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La bête du Gévaudan, l'animal pluriel.

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par Laurent Mourlat
Université d'Oslo - Maitrise 2016
  

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V. La noblesse fortunée et titrée privilégie l'hypothèse du loup en bonne et due forme

En cette année 1765, Du Hamel, partisan de l'animal hybride, se voit retirer la responsabilité des chasses en Gévaudan. Victime de ses échecs successifs et de la critique quelquefois acerbe de Morangies, le capitaine est supplanté par Jean-Charles-Marc-Antoine Vaumesle d'Enneval, grand louvetier normand. Du Hamel quitte donc le Gévaudan le 17 avril 1765, ceci sur ordre de la cour. Les d'Enneval(s), arrivés en Gévaudan le 2 mars 1765, obtiennent l'entière responsabilité des chasses 326, ceci après une période de collaboration difficile avec Du Hamel.

Noble de naissance, jouissant du titre honorifique de « grand louvetier de Normandie », Jean-Charles-Marc-Antoine Vaumesle d'Enneval est un personnage qui bénéficie, tout comme Du Hamel mais à un niveau supérieur, d'un réseau de relations étendu. Déjà reconnu comme un chasseur hors pair, n'ayant pas participé à la guerre de Sept Ans, il n'a ni de défaite à faire oublier ni d'honneur familial à défendre. Il est intéressant, ici encore, de constater que ce second chasseur officiel bénéficie d'appuis importants. C'est bien grâce à l'intervention du « Sieur de Lavigneu » 327 et du Commis des Finances « Cromeau de Paris » 328 que son souhait de participer aux chasses est connu de Louis XV. Son appartenance à la noblesse et le niveau des personnes qui s'attachent à promouvoir sa candidature permettent de cadrer le personnage. Nous avons ici affaire à un noble de haut rang, éduqué et bien entouré.

Là encore, malgré des échecs cuisants, ceci aussi bien au niveau des chasses 329 qu'au niveau de sa relation aux populations locales, 330 malgré une pression croissante de la presse qui voit dans ce fait-divers une possibilité d'augmenter les tirages, ni Jean-Charles-Marc-Antoine Vaumesle d'Enneval, ni son fils ne se laissent aller la description un d'animal fantastique. Nulle part dans les archives, à part une interrogation relative à la raie noire que la Bête portait sur le dos et à la grosseur de sa queue 331, on ne trouve de référence de la part des d'Enneval(s) à autre chose qu'un loup.

326 Les chasses furent, une brève période, conduites par Du Hamel et les d'Ennevals. Cette collaboration fut de courte durée car il ne semble pas que ces protagonistes aient eu de très bons rapports.

327 Ce personnage était intendant dans la ville d'Alençon. Orthographié Lavignan selon Berthelot et Moriceau

328 « Cromeau de Paris » était le suppléant du contrôleur général des Finances Clément-Charles de l'Averdy.

329 Avec l'aide de son fils, Jean-François Vaumesle d'Enneval, il entreprend des chasses qui vont se révéler infructueuses. Aidé de six grands danois dont un fut prêté par le comte de Montesson, d'Enneval fait le choix d'utiliser ses chiens pour courir à vue dans l'espoir de lever la Bête. Cette technique va se révéler être inadaptée au terrain vallonné du Gévaudan. Mal perçu par la population, d'une nature hautaine, celui-ci quitte la région le 18 juillet 1765, ceci sur un constat d' échec. Il est critiqué de toutes parts et passe pour un imposteur.

330 La population locale n'appréciait pas du tout les chasseurs normands. Ces derniers étaient considérés comme prétentieux et inefficaces. Morangiès s'exprimera à leur égard en ces termes : « Enfin MM. d'Enneval que l'on avait eu soin de faire avertir arrivèrent et donnèrent comme à leur ordinaire de jactance et de l'inutilité la plus désolante » . BONET, « Chronodoc », Loc cit., p. 307.

331 Ce point de vue est donné par le fils d'Enneval. Le père lui, pensait que la Bête qui était chassée était la même que celle que le « lieutenant de louveterie provinciale », le « chevalier de l'Isle de Moncel », chassait

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Nous n'avons donc ici aucune trace de superstition ou de croyances attachées aux d'Ennevals. Déjà constatée dans l'analyse des dires de Du Hamel et Morangiès, cette tendance, transparaît-elle dans le discours de François Antoine, dernier chasseur officiel?

Né en 1695, originaire de Saint-Germain-En-Laye et habitant la rue Saint-Honoré à Versailles, François Antoine reçoit de son père, lui-même porte-arquebuse du Roi-soleil, le rôle de porte-arquebuse du roi de France de l'époque. Fait chevalier de l'ordre de Saint-Louis en 1755 à la suite de brillants états de service au régiment des Dragons de Beaucourt, il ne participe pas à la guerre de Sept Ans. Lieutenant commissionné des chasses du roi, il est aussi le garde des « magasins des poudres royales » 332, des fusils du roi, et des armes de guerre. Fils de Jean-marc Antoine, Seigneur de Champeaux, il fait partie de cette noblesse qui est au contact direct du roi et dispose bien sûr du soutien direct du monarque. Il n'a lui ni à rougir de défaites relatives à la guerre de Sept Ans, ni de problèmes d'argent, ni de problèmes relatifs à l'histoire de sa famille.

Cependant, et c'est là toute l'importance de l'enjeu, avec le succès de ses chasses se joue l'honneur de la Monarchie qui est en cette année 1755 la risée de l'Europe entière. Envoyé par la cour en Gévaudan, il ne peut échouer. Son arrivée dans la région 333 suscite l'admiration des populations qui sentent que le roi s'intéresse à leur sort. Après trois mois de chasse, où il recevra une aide précieuse des populations locales, celui-ci tue une bête 334. Cette dernière sera traitée par un taxidermiste, et montrée à la cour. François Antoine empochera la totalité de la somme et aura, du fait de l'autorité du roi et de son juge d'Armes de la noblesse de France 335, l'autorisation de joindre un loup mourant dans ses Armes 336.

La présentation de cet animal empaillé à Versailles n'aura aucun effet sur les attaques en Gévaudan mais aura bien sûr l'immense avantage d'accréditer la thèse officielle selon laquelle l'animal ne fut qu'un loup. Comme on peut se l'imaginer, on ne trouve de la part du porte-arquebuse de Louis XV aucune trace de superstition ou de croyances attachées à la Bête. Il semble bien ici

dans l'est de la France un loup différent, plus grand et plus fort, peut-être venu du Dauphiné ou de l'Est de la France ou de l'Europe. (Information donnée par Patrick Berthelot au cours d'un échange de courriels daté du 11.10.2015)

332 BERTHELOT Patrick, « Les Portes-Arquebuse du Roy », juillet 2005, ouvrage illustré et agrémenté de documents d'époque, p.45, édité à compte d'auteur.

333 Il arrive en Gévaudan le 21 juin 1765.

334 La Bête qui fut occise par François-Antoine est connue sous le nom de « loup des chazes » (DE LAVIGNE, 2015 : 48)

335 Louis-Pierre d'Hozier. Auteur du «registre de la noblesse de France» document en relations aux armes des différentes familles de la noblesse française.

336 Le sens du mot « Armes » n'a dans ce contexte rien à voir avec une dague ou une épée. Il s'agit ici d'un signe symbolique placé sur l'écusson dans le but d'identifier une personne, une famille ou une région.

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qu'avec la mise en scène de la mort de la soit disant Bête, la couronne ait voulu mettre fin à un problème politique épineux.

En dehors des individus directement intéressés par l'apport financier attaché à la destruction de l'animal, on trouve aussi en Gévaudan un gentilhomme qui se refuse à céder à la superstition. Issu de la noblesse locale, Mr de la Barthe 337 est un homme curieux et éduqué. Interessé par l'agronomie, ami de La Condamine 338, il entretient une correspondance avec Lalande 339 et fait des expériences avec Mr de Réaumur 340. Au début des ravages de la Bête, au moment où les théories quant à sa véritable identité vont de l'hybride de louve et d'ours au léopard de l'apocalypse en passant par le grand singe, Mr de la Barthe s'efforce de récolter des détails anecdotiques de fables populaires pour mieux en réfuter la véracité. Les opinions de cet aristocrate seront popularisées par la publication de quelques-unes de ses lettres dans le courrier d'Avignon.

Dans sa correspondance, Mr de la Barthe ridiculise les dires du peuple et par la même occasion se place au-dessus du discours populaire. Par exemple, dans une missive datée du 27 octobre 1764 et envoyée à monsieur Séguier il s'exprime en ces termes : « ...Vous ririez d'entendre tout ce qu'on en dit: elle prend du tabac, parle, devient invisible, se vante le soir des exploits de la journée, va au sabbat, fait pénitence de ses anciens péchés. Chaque paysan, chaque femme fait son histoire... » 341. Quelques mois plus tard, le 20 avril 1765, c'est après avoir lu la reproduction des lettres de Mr de la Barthe dans la presse qu'un ecclésiastique, Monsieur Mygueri curé de Tarare 342 prend contact avec monsieur de Labarthe. Il écrit : « ...Vous vous êtes élevé au-dessus du sentiment commun en la faisant regarder comme un loup ordinaire, et vous en avez donné des preuves suffisantes pour quiconque ne court pas après le merveilleux. Pour moi je vous avoue que je n'ai jamais pensé qu'elle fût d'un autre genre... » 343

Ainsi, au moment où la croyance populaire décrit la Bête comme un animal sorti des contes, la noblesse locale, 344 la haute noblesse, 345 le capitaine Du Hamel, et même un ecclésiastique

337Le personnage est intéressant car il est aussi contrasté. En effet, bien qu'il veuille donner de lui une image de philosophe, il n'en garde pas moins une foi solide car il sera fait sous-diacre à Vivier le 1er mars 1769. (PRIVAT, 1899 : 72)

338Charles Marie de La Condamine : 27.01.1701 - 4.02.1774. Astronome et homme de science français du XVIIIe siècle. (ALPHA, 1968)

339 Joseph Jérôme de Lalande : 11.07.1732 - 4.04.1807. Astronome français du XVIIIe siècle. (ALPHA, 1968)

340 René-Antoine Ferchault de Réaumur. 28.02.1683 - 17.10.1757. Naturaliste et physicien français du XVIIIe siècle. (ALPHA, 1968)

341 BONET, « Chronodoc », Loc cit., p.31.

342 Localité située dans le département du Rhône en région Rhône-Alpes. (ALPHA, 1968)

343 BONET, « Chronodoc », Loc cit., p.243.

344 Je me réfère là aux dires de Morangiès et de Mr de la Barthe.

345 Je me réfère aux dires des d'Ennevals et de François Antoine, porte-arquebuse du roi.

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extérieur au diocèse administré par Mgr de Choiseul-Beaupré refusent l'idée selon laquelle la Bête du Gévaudan serait autre chose qu'un loup, un hybride ou un animal exotique. Les gens éduqués se refusent donc à croire au monstre mythologique et ne se privent pas d'en faire état dans la presse 346. On pourrait croire que ce point de vue, qui fait autorité dans ces milieux, soit une conséquence logique de l'instruction et du raisonnement. Cela est probable mais il y a je pense une raison plus profonde. Motivée par l'entretien non directif effectué auprès de Mr Boisserie, cette réflexion personnelle est fondée sur le fait que la croyance de mon interlocuteur se base sur deux composantes principales : Les « signes anomaliques » 347 et la pratique d'un art divinatoire vernaculaire 348. Ces deux éléments forment le cadre dans lequel Mr Boisserie donne une réalité 349 à l'animal auquel il croit. Si ces données sont valables pour Mr Boisserie, en Gévaudan en 2015, qu'en était-il entre 1764 et 1767 ?

Au Siècle des Lumières, le Gévaudan est, nous l'avons vu précédemment, une région reculée qui subit encore le joug d'une organisation quasi-féodale. A l'époque où la Bête sévit on note une grande quantité de « signes anomaliques » 350 dans les descriptions qui en sont faites. Si le peuple illettré, déjà considérablement traumatisé par la rumeur s'extasie devant les illustrations cauchemardesques et les récits détaillés et emphatiques de la presse, la noblesse, elle, a une grille de lecture différente. Eduquée, ayant des contacts avec la capitale 351 et même des rois étrangers 352, elle a à coeur de se différencier du peuple en marquant ses privilèges et sa différence. Cette dernière ne se réfère ni à la tradition populaire, ni à la mémoire locale. Le cadre interprétatif de la Noblesse et des gens éduqués est délimité par le discours officiel, qu'il soit politique ou scientifique. Ainsi, si les d'Ennevals et François Antoine se limitent à la théorie selon laquelle l'animal serait un loup, la créature du capitaine n'est, et cela malgré des détails qui quelquefois peuvent paraître fantaisistes,

346 Nombre d'articles de journaux de l'époque se réfèrent directement aux descriptions et aux dires des chasseurs et des nobles locaux.

347 MEURGER Michel, Loc. cit., p 177. Dans ce cas, des griffures sur les troncs d'arbres d'une forêt connue, des cris qui rappellent ceux du puma, etc...

348 Par l'utilisation de cet adjectif, j'entends insister sur le fait que cette pratique est profondément ancrée dans les traditions, la mémoire locale.

349 Je veux ici insister sur le fait que je ne me prononce pas sur l'existence de l'animal auquel mon hôte a donné une réalité. Il est ici uniquement question de l'analyse du processus qui mène à la croyance en l'existence de cet animal.

350 MEURGER Michel, Loc. cit., p 177. Dans ce cas, une bête qui présente des caractéristiques anatomiques de l'hybride, de la hyène, du loup, une raie noire sur le dos, etc...

351 Morangiès père dispose d'un hôtel particulier à Paris (Information donnée par Alain Bonet au cours de la conversation téléphonique du 12.01.2016)

352 Jean François Charles de La Molette verra le roi Stanislas (roi de Pologne et Duc de Lorraine) , ennemi de Louis XV, financer des fouilles archéologiques où seront découverts des vestiges romains. Ces fouilles seront entreprises par Morangiès, après une visite à la cure de Bagnols où il fut guéri de la tuberculose. Information trouvée sur le site de Patrick Berthelot : betesdugevaudan.simplesite.com. Pour plus de précisions, se référer à la bibliographie.

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pas sortie d'un conte de fées. C'est un hybride, espèce intermédiaire dont la réalité théorique est établie par Buffon.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon