Tout ce qui paraît luxueux aujourd'hui a pour vocation
de se vendre demain à une grande échelle et à un prix
modéré. Ces dernières années ont vu le luxe
descendre dans la rue. L'inaccessible est devenu accessible. C'est l'apparition
du nouvel oxymore du luxe qui se vend bien. Ce nouveau cycle de
démocratisation du luxe se souligne d'autant plus que par l'effondrement
du pôle sur mesure dans les marques de luxe, supplantés par
l'essor considérable des biens de première catégorie comme
le parfum, le maquillage, les accessoires ou encore le prêt à
porter.
Néanmoins, l'inaccessible est-il vraiment devenu
accessible ? N'en n'est-il pas moins qu'une illusion ? Quand les marques dites
de luxe acceptent de dessiner des choses plus abordables pour des enseignes de
grande diffusion (à l'instar de Balmain pour H&M), certains pensent
que cela dévalorise la marque. J'appartiens à l'autre
école. A mon sens, les marques de luxe qui se prêtent à ce
jeu ne perdent sans doute pas leurs clients habituels. Ses acheteurs vivent
trop haut perchés pour voir l'écume du commerce de
proximité du commun des mortels. Le nom sur l'étiquette ne fait
pas tout : les vêtements Balmain vendus chez H&M ne sont pas des
produits de luxe, à la différence des vêtements Balmain qui
se trouvent dans la boutique Rue François 1er à Paris. Non
seulement à cause du prix, mais aussi par la qualité des
matériaux, les finitions et le travail engagé dans les
créations. Le luxe réside dans l'art des détails.
Le beau attire, c'est bien connu. Les clients qui
achètent de la Haute Couture ne permettent pas forcément à
la marque de prospérer économiquement. C'est en effet sur ce
segment que les marques margent le moins, car les matières
premières et le travail fait main coûtent extrêmement cher.
Pourtant, les enjeux de croissance sont devenus essentiels pour la survie d'une
marque. Alors elles font en sorte que l'enthousiasme
généré par les produits d'exception découle sur
d'autres produits, plus accessibles. En effet, même acheter un petit
objet signifie l'adhésion du client, une entrée dans l'univers de
la marque, puisque sa communication déploie des réseaux
d'appartenance à des mondes communs. En effet, la jouissance
esthétique rend plus facile le fait d'aimer et de sympathiser. Et la
sympathie abolit les distances.
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De plus, l'augmentation de quantités des produits et
l'amélioration de la qualité de ces mêmes produits
apportent une satisfaction toujours plus complète aux désirs de
consommation.
Dès lors que les biens deviennent plus disponibles et
plus adaptés à l'époque en question, le bien-être se
développe dans les différentes classes sociales. C'est ainsi que
des produits qui étaient autrefois réservés à une
certaine élite atteignent les classes moins fortunées. Cette
vulgarisation des jouissances raffinées entraine forcément la
manifestation d'un luxe plus « populaire », loin de celui des gens
privilégiés.
Comme à la fin du Moyen-Âge, lors de l'invention
de la mode, l'importance de l'innovation et des changements joue un rôle
primordial dans nos sociétés. Il y a 500 ans, les nouveaux
systèmes bancaires, le goûts pour les grands voyages (rendues
possibles par des innovations) et tout ce renouvellement a pris le pas sur les
traditions ancestrales : on accorde plus de place au nouveau.
De même, avec l'essor de la consommation des loisirs et
du bien-être dans les années 1950-1960, le superflu est non
seulement devenu nécessaire, mais il est surtout logiquement devenu une
aspiration de masse. Ainsi, le caprice se vit remplacé par la
coutume.
Il est aussi intéressant de mettre en lumière
un autre phénomène. En 1670, le point central des gravures de
mode, que les créateurs français diffusaient dans le monde,
était le vêtement en lui-même. Quelques années plus
tard, aux alentours de 1690, l'accès était en revanche
plutôt mis sur le style de vie que procuraient ces vêtements. Le
message que voulaient faire passer ces gravures était que si le client
lambda ressemblait aux dames de la Cour, alors il partagerait un petit bout de
leur style de vie. Cette évolution fut exactement la même dans la
photographie du siècle dernier. En effet, dans les campagnes de
publicité des grandes marques, il est plus question de montrer
l'univers, l'ambiance de la marque que de flatter les produits en
eux-mêmes. Ils sont incorporés à un décor
particulier, qui véhicule lui aussi des messages de grandeur. Le message
est exactement le même quand les marques
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d'aujourd'hui en choisissant des égéries
célèbres. Les gens célèbres ont de tout temps
étaient privilégiés. En effet, ils parlent
déjà à l'imaginaire des masses.
Comme dans cela s'est déjà produit dans le
passé, le luxe emprunte des chemins différents : l'exceptionnel
et l'accessible. D'où l'essor d'une nouvelle tendance, celle du mixage
des produits d'exceptions avec des produits beaucoup moins coûteux dans
les boutiques de luxe.
Compte tenu de tous les éléments
évoqués au fil des chapitres, le luxe suit une
continuité historique. Le phénomène de
« démocratisation » semble
indéniablement se
répéter, au moins depuis la Renaissance. Il n'y a rien de nouveau
dans cette causalité des hommes avec la consommation de biens
onéreux.
Ce que démontre cette étude, c'est que la
passion du luxe ne veut pas forcément dire étaler ses richesses,
mais plutôt s'admirer soi-même. De nos jours, la montée de
l'individualisme est telle que l'importance du regard des autres est moindre :
le public veut être indépendant et différent. En effet, si
les motivations d'ostentation et d'étalage de richesse sont devenues
modiques, le néo-narcissisme s'accompagne d'une promotion d'une image
personnelle plutôt que d'une image de classe. Le client aspire
désormais à jouir de moments de volupté, pour se
satisfaire lui-même avant tout. L'heure est à la primauté
des sensations intimes, à la fête privée des sens
plutôt qu'à la théâtralité sociale et à
l'exigence de reconnaissance. Ce qui compte dorénavant, c'est
l'épanouissement personnel, le frisson de l'aventure, le sentiment d'un
soi victorieux, l'intensité des sensations intimes ... Si la
réfection se positionne de ce point de vue, tout devient très
logique, car même le fait de flamber vient s'inscrire dans le temps.
Pourquoi ? Pour faire du présent un moment tellement fort qu'il en
deviendra inoubliable.
Cela se confirme par la conservation d'une consommation assez
cérémonielle des produits de luxe. Dans l'opinion publique,
encore aujourd'hui serait considéré comme un véritable
sacrilège de consommer un Grand Cru dans la précipitation dans
des gobelets en plastique, sans avoir pris le temps d'admirer la robe et
d'humer le bouquet. Pareillement, le chef d'un grand restaurant gastronomique
fait office de « maître de cérémonie ». C'est
à s'en demander s'il est peut-être là, tout
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le charme du luxe : il est capable de ressusciter une aura de
sacré, de fournir une tonalité cérémonielle
à l'univers des choses, de réinscrire la ritualité dans le
monde désenchanté.55
Si le luxe est question d'adhésion à des
valeurs, de style de vie et d'émotions plus que de prix, alors la «
démocratisation du luxe » ne veut rien dire. Si le luxe en France
est étudié d'un point de vue historique, alors il apparaît
clairement que de tous temps, le luxe s'est toujours adressé aux classes
montantes aussi bien qu'à la haute société. Il
apparaît aussi que ces classes montantes ont toujours aspiré
à accéder à une vie sans contraintes, où le
raffinement est roi. Le luxe sera toujours le contraire de
l'égalité, mais il participe paradoxalement aussi à
réduire les distances entre riches et pauvres. Louis Vuitton et
Gabrielle Chanel étaient d'origine très modeste, mais leur bon
goût les a établis ambassadeurs du luxe et ce statut reste
inchangé depuis des générations.
Que la France soit le pays du luxe et des Droits de l'Homme
n'est peut-être pas anodin. Elle est peut-être le seul pays qui a
assumé ses paradoxes et ses contradictions. Le luxe a probablement
réussi à réduire les différences en riches et
pauvres, en proposant à toutes les parties de sa population de cultiver
un certain art de vivre. Et il s'est aussi imposé comme un formidable
ascenseur social pour les talentueux qui ont osé tenter leur chance.
Comme disait si bien Victor Hugo : « Le luxe est un besoin des grands
états et des grandes civilisations. Cependant il y a des heures
où il ne faut pas que le peuple le voie. Mais qu'est-ce qu'un luxe qu'on
ne voit pas ? Problème. Une magnificence dans l'ombre, une profusion
dans l'obscurité, un faste qui ne se montre pas, une splendeur qui ne
fait mal aux yeux à personne. Cela est-il possible ? Il faut y songer
pourtant. » 56
55 LIPOVETSKY Gilles, Le Luxe Éternel, Paris,
Éditions Gallimard, 2003
56 HUGO Victor, Aux Tuileries dans Choses
Vues, Paris, 1847, p.225.