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« Made in China » de Jean-Philippe Toussaint -- une oeuvre hybride à  la recherche de nouvelles formes littéraires


par Romain Pinoteau
Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 2 - Lettres modernes recherche 2018
  

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C. Diffusion multi-support - problèmes techniques liés au format

Les possibilités offertes au public pour découvrir Made in China ne se limitent pas au livre papier. En effet, comme l'indique Jean-Philippe Toussaint152, il est même préférable de le découvrir en format numérique, car il inclut son film The Honey Dress que le lecteur peut visionner à l'aide d'un écran d'ordinateur ou d'une tablette. En fait, pour mieux rendre compte de ce projet, nous devons définir ce qu'est une diffusion multi-support et la mettre en perspective par rapport au paysage littéraire d'aujourd'hui. De plus, diverses solutions d'ordres techniques existent concernant les livres numériques dont nous analyserons leurs différences pour mieux montrer ce qui a conduit à l'adoption définitive de la norme EPUB pour ce livre.

a) Diffusion multi-support - définition et pratiques dans le paysage littéraire

Made in China bénéficie d'une diffusion multi-support, comme d'ailleurs toutes les oeuvres figurant au catalogue des Éditions de Minuit consultable sur son site Internet, puisqu'une version numérique est toujours associée aux livres papiers de tous les auteurs faisant partie de cette maison d'édition153. En fait, la version numérique d'une oeuvre littéraire offre l'avantage qu'elle peut se lire sur divers supports numériques comme un écran d'ordinateur, une tablette, une liseuse, voire même un Smartphone, c'est pourquoi on la nomme « multi-support » compte tenu de toutes ces possibilités154.

Il est aussi à noter que la parution de Made in China coïncide avec une pratique de la lecture numérique qui s'intensifie et se diversifie. En effet, comme le révèle le huitième

152 D.R, « La spécificité numérique de Made in China », Prière d'Insérer, propos de Jean-Philippe Toussaint recueillis par.D.R., Éditions de Minuit, Paris 2017.

153 Éditions de Minuit, Catalogue en ligne, consulté [en ligne] le 18 mars 2018, http://www.leseditionsdeminuit.fr/index.php

154 Dominique Boullier et Maxime Crépel, Pratiques de lecture et d'achat de livres numériques, Étude réalisée pour le MOTif, février 2013, pp. 47-48, consultée [en ligne] le 18 mars 2018, http://www.lemotif.fr/fichier/motif_fichier/488/fichier_fichier_etude.pratiques.lecture.et.achat.d e.livres.numa.riques.pdf

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baromètre sur les usages du livre numérique en France de 2018155 conduit par la Société Française des Intérêts des Auteurs de l'écrit (La Sofia), le Syndicat national de l'édition (SNE) et La Société des Gens de Lettres (SGDL), les lecteurs de livres numériques utilisent de plus en plus d'équipements différents lorsqu'ils lisent. En effet, selon cette étude, la moitié des lecteurs passent d'une machine électronique à l'autre. De plus, nous constatons que le support numérique le plus utilisé est la tablette avec 35 % d'utilisateurs, le Smartphone avec 34 %, l'ordinateur portable avec 33 %, la liseuse avec 23 % et pour finir l'ordinateur fixe avec 22 %, comme nous montre la figure 9 :

Figure 9. 8ème baromètre sur les usages du livre numérique de 2018. Source https://www.sne.fr/app/uploads/2018/03/barometre-2018 HD2-imprimeur.pdf

Il est particulièrement intéressant de constater que la liseuse n'arrive qu'en 4ème position avec 23 % d'utilisateurs. En fait, selon Dominique Nora156, le coût d'une liseuse est encore estimé entre 70 et 250 euros ce qui est sans doute un des freins par rapport aux autres équipements pour lire des livres numériques. En effet, la liseuse est uniquement

155 8ème Baromètre sur les usages du livre numérique, Étude conduite par la Société Française des Intérêts des Auteurs de l'écrit (La Sofia), le Syndicat national de l'édition (SNE) et La Société des Gens de Lettres (SGDL), France, 2018, consulté [en ligne] le 5 avril 2018, https://www.sne.fr/app/uploads/2018/03/barometre-2018 HD2-imprimeur.pdf

156 Dominique Nora, « Pourquoi l'ebook n'a pas encore révolutionné le marché du livre », l'Ohs, publié [en ligne] le 26 novembre 2017, consulté [en ligne] le 18 mars 2018, https://www.nouvelobs.com/economie/20171124.OBS7817/pourquoi-l-ebook-n-a-pas-encore-revolutionne-le-marche-du-livre.html

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dédiée à cette activité alors que pour les tablettes, Smartphones, ordinateurs portables ou fixes les usages sont multiples. Nous pouvons voir aussi certains changements dans la pratique de la lecture numérique par rapport au baromètre du Syndicat national de l'édition (SNE) montrant l'évolution de ces pratiques sur 5 ans de 2012 à 2017157. En effet, encore en 2017, la liseuse occupait la première place avec 83 % contre 67 % pour la tablette, alors qu'en 2018, cette dernière occupe dorénavant la première place. Une autre évolution est tout à fait remarquable, car il y a une forte hausse de lecteurs de livres numériques qui disent utiliser différents supports numériques lorsqu'ils lisent. En effet, en 2017, ils étaient 30 % tandis que dans le baromètre de 2018, ils sont presque 50 %, voir la figure 10 ci-dessous :

Figure 10. Baromètre du Syndicat national de l'édition (SNE) montrant l'évolution des pratiques sur 5 ans de 2012 à 2017. Source : https://www.sne.fr/app/uploads/2017/11/Barometre-SOFIA-Evolution-5-ans-Opinionway.pdf

b) Solutions techniques pour la diffusion multi-support

Lorsque Jean-Philippe Toussaint et les Éditions de Minuit commencent à planifier de quelle manière le film The Honey Dress est inséré dans la version numérique, il a fallu choisir le format permettant que le plus grand nombre de lecteurs puisse découvrir le livre sans qu'il y ait de problèmes techniques. Nous allons donc voir les avantages et les

157 Baromètre des usages du livre numérique : l'évolution des pratiques sur 5 ans, étude conduite par le Syndicat national de l'édition (SNE), France, 2017, consulté [en ligne] le 12 mars 2018, https://www.sne.fr/app/uploads/2017/11/Barometre-SOFIA-Evolution-5-ans-Opinionway.pdf

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inconvénients des divers formats, les plus utilisés actuellement pour mieux cerner les difficultés qu'ont rencontrées Jean-Philippe Toussaint et les Éditions de Minuit pour mener à bien ce projet.

Tout d'abord, il y a le format PDF de la société Adobe158, lancé en 1991 par John Warnock, qui a été une véritable révolution numérique. Ce format a permis pour la première fois de collecter des documents à partir de n'importe quelle application, d'envoyer des versions électroniques de ces documents et de pouvoir imprimer ou visualiser le contenu sur tous types d'ordinateur. Un des avantages du PDF est également le fait qu'il permet de garder l'apparence de la page, même sous un format protégé. Pourtant, malgré le succès planétaire du format PDF, il n'était pas complètement adapté à ce que voulait faire Jean-Philippe Toussaint. En effet, il n'est pas très commode pour un lecteur de découvrir un livre au format PDF avec des liseuses ou avec un Smartphone, du fait qu'il est impossible de changer la taille des caractères et difficile d'agrandir la page.159 160La lecture à l'aide de ce format est donc particulièrement désagréable à cause du manque de confort visuel, ce qui conduit le lecteur à ne pas pouvoir découvrir un livre dans des conditions optimales.

Kindle est un support très important dans le paysage des livres numériques, tant la société qui l'a créé est un acteur clé dans ce secteur. En effet, l'entreprise américaine Amazon fondée en 1994, spécialisée dans le commerce en ligne avec un chiffre d'affaire estimé à 130 milliard de dollars en 2016 et employant plus de 130 000 personnes dans le monde, commence à commercialiser le Kindle, son propre lecteur de livres numériques161. Ces

158 Adobe, Site d'une société d'édition de logiciels graphiques où se trouve des informations sur le format EPUB, consulté [en ligne] le 17 mars 2018, https://acrobat.adobe.com/fr/fr/acrobat/about-adobe-pdf.html

159 Franck, « Le livre numérique (eBook) : on vous dit tout ! », FNAC, France, publié [en ligne] le 6 mars 2015, consulté [en ligne] le 18 mars 2018, https://www.fnac.com/Le-livre-numerique-eBook-on-vous-dit-tout/cp25857/w-4

160 Frania Hall, The Business of Digital Publishing: An Introduction to the Digital Book and Journal Industries, London: Routledge, 2013. p. 31.

161 Numerama, Site d'actualité sur l'informatique et le numérique, consulté [en ligne] le 25 février 2018, https://www.numerama.com/startup/amazon

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différentes liseuses d'Amazon sont arrivées en France en octobre 2011 et donnent accès à un catalogue de plus de 4,5 millions d'e-books mais aussi de journaux et de magazines162. En fait, l'un des avantages de ce support de lecture réside dans le fait que son écran ne diffuse pas de lumière bleue qui peut être dangereuse pour l'oeil163. Amazon recourt à une autre technologie développée par Joseph M. Jacobson et Barrett Comiskey en 1997, à savoir l'écran à encre électronique qui empêche la fatigue oculaire grâce au reflet de la lumière ambiante164. En fait, le principal défaut des différentes versions du Kindle, c'est qu'elles enferment le lecteur mais aussi l'auteur dans le propre univers d'Amazon. En effet, Kindle est très contraignant et ne permet pas de lire des livres qui ne viennent pas de cet environnement, ce qui réduirait les possibilités offertes aux lecteurs pour découvrir Made in China.

Il nous reste à voir le format EPUB qui est actuellement le plus populaire. En fait, selon Fabrice Marcoux165, ce format est détenu par l'International Digital Publishing Forum (IDPF), qui a comme mandat d'en faire le format de référence dans le domaine de l'édition du livre numérique. L'EPUB est une norme ouverte qui rend notamment possible la création de versions enrichies de livres papier pour les liseuses électroniques mais aussi pour le web. L'ancêtre de l'EPUB est le format Open eBook, lancé en 1998 par la société SoftBook Press. À partir des années 1998-1999, un problème se pose avec la prolifération de nombreux formats. En effet, les différents formats de livres numériques

162 Amazon, Site d'une entreprise de commerce électronique et la page où l'on peut acter [en ligne] Made in China, mis [en ligne] le 14 septembre 2017, consulté [en ligne] le 15 septembre 2017,

https://www.amazon.fr/MADE-CHINA-Jean-Philippe-

Toussaint/dp/270734379X/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1517071935&sr=8-1&keywords=%22Made+in+China%22

163 Anne-Sophie Glover-Bondeau, « Lumière bleue : comment protéger ses yeux? », Doctissimo, France, publié [en ligne] le 24 février 2017, consulté [en ligne] le 19 mars 2018, http://www.doctissimo.fr/sante/maux-quotidiens/ordinateur-sans-douleur/lumiere-bleue-danger-prevention#la-lumiere-bleue-dangereuse-pour-les-yeux

164 Site Internet de l'Office Européen des Brevets, « Une encre électronique pour la révolution de l'édition numérique », consulté [en ligne] le 19 mars 2018, https://www.epo.org/learning-events/european-inventor/finalists/2013/jacobson/feature fr.html

165 Fabrice Marcoux, «Le livrel et le format ePub», in E. Sinatra Michael, Vitali-Rosati Marcello (édité par), Pratiques de l'édition numérique, collection « Parcours Numériques », Les Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 2014, pp. 177-189, http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/le-livrel-et-le-format-epub

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ne sont compatibles qu'avec un seul modèle de liseuse. Il devint donc nécessaire de créer une norme ouverte et commune afin de rendre la lecture numérique bien plus pratique. Dès 1998, le National Institute of Standards and Technology (NIST) commence tout un processus, avec l'Open eBook Initiative, se basant sur un format de livres numériques avec le langage XML qui est destiné à normaliser le contenu, la structure et la présentation des livres numériques. L'année 2005 marque un changement crucial, puisque l'International Digital Publishing Forum (IDPF) est créé et prend la relève afin d'établir une norme globale, interopérable et accessible pour l'ensemble des livres électroniques. De plus, l'une des autres raisons d'être de cette structure est aussi de s'occuper de publications pour contribuer à la croissance de l'industrie de l'édition numérique. Le format EPUB apparaît en juillet 2005 pour devenir en 2007 une norme de l'IDPF. Malgré les nombreux avantages de l'EPUB, le format avait des défauts qui étaient notamment liés à des illustrations qui pouvaient être insérées qu'en noir et blanc. De plus, il était difficile de les placer dans l'endroit voulu, au moins dans les versions qui précédaient l'EPUB 3166. L'EPUB 3 est lancé en 2011 et s'appuie sur les règles du HTML5 en terme de structuration du contenu et sur le style CSS3 pour la mise en forme. Un cap est franchi en mars 2013 quand l'Union internationale des éditeurs (IPA) déclare officiellement l'EPUB3 comme norme internationale.

En fait, selon Fabrice Marcoux167, les particularités techniques du format EPUB qui sont des fichiers au format HTML, reposent sur les mêmes langages de balisage que ceux destinés dans la réalisation de sites web. Il s'agit donc d'un format qui permet de faire des livres numériques ayant les caractéristiques du livre papier mais aussi celles d'un site web. Il est donc possible avec le format EPUB d'utiliser tous les éléments typiques d'un document web, comme du texte, des images, des vidéos, mais aussi des liens. De plus, les hyperliens s'y intègrent bien, et l'EPUB permet aussi d'avoir l'ensemble des éléments paratextuels propre au livre, comme une table des matières, un index ou bien encore une page de couverture. Il y aussi un élément qui est tout à fait similaire par rapport au livre

166 Frania Hall, The Business of Digital Publishing: An Introduction to the Digital Book and Journal Industries, London: Routledge, 2013, ISBN: 9780415507288. p. 32.

167 Fabrice Marcoux, «Le livrel et le format ePub», in E. Sinatra Michael, Vitali-Rosati Marcello (édité par), Pratiques de l'édition numérique, collection « Parcours Numériques », Les Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 2014, pp. 177-189, http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/le-livrel-et-le-format-epub

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papier du fait du principe de répartition du contenu : un chapitre par fichier. La création possible d'hyperliens permet d'aller aussi au-delà d'une simple structuration linéaire du livre papier.

Actuellement, selon le Syndicat national du livre, l'EPUB 3, la dernière version développée par l'IDPF et la fondation Readium qui date de 2011, permet une avancée importante concernant le livre numérique. En effet, la collaboration entre l'IDPF et la fondation Readium créée en 2013 au salon du livre de Paris réunissant des groupes de travail oeuvrant aux développement d'outils pour la diffusion du format EPUB, a donné l'occasion d'élaborer un format lisible sur tous les supports électroniques : liseuses, tablettes, Smartphones, ordinateurs mais aussi les appareils en braille ou de retransmission vocale pour les non-voyants ou malvoyants. En fait, avec l'EPUB 3, il est possible d'y intégrer des vidéos, des animations mais aussi du son, c'est ce qui rend son emploi particulièrement intéressant dans le cas de Made in China. En fait, mis à part Kindle, le format propre d'Amazon, l'EPUB 3 s'adapte à tous les terminaux de lecture et s'impose de ce fait comme le format standard interopérable de référence dans l'édition numérique. Frania Hall rappelle que du point de vue des éditeurs, tous ces problèmes techniques et la production de divers formats pour ces différents supports entraînent des coûts, tout en sachant que les éditeurs ont réussi à accommoder leur système de gestion de production en fonction de ces contraintes. Il faut ajouter qu'en pratique, il est nécessaire de revoir et tester le fonctionnement de tous les fichiers.168

c) Adoption du format EPUB pour Made in China

Le processus de numérisation de Made in China a commencé réellement avec un courriel envoyé par Emmanuel Barthélemy169, qui est responsable du numérique aux Éditions de Minuit. En effet, ce message électronique daté du 24 avril 2017 montre que tout d'abord, il a besoin du fichier vidéo de The Honey Dress. Ensuite, il confie à Jean-Philippe

168 Frania Hall, The Business of Digital Publishing: An Introduction to the Digital Book and Journal Industries, London: Routledge, 2013. p. 32.

169 Annexe, Extraits de la correspondance entre Jean-Philippe Toussaint et Emmanuel Barthélemy, responsable des livres numériques aux Éditions de Minuit.

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Toussaint qu'il vaut mieux éviter d'avoir un fichier audio dissocié du film. Selon lui, l'effet désiré est possible à partir du moment où, dès l'affichage du dernier écran de lecture, le film commencera automatiquement. D'ailleurs, il précise qu'il a fait des essais en lisant la version numérique de Made in China à vitesse normale et que cela marche, car le film se déclenche au moment où il lit « je la ferais partir en off... »170. Barthélemy donne pourtant, quelques précisions sur certains points qui posent encore des questions sur la réalisation de ce projet171. Premièrement, seulement un nombre restreint d'appareils de lecture, évoluant sous format EPUB 3, peuvent prendre en charge la vidéo intégrée à un livre numérique et que malheureusement les liseuses n'ont pas la capacité de lire un livre avec un fichier vidéo. Deuxièmement, si le livre numérique est lu sur un terminal qui ne dispose pas de ce format, il passera sous le format antérieur l'EPUB 2, ce qui signifie que l'effet de surprise sera perdu, puisque le lecteur verra simplement, à la fin du récit, un lien web le dirigeant vers le film qu'il devra actionner pour le visualiser. Pour finir, Barthélemy demande à Toussaint, s'il est judicieux de prévenir le lecteur, avec une note dans le livre, de régler son appareil électronique de telle manière que le son soit audible, même si lui n'y est pas favorable, car il n'y aurait plus d'effet de surprise.

Un premier rebondissement pour trouver une solution technique a lieu lorsque Barthélemy envoie un nouveau courriel à Jean-Philippe Toussaint le 19 mai 2017. En fait, il s'est rendu compte d'un problème avec l'autoplay, c'est-à-dire la fonction qui déclenche automatiquement le film. En fait, il ne fonctionne pas avec iPad lorsque la vidéo est sonore. L'autoplay fonctionne, à priori, simplement sur iPad, avec un autre format EPUB appelé « fixed layout » qui est figé à peu près comme un PDF. Barthélemy suggère donc de créer deux versions distinctes : l'une en « fixed layout » destinée pour iPad, dont le déclenchement de la vidéo sera automatique, et l'autre en EPUB 3 avec une vidéo intégrée à la fin du récit. Il précise donc que, dans la majorité des cas sur les tablettes iPad, il est possible d'avoir la vidéo, mais elle ne peut pas fonctionner automatiquement. De plus, concernant les liseuses et les applications de lecture EPUB 2, ils ne peuvent supporter des vidéos, mais simplement un lien vers Internet.

170 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, Éditions de Minuit, Paris, 2017, p. 187.

171 Ibid.

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Un autre courriel de Barthélemy du 19 juin 2017172 adressé à Jean-Philippe Toussaint mais aussi à Patrick Soquet, un informaticien et ami de l'auteur qui s'occupe notamment du site Internet www.jptoussaint.com, nous livre l'avancée des travaux. Nous apprenons que Soquet est intervenu dans le projet numérique de Made in China. D'ailleurs, Barthélemy s'est rendu compte que le script, c'est-à-dire le programme informatique, de Patrick Soquet est parfait. Par contre, Barthélemy affirme que le bon fonctionnement du déclenchement de la vidéo est aléatoire d'un iPad à l'autre et aussi sur une même machine. En fait, selon lui, les applications de lecture marchent avec des « caches » comme les navigateurs Internet dont on ne maîtrise pas encore complètement le fonctionnement et qui rendent donc particulièrement incertain le dispositif voulu à l'origine du projet. Barthélemy constate qu'il n'y a pas eu de disfonctionnement total lors de ses essais sur diverses machines et liseuses. Il pense aussi que la situation ne peut pas mieux évoluer sauf si Apple, malgré ses doutes, parvient à résoudre ce problème. Il conclut en demandant à Toussaint s'il faut prendre le risque que la vidéo, dans certains cas, ne se déclenche pas et s'il est judicieux d'avoir une multiplication des versions, sauf si Soquet parvient encore à faire fonctionner le script dans tous les cas de figure.

Deux jours plus tard, c'est-à-dire le 21 juin 2017173, Jean-Philippe Toussaint fait part de son avis sur la situation à Emmanuel Barthélemy et Patrick Soquet. En effet, il axe sa réflexion en trois points : en premier lieu, il pense que la version « fixed layout » est un prototype. Elle ne peut donc être diffusée que de façon privée, comme un exemple du rendu idéal de Made in China. En ce qui concerne la version commercialisable, Toussaint pense que le but est de faire une version en EPUB 3 qui se rapprochera le plus possible de l'idée d'origine. Il ajoute qu'il est impératif d'apporter des améliorations au fichier script, tout en continuant à faire des essais. Toussaint lance un appel en écrivant que : « Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues ». Emmanuel Barthélemy lui répond le 29 juin 2017 en affirmant qu'il faudrait supprimer le script du fichier, car il est bien trop aléatoire et laisser simplement l'autoplay. En fait, la norme EPUB n'est pas remise en cause. Le livre numérique avec le film fonctionnera sur ordinateur avec ADE et Readium,

172 Ibid.

173 Ibid.

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si le fichier script est à la norme EPUB 3. La version numérique consultable via une tablette ne déclenchera donc pas le film automatiquement mais le lecteur devra lui-même l'activer. Il ajoute que la décision finale doit être prise dans l'idéale à la mi-juillet. Toussaint envoie une réponse quatre jours plus tard, en lui proposant une réunion sur Skype avec Patrick Soquet. Le 13 juillet 2017, un message électronique est envoyé par Jean-Philippe Toussaint à Barthélemy et Soquet intitulé « Conclusions » où il résume les décisions qui ont été prises. Il faudra proposer à l'achat le fichier EPUB 3, donc Made in China en version numérique, sans script et sans autoplay. Le lecteur devra donc activer le film par ses propres soins. De plus, l'acheteur de la version numérique aura la possibilité de découvrir en bonus, seulement avec l'iPad, le prototype, sous format fixed layout, où le film se déclenche automatiquement.

Nous pourrions penser que l'affaire est close, c'est sans compter sur le hasard, En effet, Toussaint et Soquet apprennent par un courriel de Barthélemy du 19 juillet 2017174 qu'un autre informaticien Sébastien a résolu le problème. En fait, il s'est rendu compte, par accident, puisqu'aucune documentation existante ne le mentionnait, que l'autoplay fonctionnait lorsque le film n'était pas placé tout à la fin du chapitre. Les deux informaticiens sont arrivés, en faisant quelques essais supplémentaires, à faire un EPUB 3 reflow fonctionnant parfaitement pour iOS 9 et 10 d'Apple. La vidéo se déclenche donc automatiquement sur ces systèmes d'exploitation, de manière tout à fait constante et fiable, mais aussi sur le logiciel Adobe Digital Edition (ADE) et Readium concernant la lecture sur écran d'ordinateur. De plus, la version faite par Patrick Soquet pour les liseuses a aussi été testé avec succès. En fait, Sébastien a découvert « une faille informatique » qui n'a sans doute pas été voulue par les développeurs de l'EPUB. Ce véritable coup de théâtre est tout à fait symbolique, car Toussaint écrit dans son livre que le hasard fait partie intégrante d'une oeuvre.

174 Ibid.

71

III Spécificité numérique de Made in China ?

Jean-Philippe Toussaint est aussi un plasticien, c'est sans doute l'une des raisons pourquoi il attache autant d'importance à l'aspect visuel de ses livres. Cela n'est donc pas un hasard, si Toussaint a porté une attention particulière à la version numérique de Made in China. En effet, cette version a été pour lui l'occasion de réaliser pour la première fois une de ses envies d'écrivain : de mettre de la musique dans un de ses livres. D'ailleurs, il est même allé encore plus loin dans ce projet, puisqu'il a incorporé au coeur même de Made in China, un véritable film. Cette oeuvre peut être lue sous la forme d'un livre papier dont nous sommes tous coutumiers, car le codex a marqué et marque encore de nos jours sa prédominance dans le monde des livres. Pourtant, Isabelle Dominati-Muller175, dans un article suivi d'un entretien avec Jean-Philippe Toussaint, indique que la découverte de Made in China est conseillée sous format numérique, à l'aide d'une tablette ou bien encore d'un ordinateur, afin de pouvoir se rendre pleinement compte de ce qu'a voulu faire l'auteur. En effet, ce livre est tout à fait singulier dans le paysage littéraire d'aujourd'hui, pour peu de le découvrir sous forme numérique.

A. Esthétique évoluant selon le support

La version numérique de Made in China passe par l'écran à la différence du livre papier. De ce fait, l'esthétique de l'oeuvre s'en voit changée, car, tout d'abord, la taille des écrans d'ordinateur ou des tablettes n'est pas nécessairement identique et peut différer d'un modèle à l'autre. Cela induit donc une particularité qui relève d'une certaine plastique. De plus, le lecteur d'un livre numérique dispose de certains outils dont il peut utiliser afin d'avoir un meilleur confort visuel. De cette manière, l'aspect premier de la page voulue par Jean-Philippe Toussaint peut être complètement bouleversé par les possibilités qu'offre le numérique. Made in China est aussi intéressant du point de vue de l'iconographie, ce que nous étudierons plus en détail.

175 Isabelle Dominati-Muller, « Made in China », In Corsica, numéro 29, octobre 2017, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018,

http://www.jptoussaint.com/documents/8/81/In_Corsica_Toussaint_.pdf

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a) Un plus grand confort de lecture par rapport au livre papier

Made in China, en version papier, s'inscrit pleinement dans l'identité visuelle des Éditions de Minuit. Un lecteur averti sait déjà au premier coup d'oeil que ce livre vient de cette maison d'édition. En effet, comme le rappelle Camille Zammit 176, la couverture des livres des Éditions de Minuit est de suite reconnaissable grâce à son extrême blancheur et à son logo, une étoile surplombant un « m » minuscule, dessiné par Jean Bruller. Nous y trouvons aussi une typographie à empattements et un liseré bleu nuit. De plus, l'organisation spatiale des informations figurant en couverture est toujours ordonnée de la même manière : en partie supérieure, le nom de l'auteur précède le titre alors que dans la partie inférieure, le logo est particulièrement visible. On parle souvent du « bleu Minuit » comme la couleur caractéristique de cette maison d'édition177. Pourtant, à part cette couleur, comme le souligne François Vignale178, les Éditions de Minuit se sont inspirées de Gallimard et de sa Nouvelle Revue française, fondée en 1909, qui a été l'un des exemples du renouveau littéraire en France. En fait, les Éditions de Minuit veulent encore, à l'heure actuelle, être une des grandes références de l'édition française. C'est pourquoi, il est tout à fait intéressant de voir que l'apparence de la couverture de ses livres, entre autres Made in China, est identique d'un format à l'autre, c'est-à-dire en version numérique ou bien sous format papier. Quant au livre papier, selon Claire Bertrand, technicienne aux Éditions de Minuit, il a été imprimé chez Normandie Impression à Alençon sur une rotative Timson92 en brochage avec une couture par cahiers de 32 pages. La couverture a été imprimée sur un offset blanc Z.R.C. de 250° et le papier utilisé pour les pages est de l'Alizé or (bouffant sans trace de bois) des Papeteries de Vizille, 80° (voir annexe 9). La typographie utilisée pour les pages est le Garamond Simoncini, une police dont tous les livres des Éditions de Minuit sont reconnaissables. Il s'agit d'une police de caractère serif qui fait partie des polices de la famille Garamond qui sont très lisibles sur

176 Camille Zammit, L'apparence du livre : l'art de l'identité visuelle dans l'édition littéraire française, Mémoire de Master 2 « Édition imprimée et électronique », Sous la direction de Jérôme Dupeyrat, Année 2013-2014, consulté [en ligne] le 10 mars 2018, p. 21, http://dante.univ-tlse2.fr/431/1/camille zammit 2014.pdf

177 Ibid.

178 Charlotte Pudlowski, « Pourquoi en France les couvertures de livres sont-elles si sobres ? », Slatefr, publié [en ligne] le 24 mars 2013, consulté [en ligne] le 5 mars 2018, http://www.slate.fr/story/69737/pourquoi-france-couvertures-livres-sobres

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papier. Par contre, les caractères sans serif ne sont pas des choix optimaux pour la lecture sur écran179, ce qui montre que les Éditions de Minuit ont privilégié cette police dans les versions numériques afin de garder ce qui fait leur identité visuelle au détriment d'une lisibilité adaptée aux supports numériques.

La découverte de la version numérique de Made in China sur l'écran d'un ordinateur à l'aide de Readium offre des fonctionnalités permettant au lecteur de pouvoir appréhender l'oeuvre aussi d'une tout autre manière. En effet, il suffit pour cela que le lecteur recourt à une barre d'icônes qui figure en haut de page à droite et que l'on peut utiliser à l'aide de la souris ou du clavier. Ces icônes sont de l'ordre de quatre, comme nous pouvons le voir dans la figure 11 :

Figure 11. Capture d'écran de la barre d'outils provenant de Made in China sous Readium.

 

La première icône à partir de la gauche permet d'accéder à la librairie de Readium.

La seconde, si le lecteur l'active, fait apparaître à gauche de l'écran la table des matières de Made in China où il peut cliquer sur des liens qui le renvoient par exemple vers la deuxième grande partie du livre intitulée The Honey Dress, comme le montre la figure 12, tout en sachant que dans le cas de Made in China, cette fonctionnalité n'est pas très utile, puisque nous ne trouvons que deux parties :

179 Jakob Nielsen, « Serif vs. Sans-Serif Fonts for RD Screens », Nielsen Norman Group, publié [en ligne] le 2 juillet 2012, consulté [en ligne] le 1er avril 2018, https://www.nngroup.com/articles/serif-vs-sans-serif-fonts-hd-screens/

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Figure 12. Capture d'écran de la Table des matières de Made in China sous Readium.

La troisième icône est particulièrement intéressante, car elle offre la possibilité de changer de nombreux paramètres ayant comme but d'améliorer le confort de lecture en fonction des besoins du lecteur. En effet, il suffit de cliquer sur celle-ci pour voir apparaître au milieu de l'écran l'encadré présentée dans la figure 13 :

Figure 13. Capture d'écran des fonctionnalités « Settings » de Made in China sous Readium.

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En fait, il est possible de changer la police de caractère de Garamond Simoncini, qui a été paramétrée par défaut. Comme nous pouvons le voir sur la figure 13, il y a la fonction « Font Face » qui offre au choix quatre polices différentes : celle par défaut que nous avons déjà cité, « l'Open Dyslexic » qui s'adapte à un public atteint de dyslexie, « l'Open sans » qui est appropriée pour la lecture sur écran et enfin « Noto Serif » qui est une police sans serif comme cette dernière et dont la différence principale réside dans le fait qu'elle ambitionne de couvrir un maximum de langages180, comme nous le voyons à l'aide de la figure 14 :

Polices de caractère au choix pour la lecture de Made in China avec Readium

 

Par défaut : Garamond
Simoncini

 

Open Dyslexic

 

Open sans

 

Noto Serif

Figure 14. Quatre captures d'écran provenant d'une phrase de la version numérique de Made in China qui reprend à chaque fois les quatre polices de caractère offertes sous Readium.

La figure 15 montre aussi une autre fonction, qui se trouve dans le menu « Settings », permettant de modifier l'apparence de la page en ajustant la couleur du fond de page et le contraste du texte avec celle-ci. En effet, il suffit de choisir une des six possibilités qui y figurent, pour voir l'apparence de l'oeuvre changée par rapport à sa version papier. En partant du haut vers le bas, il y a tout d'abord la version par défaut, qui est celle de l'auteur, puis une version « Black and White », où le fond de page est en blanc alors que la police figure en noir. Dans « Arabian Nights », le fond de page change en noir tandis que le texte est en blanc. « Sands of Dune » offre la possibilité de lire le texte en marron clair avec un fond de page couleur sable. Quant à l'option « Ballard Blues », elle permet

180 Stéphane, « Noto Sans », Une liseuse & des polices, publié [en ligne] le 4 septembre 2016, consulté [en ligne] le 2 avril 2018, https://poliseuse.wordpress.com/2016/09/04/noto-sans/

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de lire le texte avec une couleur bleue très clair, alors que le fond de page est d'un bleu bien plus foncé. « Vancouver Mist » offre l'inverse, c'est-à-dire un texte bleu foncé sur un fond bleu clair, comme nous pouvons le constater à l'aide du la figure 15. En fait, toutes ces possibilités proposées aux lecteurs dans la version numérique de Made in China sous Readium, bouleversent d'une certaine manière l'esthétique voulue par Jean-Philippe Toussaint et les Éditions de Minuit. De plus, en réglant la taille de la police avec l'option « Font Size », le lecteur change aussi la mise en page du texte.

Fonds de page et couleur du texte au choix pour la lecture de Made in China avec

Readium

 

Par défaut : version de l'auteur

 

Black and White

 

Arabian Nights

 

Sands of Dune

 

Ballard Blues

 

Vancouver Mist

Figure 15. Six captures d'écran provenant d'une phrase de la version numérique de Made in China qui reprend à chaque fois les six fonds de page et couleurs du texte offerts sous Readium.

Nous retrouvons, fondamentalement, les mêmes fonctionnalités sur l'iPad, la tablette d'Apple, sous le système d'exploitation iOS 10. En fait, des icônes sont placées dans un bandeau en haut de l'écran, dont la première, de gauche à droite, renvoie à la bibliothèque, la seconde au contenu, la troisième donne l'opportunité de modifier l'apparence du livre, la quatrième d'y faire une recherche et la cinquième permet d'ajouter des signets, comme le montre la figure 16 :

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Figure 16. Capture d'écran du menu en haut de page de Made in China en version numérique. Source : Site Internet d'Apple.fr http://help.apple.com/ipad/11/?lang=fr#/iPadd3c9dc47

En fait, l'iPad contient plus d'options que Readium pour modifier l'apparence du livre. En effet, cette tablette dispose de neuf polices de caractères différentes : celle d'origine, Athelas, Charter, Georgia, Iowan, Palatino, San Francisco, Seravek et Times New Roman. Quant aux couleurs des fonds de pages, elles sont au nombre de quatre : en blanc et couleur sable avec les caractères du texte en noir, mais aussi en gris et noir avec le texte qui apparait en blanc, comme nous pouvons le voir à l'aide de la figure 17 :

Figure 17. Capture d'écran du menu en haut de page de Made in China en version numérique. Source : Site Internet d'Apple.fr http://help.apple.com/ipad/11/?lang=fr#/iPadd3c9dc47

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L'iPad se distingue de Readium par rapport à trois fonctionnalités qui peuvent amener le lecteur à se comporter plus encore comme un utilisateur d'un contenu numérique. En

effet, lorsque le lecteur touche l'icône loupe, il lui est possible de chercher un ou

plusieurs mots dans le texte. De plus, la fonction marque page permet de créer

ou de supprimer des signets que l'on peut consulter pour par exemple reprendre une lecture interrompue. Cela nous amène à voir la dernière option qui donne une dimension toute particulière à la version d'Apple, car si le lecteur laisse son doigt appuyer durant quelques secondes sur un ou plusieurs mots, il voit à l'écran une nouvelle barre d'outils. Il peut ensuite activer, selon son envie, la commande « définition », qui renvoie à des informations disponibles sur Internet, par exemple sa définition dans un dictionnaire en ligne. Une commande permet aussi de surligner les parties choisies du texte et une autre de prendre des notes. Enfin, une dernière commande est conçue pour activer une recherche dans le livre, mais aussi sur le Web et Wikipédia. En fait, cela montre que la version de Made in China disponible sur iPad permet une lecture tout à fait comparable à celle de Readium, tout en apportant des fonctionnalités supplémentaires qui font du lecteur un utilisateur connecté, à condition que la tablette ait accès à Internet. D'une certaine manière, il peut donc s'échapper du cadre voulu par Jean-Philippe Toussaint, avec tout d'abord son livre papier, puis la version Readium, car avec l'iPad, il peut, à chaque mot du texte, naviguer sur la toile. En définitive, chaque mot est donc une fenêtre possible vers un monde qui échappe à l'univers de Toussaint.

b) La mise en page s'en voit bouleversée laissant place au jugement du lecteur

Jean-Philippe Toussaint accorde beaucoup d'importance à l'esthétique de la page dans ses oeuvres, comme il nous le révèle dans une vidéo intitulée « Le point-virgule »181. En effet, selon lui, la littérature recèle en elle-même une véritable dimension graphique. Il signale que lorsqu'il ouvre un de ses livres, il aime voir ses doubles pages où le texte prend la forme de rectangles. La version papier de Made in China n'échappe pas à cette règle. De plus, Toussaint se réfère à Samuel Beckett, qu'il admire tant, comme nous

181 Jean-Philippe Toussaint, « Le point-virgule », Session de travail de Jean-Philippe Toussaint avec ses traducteurs, Seneffe, août 2014, vidéo disponible sur YouTube, mise [en ligne] le 13 août 2014, consultée [en ligne] le 2 avril 2018, https://www.youtube.com/watch?v=JypCWK2Ezmk

l'avons vu dans la première partie, par rapport à cet aspect de la page en générale. En fait, il suffit de prendre deux doubles pages, l'une de Mallone meurt (1951) de Samuel Beckett et l'autre de Made in China pour voir l'influence qu'a ce dernier sur Toussaint, d'un point de vue graphique. Les pages de ces deux auteurs sont tout à fait similaires du point de vue de la dimension graphique dans l'espace de la page, comme le montre la figure 18 :

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Figure 18. Extraits pour les pages 13 e 14 de Made in China de Jean-Philippe Toussaint et pour les pages 8 et 9 de Mallone meurt (1951) de Samuel Beckett. Source

provenant du site Internet des Éditions de Minuit :

http://www.leseditionsdeminuit.fr/images/extrait_1500.pdf et
http://www.leseditionsdeminuit.fr/images/extrait livre 525.pdf

Jean-Philippe Toussaint évolue donc dans une certaine filiation concernant l'apparence de la page en générale. Étymologiquement, le mot « page », comme l'indique la Bibliothèque de nationale de France182, dérive de « pagina ». D'ailleurs, dans un article, Bianca Tangaro183 reprend les propos d'Anthony Grafton, selon lesquels, le terme « page » dérive du latin et plus précisément du verbe « pangere » qui signifie littéralement « planter ». Il indique que plus tard le terme « pagina » signifiait la colonne d'écriture

182 Site Internet de la Bibliothèque nationale de France, Exposition : L'aventure des écritures - La page, 2002, http://classes.bnf.fr/page/de/index.htm

183 Anthony Grafton, La page de l'Antiquité à l'ère du numérique - Histoire, usages, esthétiques, Éditeur Hazan, Paris, 2015 dans : Bianca Tangaro, De la page au flux: la conception du livre numérique, Article de DLIS Digital Libraries & Information Sciences, carnet de recherche collaboratif publié avec le soutien de l'Enssib, publié [en ligne] le 13 juin 2017, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018, https://dlis.hypotheses.org/1255

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dans laquelle le texte est « planté ». De plus, ce dernier terme était porteur d'un autre sens qui désignait en latin les rangées de pieds de vignes. Par la suite, « pagina » aurait encore évolué métaphoriquement afin d'indiquer les colonnes des livres où le flux désorganisé de la parole trouve un cadre structurant sur le papier. En fait, ces colonnes étaient tout d'abord celles du volumen, qui par la suite, ont subsisté dans le codex. D'ailleurs, ce terme est rentré dans les moeurs et les habitudes de lecture. Par contre, le même mot « pagina » a évolué dans sa signification jusqu'à aujourd'hui. Grafton indique que celui-ci désigne « le côté d'une feuille, et l'espace sur lequel on peut écrire ». Entre le IIème et le Vème siècle après J.-C., les auteurs de codex font de nouvelles expériences. Ils commencent à mettre le texte sur la page, non plus en colonnes mais en « blocs de texte ». Durant cette période, l'auteur est littéralement maître de la page d'un point de vue graphique et donc esthétique. Il est à noter que ce sont eux qui commencent à embellir leurs textes et à les modeler selon leurs envies. L'arrivée de l'impression en Europe à partir du XVème siècle après J.-C. intensifie plus encore cette volonté des auteurs de faire de la page l'espace privilégié de leur création du point de vue esthétique.184 Nous pouvons donc constater que Jean-Philippe Toussaint fait partie intégrante de toute une lignée d'auteurs qui ont voulu être maître de la page sans que le lecteur puisse avoir une quelconque influence en la matière.185

Pourtant comme nous allons le voir, les deux versions numériques de Made in China, à savoir celle disponible sur Readium à l'aide d'un ordinateur et l'autre sur une tablette iPad, d'Apple sous environnement iOs 10, changent d'une certaine manière la pratique de la lecture. En effet, ces deux supports numériques permettent aux lecteurs de découvrir, s'ils le veulent, le livre d'une façon différente par rapport à la version papier. En effet, les lecteurs peuvent choisir différents modes de pagination. Tout d'abord, avec Readium, il y a la pagination d'origine, identique à celle du livre papier sur deux colonnes, donc ce qu'a voulu l'auteur sur une double page. La deuxième option consiste à avoir le texte qui apparaît à l'écran d'un seul bloc, il n'y a plus de ligne de blanc verticale au milieu de

184 Ibid.

185 Jean-Philippe Toussaint, « Parenthèses et tirets », Session de travail de Jean-Philippe Toussaint avec ses traducteurs, Seneffe, août 2014, Vidéo [en ligne] sur YouTube depuis le 14 août 2014, consultée [en ligne] le 30 mars 2018, https://www.youtube.com/watch?v=0EXHylKYR7M

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l'écran. Une autre option est disponible dans le mode « Scroll mode » et donne la possibilité d'actionner la fonction « continuous » qui permet de découvrir le texte toujours de haut en bas revenant au même système qu'un livre sous forme de rouleau. D'ailleurs, la figure 19 montre les différentes options offertes par le logiciel de lecture Readium :

Figure 19. Menu sous Readium permettant au lecteur de changer la pagination de Made in China grâce à plusieurs options au choix.

La version numérique de Made in China disponible sur iPad apporte aussi à la dernière page de l'ouvrage de nouvelles fonctionnalités qui diffèrent complètement de celles de Readium. En effet, le lecteur est invité à donner son avis sur le livre en pouvant choisir le nombre d'étoiles qu'il lui confère allant d'un à cinq. De plus, à l'aide de l'option « Write a Review », il a l'opportunité de rédiger un avis, avec l'option « Share » et aussi partager son opinion à l'aide de courriel à ses amis, mettre ses impressions dans les fonctions « Rappels » et « Notes » de la tablette. Pour finir, il peut diffuser sur sa page Facebook des textes et des messages par rapport à Made in China. Sous ces fonctionnalités, le lecteur peut aussi découvrir notamment d'autres oeuvres de Jean-Philippe Toussaint. En fait, ces fonctionnalités changent la nature même de la lecture. Le lecteur de la version papier ou numérique sur Readium se laisse guider au fil du récit, tandis que le lecteur utilisant l'iPad a l'occasion d'être un utilisateur actif qui peut diffuser en quelques instants

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des avis sur Internet. Il devient donc un utilisateur qui peut se détacher du carcan naturel d'un livre et de son auteur.

c) Icône - une fenêtre renvoyant vers le monde numérique

Jean-Philippe Toussaint utilise, à la toute dernière page de la version papier de Made in China, une image ressemblant à un bouton de lecture, qui invite le lecteur à sortir du livre. En effet, nous y trouvons un rectangle noir arrondi par ses angles au milieu duquel il y a un triangle blanc indiquant la droite. Au-dessous de cette image, figure une adresse Internet honey.jptoussaint.com. Selon Jean-Philippe Toussaint, il a, tout d'abord, soumis à son éditeur, deux esquisses d'icônes « Play », dont il avait dessiné la première lui-même à l'encre de Chine et qu'il pensait plutôt utiliser, tandis que l'autre, plus classique, avait été réalisée par sa fille Anna. En fait, sa maison d'édition a retenu cette dernière dans les premières épreuves du livre et, après mûre réflexion, l'auteur a donc décidé d'opter pour celle faite par sa fille, notamment à cause de sa meilleure lisibilité (voir annexe 10). D'ailleurs, la figure 20 montre ces trois icônes qui ont fait partie du projet de Made in China à différentes étapes du processus de création jusqu'à l'aspect final de l'icône dans la version papier.

Figure 20. Les trois icônes « Play » pour Made in China. La première est faite par Jean-Philippe Toussaint et celle au milieu par la fille de l'auteur Anna. La dernière figure dans les versions papier du livre.

L'emploi des icônes est courant dans le monde numérique et les symboles repris par l'icône de Made in China contiennent des éléments familiers d'Internet. Par contre, il est plus surprenant de voir cette icône dans le contexte d'un codex, surtout quand les 187

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pages, qui précèdent l'icône, ont un aspect visuel très dépouillé, composé de rectangles de textes, comme nous l'avons précédemment vu. Cela rend donc le message de l'image très efficace. Selon Aurora Harley186, le but d'une icône est, avant tout, de transmettre une certaine signification tout en valorisant la marque de l'entreprise par le choix des couleurs et la conception graphique. Dans l'environnement numérique, les icônes représentent visuellement un objet, une action ou une idée. En fait, les utilisateurs interprètent leur signification sur la base de leurs expériences antérieures et, si la signification de l'icône n'est pas immédiatement claire pour les utilisateurs, elle devient inutile, voire même frustrante. Harley rappelle également qu'il y a très peu d'icônes universelles et leur emploi est rarement standardisé. C'est pourquoi il est conseillé de toujours attacher un texte alternatif à celles-ci dans le contexte digital.187 Quant à la version papier de Made in China, l'icône est associée à une adresse Internet qui indique que le lecteur est invité à visiter cette adresse. Dans l'environnement digital, il serait naturel de la présenter comme la balise alt, c'est-à-dire un texte alternatif qui apparaît lorsque la souris est pointée sur l'image. De plus, la dernière phrase du livre informe le lecteur du commencement du film.

Si nous analysons l'image présentée sur la dernière page du codex en termes peirciens, nous avons affaire à une sorte d'indice. En fait, dans sa théorie des signes, Charles S. Peirce188 explique que chaque signe est composé d'un representamen, donc d'un signe matériel qui renvoie à un objet et c'est grâce à un interprétant, une représentation mentale que la relation entre le representamen et l'objet s'effectue. Pour Peirce, penser et signifier sont deux aspects du même processus.189 Il distingue aussi trois manières différentes selon lesquelles le representamen peut renvoyer à son objet. En fait, celui-ci peut être une

186 Aurora Harley, « Icon Usability », Nielsen Norman Group, mis [en ligne] le 27 juillet 2014, consulté [en ligne] le 12 avril 2018, https://www.nngroup.com/articles/icon-usability/

187 Ibid.

188 Albert Atkin, « Peirce's Theory of Signs », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Édition Edward N. Zalta, 2013, consulté [en ligne] le 20 avril 2018, https://plato.stanford.edu/archives/sum2013/entries/peirce-semiotics/

189 Ibid.

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icône190 qui ressemble à son objet ou a un rapport d'analogie avec celui-ci. À titre d'exemple, une photo d'un objet est une icône, car elle est identique avec celui-ci. Si le representamen est un indice191, il a une relation cause-conséquence avec son objet, car il indique ou montre une partie de ce dernier. Un exemple typique pour décrire l'indice est celui de la fumée qui indique le feu. Il s'agit d'un élément qui en est une partie essentielle. Par contre, la relation du symbole à son objet est complètement arbitraire, car il n'a aucune ressemblance ou contiguïté avec l'objet qu'il représente. Comme son interprétant se base sur une convention, sa compréhension nécessite l'apprentissage de codes et de conventions. D'ailleurs, selon Roland Barthes, le dessin est un message codé. Il peut être visuellement très simple mais porter un message fort. Barthes se réfère aussi à Ferdinand de Saussure qui accordait beaucoup d'importance à ce fait sémiologique192. En, fait, dans l'image de Made in China, le rectangle noir peut être considéré comme un indice d'un film, car il ressemble à un grand ou petit écran sur lequel on peut en visionner. Quant au triangle blanc, il fait référence au bouton « Lecture » ou « Play » qu'on peut trouver dans toutes sortes d'appareils électroniques tels que les lecteurs vidéos ou CD. Au départ, ce signe a une relation symbolique avec l'objet auquel il renvoie, car il a été choisi arbitrairement, mais il a tellement été répandu dans notre société qui se veut de plus en plus technologique, surtout dans le contexte numérique, que nous avons appris à l'interpréter facilement. D'ailleurs, la société américaine YouTube, qui a dépassé le milliard d'heures de vidéos vues par jour sur Internet193, a utilisé ces mêmes signes dans son logo, ce qui prouve qu'il s'agit de signes universaux, au moins dans le monde

190 M. Bergman et S. Paavola, « «Icon». The Commens Dictionary: Peirce's Terms in His Own Words », New Edition, consulté [en ligne] le 20 avril 2018, http://www.commens.org/dictionary/term/icon

191 M. Bergman et S. Paavola, « «Index», The Commens Dictionary: Peirce's Terms in His Own Words », New Edition, consulté [en ligne] le 20 avril 2018, http://www.commens.org/dictionary/term/index

192 Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », Communications, 4, Recherches sémiologiques, 1964, consulté [en ligne] le 4 mars 2018, www.persee.fr/doc/comm_0588-8018 1964 num 4 1 1027

193 Roch Arène, « YouTube : plus d'un milliard d'heures de vidéos vues quotidiennement », CNET, mis [en ligne] le 28 février 2017, consulté [en ligne] le 22 avril 2018, http://www.cnetfrance.fr/news/youtube-plus-d-un-milliard-d-heures-de-videos-vues-quotidiennement-39849142.htm

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occidental. En effet, cette société a de nouveau modifié son logo en 2017194 de telle manière qu'il puisse être consultable sur l'ordinateur, la tablette ou bien encore le Smartphone. Le nouveau logo de cette entreprise américaine ressemble énormément à l'image qui a été insérée dans Made in China, comme le montre la figure 21. Pourtant selon Emmanuel Barthélemy des Éditions de Minuit, cette ressemblance est une coïncidence (voir annexe 8). Il est pourtant intéressant de savoir que depuis le 13 juin 2017, il est possible de voir ce film aussi sur YouTube.

Figure 21. Capture d'écran d'un des nouveaux logos monochromes de YouTube provenant du site Internet de cette société américaine. https://www.youtube.com/intl/fr/yt/about/brand-resources/#logos-icons-colors

En fait, il est à noter que cette image qui fait référence à un film se trouvant sur Internet n'est pas visible dans les versions numériques de Made in China disponibles sur Readium et l'iPad. Cela peut être vu comme un paradoxe : pourtant ce choix a été fait délibérément, comme nous allons le voir. En effet, mettre une icône « Play » aurait nécessité une certaine action du lecteur pour découvrir The Honey Dress et aurait gâché tout ce que voulait faire Jean-Philippe Toussaint.

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