littéraires, y compris les formes poétiques ? Cette question de savoir si oui ou non il existe une poésie pour la jeunesse peut être étudiée à trois niveaux : celui des producteurs eux-mêmes, les poètes, celui des récepteurs, le public jeune dans sa grande diversité, et celui des transmetteurs, les médiateurs entre le poète et son lecteur.

Du côté des poètes, la question de l'existence d'une poésie pour la jeunesse ne fait pas grand débat. En effet, tous s'accordent à dire qu'ils ne sont pas des poètes pour les enfants. Ils affirment que le poème s'adresse aussi bien à un adulte qu'à un enfant : ce n'est pas le destinataire qui fait le poème, c'est le poème qui dialogue avec son lecteur, quel que soit l'âge de ce dernier. Et la réception du texte poétique étant une condition même de l'existence de la poésie, c'est par elle que l'écrivain devient poète. Certains poètes ont du mal à accepter qu'il existe une poésie pour les enfants, peut-être parce que cette visée rendrait le littéraire moins prestigieux : la reconnaissance d'une poésie pour la jeunesse, ou littérature pour la jeunesse tout simplement, effraie parce que cette production pourrait passer pour « mineure » par rapport à ce qui est reconnu comme la « grande » littérature censée être plus plus légitime. Cette question touche donc en premier lieu, à la légitimité de la littérature pour la jeunesse. Cette position est encore renforcée par une autre raison pour laquelle les poètes expriment leur méfiance vis-à-vis de la poésie pour la jeunesse : « depuis la moitié du XXe siècle la poésie contemporaine apparaît souvent « sévère », par ceux qui la pratiquent comme par ceux qui la critiquent, dans ce contexte, il est difficile de voir les poètes adhérer à l'idée de quelque poésie-jeunesse. »1 Dans cette conception de la poésie considérée comme une activité sérieuse, critique, grave, il n'y aurait pas de place pour une poésie jeunesse. Est-ce à dire que les défenseurs de cette position réduisent la poésie destinée à la jeunesse à n'être que joyeuse, gaie, ludique ? Est-ce à dire qu'il ne faut autoriser l'accès du jeune lecteur qu'à un univers

1MAULPOIX Jean-Michel, Echange de mails du 15 janvier 2013, avec son aimable autorisation.

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spécifiquement enfantin, qui se complaît dans un style édulcoré pour le préserver de la brutalité du monde ? Cela nous semble être une vision euphorique de l'enfance et de son rapport à la lecture.

Parallèlement, on sait combien le poète a du mal à se faire entendre, tant le genre peine à acquérir une reconnaissance publique. La poésie, même quand elle n'est pas « étiquetée » jeunesse, trouve péniblement sa place dans le secteur éditorial et sa faible visibilité dans les librairies ou les bibliothèques en est le témoin. Sur le plan commercial, la poésie, généralement associée au genre « théâtre », représente seulement 0,5% du chiffre d'affaire des maisons d'édition en 20101. Devant de tels chiffres, on comprend la difficulté que rencontrent les poètes pour faire publier leurs ouvrages. Reconnaître, en plus, l'existence d'une spécialité « jeunesse » serait peut-être à leurs yeux réduire encore la maigre place que leur accordent les éditeurs : une sorte de concurrence déloyale...

Un autre point de vue sur lequel les poètes s'entendent tous est qu'il y aurait un certain « danger » à parler d'une poésie « pour » la jeunesse : ce serait courir le risque de la réduire à des écrits « mièvres », « gnangnans », « fades », « édulcorés ». Ces qualificatifs péjoratifs sont ceux qui reviennent le plus souvent dans les interviews des poètes à propos de la poésie pour la jeunesse. Ainsi, dans la sphère universitaire de la poésie contemporaine, le propos est tenace : échangeant avec Jean-Michel Maulpoix dans le cadre de ce travail, il m'écrit : « Pour être tout à fait sincère, je dois vous dire que je n'aime pas trop la poésie "pour" la jeunesse... En général, dans les manuels scolaires par exemple, je retrouve une idée gnangnan de la poésie et je me dis qu'il faudra avec difficulté la corriger ensuite. »2. La représentation négative, aux yeux des poètes eux-mêmes, de la poésie pour la jeunesse et la difficulté des poètes à se faire reconnaître participent de cette frilosité, de cette réticence à reconnaître une poésie pour la jeunesse. S'il est indéniable que la dérive vers une poésie « facile » et « gnangnan » existe, la production contemporaine de poésie à destination de la jeunesse recèle néanmoins des textes de grande qualité. Nous y reviendrons.

Si, dans leur grande majorité, les poètes ne veulent pas être « étiquetés » comme « poètes pour les enfants », la plupart d'entre eux reconnaissent néanmoins qu'il existe une poésie accessible aux enfants. Dans les textes d'interviews d'auteurs de poésie, beaucoup nomment Jacques Prévert, le « poète de l'enfant », lui qui, pourtant, n'a pas écrit pour les enfants. Repris dans les manuels scolaires, dans les anthologies destinées à la jeunesse et, plus

1Rapport d'activité CNL, 2011.

2MAULPOJX Jean-Michel, Echange de mails du 9 janvier 2013, avec son aimable autorisation.

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récemment, dans les albums, les poèmes de Prévert font consensus autour de l'idée d'une poésie propre à l'enfance, sans lui être exclusivement destinée. Il faudrait peut-être ici distinguer poésie de l'enfant et poésie pour l'enfant : en effet, parler de l'enfant n'est pas forcément parler pour les enfants ni s'adresser à eux seuls. Plonger dans l'enfance et dans son univers est fréquent en poésie, mais ce ne sont pas pour autant des textes exclusivement -ni même particulièrement- destinés aux enfants. Dans la préface des fables de La Fontaine, dont le fabuliste accompagne la publication de son premier recueil, on note que son ouvrage était en principe destiné à un enfant de sept ans, le Dauphin, qu'il s'agissait d'instruire en l'amusant, et, cependant, bien des adultes se sont divertis et régalés à la lecture des fables, parce que, dit-il, elles parlaient à l'enfant resté en chacun d'eux. Il y aurait bien, dans ce cas, une poésie destinée à la jeunesse, qui pourtant trouve un public plus large. De même, il existe un mouvement inverse : des textes qui n'ont pas été spécialement élaborés pour un public jeune peuvent lui convenir, comme nous l'affirme Jean-Michel Maulpoix : « Pour ma part, je suis certain que nombre de mes textes peuvent être lus par des enfants et qu'ils le sont (...), mais ce n'est pas pour autant que j'écris des poèmes destinés en particulier à la jeunesse. »1

Une série de questions découle de ces deux constatations : qu'est-ce qui rend un texte poétique, quel qu'il soit, accessible à un jeune public ? Selon quels critères peut s'écrire une poésie à destination d'un jeune public ? L'enfant est-il un lecteur comme un autre ?

La première de ces interrogations pose le problème du choix d'un corpus « jeunesse » parmi l'abondante offre de poèmes. Qui dit choix dit tri : qui le fait ? Quelles visions le sous-tendent (visée morale ? esthétique ? culturelle ? patrimoniale?). Nous l'avons constaté dans la première partie de ce travail, la poésie donnée au regard de l'élève est multiple et diverse, et dépend en grande partie de celui qui a autorité sur l'enfant.

La deuxième question soulève le point de vue des poètes qui écrivent dans des revues, des collections ou des recueils destinés à un jeune public. Dans le souci de ne pas réduire le poétique, les poètes qui se sont aventurés sur les chemins de l'écriture pour enfant revendiquent une poésie qui a un rapport au monde des enfants, joyeux ou sombre, et à ce qui les touche. Jean-Pierre Siméon2 défend l'idée d'une poésie qui s'opposerait « à une poésie univoque pour les enfants », laquelle, selon lui, « ne donne du monde que ce qui paraît le plus souhaitable, une poésie qui ne fait que l'éloge du doux, du bon, de l'agréable, du merveilleux.»

1Ibid.

2 Enseignant, écrivain, poète, dramaturge, directeur de la collection « Grands fonds » chez Cheyne, directeur artistique du Printemps des Poètes, né en 1950.

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Il affiche sa volonté de dire « le monde tel qu'il (lui) semble, mais avec une certaine forme de confiance dans la vie. »1 La poésie n'a plus pour fonction de faire paraître le monde beau, elle dialogue avec le monde, dans sa part sombre aussi. On peut alors faire confiance aux poètes, lorsqu'ils écrivent pour les enfants, pour ne pas enfermer leurs mots dans un univers édulcoré sous prétexte que leurs textes sont destinés aux enfants. Comme le souligne Jean-Pierre Siméon : « Vouloir, pour protéger l'enfant de je ne sais quel dérangement ou malaise, alléger la poésie de son mystère, c'est s'en éloigner. »2 Ce qui fait le poème n'est pas le sujet qu'il évoque, mais, comme dans les autres arts, c'est sa manière de le traiter. Dans son rapport au monde de l'enfant, le poète va néanmoins devoir se poser la question de la langue utilisée, de ses outils, de ses niveaux, de ses référents. En effet, puisque l'enfant est un être en construction, on ne peut négliger le fait que son rapport au langage est différent de celui d'un adulte, c'est-à-dire qu'il ne dispose que de façon partielle des structures linguistiques d'un adulte. Toutefois, cette connaissance non exhaustive du langage n'empêche pas une relation complexe au texte ni la richesse de sa réception. Alors, heureux qui comme Pablo Picasso a « mis toute sa vie à savoir dessiner comme un enfant. », et avec Francis Bacon, on pourrait dire que la poésie, comme « la peinture ne saisira le mystère de la réalité que si le peintre (le poète) ne sait pas comment s'y prendre. » S'il est avéré que les adultes sont loin d'entretenir tous un rapport semblable au langage, les enfants, eux, ont en commun un rapport neuf aux mots, au langage, et, dans leur façon de le découvrir, ils entretiennent un lien d'innocence et d'ouverture que certains adultes ne peuvent plus revendiquer. La poésie est un champ où l'enfant laisse sa sensibilité découvrir les mots, leur sens, leur sonorité, leur surprise. Mais, de fait, la syntaxe, le lexique, les références textuelles, les degrés sémantiques, les jeux de langue, ne peuvent pas s'aborder de la même manière chez l'enfant ou l'adulte. Pour François David3, il y a une double façon de respecter l'enfant : premièrement, en lui proposant un texte avec ses propres références culturelles, considérant qu'une intertextualité difficile ne lui permettrait pas de comprendre le texte, et que solliciter des références culturelles inappropriées peut rendre le poème abscons ; deuxièmement, en le considérant comme un « vrai » lecteur, c'est-à-dire en lui proposant des textes qui lui « résistent », contenant par exemple des mots inconnus, comme chaque « vrai » lecteur peut en rencontrer. La difficulté de la première rencontre avec les mots n'est pas une complexité propre à la poésie, et n'est pas

1SIMEON Jean-Pierre, « Vous avez dit Poésie pour la jeunesse ? » dans La revue des livres pour enfants, n° 258, avril 2011, p.81.

2Ibid, p.86.

3Ecrivain, poète, directeur littéraire des éditions Møtus, né en 1950.

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incontournable. Toute la subtilité sera de garder une opacité dans le poème sans le rendre pour autant inaccessible à l'enfant. Tel est bien l'enjeu qui sous-tend le travail des poètes qui écrivent ou qui sélectionnent des poèmes pour les enfants : rendre le poème accessible à l'enfant. Pour Michel Cosem1 « un poème doit pouvoir grandir avec son lecteur »2 . Un même poème doit pouvoir éveiller des échos différents chez le lecteur en fonction de son âge. « Le loup et l'agneau » de La Fontaine ou « Demain dès l'aube »3 de Victor Hugo, textes appris dans mon enfance, ont résonné longtemps, à des degrés différents d'appropriation, au cours de ma construction intellectuelle. De fait, on reçoit un poème en fonction de son vécu, et avec Jean-Pierre Siméon, nous pouvons confirmer que « la lecture de la poésie est polysémique », « chacun lit dans le poème ce qu'il a besoin ou le désir de lire. »4 ; on pourrait ajouter : et la capacité de lire. Tout poème, écrit spécifiquement pour les enfants ou non, peut donc être accessible à un jeune public. Ainsi peut importe le lectorat initialement visé par le poème, peu importe le sujet traité, c'est sa façon de dire qui fait le poème. C'est ce que Alain Serres confirme lorsqu'il écrit « Je n'écris pas pour les enfants, j'écris aux enfants. ». Le danger de la simplification est sans doute réel et peut falsifier le rapport entre l'enfant et la poésie. Mais, à contrario, une simplicité recherchée, appropriée peut être une façon de promouvoir la rencontre entre le poète et son lecteur. Parlant de la littérature de jeunesse et de l'album en particulier, Nathalie Prince affirme :

« La simplicité, qui est au principe de cette littérature enfantine, fonctionne comme une « médiation » : alors qu'elle apparaît d'abord comme une contrainte ou comme un obstacle poétique dû à l'incompétence fondamentale et fondatrice de l'enfant, elle devient la clef et le moyen même d'un dépassement vers un monde poétique neuf. »5

De danger à éviter, cette simplicité devient nécessité pour que se fasse la mise en relation des enfants et de la poésie. A la question : peut-on parler de livres d'enfants ?, Michel Tournier répondait que des grands auteurs comme Perrault, La Fontaine, Lewis Carroll, Saint-Exupéry « ne visaient nullement un public enfantin. Seulement, comme ils avaient du génie, ils

1Ecrivain et poète, fondateur de la revue Encres Vives, directeur de la collection « Découvrir » aux éditions Seghers de 1974 à 1978, né en 1939.

2Revue Griffon p.7.

3Je suis pourtant une élève des années 70 et 80 , et pour qui, l'ambition en poésie des programmes de 1972, n'a pas profité. J'ai découvert dans mes classes les plus grands classiques de la poésie française.

4SIMEON Jean-Pierre, « Vous avez dit Poésie pour la jeunesse ? », La revue des livres pour enfants, n° 258, avril 2011, p.83.

5PRINCE Nathalie, La littérature de jeunesse, Armand Colin, Collection U.Lettres, 2010 p.192.

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écrivaient si bien, si limpidement, si brièvement [...] que tout le monde pouvait les lire, même les enfants. Ce " même les enfants " a fini par prendre pour moi une importance majeure, je dirais presque tyrannique. C'est un idéal littéraire vers lequel je tends sans parvenir - sauf exception - à l'atteindre. »1 L'auteur de Vendredi ou la vie sauvage2 nous livre ici une caractéristique fondamentale de la littérature destinée aux enfants : cette « limpidité » qui rend abordable pour des enfants un texte éminemment littéraire et donc riche d'interprétations.

Sous l'angle de la réception, le débat d'une poésie pour la jeunesse interroge aussi le statut de l'enfant-lecteur. L'enfant est-il un lecteur comme un autre ? Si tous les auteurs s'accordent pour dire qu'il n'y a pas de poésie pour les enfants mais que la poésie est « une et indivisible », et qu'un bon texte de poésie pour les enfants sera tout autant apprécié par les adultes, il convient tout de même de se poser la question des récepteurs. Lorsqu'on parle de poésie pour la jeunesse, de quel(s) destinataire(s) parle-t-on ? Qui est cette jeunesse ? Délimiter précisément les contours du public « jeunesse » est ardu, tant la diversité des récepteurs est grande. Tout d'abord, on le sait, la littérature quelle qu 'elle soit, est découverte par l'enfant grâce à l'intermédiaire d'un adulte. C'est souvent à l'école, nous l'avons vu aussi, que la première rencontre avec la poésie a lieu. Nous devons donc délimiter le public visé dans le cadre scolaire. La réception - et l'émotion esthétique - sera différente selon que l'on s'adresse à un bébé ou à un étudiant. Nous devons donc proposer un nouveau filtre qui nous ramène au propos de ce travail : les livres pour enfants. Ils s'adressent à un public souvent d'âge scolaire. Les publications pour la jeunesse varient donc du bébé à l 'adolescent. Depuis les thèses psycho-éducatives sur le « bébé-lecteur » nous devons nous intéresser à cette catégorie de récepteurs. Non lecteurs, enclins à la découverte sensorielle, ils sont le public favori pour les comptines, jeux de doigts, nursery rhymes, enfantines ou formulettes qui proposent à l'enfant une découverte du monde tout en musicalité, tonalité, sonorité et rythme. Plus tard, vers cinq ou six ans, ces formes poétiques sont aussi souvent l'occasion de l'expérience de l'absurde, du non-sens. Elles deviennent alors, pour les plus grands, une occasion de subversion, et constituent, dans le langage, l'espace où le « n'importe quoi » est autorisé. L'enfant construit dans cet univers langagier ses premières échappées sonores, merveilleuses et subversives. Marie-Claire Bruley souligne que « La comptine possède un vrai pouvoir de transgression [...] et les enfants y trouvent un grand appel d'air, une invitation

1TOURNIER Michel « Faut-il écrire pour les enfants ? » dans la revue de l'AFL - Les actes de lecture n°5, mars 1984, p.18.

2TOURNIER Michel, Vendredi ou la vie sauvage, Flammarion, 1971.

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à jeter pour un moment les principes et les règles qui les accompagnent partout dans leur vie. »1. Dès l'âge de l'apprentissage de la lecture, les enfants découvrent la poésie inscrite dans les programmes scolaires, elle doit être une matière enseignée, répondant à des objectifs précis. Les récepteurs, de l'école maternelle au lycée, sont de fait un public captif, contraint, par des injonctions pédagogiques, à appréhender ce genre que constitue la poésie. Les oeuvres du patrimoine littéraire et les classiques constituent la principale matière de la poésie, intégrée dans les manuels scolaires, ou groupée sous forme d'anthologies et plus rarement de recueils. L'enfant est à cet instant un lecteur en devenir, fragile, mais ouvert à toutes les découvertes que l'on veut bien lui proposer. Même si la façon dont le contact se produit est sujette à caution, il n'en reste pas moins qu'il y a bien un public pour la poésie, et que, de fait, il est d'âge scolaire. On peut dès lors parler d'une poésie pour la jeunesse. Comment un enfant pourra-t-il apprécier la poésie, si on ne lui propose que des textes abscons pour lesquelles il n'a pas les clefs de compréhension ou d'appréciation ? « Au risque de choquer, je l'écris comme je le pense, : Shakespeare, Goethe et Balzac sont entachés de cette disgrâce à mes yeux : les enfants ne peuvent pas les lire. »2 affirme encore Michel Tournier. Il ne suffit pas qu'un texte, reconnu pour sa qualité, soit un « classique » - à savoir que l'on peut étudier en classe - pour que l'enfant s'ouvre à la poésie. Il lui faut quelques clés, dont l'une des premières est l'envie. L'enfant est un lecteur « découvreur », qui ne deviendra acteur dans le choix de ses lectures, une fois adulte, que s'il a été accompagné dans cette découverte. L'école doit être le lieu qui forme un public de jeunes lecteurs de poésie, un lieu où la poésie se dévoile.

Considérant que se situe bien un lieu où la poésie se découvre et qu'il existe bien un public de jeunes lecteurs, il nous reste à voir quels moyens peuvent provoquer cette rencontre.

Il nous reste à aborder la question de la poésie pour la jeunesse sous l'angle des médiateurs. Les parents et les enseignants ne pourront être médiateurs que s'ils ont un rapport « joyeux » à la poésie. Dans les écoles, on le sait, les plus beaux projets sont portés par les amateurs de poésie eux-mêmes, et le contact avec la poésie dans le cercle familial ne se fera que si les proches sont lecteurs de poésie et en comprennent les enjeux. Or, on sait que seuls 1% des lecteurs lisent régulièrement de la poésie. Un constat peu glorieux s'impose : « Comment se fait-il, que la poésie, présente dans les programmes scolaires, ne trouve pas

1BRULEY Marie-Claire, PAINSET Marie-France, Au bonheur des comptines, Paris, Didier Jeunesse, Coll. Passeurs d'histoires, 2007.

2TOURNIER Michel « Faut-il écrire pour les enfants ? » dans la revue de l'AFL - Les actes de lecture n°5, mars 1984, p.18.

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plus de lecteurs ? »1. C'est pourquoi les politiques éducatives, régionales ou d'Etat multiplient les initiatives : un contact étroit entre Le Printemps des Poètes et l'école, l'OCCE2, le CNL3 ont institué des actions pédagogiques régionales ; des associations comme Lire et Faire Lire s'engagent. De nombreux acteurs travaillent à promouvoir le contact entre la poésie et les jeunes lecteurs. Car la poésie exige une médiation entre elle et son lecteur, c'est indéniable. Les poètes sont aussi très actifs dans cette démarche et des auteurs, toujours plus nombreux, entrent en contact avec le jeune public pour défendre leurs poèmes, soit dans le cadre scolaire, soit lors de manifestations publiques ou dans les médiathèques. Lorsque le poète rencontre ses jeunes lecteurs, c'est qu'il reconnaît l'existence d'un lectorat « jeunesse ». Entre les poètes et les lecteurs, le livre de poésie est le médium. Dans la sphère éditoriale, le genre existe et se développe. Dans le secteur de l'édition de jeunesse, qui se porte bien, nous trouvons un secteur poésie « jeunesse » encore peu représentatif mais qui commence à émerger sous plusieurs formes. Les comptines, d'inégale qualité, représentent une grande part de ce secteur ; elles se déclinent souvent sous la forme d'anthologies, de recueils, et ces derniers temps sous la forme d'albums. Les plus grands éditeurs de littérature jeunesse possèdent une collection de comptines : « Comptines à chanter » chez Milan Jeunesse, « Pirouette », « Comptines d'ici », « Comptines du Monde », « Les p'tits lascars »... chez Didier Jeunesse, « Les p'tites bouilles » chez Casterman, « Comptines à lire à deux » chez Lito, etc. Pour les lecteurs débutants ou plus confirmés, les anthologies constituent la forme de publication le plus souvent choisie par les éditeurs, regroupant autour d'un auteur, d'un courant ou d'un thème des poèmes du patrimoine ou des poèmes contemporains : Mon premier Baudelaire chez Milan Poche Junior, Poèmes de Victor Hugo chez Folio Junior, Les poèmes de la souris verte de Jean-Luc Moreau au Livre de Poche Jeunesse. Enfin, la poésie apparaît, et c'est un phénomène nouveau, sous forme d'album, support plus volontiers approprié aux plus petits. La majeure partie de ces livres sont illustrés, et même les recueils destinés aux plus grands s'accompagnent d'illustrations d' artistes reconnus, au moins pour ce qui concerne la couverture. Les éditeurs sont ainsi les premiers « passeurs » de cette poésie offerte à la jeunesse. En proposant des livres de poésie, ils sont les premiers garants d'une possible lecture. En effet, les autres médiateurs ne pourront proposer de lectures de poésie que si le support existe. Pour Louis Dubost, « ce sont les éditeurs qui ont forgé le concept de « poésie pour enfants », pour des

1Le printemps des poètes, dossier « le printemps de poètes en milieu scolaire »,Célia Galice, responsable des relations avec le milieu scolaire et universitaire, 30 novembre 2011, p.4.

2Office Centrale de la Coopération à l'Ecole, très engagée dans les systèmes coopératifs scolaires.

3Centre National du Livre.

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raisons très prosaïques et marchandes de rentabilité car tout ce qui est pour enfants, livres y compris, se vend bien. »1 On pourrait néanmoins objecter deux arguments : d'abord, ce ne sont pas les « grands » éditeurs qui publient le plus de poésie, le secteur n'étant pas assez porteur à leurs yeux. En revanche, bien des petits éditeurs le font, acceptant une rentabilité moindre. De plus, il faut bien que la poésie se donne à lire et pour cela que sa visibilité soit nette dans un secteur jeunesse où les genres sont de moins en moins indéfinissables dans une politique éditoriale qui guette le bestseller. Le médium que représente le livre est indispensable pour initier la jeunesse à la poésie. Génération de l'image, les enfants d'aujourd'hui ne pourront s'approprier ce genre que s'il leur est agréable, dénué de toute contrainte, à la hauteur de leurs attentes et de leurs possibilités. Le livre illustré, lui-même délaissé par les enfants en raison de la prépondérance des nouveaux médias, reste néanmoins un moyen sûr et plaisant de mettre la poésie, genre menacé, à leur portée.

Le concept de poésie pour la jeunesse ne fait, en réalité, débat que pour les poètes et les spécialistes de la poésie qui sentent bien la difficulté qu'il y a à faire reconnaître ce genre à part entière et ce débat s'intègre dans celui d'une légitimité de la littérature jeunesse. Cependant et de facto, ce genre résiste bien : un public existe, les poètes s'y adonnent, les livres s'y prêtent, et quelques éditeurs, bien qu'encore trop rares, proposent de belles publications. Mais si le débat persiste, c'est que les enjeux d'une production poétique sont importants : pour ne pas mourir oubliée sur les étagères poussiéreuses des bibliothèques, la poésie doit se donner à voir et à entendre. A travers les spécificités d'une poésie pour la jeunesse, nous comprendrons combien cette dernière peut redonner du souffle à la pratique poétique. L'enjeu est de taille : ne pas devenir une lecture réservée aux érudits, ne pas mourir, résister et vivre.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard