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« Made in China » de Jean-Philippe Toussaint -- une oeuvre hybride à  la recherche de nouvelles formes littéraires


par Romain Pinoteau
Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 2 - Lettres modernes recherche 2018
  

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A. Les effets du multimédia sur la lecture

Le film The Honey Dress fait partie intégrante de Made in China, car il figure dans l'oeuvre littéraire de Jean-Philippe Toussaint. C'est pourquoi avant d'aller plus en avant, il faut définir, d'un point de vue théorique, ce qu'est la notion de multimédia en général, et plus particulièrement dans la littérature à l'heure actuelle. Made in China de Toussaint est aussi novateur pour un livre publié aux Éditions de Minuit. En effet, malgré ce cadre éditorial d'une maison d'édition des plus reconnues dans le monde littéraire, Jean-Philippe Toussaint a réussi à imposer ce modèle. D'ailleurs, il met de la musique dans son film ce qui rompt aussi avec l'idée que le silence est indissociable d'un livre. De plus, nous verrons de quelle manière ce film entretient un certain paradoxe avec Made in China.

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a) Définition du multimédia

Si nous nous référons à un dictionnaire pour grand public, comme Le Nouveau Petit Robert de l'édition de 2008, le terme multimédia est défini de la façon suivante. Comme nous pouvons le constater, la deuxième définition correspond, dans les grandes lignes, à l'oeuvre multimédia qu'est Made in China :

MULTIMÉDIA [myltimedja] adj. et n.m. - 1980 de multi- et média
·1 Qui concerne plusieurs médias ; diffusé par plusieurs médias. Campagne publicitaire multimédia.
·2 n. m. Technologie intégrant sur un même support des données numérisées de différentes natures [son, texte, images fixes et animées] consultables de manière interactive. - adj. Des encyclopédies multimédias. Message multimédia : recomm. Offic. pour remplacer l'anglic. MMS87.

En fait, la notion de multimédia est très diversifiée et fluctuante d'un point de vue à l'autre, lorsque nous nous attardons sur les diverses définitions possibles. Pourtant, l'une d'entre elles est particulièrement intéressante, bien quelle date du milieu des années 60. En effet, Dick Higgins, qui produit un certain nombre d'oeuvres visuelles en associant des projections de diapositives, films, sons, musiques, textes, etc. et la présence humaine avec des performances diverses, publie en 1966 un essai qui fait date, intitulé Statement on Intermedia. Il y distingue deux notions fondamentales appartenant au multimédia appelé à l'époque « multi médias », qu'il nomme « intermedia » et « mixed media ». C'est ce dernier terme qui a retenu toute notre attention, car il le définit comme un travail, une création où il y a des éléments musicaux et textuels que l'on peut facilement distinguer l'un de l'autre. D'ailleurs, il précise que la même distinction s'applique à des éléments visuels et textuels88. Cela veut donc dire qu'une oeuvre « mixed media » est forcément composée d'éléments relevant de plusieurs médias différents dont chacun peut être identifié comme tel. À notre avis, l'oeuvre de Jean-Philippe Toussaint s'inscrit parfaitement dans la définition que donne Higgins par rapport à ce qu'il nomme « mixed media ». En effet, Made in China, dans sa version numérique, nécessite toujours un écran où il y a côte à côte le récit sous une forme textuelle et le film The Honey Dress sous un

87 Le Nouveau Petit Robert de la langue française, Paris, 2008.

88 Dick Higgins, « Statement on Intermedia », Dé-Collage, no. 6, édition Wolf Vostell, 1966, consulté [en ligne] le 4 avril 2018, http://walkerart.org/collections/publications/art-expanded/crux-of-fluxus/

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format vidéo avec une musique, le tout dans l'espace de cette création que Toussaint nomme Made in China. Du point de vue de la notion de multimédia, Toussaint semble partager le concept de Higgins, tout en ayant recours à de nombreuses formes différentes dans ses créations en générale comme la littérature, le cinéma, les arts plastiques mais aussi la photographie. D'ailleurs, durant les mois allant de mars jusqu'à juin 2012, Toussaint a organisé au Louvre une exposition d'art contemporain, autour d'une réflexion sur la lecture et la littérature à l'aide de photographies, vidéos, installations et diverses performances89.

Jean-Philippe Toussaint utilise aussi l'hypermédia dans Made in China, un procédé bien connu de la littérature numérique. Ce concept central repose sur la même idée que l'hypertexte, qui est à l'origine un document ou un ensemble de documents, de nature uniquement textuelle, liés entre eux par des hyperliens. Contrairement à l'hypertexte, l'hypermédia peut contenir d'autres médias, comme le lien entre le récit textuel et le film The Honey Dress qui font partie du corps de Made in China. Cette idée apparaît aux États-Unis d'Amérique en 1945 dans un article intitulé « As We May Think », écrit par Vanevar Bush90. Il développe la théorie selon laquelle l'information doit pouvoir être diffusée dans un cadre à la fois souple et collectif. Il faut attendre 1965, avec Ted Nelson, pour que « hypermédia » soit cité pour la première fois. En fait, selon Philippe Bootz, un hypermédia, dans la littérature numérique, est un réseau de blocs d'informations, qui sont reliés les uns aux autres, par des liens que l'utilisateur peut décider d'activer ou non. Ces informations évoluent donc d'une manière non-linéaire comme le montre la figure 6 :

89 Site Internet du Louvre - Descriptif de l'exposition « évoquer le livre sans passer par l'écrit », Paris, 2012, https://www.louvre.fr/expositions/art-contemporain-jean-philippe-toussaint-livre-louvre

90 Vanevar Bush, « As We Way Think », The Atlantic Monthly, Boston (U.S.A.), 1945, consulté [en ligne] le 5 mars 2018, https://issuu.com/edavo/docs/bush-as-we-may-think

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Figure 6. Exemple de graphe hypertextuel, source :

https://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/8 basiquesLN.php

De ce point de vue, Made in China est particulièrement intéressant, car les divers médias de cette oeuvre ne s'inscrivent pas dans ce principe de non-linéarité. En effet, le seul lien existant passe de l'écrit, donc du texte, au film qui comporte tout d'abord de la musique, puis le déroulement du film en image comme le montre le schéma linéaire présenté dans la figure 7 :

 
 

Déroulé du film
(format vidéo)

Récit
(texte)

Musique au début
du film

(format vidéo)

Figure 7. Schéma linéaire de Made in China.

D'ailleurs, la définition habituellement établie dans le monde numérique concernant l'hypermédia ne peut pas être entièrement retenue dans le cas de Made in China, car ce livre ne forme pas un réseau d'information, qui se développe d'une manière non-linéaire. C'est pourquoi il est aussi possible de parler d'un simple lien comme dans l'une des définition du mot « lien » que l'on trouve sur le site Internet du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : « Élément qui réunit, rattache deux E...] choses entre

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elles, assure leur relation, les met en rapport; le rapport lui-même tel qu'il est perçu par l'esprit.»91.

Ce lien possède aussi une autre caractéristique, qui relève de la découverte entre le récit et le film. D'ailleurs, Bertrand Gervais l'a théorisée en affirmant que : « L'hyperlien, du fait de ne jamais pouvoir varier, de ne jamais connaître d'erreur, nous place en ce sens dans une logique de la révélation, de l'apparition de vérités, surgies non pas à la suite d'une quête ou d'une recherche, mais d'un don. Le don du lien révélé, de la surprise et de la nouveauté.92 ». En effet, cette définition correspond au lien qui existe dans l'oeuvre de Jean-Philippe Toussaint. Gervais ajoute que l'hyperlien, qui est dans notre situation un hypermédia, place de facto le lecteur « dans une logique de la révélation, de l'apparition de vérités ». De plus, Gervais rappelle que le lien est par définition synonyme de vrai. Il peut se rompre, et dans ce cas, il ne sert à rien, mais il ne peut pas être lié à autre chose de ce qui a été voulu93. Il est évident que l'aspect technique dans ce projet numérique a été important, mais il ne faut pas oublier que l'implication de l'auteur a été essentielle, car c'est lui à l'origine qui a voulu créer cette structure hybride, ce qui en fait le véritable architecte de Made in China, comme nous pouvons le voir à l'aide de la figure 8 :

Livre intitulé « Made in China »

Récit (Texte) de Made in

Musique au début de The

Film: The Honey Dress

China

Honey Dress

Prolongement du récit

 

Prolongement du récit

 

Figure 8. Schéma représentant dans sa globalité l'oeuvre de Jean-Philippe Toussaint.

91 Centre National De Ressources Textuelles Et Lexicales, Site de l'organisation et la page où le terme lien est défini, consulté [en ligne] le 2 mars 2018, http://www.cnrtl.fr/definition/lien

92 Bertrand Gervais, « Richard Powers et les technologies de la représentation », Alliage, n°57- 58, Juillet 2006, pp. 226-237, mis [en ligne] le 02 août 2012, consulté [en ligne] le 2 février 2018, http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3571.

93 Ibid.

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b) La vidéo The Honey Dress rompt avec un certain silence que l'on associe à la littérature

Made in China crée une rupture avec le silence que l'on associe à la littérature, en provoquant un basculement entre le récit et la musique qui se fait entendre dès les premières minutes du film The Honey Dress, lorsque le lecteur active, intentionnellement ou non cette vidéo. Un rappel de l'histoire de la littérature est donc nécessaire afin de mieux comprendre, pourquoi notre société assimile le livre naturellement à un espace silencieux, et de voir que Jean-Philippe Toussaint, par le biais de la musique de son film, renoue avec une certaine mystique des origines.

En fait, comme le soulignent Guglielmo Cavallo et Roger Chartier94, la littérature n'a pas toujours été assimilée au silence. Au contraire, selon eux, la lecture à voix haute est la plus employée pendant l'Antiquité. Durant cette période, elle a le plus souvent lieu dans des espaces publics, comme dans les jardins. Un profond changement dans les habitudes s'opère en Occident durant le haut Moyen Âge avec le déplacement de la pratique de la lecture dans des bâtiments ou des lieux clos comme des églises, des réfectoires, ou bien encore des cloîtres. En fait, cette lecture ne s'exerce plus que par rapport aux saintes écritures ou à des textes à portée spirituelle. À partir du XIIIème siècle après J.-C., la lecture silencieuse supplante définitivement la lecture oralisée, car la page se structure de plus en plus avec l'emploi de la couleur et de la multiplication des blancs et des espaces ; ce changement est marqué par la disparition de la « voix des pages ». Un autre changement est intervenu à la même époque : il s'agit du passage de la lecture à voix haute à la lecture murmurée ou silencieuse. En effet, les livres servent à connaître Dieu ou sauver l'âme des croyants. Pour cela, ils doivent être lus et relus afin de les connaître par coeur. Le codex est organisé de telle manière qu'il facilite la lecture de méditation. De plus, la vie religieuse est construite sur des règles nécessitant de parler à voix basse, c'est dans ce

94 Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, « Choses lues choses vues », articles [en ligne] provenant d'une exposition sur l'histoire du livre et de la lecture, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 2010, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018, http://expositions.bnf.fr/lecture/arret/01_1.htm

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cadre que se déroule le plus souvent la lecture. Le livre devient donc un objet de l'ordre du sacré95.

L'invention de l'imprimerie en soi, au XVème siècle après J.-C., a peu d'importance sur ce processus qui passe de l'oralité vers le silence avec la diffusion beaucoup plus importante des livres dans la société occidentale.96 En fait, la lecture silencieuse facilite une lecture plus rapide et donne au lecteur plus de liberté. D'une certaine manière, elle offre aussi une plus grande sociabilité, car les lecteurs peuvent lire sans être dérangés dans des endroits communs, comme les bibliothèques. Il faut attendre la seconde moitié du XVIIIème siècle pour voir se dérouler en Europe, « une rage de lire », un phénomène lié au fait que les livres deviennent des objets de plus en plus nombreux qui sont lus rapidement. Un tournant eut lieu avec Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Goethe ou bien encore Richardson. En effet, une lecture « plus intensive » se déploie en reprenant des pratiques anciennes, telles que la relecture et la connaissance par coeur, qui étaient réservées auparavant à des textes sacrés. La Nouvelle Héloïse (1761) et Paul et Virginie (1788) en sont de parfaits exemples, car ces romans ne s'inscrivent pas dans la dimension sacrée de la religion catholique97.

En mettant de la musique dans la version numérique de Made in China, Jean-Philippe Toussaint établit des contrastes puissants entre des univers et des formes de narration différentes. En fait, il joue avec plusieurs oppositions entre le texte et le film : la langue écrite existe dans l'espace visuel du lecteur, tandis que le film avec sa musique occupe aussi son espace auditif. Par ailleurs, Susan Sontag98 fait remarquer que le silence ne peut exister que par opposition à quelque chose, puisqu'il n'y a pas de silence absolu. Selon elle, la narration à la première personne et les constructions répétitives apportent l'oralité dans un texte écrit, comme nous pouvons le voir par exemple dans la prose de Joyce ou

95 Ibid.

96 Ibid.

97 Ibid.

98 Susan Sontag, « The Aesthetics of Silence », Essai, Collection Styles of Radical Will, public library, Picador USA, 1966, pp. 1-35, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018, https://sciami.com/scm-content/uploads/sites/9/2016/11/s-sontag-the-aesthetics-of-silence.pdf

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Beckett.99 Grâce à cette musique, Toussaint plonge donc le lecteur dans un univers d'une sonorité rythmée, tout d'abord par une voix féminine lancinante et répétitive, puis par des instruments de musique, notamment le piano, qui créent une certaine exaltation. En fait, comme le rappelle Xanthoula Dakovanou100, la voix humaine est l'instrument mélodique primordial de l'homme. C'est grâce à la voix que la mélodie a pu apparaître. De plus, dans l'histoire de la musique, il a été établi que l'homme a d'abord chanté et par la suite inventé des instruments pour imiter son chant. Dans The Honey Dress, le pianiste joue de telle manière que des marteaux frappent les cordes du piano avec un rythme dynamique et répétitif. En fait, cette musique capte l'attention du lecteur qui devient spectateur et n'a plus qu'à se laisser porter par la musique pour mieux découvrir les premières images de The Honey Dress qui apparaissent à ses yeux en même temps que cette musique laisse place à des sons, et plus précisément aux bruits de la ville.

Paradoxalement, la sonorité sans paroles ressemble à une sorte de silence, car il donne de l'espace au libre flux de pensées et renvoie donc le lecteur vers un retour aux origines. Knud Togeby101 prétend, depuis la thèse de Saussure sur l'arbitraire du signe qui est universellement admise et repose sur l'idée qu'il n'y a pas de rapport entre la langue et la réalité, que la langue provoque une barrière entre l'homme et la réalité, car on peut l'interpréter de mille et une manières. Dans The Honey Dress, le lecteur est donc, pendant quelques moments, spectateur d'une réalité qu'il ne peut plus interpréter par des signes relevant de la sonorité. Cette interprétation devient possible lorsque le spectateur a l'occasion d'entendre une voix féminine parlant chinois juste avant que le mannequin arrive sur scène, mais aussi quelques instants plus tard avec les applaudissements et le cri du public.

99 Ibid.

100 Xanthoula Dakovanou, « Quand l'âme chante. La voix mélodique et son pouvoir affectif », Topique, 2012/3 (n° 120), pp. 21-37, consulté [en ligne] le 7 janvier 2018, https://www.cairn.info/revue-topique-2012-3-page-21.htm

101 Knud Togelby, « Langue, science, littérature et réalité », Revue Romane, Bind 8, (1-2), 1973, consulté [en ligne] le 1er mars 2018,

https://tidsskrift.dk/revue_romane/article/view/29024/25661?acceptCookies=1

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Saint Augustin, en son temps, pensait que la jubilation, produit par une chanson sans parole, est le moyen le plus approprié pour glorifier Dieu102. Il faut relativiser cette affirmation puisque pour Toussaint, il s'agit de créer une jubilation par rapport à la création d'une oeuvre artistique, qui ne relève aucunement d'une religion. Cette exaltation est aussi symbolisée par le seul son que l'on entend dans l'extrait sonore, en l'occurrence le phonème [a]. Ce phonème est la première lettre de notre alphabet et selon John Crothers, celui-ci existe dans toutes les langues103. Cette musique a donc une portée qui dépasse les frontières et renforce, par la même, l'idée que la création de Jean-Philippe Toussaint relève d'une dimension universelle. D'ailleurs, c'est une toute autre langue par rapport au récit de Made in China. Jean-Philippe Toussaint104 affirme dans un entretien, lors d'une conférence sur Flaubert, que la création littéraire est quasi-sacrée. Susan Sontag partage cette idée en disant que dans les temps modernes, c'est « l'art qui est l'une des métaphores les plus actives pour un projet spirituel. »105

Alexandre Rochon, le compositeur de cette musique nous a donné plusieurs informations capitales afin de mieux comprendre ce projet musical (voir annexe 5). En effet, Rochon est intervenu à la demande de Jean-Philippe Toussaint pour illustrer musicalement The Honey Dress. Cela n'était pas la première fois puisque Toussaint avait déjà utilisé une autre de ses compositions intitulées « MVAT / The Delano », pour le film Zahir (2013). De plus, Rochon avait eu comme idée en 2012 de créer un spectacle musical en s'inspirant de la tétralogie M.M.M.M. (2017) de Toussaint. D'ailleurs, il existe une conversation

102 Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, Ps. 32.8, dans A.R McGlashan, « La musique en tant que processus symbolique », Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 113, 2005, pp. 37-52, DOI : 10.3917/cjung.113.0037, consulté [en ligne] le 3 avril 2018, https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2005-1-page-37.htm

103 John Crothers, « Typology and universals of vowel systems », dans Universal of Human language, Vol. 2, Phonology, 93 -152. Stanford: Stanford University Press, consulté [en ligne] le 2 avril 2018, http://ai.vub.ac.be/~bart/papers/deBoerEvoComm99.pdf

104 Thierry Roger, « Entretien avec Jean Philippe Toussaint, Flaubert vu par les écrivains contemporains », vidéo [en ligne] en date du 18 avril 2015, consulté [en ligne] le 18 avril 2018 sur le site de l'Université de Rouen Normandie, https://webtv.univ-rouen.fr/videos/entretien-avec-jean-philippe-toussaint/

105 Susan Sontag, « The Aesthetics of Silence », Essai, Collection Styles of Radical Will, public library, Picador USA, 1966, pp. 1-35, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018, https://sciami.com/scm-content/uploads/sites/9/2016/11/s-sontag-the-aesthetics-of-silence.pdf

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entre Jean-Philippe Toussaint et Rochon106 qui montre certaines étapes de la construction de ce projet dans Nue (2013). En fait, pour revenir plus précisément à la musique de The Honey Dress, Alexandre Rochon affirme que la création de la musique lui est venue spontanément et qu'il ne peut pas vraiment l'expliquer. Les interprètes de la musique sont Émilie Fernandez (voix), Morgane Imbaud (voix), Guillaume Bongiraud (violoncelle), Julien Quinet (trompette) et Christophe Pie (Batterie). Selon Rochon, les voix féminines font références aux abeilles et au miel, une sorte de bourdonnement tout en douceur. La musique semble contemporaine pour correspondre le mieux possible au film, mais a aussi une portée universelle, un univers liant l'Europe et l'Asie. La seconde partie de la bande son, plus électronique et dramatique, intervient lors de la chute du mannequin (voir annexe 5).

c) Une interdépendance entre le récit et le film

Les effets du multimédia marquent chez le lecteur le passage entre deux mondes forts différents, celui du récit textuel de Made in China et du film The Honey Dress. Pourtant ces deux univers forment aussi un tout, comme le film est, en fait, de bien des manières le prolongement du récit, tout d'abord du point de vue chronologique. Quelques instants après avoir lu « --- je vis entrer l'actrice dans le champ ---»107, le lecteur a l'occasion de voir la suite se réaliser sous ses yeux en regardant la vidéo. D'autre part, comme nous le verrons dans la troisième partie de ce travail, l'interdépendance entre le récit et le film est plus complexe qu'un simple prolongement linéaire, car le récit peut aussi être considéré comme une sorte de « making of » de la vidéo. De toute façon, Made in China n'aurait pas la même portée, si cette vidéo n'existait pas. En mettant le film dans le corps même de son livre sous forme numérique ou bien dans le livre papier sous forme iconique, Toussaint se place, d'une certaine manière, dans les traces de Claude Simon ou bien encore de Robbe-Grillet108 qui parle d'une « école du regard » dans Pour un nouveau

106 Jean-Philippe Toussaint, Nue, Éditions de Minuit, Paris, 2013, pp. 224-239.

107 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, Éditions de Minuit, Paris, 2017, p. 185.

108 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit, Paris, 1963, p. 9, consulté [en ligne] le 6 mars 2018,

https://www.decitre.fr/media/pdf/feuilletage/9/7/8/2/7/0/7/3/9782707322852.pdf

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roman (1963). En effet, à l'aide d'une écriture qui accorde une grande importance aux moindres petits détails, ces auteurs ont voulu s'approcher le plus possible de la réalité, avec leur esthétisme recherché. Selon Gerald Ackerman et Henri Mitterand, lorsque l'on se penche sur l'histoire du courant réaliste, un tout premier regard sur le réel est souvent visible dans des carnets qui sont de véritables matrices dans le processus d'écriture, comme avec Zola ou bien encore Gustave Flaubert109. Toussaint a adopté la même démarche, car lorsqu'il commence le projet de son film, il note toutes ses impressions dans un journal : « Je notais, au jour le jour, de manière brute et sans commentaire, comme un simple pense-bête, les principaux évènements de la journée. »110. Toussaint fonde donc aussi son oeuvre en se référant au réel qu'il perçoit. D'ailleurs, il ne faut pas oublier que Jean-Philippe Toussaint est un véritable passionné de cinéma, comme Robbe-Grillet qui était réalisateur111, et de photographie à l'instar de Claude Simon qui était aussi photographe amateur112.

La littérature et le cinéma entretiennent des liens particuliers, du fait de leurs propres histoires, que nous allons tenter de saisir pour mieux voir que le projet de Jean-Philippe Toussaint de mettre un film dans un livre, est tout à fait original. Selon Jean Cléder113, le cinéma s'est imposé comme un véritable Art après la Seconde Guerre mondiale, en opposition à la littérature. Malgré cette vérité historique, Made in China se situe dans une logique où le cinéma et le texte forment un tout. Toussaint réussit donc à faire coexister deux mondes qui sont apparemment bien différents. En effet, il passe d'un récit, qui est écrit au passé, à une vidéo qui se déroule, en apparence, dans un présent qui relève de

109 Gerald M. Ackerman, Henri Mitterand, « Réalisme, art et littérature », Encyclopædia Universalis, consulté [en ligne] le 10 mars 2018, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/realisme-art-et-litterature/

110 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, Éditions de Minuit, Paris, 2017, p.120.

111 Allociné, Site Internet sur le cinéma, Biographie et informations complémentaires portant sur Alain Robbe-Grillet, consulté [en ligne] le 10 mars 2018, http://www.allocine.fr/personne/fichepersonne-526/biographie/

112 Claude Simon, « Claude Simon et la photo », Émission Cinéastes de notre temps du 3 février 1966, site Internet de l'INA, consulté [en ligne] le 10 mars 2018, http://www.ina.fr/video/I00018212

113 Jean Cléder, « Ce que le cinéma fait de la littérature », Fabula-LhT, n° 2, publié [en ligne] décembre 2006, consulté [en ligne] le 10 mars 2018, http://www.fabula.org/lht/2/cleder.html

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l'instantanéité. Ce qui est intéressant, c'est que tout à la fin du récit écrit, le narrateur adopte le temps présent. Le transfert entre les deux médias est donc signalé par un changement de temps. Pour revenir à Claude Simon114, il rappelle que la photographie, par nature, n'est pas objective et illustre son argument en disant que si Cartier Bresson et une autre personne prennent une photo de lui en même temps, ils transmettent deux visions différentes. C'est pourquoi nous devons nous interroger sur le rapport de ce film à la réalité. En effet, comme toute oeuvre, il a nécessité une pensée structurée. D'ailleurs, comme le souligne Gerald M. Ackerman, « la question du réalisme est donc inévitablement relativisée par celle de la composition. »115.

En intégrant une vidéo dans le livre, Jean-Philippe Toussaint apporte la preuve en apparence que son film est bien réel. En effet, Jean Marie Schaeffer116 explique que la spécificité de la photographie réside dans le fait qu'elle produit une « empreinte digitale » du réel. En fait, tout comme la photographie, le cinéma crée la même trace qui marque d'une manière indélébile les images dans l'instant de leur projection. De plus, l'emploi de ce moyen de diffusion contribue à faire de Made in China un témoignage de notre époque, c'est-à-dire d'un monde encore à la croisée entre l'écrit et l'image. En cela, l'oeuvre de Toussaint rejoint la conception de la mimésis d'Erich Auerbach développée dans Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale publié en 1946. En effet, selon François Trémolières, Auerbach affirme qu'en fait le roman moderne dit toujours quelque chose de son époque117. Cela s'applique aussi à Made in China, mais le livre numérique apporte une vision supplémentaire, car elle montre notre époque en images. De plus, l'icône symbolisant le lien pour The Honey Dress dans la version papier a été soigneusement choisie par Toussaint, car dès que le lecteur l'aperçoit,

114 Claude Simon, « Claude Simon et la photo », Émission Cinéastes de notre temps du 3 février 1966, site Internet de l'INA, consulté [en ligne] le 10 mars 2018, http://www.ina.fr/video/I00018212

115 Gerald M. Ackerman, Henri Mitterand, « Réalisme, art et littérature », Encyclopædia Universalis, consulté [en ligne] le 10 mars 2018, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/realisme-art-et-litterature/

116 Jean-Marie Schaeffer, L'image précaire, Du dispositif photographique, Seuil, Paris, 1987.

117 François Trémolières, « Mimésis, Erich Auerbach - Fiche de lecture », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté [en ligne] le 10 mars 2018, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/mimesis-erich-auerbach/

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il l'associe de manière tout à fait naturelle à Internet. Cela veut dire que le prolongement du récit de Made in China fait disparaître le texte et le remplace par ce film. Il marque donc une certaine réalité que nous connaissons actuellement en Occident, car la diffusion des informations se fait essentiellement par le biais de nos écrans. The Honey Dress montre aussi la vision d'une réalité qui n'en n'est pas tout à fait une. En effet, la réalité réside dans le fait que c'est le tournage d'un film qui existe bien, pourtant ce réel a été entièrement construit par Jean-Philippe Toussaint, comme il l'a scénarisé. De ce point de vue, nous pouvons dire que son film est avant tout une déformation de la réalité et rejoint donc la notion de mimésis d'Aristote. En effet, selon Valérie Stiénon118, dans la Poétique d'Aristote, rédigée au IVème siècle avant J.-C, la mimésis n'est pas une simple copie du réel, elle est une représentation qui nécessite une stylisation de l'ordre de l'esthétique. C'est en cela que Made in China et The Honey Dress sont en définitive d'une grande cohérence puisqu'ils sont le reflet de l'univers unique de Jean-Philippe Toussaint.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault