ANNEXE 3
Transcription de l'interview de Monsieur Mathieu DA VINHA,
directeur Scientifique au Centre de recherche du Château de Versailles.
Cette interview m'a été accordée le mercredi 11 mai 2016,
dans ses bureaux.
Comment définiriez-vous le luxe ?
Le côté unique, le côté
savoir-faire, le côté fait main, traditionnel.
Décrivez-moi votre vision du luxe, avec un
exemple concret qui vous vient rapidement à l'esprit.
Ma première émission de télé
portait sur le luxe car j'étais client chez Berluti. Je ne suis plus
client chez eux pour plusieurs raisons, notamment parce qu'ils se sont
diversifiés dans les vêtements. Il ne devrait pas avoir trop de
diversification pour rester dans le luxe puisqu'il est question d'un
savoir-faire particulier et d'un côté unique. Chez Berluti, ce
côté unique a un peu disparu dans la mesure où il n'existe
plus qu'une seule boutique dans le monde. Ils ont été
rachetés par le groupe LVMH il y a une vingtaine d'années et il y
a désormais des boutiques à Paris, à Londres, au Japon
etc. Berluti fait encore rêver mais on s'éloigne de ma notion du
luxe. Je distingue le luxe du côté cher. Le luxe existe encore
aujourd'hui, mais les grands groupes semblent plus motivés par les
résultats financiers et par l'idée de vendre. C'est dommage car
Berluti perd de plus en plus sa clientèle traditionnelle, qui aimait se
retrouver et discuter dans le Club Swann, au profit de clients uniquement
attirés par le côté cher. Mais cela ne semble pas
inquiéter les grands groupes : au final ils sont gagnants, ils savent
que quoi qu'il arrive, ils continueront de vendre leurs chaussures et leurs
vêtements, et ce bien plus qu'avant. Le luxe ne connaitra jamais la crise
: il y aura toujours des gens riches, et plus ce sera cher, plus ils
achèteront.
Pensez-vous qu'il puisse exister plusieurs luxes
?
Oui bien sur ! La preuve avec ce que je viens de dire sur
Berluti, la marque reste du luxe, seulement ce n'est pas le luxe que j'envisage
à titre personnel. Il peut y avoir plusieurs perceptions de luxe et il
n'y a pas que le luxe matériel.
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Quelles sont pour vous les principales valeurs du luxe
français ? Diriez-vous que le luxe français est plus noble que
les autres ?
Il y a une tradition depuis Louis XIV. Mais pour le
définir concrètement c'est plus compliqué. Il existe une
sorte de protectionnisme français qu'a mis en place Colbert avec les
systèmes de manufactures, et qu'on retrouve d'ailleurs aujourd'hui,
comme avec le Made in France de Montebourg. Par exemple la maroquinerie
italienne, la rivalité qui existait ainsi entre Gucci et Hermès
n'a plus lieu d'être, car les grandes marques italiennes ont maintenant
été rachetées par les grands groupes français. Je
dirais qu'il n'y a pas de caractéristiques spéciales, à
part peut-être dans certains domaines. Le luxe peut être
français, italien, asiatique (pour les soieries pour par exemple) ...
Mais il est vrai qu'en France on s'appuie plus sur la tradition,
peut-être parce qu'on est nostalgiques de la période du
17ème, où on rayonnait en Europe et dans le monde.
Mais quand on regarde de près, chaque pays peut avoir ses propres
domaines de prédilection.
Et d'ailleurs pour la France, quels seraient ces
secteurs ?
La Gastronomie bien sûr, et puis la Haute Couture.
Même si les défilés se font maintenant également
à New York ou à Milan, la France reste quand même assez
symptomatique dans le milieu. Après il y aussi le vin, même si les
spécialistes s'accordent à dire que les vins étrangers
sont aussi bons, voire meilleurs que les vins français. Je pense qu'on
se repose sur nos traditions, et tout ce qu'elles drainent derrière
elles : l'image de la France, le côté traditionnel et romantique,
Paris... Les critères ne sont pas forcément objectifs, je parle
surtout en termes de goût.
On parle souvent de l' « art de vivre à la
française » : comment expliquez-vous que les autres
nationalités nous voient comme le symbole du raffinement?
Tout est dans l'image. Dans la cuisine, sous prétexte qu'on
a beaucoup de restaurants étoilés, les gens s'imaginent que tous
les Français mangent des plats gastronomiques tous les jours. Or ce
n'est pas le cas, la Grande cuisine qui porte la France vers le haut est quand
même réservée à une certaine élite. Il y a
encore une tradition pour les repas à laquelle les Français sont
très attachés, c'est quelque chose d'assez sacré. Ce sont
toujours des petits faits qu'on met en avant, mais la
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majorité des Français ne va pas manger dans
des étoilés tous les jours. C'est comme l'image du
Français avec sa baguette et son béret, à
Montmartre.
Quelles leçons pourrions-nous tirer du
règne de Louis XIV ? En quoi a-t-il fait naitre des valeurs
fondamentales ?
Il est très facile de tomber dans la glorification
de Louis XIV alors qu'il existe aussi des mauvais côtés. En
revanche, il y a de la part de Louis XIV, une réelle incarnation de la
monarchie française et au-delà de cela, de l'esprit de la France
dans son règne. Il voyait au-delà de sa propre gloire, avec la
mise en place des frontières françaises et de
sécurisation, car la France à cette époque était
une sorte d'enclave, avec d'un côté l'Empire et de l'autre
l'Espagne. Il y a aussi le côté protectionniste avec la mise en
avant des savoir-faire français qu'il est parvenu à diffuser.
Avec les manufactures de Colbert, il a importé des savoir-faire, des
ouvriers spécialisés d'Hollande par exemple, qui ont formé
les Français, qui sont par la suite restés ou repartis, puis
c'est ainsi qu'on a lancé Saint-Gobain et qu'on a
institutionnalisé les Gobelins. On a aussi imposé les lois
somptuaires où on demandait aux nobles de ne porter que des tissus
français. Aujourd'hui, on a du mal à comprendre ce
protectionnisme avec l'Europe et la mondialisation mais ce qui n'empêche
que ce protectionnisme a créé des gens compétents pour la
fabrication de biens matériels. Alors aujourd'hui cela ressurgit, avec
les organismes institutionnels qui sont nés ou qui sont devenus
importants à l'époque de Louis XIV, comme l'Académie des
Sciences, l'Académie de la Musique ou encore l'Opéra. Il n'a pas
inventé la musique ou la danse, mais il les a portées au statut
d'institutions. Il y a toujours cette idée de pérennisation de la
part de Louis XIV, qui est encore valable aujourd'hui. Tous ces ouvriers, qu'on
perd malheureusement de plus en plus, sont le conservatoire de tous ces
savoir-faire. On le voit avec Le Mobilier National ou Saint-Gobain qui sont
toujours très attachés à leur histoire et qui ne manque
pas de le rappeler.
Diriez-vous que le Château de Versailles est en
quelques sortes le luxe achevé de Louis XIV ?
Je pense qu'il l'a conçu comme un showroom : il
voulait impressionner ses visiteurs et Versailles a utilisé tous les
savoir-faire français qu'il a voulu mettre en avant. D'ailleurs
c'était un château européen, il a fait appel des artisans
belges et hollandais pour les toitures, aux marbres de Belgique, puis a ensuite
utilisé le
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marbre français. Il a utilisé ce qu'il y
avait de mieux, c'est la matérialisation de son rêve des
savoir-faire français : quand les étrangers arrivent, ils
devaient voir immédiatement ce qu'on était capables de faire en
France. Le plus bel exemple est la Galerie des Glaces. Il a créé
un objet que ses successeurs d'ailleurs savaient moins bien utiliser que lui
puisqu'il en était l'architecte. Il a perfectionné le
château à son image, et en cinquante ans, il a fait de Versailles
ce qu'il représente encore aujourd'hui. Il y aura des
aménagements faits par Louis XV et Louis XVI, mais eux héritent
de ce château dont ils n'ont pas voulu, qu'ils n'ont pas
créé, et dont ils doivent supporter tout le poids à
assumer. Louis XIV l'a créé en fonction de son mode de vie, de la
façon dont il voulait qu'on voit son pouvoir et de la manière
dont il voulait montrer la grandeur de la France. Chez lui il y a une maitrise
totale, et c'est aussi pour cela que ses successeurs auront plus de mal et
navigueront de châteaux en châteaux. On est dans l'aboutissement de
l'image que Louis XIV se fait certainement du luxe.
Sur son lit de mort, Louis XIV avait demandé
à son petit-fils d'être plus pacifiste que lui, de faire moins de
guerres. J'ai trouvé cela curieux car on dit souvent que le luxe adoucit
les moeurs. J'y vois une résonnance.
À l'heure de sa mort, il convoque son
arrière-petit-fils, le futur Louis XV qui avait alors 5 ans et il lui
fait cette déclaration ; « Mignon, vous allez être un
très grand Roi, ne m'imitez pas dans les guerres que j'ai faites et dans
les finances ». Ayant passé une quarantaine d'années en
guerre, il se remet en questions. D'un autre côté, la gloire
passait forcément par les guerres et par la construction de
bâtiments au sens large. La construction de Versailles, des Invalides, de
places royales à Paris et en province a marqué le territoire de
son empreinte. Encore aujourd'hui, les travaux présidentiels
initiés par Pompidou ou Mitterrand sont très monarchiques, comme
par exemple le Centre Pompidou, le Grand Louvre et la Bibliothèque
nationale de France. Louis XIV aimait indéniablement les arts, il y
était très sensible, et s'il ne les connaissait pas
forcément tous très bien il était très bien
conseillé et entouré. Puis il savait très bien qu'en
pensionnant des gens en mécénant, les gens étaient
obligés de le glorifier. C'est une sorte de « propagande »,
même si on peut difficilement parler de propagande à cette
époque, c'était en tout cas un très bon
communicant.
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Pour revenir sur ce que vous avez dit sur Pompidou et
Mitterrand, voyez-vous d'autres figures qui ont participé à faire
rayonner la France dans le luxe ?
Napoléon III et sa Cour avaient très bien
intégré les notions de luxe, de raffinement et de protocole. Je
vous en parle facilement car un livre va bientôt paraître sur la
Cour et le faste sous Napoléon III. Son règne était une
fête permanente. Mais toute la pompe qu'on retrouve dans les gardes
républicaines sont mises en place à cette époque. Le
propos que défend l'auteur dans son livre est que si on met un
Président habillé n'importe comment en plein milieu de nulle
part, alors il ne dégage pas grand-chose. Mais si on l'habille bien,
qu'on met les gardes républicains à cheval autour de lui, alors
ça donne tout de suite de l'allure. La pompe républicaine,
l'Élysée, les Expositions Universelles, tout est né sous
Napoléon III. Aussi, De Gaulle, quand il reçoit Khrouchtchev,
Kennedy ou le roi des Belges à Versailles, profite au faste de la
République Française, même si les références
à la monarchie sont directes.
Est-ce que vous pensez qu'il existe un lien entre le luxe
et l'art ?
Oui. Le luxe est un peu de l'art, on parle de
métiers d'art. En latin le terme « artifex » désigne
à la fois l'artiste et l'artisan. Aussi, beaucoup des
mécènes de Versailles sont des maisons de luxe, elles essayent de
trouver des liens.
Comment expliquez-vous que parler de son histoire et
de son patrimoine puisse être pertinent, pas seulement pour vendre, mais
aussi en terme d'imaginaire, de rêve, de grandeur ?
Dans un premier temps, pour ne pas l'oublier et aussi pour
comprendre. La difficulté quand les gens viennent à Versailles,
c'est déjà de comprendre pourquoi c'est ici, pourquoi on en est
arrivé là. Et je ne sais pas si tout le public le comprend car
quand il vient à Versailles, il a envie de voir la chambre du Roi, la
Galerie des Glaces. Mais c'est important pour nous, dans un souci d'un discours
didactique et pédagogique, de comprendre les traditions qui se
perpétuent. Quand les marques de luxe communiquent sur leurs origines et
leur histoire, c'est parfois un peu mensonger. Mais je pense que revenir sur
son passé ancre les marques dans le temps, et les gens ont besoin de
traditions. Je pense que mentionner son ancienneté et son savoir-faire
fait penser que c'est toujours fait comme à l'époque
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