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CHAPITRE 12 : Le luxe français va-t-il
réussir à atteindre ses ambitions futures sans pour autant
mettre en danger sa culture et son identité ?
Pour conclure cette étude, il convient de
présenter quelques recommandations. Plusieurs marques ont tendance
à reléguer leur capital patrimonial et culturel au second plan,
pour privilégier leur statut de marque mondiale. Alors comment
éviter la banalisation de l'image de la France ?
l Valorisation du savoir faire
Le designer est souvent mis en avant, mais il ne faut pas
oublier les petites mains qui ont investi leur vie dans leur art. Pourtant,
tout était plutôt bien parti. En 1675, à l'aube de
l'industrie de la mode, l'autorisation du statut officiel de
«couturière» marque un vrai tournant dans la vie des petites
mains qui fabriquent les vêtements. Pour la première fois, elles
étaient reconnues à leur juste valeur. Ce terme est d'ailleurs le
premier du champ lexical de la Haute Couture, preuve irréfutable du
rôle crucial qu'ont joué les petites mains dans l'essor de
l'industrie de la mode.
La différence entre un artisan lambda et un artisan
qui perpétue un savoir-faire depuis des générations
réside dans le plaisir qu'il trouve à créer un produit
d'exception. Un artisan doit être à l'origine d'une
création avec une vision du futur, une ambition, une
détermination et un chemin plein d'espoir à tracer. Quand
l'artisan lambda aura l'impression de « perdre son temps » à
coudre alors que la machine pourrait le faire beaucoup plus rapidement,
l'artisan d'un atelier va se surpasser car la passion l'anime. Et aussi car il
sait qu'une machine ne pourra jamais mieux faire qu'il ne le peut. Ce sont dans
leurs ateliers que souffle l'art vif de la création permettant à
des trésors de voir le jour. Les artisans travaillent tous ardemment
à la conservation de l'artisanat et du savoir-faire qui participe tant
à la grandeur de notre patrimoine. Du dessin jusqu'à la maquette,
l'héritage culturel français occupe une place de choix dans la
création de produits de luxe. Dans l'ensemble de ses composante, ces
techniques ancestrales revêtent des couleurs de rêves, car le
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travail d'artiste est un jeu de patience conçu pour
déclencher le régal des sens. Le champ créatif qui se
dessine sous leurs doigts est immense.
L'accès de nouveaux consommateurs aux produits de luxe
donne aux clients historiques des Grandes Maisons moins d'exclusivité.
Or le luxe, le vrai, doit être unique. D'où le retour en force du
sur mesure, qui s'impose comme le luxe ultime. De la chemise au costume, en
passant par les chaussures, bijoux et parfums, tout se personnalise et se
réalise à la commande. La customisation est redevenue une
tendance majeure. D'une part parce que le public aspire dorénavant
à quelque chose qui offre de l'affectif et de l'artisanal dans ses
créations. Un objet personnalisé aura toujours plus de valeur,
pour la simple et bonne raison qu'un lien est établi. C'est ce que les
marques cherchent à faire : réintroduire l'intimité avec
le client. Le service de personnalisation permet de faire sentir aux client
qu'aucun de leurs rêves n'est impossible à réaliser. Quand
des personnes ont déjà tout, la somme de détails favorise
la surprise.
Cette année, la troisième édition des
Journées Particulières de LVMH a lieu fin mai. Ces
Journées sont l'occasion de découvrir les coulisses des
savoir-faire séculaires des grandes marques françaises pour
rendre hommage à notre patrimoine. Dans la même dynamique, Chanel
fête en 2016 les treize ans de ses défilés «
Métiers d'Arts », qui rendent hommage chaque année à
une ville et un savoir-faire différent.
Les marques devraient aussi un peu moins se pencher sur le
plan financier, et ramener leurs ateliers en France. Il est sincèrement
essentiel que le pays soit stimulé par la production de produits de
luxe. Mais chacun livré à lui-même et solitaire ne pourra
pas accomplir grand-chose. C'est dans l'addition des ambitions individuelles
qu'une oeuvre collective devient possible. Les marques doivent mener des
actions communes et jouer la même partition. Les puissants du luxe ne
manquent ni de projets ni de moyens financiers, et c'est ici que se trouvent
les hommes pour réaliser et faire.
l 68
Allier patrimoine et innovation
Même si le produit de luxe accepte une imperfection
technologique pour une perfection humaine et identitaire, et si les marques de
luxe se complaisent dans leur nostalgie il ne faut pas oublier que l'innovation
demeure essentielle pour ne pas tomber dans l'obsolescence. Le luxe
français reste prudent, presque mal à l'aise avec la
digitalisation. La France est sans aucun doute elle aussi une patrie
compétente au regard de la technologie, mais le luxe s'en accommode en
général assez mal. Les valeurs de performances techniques ont peu
d'affinités avec sa psychologie. Le luxe français n'est pas un
luxe d'objets évaluables selon des fonctionnalités objectives,
puisqu'il s'inscrit dans une dynamique de la création proche du monde de
l'art. L'aura se crée dans la légende et dans l'histoire
plutôt que dans l'aptitude vérifiable. Cependant, les marques
doivent maintenant continuer d'inscrire leur histoire dans le temps, mais avec
une écriture plus moderne.
Le luxe français doit se forcer à toujours plus
innover pour rester attrayant, mais sans jamais compromettre son patrimoine
créatif. Aujourd'hui, la tendance est à la sophistication de
l'économie et de la société. Les désirs sont de
plus en plus artificiels. Cela fait suite à l'élévation
général du niveau de vie qui fait lui-même écho
à l'industrialisation. A ce niveau-là encore, l'innovation est
absolument primordiale pour les acteurs du luxe s'ils ne veulent pas prendre le
risque de perdre leur statut d'avant gardes. Car de plus en plus de marques
(pour ne pas dire quasiment toutes) parient sur la technologie pour charmer. Il
est par conséquent impératif que les marques de luxe maintiennent
leur excellence, même sur le plan de l'innovation. Encore faut' il savoir
l'utiliser à bon escient. Depuis l'essor d'Internet, le consommateur est
pour la première fois aux commandes au détriment de la marque. La
digitalisation reflète une perte d'autorité et du pouvoir des
marques. Il faut donc construire une nouvelle relation à l'autre sans
perdre pour autant perdre notre territoire culturel. Il faut alors penser
à construire une stratégie basée sur la personnalisation
des services.
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En 2015, Hermès est considérée par
Forbes57 comme la 22ème marque la plus innovante
du monde et comme la marque de luxe la plus innovante. Effectivement,
Hermès joue excessivement bien avec ce nouveau défi. Pour elle,
le couple tradition et innovation semble être parfaitement
intégré. Sa présence sur le Web en est le parfait reflet.
D'un côté, son site Web officiel ne propose que les produits
d'entrée de gamme, préservant l'exclusivité des produits
d'exception à ses magasins. Néanmoins, ses sites miroirs (par
exemple pour les carrés de soie) resplendissent de
créativité et d'esthétisme et proposent une
expérience digitale originale.
Aussi, en Thaïlande, des marques comme Cartier
réalisent des spots projetés sur les façades des centres
commerciaux de luxe : c'est du 3D Mapping. Ce nouveau système diffuse en
géant un film en 3D sur tous types de supports. Cartier a retracé
son histoire dans un film, recréant une ambiance parisienne en plein
coeur de Bangkok.
l Repenser le tourisme
Les paysages, les marques de luxe, le terroir de la
gastronomie, le patrimoine architectural ... Autant d'éléments
qui font fleurir le tourisme en France, où l'achat se conjugue à
l'expérience privilégiée de consommation. : le rêve
par l'excellence de la qualité, du savoir-faire, du service et de
l'environnement.
Aujourd'hui, le Georges V est possédé par un
prince arabe, la Dorchester Collection est détenue par le Brunei. ... En
effet, les puissants du Moyen-Orient commencent à penser à
l'après pétrole. Mais surtout, ils sont extrêmement
sensibles au prestige qu'il confère de posséder des bijoux si
précieux. Ces acquisitions sont nécessaires pour le
développement de l'hôtel et la préservation de son
patrimoine. Ils permettent par exemple d'engager des travaux de
rénovations très coûteux, ou encore de constamment
renouveler son portfolio de services originaux. En effet, les Français
en général sont de plus en plus portés sur l'appât
du gain au détriment de la qualité des services, qui ne sont plus
à la hauteur des espérances des touristes. Il semblerait que le
problème ne soit pas seulement financier mais aussi culturel : les
57 Source :
http://www.forbes.com/innovative-companies/#/tab:rank_page:3
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Français ne font pas vraiment d'efforts pour s'adapter
aux nouveaux enjeux du tourisme. En effet, la France se focalise trop sur le
retour sur investissement.
La nouvelle donne géopolitique de l'évolution de
la répartition des richesses place les Asiatiques et
particulièrement les Chinois comme invités de marque.
L'arrivée de nouveaux hôtels asiatiques sur le marché
français comme le Mandarin Oriental ou le Shangri-La redistribuent les
cartes. Ils se sont même vu décerner la prestigieuse distinction
« Palace », alors même que certaines institutions comme Le
Crillon ne la possède pas. Si les Chinois ne sont pas habitués
à descendre dans ce genre d'hôtels, ils se retrouvent cependant
dans les chaînes d'hôtels qui sont omniprésentes chez eux.
Ces nouveaux modèles ont imité le savoir recevoir français
jusqu'à le rendre encore plus excellent.
Il faut savoir que la classe aisée chinoise (40 000
dollars annuels en moyenne) devrait compter 280 millions de personnes d'ici
à 2020, contre 120 millions aujourd'hui. Elle assurera 35 % de la
consommation mondiale, et 75 % de la croissance des achats de produits de luxe
en Chine.58 Les enjeux sont donc de taille. Le défi est de
s'adapter à cette nouvelle clientèle chinoise afin de les attirer
puis de les fidéliser tout en communiquant sur les valeurs de la France
et sa longue tradition d'excellence en matière de tourisme.
58 KAPFERER Jean Noël et BASTIEN Vincent, Luxe Oblige
/ On Luxury, 2ème Édition, Paris, Éditions Eyrolles,
2012, p. 43
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