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« Made in China » de Jean-Philippe Toussaint -- une oeuvre hybride à  la recherche de nouvelles formes littéraires


par Romain Pinoteau
Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 2 - Lettres modernes recherche 2018
  

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B. La présence d'une vidéo - expérience de lecture différente ?

L'originalité de Made in China, comme nous l'avons déjà vu, repose en grande partie sur le film The Honey Dress qui réside au coeur même de l'ouvrage, à la condition de

194 Etienne Froment, « Voici le nouveau logo de Youtube », Le Soir.be, mis [en ligne] le 30 août 2017, consulté [en ligne] le 20 avril 2018, http://geeko.lesoir.be/2017/08/30/voici-le-nouveau-logo-de-youtube/

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découvrir ce livre à l'aide d'un support numérique comme l'ordinateur avec Readium ou bien encore une tablette iPad. En fait, Jean-Philippe Toussaint crée une vraie surprise pour le lecteur à la fin du récit. Au lieu de décrire l'histoire de The Honey Dress sous forme de texte, surgit du livre de la musique, puis après le film que le lecteur est amené à découvrir. Le livre passe donc du texte à une oeuvre filmographique plongeant le lecteur dans une autre oeuvre tout en s'intégrant naturellement dans la continuité du récit de Made in China, puisque le livre et le film cultivent intrinsèquement la fibre esthétique propre à Jean-Philippe Toussaint. L'auteur arrive donc à associer des univers en apparence bien différents pour rendre la version numérique de Made in China insolite dans le paysage littéraire actuel, destiné au grand public. Cela nous amène donc à nous interroger, si la présence de la vidéo affecte l'expérience de lecture.

a) L'effet de surprise

Lors de la lecture pour la première fois de Made in China sur Readium ou sur iPad, le lecteur est pris par surprise quand il arrive aux deux dernières pages du livre. En effet, alors qu'il lit à la page 187 « Elle pourrait donc très bien partir de cet endroit, la musique-- » (p. 187), il entend la musique du film qui se déclenche automatiquement ce qui est exceptionnel dans un livre numérique, même si les vidéos sont très présentes sur Internet. En fait, si nous nous basons dans un contexte numérique, surtout sur Internet, le trafic vidéo représente 75 % des données qui y circulent195, quoiqu'elles se font plus rares dans les livres numériques. Leur rôle peut être aussi bien de divertir ou d'informer l'utilisateur. Si nous nous appuyons sur la bonne pratique concernant l'emploi des vidéos dans le contexte numérique, il y a quelques règles de base à respecter. D'après Amy Schade196, le principe est de toujours laisser les utilisateurs contrôler le contenu, car ils n'aiment pas être surpris par une vidéo ou un audio qui se met en marche sans leur consentement. De plus, il est toujours conseillé de former les liens d'une telle façon qu'ils indiquent le type de contenu auquel ils mènent. En règle générale, les utilisateurs devraient également

195 Cisco, The Zettabyte Era: Trends and Analysis, White Paper, juin 2017, consulté [en ligne] le 3 mars 2018, https://www.cisco.com/c/en/us/solutions/collateral/service-provider/visual-networking-index-vni/vni-hyperconnectivity-wp.pdf

196 Amy Schade, « Video Usability », Nielsen Norman Group, mis [en ligne] le 16 novembre 2014, consulté [en ligne] le 12 avril 2018, https://www.nngroup.com/articles/video-usability/

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pouvoir choisir de quel type de contenu ils veulent voir ou écouter. Amy Schade rappelle que dans le cas d'une vidéo qui se met en marche automatiquement, beaucoup d'utilisateurs ont tendance à l'arrêter (pause) ou la mettre en mode silencieux. De plus, l'administrateur d'un site Internet devrait aussi veiller que dans le cas où la vidéo se trouve sur un site hébergé par une tierce partie par exemple sur YouTube, on ne propose pas aux utilisateurs des contenus inappropriés. Tout cela étant dit, il faut constater que ces règles ne s'appliquent pas à une oeuvre d'art, comme un roman, mais c'est justement l'infraction de ces pratiques qui renforce l'effet de surprise de la vidéo dans Made in China.

De plus, le stratagème employé par Toussaint pour créer cet effet est à souligner, car il n'a pas recours à un hypermédia que l'on peut voir. En effet, ce lien, que l'on nomme « AutoPlay », n'est pas visible et n'apparaît pas à l'écran. En fait, c'est le lecteur qui le déclenche sans le savoir puisqu'il ne s'attend pas à voir ni à entendre quoi que ce soit à la fin de Made in China. De ce fait, l'auteur est toujours maître de sa propre oeuvre puisqu'il dirige le lecteur dans le sens où il veut que ce dernier aille. De cette manière, ce lien ne donne donc pas de choix au lecteur de continuer à naviguer sur Internet après le visionnage du film, car d'autres liens n'existent pas. Dans un premier temps, le lecteur voit donc le générique du début du film associé à de la musique. Durant plusieurs secondes, alors qu'il continue de lire les dernières phrases du récit décrivant la voix féminine de la musique (p. 187), le lecteur l'entend lui-même et la découvre donc à la fois en lisant et l'écoutant dans le même temps. Cette musique est donc tout d'abord, une sorte de transition entre le texte et le film que le lecteur voit quelques instants plus tard. Cette intermède dure 16 secondes pendant laquelle cette voix féminine se fait entendre d'une manière tout à fait répétitive pour mieux préparer le lecteur à ce qu'il verra. D'ailleurs, dans ce laps de temps, celui-ci passe de lecteur à spectateur. Il est particulièrement intéressant de voir les deux dernières pages à l'écran en mode « auto » sous Readium, car c'est la mise en page voulue par Toussaint. Nous voyons dans la figure 22 que le dernier paragraphe du livre est à gauche de l'écran tandis qu'à sa droite apparait le film The Honey Dress. Cela marque donc une continuité entre ces deux oeuvres puisqu'elles figurent côte à côte.

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Figure 22. Capture d'écran de la fin de Made in China sous Readium.

Durant ces 16 premières secondes de la vidéo, le lecteur est incité à porter son regard à la droite de l'écran où il voit défiler le titre du film en lettres blanches sur un fond noir en chinois et en anglais, ensuite « a film by Jean-Philippe Toussaint » et « produced by Chen Tong ». Cette transition marque donc le passage entre le récit textuel et le film. Jean-Philippe Toussaint passe donc d'un statut d'écrivain à celui de réalisateur, qui est aussi un véritable plasticien comme nous allons le voir.

b) L'interdiscursivité du récit avec le film

The Honey Dress apparaît sous les yeux du lecteur, ce qui entraîne chez lui une nouvelle expérience. Il peut donc voir que ce qu'a écrit Toussaint dans Made in China existe réellement dans ce film. En fait, il s'agit d'une interdiscursivité par rapport au récit, car la vidéo montre au lecteur certains événements mais aussi des personnages qu'il n'avait pu auparavant que s'imager. Cela contribue à donner au film The Honey Dress la fonction de renforcer l'effet réel du récit ou de l'infirmer. D'ailleurs, selon Jacques Aumont, l'image photographique, donc par voie de conséquence aussi le cinéma, est

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ontologiquement objective, à cause de l'automatisme de l'indicialité qu'elle produit, elle induit ce bénéfice psychologique appréciable d'être absolument crédible.197

Dans certaines scènes du film, Toussaint recourt à un procédé qui ressemble à une sorte de mise en abyme, car le film reproduit certains passages du récit sans les modifier.198 À titre d'exemple, les premières images du film montrent qu'il a été tourné de nuit dans une salle où l'on distingue la ville de Canton et rappelle pour le lecteur ce passage figurant dans le texte puisque c'est exactement la même ambiance qui se dégage du film :

« Je continuais de regarder la ville derrière la baie vitrée, voyant se composer et se décomposer de gigantesques enseignes lumineuses multicolores [...] qui semblaient s'effondrer sur elles-mêmes, avant de se reconstruire, par étapes, les couleurs, rouge, jaune, orange, rose, violet s'étageant, grimpant le long des bâtiments, pour former à nouveau des dessins stylisés et des idéogrammes dans la nuit » (pp. 92-93).

De plus, il y a trois personnages : un homme et deux femmes dont l'une est placée au centre de la pièce. En fait, nous comprenons de suite qu'il s'agit du mannequin, car elle répond parfaitement à la description qu'il fait d'elle dans le livre : « C'était une jeune femme blonde et élancée » (page 320). On la voit dans le film avec un chignon ce qui est aussi décrit dans le récit, cela est donc une preuve, dans ce cas, que le film est le reflet du récit, car dans le livre, Toussaint demande à l'actrice son avis sur la coiffure a adopté lors du film :

« Je me dis que je pourrais la mettre à contribution pour la coiffure, et je lui demandai ce qu'elle pensait de, je ne sais pas -- je levai la tête un instant vers le plafond pour réfléchir -- un chignon ---- » (page 321).

197 Jacques Aumont, « La puissance mimétique réalisme et vérité », dans De l'esthétique au présent, « Arts & Cinéma », De Boeck Supérieur, Louvain-la-Neuve, 1998, pp. 107-128, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018, https://www.cairn.info/de-l-esthetique-au-present--9782804128012-page-107.htm

198 Deborah Walker-Morrison, Le style cinématographique d'Alain Resnais, de Hiroshima mon amour (1959) aux Herbes folles (2009) : The film style of Alain Resnais, Hiroshima mon amour (1959) to Wild grass (2009), Lewiston: Edwin Mellen Press, 2012, pp. 92-95.

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Toussaint veut donc montrer la réalité qu'il a décrit avec beaucoup de précision dans Made in China. D'ailleurs, c'est ce qui se passe au début du film, car durant de longues minutes, la caméra, donc l'oeil de Toussaint, scrute à la fois la scène du film mais aussi en arrière-plan les lumières de la ville dans la nuit. Lors de la lecture du livre, il y a un passage où Jean-Philippe Toussaint décrit comment il voulait que soit la première image du film :

« Juste après le générique, on découvrirait en plan large l'actrice nue dans le décor, les bras levés, une maquilleuse à ses côtés, qui serait en train de lui poudrer le corps » (p. 404).

Pourtant, la première image de The Honey Dress ne correspond pas tout à fait à cette description. En effet, l'actrice n'a pas les bras levés mais le bras droit le long du corps tandis que le gauche est poudré par la maquilleuse, ce détail a son importance, car cela montre que The Honey Dress n'est pas nécessairement le reflet exact des intentions évoquées par l'auteur dans son livre. Nous constatons aussi que la caméra est fixe durant un peu moins d'une minute pour, en un instant, montrer l'actrice en plan rapproché jusqu'à l'épaule. En fait, le spectateur voit donc pour la première fois le visage de près d'une personne qui n'existait que dans son imaginaire. Toussaint par cette technique donne une dimension qui ne relève plus d'un simple témoignage sur l'apparence réelle de cette personne, il lui confère aussi, comme sur l'ensemble du film, une esthétique différente qui a rapport avec notre psychologie dont Toussaint n'a pas réellement d'emprise car le lecteur éprouve par nature les sentiments qu'il veut. En effet, selon Jacques Aumont la conception dominante du XXème siècle concernant l'art, c'est sa capacité d'avoir suscité des sentiments de tout ordre en nous. Cette vérité a donc une dimension où l'art parle véridiquement de nous-mêmes à l'aide des sentiments, des émotions, des goûts et des plaisirs.199 De plus, comme le révèle Toussaint, il montre que l'équipe, qui prépare le mannequin avec la structure lumineuse et le miel, est vêtue de blouse blanche, car il veut infuser une certaine esthétique très épurée. D'ailleurs, ceux qui font partie de cette équipe n'appliquent pas le miel à mains nues sur le corps de l'actrice. En fait, ils utilisent des pinceaux, peignant donc d'une manière à la fois bien réelle et

199 Jacques Aumont, « La puissance mimétique réalisme et vérité », dans De l'esthétique au présent, « Arts & Cinéma », De Boeck Supérieur, Louvain-la-Neuve, 1998, pp. 107-128, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018, https://www.cairn.info/de-l-esthetique-au-present--9782804128012-page-107.htm

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métaphorique la robe à même la peau. De plus, pour provoquer chez le spectateur un rapprochement quasi-physique avec le mannequin, la caméra tourne autour de cette femme qui passe en quelques minutes d'un être presque entièrement nue à une véritable oeuvre d'art. En fait, cette scène dégage une certaine distance, car le visage de l'actrice est parfaitement stoïque, comme si nous étions devant une statue grecque. Il s'y dégage une atmosphère intemporelle au beau milieu d'une grande ville chinoise d'aujourd'hui.

Il y a aussi un élément particulièrement important que nous pouvons voir dans le film de Jean-Philippe Toussaint qu'il a omis de nous informer dans le récit de Made in China. Il nous y indique simplement qu'il a distribué les derniers rôles pour son film sans plus de précision. En fait, lors de la projection de The Honey Dress, le lecteur ne peut pas savoir que l'un de ces acteurs occupe une place primordiale dans Made in China, s'il ne l'a jamais vu auparavant. En effet, l'un des acteurs vêtu d'une blouse blanche, qui prépare durant de longues minutes le miel, n'est autre que Chen Tong lui-même. Il s'agit d'un procédé métaleptique couramment utilisé dans les films selon lequel une personne bien réelle apparaît dans un monde fictionnel ou incarne son propre rôle comme Julia Roberts qui joue le rôle de Julia Roberts dans le film The Player (1991) de Robert Altmann.200 Cet « oubli » de Jean-Philippe Toussaint, qui n'en n'est sans doute pas vraiment un, montre toute la finesse de cet auteur, qui en s'attachant à mettre dans sa création filmographique une personne qui compte tant dans son livre, fait que ceci renforce plus encore les liens qui unissent le récit de Made in China et son oeuvre filmographique. Sans le savoir, le lecteur est donc amené à découvrir, même inconsciemment, Chen Tong, tel qu'il est dans la vie réelle. Bien sûr, Jean-Philippe Toussaint l'a décrit dans son livre, notamment quand il parle de son apparence physique, lorsque l'auteur arrive en Chine et que Chen Tong l'accueille à l'aéroport :

« Il se tenait immobile, les mains derrière le dos, le regard attentif, il se dégageait de sa personnalité un sentiment d'assurance et de calme. [...] son visage était resté impassible, grave, placide » (p. 9).

200 Gérard Genette, Figures III, « Poétique », Édition du Seuil, Paris, 1972, pp. 71-80.

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En fait, c'est tout à fait la même impression que Chen Tong donne dans le film : il semble particulièrement appliqué et se montre très concentré sur ce qu'il fait. D'ailleurs, lorsque nous le regardons attentivement, sa personne dégage une grande sérénité comme s'il était un vrai scientifique. De plus, Jean-Philippe Toussaint ne fait pas de Chen Tong un personnage principal à première vue dans le film, puisque ce dernier est filmé de côté, comme si l'auteur avait voulu le laisser, d'une certaine manière à sa place, c'est-à-dire une personne qui n'est jamais au-devant de la scène mais dont le rôle est très important dans la création artistique. Si le lecteur a lu par exemple l'un des articles sur la promotion de Made in China, comme celui d'Isabelle Dominati-Muller201, il a vu une photographie avec plusieurs personnes asiatiques sans pour autant savoir qui ils sont, puisque dans cet article, il n'y a aucune légende par rapport à ce cliché. Pourtant, au beau milieu de cette photographie, il y a bel et bien Chen Tong. En effet, lorsque nous y regardons de plus près, c'est la même personne qui est, comme nous l'avons déjà souligné avec la figure 5, dans le journal de Made in China que Jean-Philippe Toussaint a publié dans Twitter et Facebook. Lors du visionnage de The Honey Dress, le lecteur qui est devenu spectateur est confronté donc à une révélation puisqu'il se rend compte qu'il a sous les yeux un des personnages phares du roman de Toussaint. Chen Tong, qui n'est fait que de mots dans le récit de Made in China, prend donc une dimension réelle dans l'esprit du lecteur. De ce fait, le lecteur a l'occasion d'observer une personne qui était jusqu'alors un être en partie imaginaire. Voici la figure 23 montrant Chen Tong de trois manières différentes :

201 Isabelle Dominati-Muller, « Made in China », In Corsica, numéro 29, octobre 2017, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018,

http://www.jptoussaint.com/documents/8/81/In_Corsica_Toussaint_.pdf

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Figure 23. De gauche à droite, une image artistique de Chen Tong provenant du journal de Made in China publié sur Twitter et Facebook, suivie de la photographie de l'article d'Isabelle Dominati-Muller du Magazine mensuel In Corsica et une capture d'écran où l'on voit Chen Tong, tel qu'il apparaît dans le film.

De cette manière, il a créé deux oeuvres qui sont similaires, non pas du point de vue du format, mais de l'esthétique, de cette atmosphère commune qui se dégage à la lecture de Made in China et lorsque l'on regarde The Honey Dress. On y distingue donc l'approche de Toussaint qui se veut infinitésimal, comme il l'affirme dans un entretien de 2007 réalisé par Laurent Demoulin202 : l'art du détail pour mieux révéler une narration commune entre le livre et le film. L'intertextualité entre deux oeuvres en soi n'est pas exceptionnelle, car nous trouvons beaucoup de métaréférences dans des films et mêmes des oeuvres entières qui ont été adaptées au cinéma. Ce qui est pourtant exceptionnel dans Made in China, c'est que les deux oeuvres forment un tout, il est donc particulièrement facile de les comparer.

c) The Honey Dress - une oeuvre qui prolonge le récit

L'intrusion du cinéma est donc flagrante dans Made in China, comme nous l'avons déjà signalé. Cela est l'occasion pour Toussaint de montrer une certaine égalité entre son

202 Laurent Demoulin, « Pour un roman infinitésimaliste », Entretien réalisé à Bruxelles, le 13 mars 2007, consulté [en ligne] le 18 décembre 2017, http://www.jptoussaint.com/documents/e/ec/Entretien_sur_L'Appareil-photo_(2007).pdf

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travail d'écrivain et de réalisateur de film. D'ailleurs, Toussaint exprime son avis dans un entretien en 2002 avec Jean-Louis Tallon203 en disant que ses films sont en marge du cinéma francophone. Il déplore que son travail de cinéaste ne soit pas aussi reconnu que celui d'écrivain. Dans un autre entretien en 2005 réalisé par Alain (Georges) Leduc 204, Toussaint dit qu'il est plus intéressé dans le domaine de la photographie par le numérique que l'argentique, il est donc, par conséquent, plus attiré par la couleur. En fait, la dernière phrase de Made in China se termine par une transition qui s'apparente aussi à une conclusion, comme nous l'avons déjà vu. Pourtant, nous constatons que cet ensemble forme un tout, une oeuvre donc à la fois littéraire et cinématographique. Tout d'abord, il est à noter que Toussaint affirme dans Made in China que la création d'un film en studio ou d'un livre est similaire : « Il s'agit de nouveau de tout créer à partir de rien, les quatre murs vides du studio sont la page blanche qui nous attend » (p. 178). Nous nous apercevons donc que l'auteur conçoit de la même manière le processus de création d'une oeuvre littéraire et celui d'un film. Il ajoute que filmer en Chine est unique puisqu'il est possible que l'effervescence du monde extérieur s'invite en plein tournage. D'ailleurs, cela rejoint l'analyse de Gianfranco Rubino, concernant Jean-Philippe Toussaint et le cinéma, en affirmant que son cinéma relève de la même technique et de la même vision du monde qui caractérisent ses romans.205

À partir du moment où Toussaint décrit la scène où Chen Tong lit le scénario de The Honey Dress dans son livre (p. 91) jusqu'à ce qu'il évoque le moment où l'actrice est dans les coulisses, concentrée juste avant que le tournage commence (pp. 184-185), il y a diverses situations qui montrent le processus de création et la mise en place avant le tournage du film. En fait, le film commence alors que le mannequin et toute une équipe sont en plein préparatif avant le défilé. Toussaint y montre trois étapes primordiales, c'est-à-dire les préparatifs du mannequin, l'application du miel sur son corps, et pour finir, le

203 Jean-Louis Tallon, « Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », HorsPress Webzine culturel, Bruxelles, 2002, consulté [en ligne] le 2 janvier 2018, http://erato.pagesperso-orange.fr/horspress/toussaint.htm

204 Alain (Georges) Leduc, « Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », Midi-Pyrénées patrimoine, n° 5, Toulouse, 2005, pp. 10-13, consulté [en ligne] le 2 novembre 2017, http://www.fabula.org/actualites/entretien-avec-jean-philippe-toussaint 13425.php

205 Gianfranco RUBINO, « Le cinéma de Toussaint », Roman, n° 42, 2006, pp. 161-169, DOI 10.3917/r2050.042.016

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défilé à proprement dit. Le défilé commence avec le mannequin qui porte la robe de miel brillante de toute part dans le noir. En fait, au moment où le mannequin commence à se placer, l'on entend brièvement une voix féminine qui parle en chinois. C'est, d'ailleurs, une des seules scènes où l'on peut distinguer des voix, puisque le reste du temps, il n'y a que des bruits et de la musique par intermittence. En fait, pour revenir à cette première voix, nous comprenons instinctivement que cette femme vient juste de prévenir le public que le défilé commencera. Ensuite, un apiculteur se dirige vers elle avec en gros plan des centaines d'abeilles faisant énormément de bruit. L'apiculteur disparaît du champ de la caméra, tandis que le mannequin continue à marcher dans un long couloir obscur pour déboucher sur une salle où apparaît un public enthousiaste. Pourtant, dès que l'actrice commence à se retourner sur elle-même tout en continuant de marcher sur le même chemin, un drame se produit. En effet, elle tombe à terre brusquement et deux vigiles surgissent sans que l'on sache ce qu'elle a. En fait, dès que ces deux hommes retirent leurs chapeaux pour l'aider et que l'on voit sur le corps de l'actrice des abeilles, on comprend que celles-ci sont en train de l'attaquer. Le côté dramatique de la scène est amplifié par une musique qui se mélange avec le bruit du public et des abeilles, avec une caméra qui redevient mouvante et rend cet instant plus chaotique encore.

Tout à coup, un homme en tenu d'apiculteur arrive à la rescousse s'aidant d'un enfumoir. Malgré cela, nous voyons ces trois hommes qui se démènent autour du mannequin qui ne bouge presque plus et les abeilles qui se font toujours entendre. À partir des toutes dernières secondes du film, ce son disparaît et on n'entend plus que celui de l'enfumoir pour de nouveau distinguer la musique de The Honey Dress. Au même instant, l'image se fait de plus en plus floue à cause de la fumée, c'est de cette manière que se termine le film avec le générique de fin qui apparaît. D'ailleurs, celui qui est à la fois lecteur et spectateur avec l'oeuvre numérique de Made in China, peut y lire le nom bel et bien réel de l'actrice, Olga Leelo et mettre par la même un nom sur ce personnage que Toussaint parle dans son livre sans jamais la nommer, comme s'il voulait que cette personne relève d'une sorte de mannequin universel. En cela, son film donne une information prépondérante pour le lecteur puisqu'il sait maintenant que cette personne vient d'Ukraine ou tout du moins qu'elle est originaire d'un pays slave compte tenu de son physique et de son nom. Il ne peut donc plus s'imaginer que celle-ci aurait tel ou tel nom selon sa fantaisie, c'est en cela que The Honey Dress a valeur de vérité.

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The Honey Dress a été réalisé par Jean-Philippe Toussaint à Canton en 2015, comme nous le signale Sylvie Bourmeau dans un de ses article206. De plus, nous y apprenons que pour Toussaint dès l'instant où le mot « tournage » a retenti, les choses se sont mis en place dans son esprit bien qu'il a fallu auparavant beaucoup de préparations. En fait, nous pouvons voir que son film respecte un scénario très bien établi, car il y a un début avec les préparatifs du mannequin, suivi d'un milieu, c'est-à-dire le défilé, un moment de gloire qui bascule dans un final particulièrement dramatique avec l'attaque des abeilles. Ce fantasme de Toussaint, afin de créer réellement une robe en miel ne s'est donc pas limité à celle-ci, il l'a parfaitement scénarisé. Bien sûr, il laisse en apparence le hasard surgir comme lorsque le bruit de la ville se fait entendre, mais il contrôle en fait complètement son oeuvre jusqu'à sa fin où le spectateur est de nouveau comme dans le livre confronté à lui-même. En effet, Toussaint ne montre pas ce qu'est devenu le mannequin : est-elle morte ou en vie ?, que deviennent les abeilles ? En fait, Toussaint laisse une fin tout à fait ouverte où le film se fait opaque sur une fumée de plus en plus présente comme métaphoriquement les blancs que Toussaint laisse dans Made in China qui sont des espaces où l'imaginaire du lecteur est libre. De plus, il y a une grande différence lorsque nous analysons ce film avec le livre, car dans l'oeuvre cinématographique, le spectateur semble voir sous ses yeux une histoire qui se déroule dans l'instant de son visionnage, alors qu'en fait, le film a été créé en 2015, deux ans avant la publication de Made in China au format livre et numérique. C'est encore l'un des nombreux paradoxes de Toussaint d'être arrivé à former Made in China au format numérique, tout d'abord avec un texte qui n'a vu le jour pour le grand public que l'année dernière, alors qu'il met à la fin de ce récit un film qui est le prolongement du livre tandis même que celui-ci est plus ancien dans sa réalisation.

C. Vers de nouvelles formes littéraires ?

Jean-Philippe Toussaint est un auteur qui se revendique comme un écrivain voulant apporter sa propre réflexion sur la littérature. Made in China en est le parfait exemple,

206 Sylvie Bourmeau, « La Robe de Marie », Grazia, publié le 24 juillet 2015, consulté [en ligne] le 3 janvier 2018, http://www.jptoussaint.com/documents/9/9e/GRAZIA.pdf

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puisque nous y trouvons une oeuvre difficilement classable. Dans un cadre purement littéraire, l'auteur arrive à mélanger réalité et fiction avec une grande cohérence. C'est en cela que ce livre est dans la même lignée que les Nouveaux romanciers. Pourtant, Toussaint parvient à créer une oeuvre qui ne se limite pas au seul champ littéraire. Il y montre aussi une certaine évolution entre la littérature et le numérique qui rend donc possible de faire un objet littéraire insolite.

a) Made in China repose sur la conception « classique » du livre papier

Jean-Philippe Toussaint continue avec Made in China sa carrière littéraire, de par son style, dans la même veine que ses précédents livres. En effet, selon Éric Allard207, depuis la Salle de Bain (1985), Toussaint a su créer une tonalité unique dans le paysage de la littérature francophone, notamment dans la manière d'arriver à faire que le lecteur s'identifie au narrateur. Sa façon de laisser paraître une certaine part de hasard et de porter une grande attention jusqu'aux plus petits détails, une vision presque clinique, contribuent à construire tout un univers propre à Toussaint. De plus, le caractère hybride de son texte renforce cette idée de singularité, car Made in China est à la fois un roman, un essai mais aussi un journal. Pourtant, il n'est pas étonnant que la version numérique de Made in China, mis à part la dernière page, est une copie à l'identique de sa version papier. Selon Nolwenn Tréhondart208, la plupart des livres numériques en 2014 étaient en fait des livres « homothétiques », c'est-à-dire des copies conformes à leurs alter-égos nommés « codex ». En fait, si nous regardons la politique de fabrication de la majorité des éditeurs, nous constatons qu'ils sont particulièrement frileux sur le sujet, préférant ne rien remettre en cause, afin de ne pas prendre le risque de perdre leurs identités. Pourtant, cela a une

207 Éric Allard, « Made in China de Jean-Philippe Toussaint », Blog littéraire d'Éric Allard, publié [en ligne] le 4 février 2018, consulté [en ligne] le 2 avril 2018, http://lesbellesphrases.skynetblogs.be/archive/2018/02/04/made-in-china-de-jean-philippe-toussaint-8801195.html

208 Nolwenn Tréhondart, « Le livre numérique « augmenté » au regard du livre imprimé : positions d'acteurs et modélisations de pratiques », Les Enjeux de l'information et de la communication, 2014/2 (n° 15/2), p. 23, consulté [en ligne] le 2 décembre 2017. https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2014-2-page-23.htm

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incidence certaine par rapport aux livres numériques. Dès 2000, Jean Clément209 donnait un avis particulièrement tranché par rapport au livre homothétique. D'après lui, en voulant mimer le livre, un livre numérique qui dans son ensemble est détaché du réseau, n'offre en définitive que peu d'avantages par rapport au livre traditionnel, il le dégrade même. En fait, cela montre que le livre numérique est, la plupart du temps, considéré comme une simple version digitale d'un livre sous format codex, comme le suggérait Loan Reitz210 en 2004. D'ailleurs, un travail de recherche important pour comprendre cette phase de tiraillement entre l'héritage du codex et la recherche de nouvelles formes sémiotiques a été publié en 2008 par Magda Vassiliou et Jennifer Rowley211. En fait, elles ont élaboré une taxonomie des termes et des concepts clés les plus couramment employés pour définir l'e-book. Sur un corpus de 37 définitions, elles montrent que l'analogie avec le livre imprimé revient régulièrement avec 31 mentions. Il est à noter que cette vision du livre numérique semble être toujours la dominante en 2018, puisqu'un acteur important de l'édition littéraire en France a fait sensation lors d'une de ses déclarations dans les médias. En effet, selon Arnaud Nourry212, le président directeur général de la maison d'édition Hachette Livres, qui regroupe 150 filiales de par le monde avec plus de 17 000 titres et qui est parmi les cinq plus grands acteurs anglophones et domine le marché francophone, l'e-book est un produit complètement stupide. En effet, il a constaté que l'e-book n'est que l'impression numérique d'un livre, n'ayant aucune valeur ajoutée par rapport au codex. Cette déclaration est particulièrement révélatrice de notre époque, car pour l'un des hommes les plus influents dans le monde de l'édition, le livre numérique représente, pour l'instant, un échec dans la mesure où les acteurs du secteur se contentent de l'utiliser comme une simple copie du livre traditionnel. À cet égard, le récit de Made

209 Jean Clément, « Le ebook est-il le futur du livre ? », Les savoirs déroutés, Lyon, janvier 2000, coédité par l'association Doc Forum et les Presses de l'Enssib, p. 17, consulté [en ligne] le 2 avril 2018, http://www2.cndp.fr/archivage/valid/14336/14336-2425-2553.pdf

210 Loan Reitz, Dictionary for Library and Information Science, Westport CT : Libraries Unlimited, 2004, consulté [en ligne] le 12 février 2018, http://www.abc-clio.com/ODLIS/odlis e.aspx#electronicbook

211 Magda Vassiliou & Jennifer Rowley, « Progressing the Definition of E-Book », Library Hi Tech, vol. 26, n° 3, 2008, pp. 355-368.

212 Raphaël Dahl, « Selon Arnaud Nourry, PDG d'Hachette, « l'ebook est un produit stupide » », Lettres numériques, publié [en ligne] le 2 mars 2018, consulté [en ligne] le 17 mars 2018, http://www.lettresnumeriques.be/2018/03/02/selon-arnaud-nourry-pdg-dhachette-lebook-est-un-produit-stupide/

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in China en version numérique n'a rien de révolutionnaire allant de sa page de garde jusqu'à son avant dernière page.

Bien sûr, les Éditions de Minuit ne sont pas seules responsables d'avoir produit une simple copie numérisée du récit de Made in China, Jean-Philippe Toussaint l'a aussi voulu. En effet, il affirme, à l'aide d'une anecdote que lui aurait raconté Chen Tong lors d'un entretien dans Le Soir213 avec Giovanna di Rosario, chercheuse sur la littérature et la rhétorique numérique, que les arts plastiques changent très rapidement de forme, de matière, de taille et de couleur, tandis que dans l'évolution de la littérature, les changements possibles sont beaucoup plus limités. Il ajoute qu'il est très curieux de nature, sans pour autant agir dans la précipitation. Il ne faut pas oublier que Jean-Philippe Toussaint se définit comme un écrivain de recherche qui ne s'inscrit pas dans une rupture profonde par rapport à ses prédécesseurs des Éditions de Minuit, comme Alain Robbe-Grillet pour n'en citer qu'un. D'ailleurs, pour Toussaint sa démarche se situe toujours dans le cadre littéraire. De plus, il souligne qu'à l'origine, il avait voulu mettre une image, celle du mannequin, avec l'icône au centre, à la fin de la version papier de Made in China. Pourtant, après réflexion, il ne laissa que l'icône, car selon lui, le fait d'y mettre cette photo aurait fait sortir son livre du champ purement littéraire. À son avis, la grande force de la littérature réside dans le fait que le lecteur est contraint de se créer une image mentale lors de la découverte d'un texte. En fait, pour mieux comprendre la situation actuelle du livre numérique, il faut s'interroger sur les attentes et les désirs des écrivains. Jean-Philippe Toussaint donne son avis sur la question, en faisant remarquer que les éditeurs reconnus et les écrivains de la rentrée littéraire en 2017, sont très peu curieux par rapport au numérique. Il ajoute qu'il est tout à fait symptomatique que les deux prix Nobel français de littérature, Le Clézio et Modiano, ne s'intéressent pas du tout à cet aspect, en précisant que la tendance dominante est encore, pour longtemps, le livre papier.214

213 Jean-Claude Vantroyen, « La Littérature numérique doit créer de nouvelles formes », Le Soir, Bruxelles, publié le 31 octobre et 1er novembre 2017, consulté [en ligne] le 30 janvier 2018, https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-arec/actus-internes/LeSoir_LectureNumerique02.pdf https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-arec/actus-internes/LeSoir LectureNumerique01.pdf

214 Ibid.

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b) Une oeuvre hybride

La version numérique de Made in China se distingue par rapport à l'ensemble du catalogue disponible en ligne des Éditions de Minuit. En effet, nous pouvons constater que sur leur site Internet, les versions numériques disponibles sont des livres homothétiques, à une seule exception, celle de Made in China. Selon Emmanuel Barthélemy, responsable du numérique dans cette maison d'édition, la décision de publier des livres numériques remonte à 2010 comme chez la plupart des éditeurs en générale. Les Éditions de Minuit publient les premiers titres en version numérique à partir des nouveautés de septembre 2011. Dès lors, tous leurs nouveaux livres paraissent à la fois en version papier et numérique, à l'exception de deux ou trois titres en sciences humaines pour des raisons de droits sur des éléments se trouvant dans ces ouvrages (voir annexe 7). D'ailleurs, cette maison d'édition s'efforce aujourd'hui encore de numériser les titres qui ne le sont toujours pas. Nous pouvons donc constater que cette volonté d'avoir des oeuvres numériques que le lecteur peut acheter en ligne s'inscrit dans une évolution générale des maisons d'éditions littéraires reconnues.

En fait, la genèse, comme nous l'avons déjà indiqué, de mettre de la musique dans un livre qui a conduit à insérer carrément un film, revient entièrement à Jean-Philippe Toussaint. D'ailleurs, Toussaint215 explique que la dernière page de Made in China a été, pour lui, un long cheminement. Il ne faut pas oublier aussi qu'à partir du moment où il a pris cette décision, Toussaint a dû composer avec des impératifs techniques dont il ne maîtrisait pas tous les tenants et aboutissants. De ce fait, il s'en est remis à des spécialistes du numérique qui ont été confrontés à des problèmes inattendus. De plus, Toussaint216 rappelle que la difficulté majeure dans la conception d'un livre numérique, c'est-à-dire un livre avec une réelle ampleur littéraire associé à des films et de la musique, est qu'il nécessite un certain budget, car sa production est tout à fait similaire au cinéma.

215 Ibid.

216 Ibid.

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Il faut aussi voir Jean-Philippe Toussaint dans toute sa dimension artistique afin de mieux appréhender Made in China. En effet, le côté hybride de cette oeuvre, comme nous l'avons déjà vu, montre que Toussaint est bien un écrivain de notre temps, mais aussi un artiste qui aime explorer d'autres domaines. D'ailleurs, selon Emmanuel Molinet217, la question de l'hybride est tout à fait centrale dans l'art contemporain par des contributions et des approches qui englobent d'autres disciplines comme la littérature, la musique et le cinéma expérimental. En fait, ce qui caractérise l'oeuvre hybride est cette volonté de vouloir décloisonner les genres en intégrant en partie des notions comme le multimédia et le mixed média. En fait, ces nouveaux outils qui s'ajoutent à l'aspect littéraire d'un livre apparaissent comme des présupposés d'une nouvelle esthétique. Emmanuel Molinet ajoute qu'à partir des années 1990, cette culture hybride s'est faite de plus en plus présente grâce à l'hypertechnologie et au numérique. Du point de vue artistique, de nouvelles préoccupations s'imposent à cette époque, induisant une approche qui se joue sur d'autres perspectives qui relèvent du quotidien, de l'infime mais aussi de l'errance. Tout cela rejoint parfaitement l'une des grandes forces de Jean-Philippe Toussaint, c'est-à-dire être un écrivain en phase avec son temps. En effet, il n'entrevoit les possibilités du numérique que par rapport à une conception de la littérature classique mais pour autant, il n'hésite pas à casser les codes de cette même littérature en créant une oeuvre à la frontière de la littérature, de la musique et du film expérimental. De plus, Toussaint publie Made in China dans une maison d'édition reconnue après avoir convaincu Irène Lindon. De cette manière, il parvient aussi à prouver qu'il est un véritable artiste d'art contemporain, tout en montrant le sérieux mais aussi la réussite de sa démarche dans le domaine de la littérature. De plus, nous remarquons qu'une seule vision se dégage du récit de Made in China et du film, c'est celle de Toussaint. Le changement du média employé donc par l'auteur, c'est-à-dire le passage entre la forme textuelle du récit et le prolongement de celui sous un format vidéo apporte une perspective différente à l'histoire. Selon José Angel Carcía Landa 218, la narration de ce qui a été déjà narré par un autre narrateur peut s'apparenter à un effet de style qui repose sur la technique de la répétition. L'ajout de The

217 MOLINET Emmanuel, « La problématique de l'hybride dans l'art actuel, une identité complexe », Le Portique, 2013, mis [en ligne] le 1er juillet 2015, consulté [en ligne] le 6 mai 2018, http://journals.openedition.org/leportique/2647

218 José Angel García Landa and John Pier De Gruyter, Theorizing Narrativity, Inc., ProQuest Ebook Central, 2011, consulté [en ligne] le 5 janvier 2018. https://ebookcentral-proquest-com.libproxy.helsinki.fi/lib/helsinki-ebooks/detail.action?docID=3040979

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Honey Dress au coeur même du livre numérique de Made in China introduit la possibilité d'une rupture dans la narration linéaire de l'histoire de Toussaint reposant sur les préparatifs du film et de sa projection. En principe, il est donc tout à fait réaliste de pouvoir imaginer qu'une personne qui achète le livre papier, puisse commencer la lecture de Made in China en regardant en premier lieu la vidéo disponible en ligne, ce qui donnerait tout un autre aspect au texte. En effet, le lecteur passerait à celui d'être surpris (volonté originelle de l'auteur) à une personne qui vérifie que ce qu'il a auparavant vu ressort bien du récit. De plus, le visionnage de la vidéo peut donner envie de relire quelques parties de texte ce qui donne une certaine forme elliptique et non-linéaire au récit. Même si une personne découvre ce livre en version numérique comme voulu par l'auteur, le lecteur sera sans doute amené à le relire afin de mieux encore comprendre les différentes dimensions de Made in China et en cela de faire de ce livre, une sorte de cercle narratif où le début du récit et la fin du film peuvent se joindre dans son imaginaire.

c) Toussaint utilise avec parcimonie les possibilités du numérique

Bien que Made in China soit un livre numérique unique dans son genre, il n'en demeure pas moins que Toussaint a utilisé une infime partie des possibilités offertes par les divers types de livre numérique existants. En effet, leur gamme est variée, il y a, les livres « homothétiques », de simple copie du livre papier, dont nous avons déjà parlé mais aussi, selon Arnaud Laborderie219 une autre catégorie de livre numérique qui est apparue aux États-Unis en 2011 appelée livre numérique « enrichi » ou « augmenté ». C'est une évolution considérable dans l'univers du livre numérique puisqu'avec ce nouveau type de format, il est dorénavant possible d'ajouter des contenus et médias autres que du texte. Un livre paru en 2011 fait figure de pionnier en la matière pour le marché français de l'édition. En effet, l'éditeur Albin Michel publie De Gaulle et les Français libres d'Eric Branca, disponible sur tablette iPad et ordinateur, dans lequel nous trouvons des modules vidéos qui sont des enrichissements exceptionnels par rapport à la version papier en

219 Arnaud Laborderie, « Le livre numérique enrichi : enjeux et pratiques de remédiatisation. », HAL, Lille, 2015, consulté [en ligne] le 5 avril 2018, https://hal-bnf.archives-ouvertes.fr/hal-01185820/document

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général.220 D'ailleurs, une définition du livre numérique enrichi, donnée par Bernard Prost221 en 2013, correspond parfaitement à la version numérique de Made in China. En effet, Prost définit le livre enrichi (ou augmenté) comme étant une prolongation naturelle du livre homothétique. Ce type de livre numérique permet de profiter des possibilités mises à disposition par le monde numérique et de découvrir de nouvelles voies de création grâce à la dématérialisation, le multimédia ainsi que l'Internet. Il ajoute que ce qui semble la ligne la plus intuitive afin d'enrichir le livre est d'introduire un ou des contenus qui s'additionnent ou s'ajoutent par rapport au livre papier. En fait, le numérique permet aussi à l'auteur de ne plus se voir limiter par un volume de pages prédéfini, il peut ainsi en mettre à sa guise autant qu'il veut sans être contraint par des aspects techniques. De plus, et c'est là le point primordial, l'auteur peut incorporer dans son oeuvre des médias temporels comme la vidéo ou le son au sein même du texte alors que dans l'univers du papier, il n'y a qu'une seule possibilité de mettre à disposition des supports optiques comme le CD ou le DVD ou bien encore l'indication de liens Internet à l'intérieur du texte. C'est, d'ailleurs, l'option qu'a choisie Jean-Philippe Toussaint pour Made in China dans sa version papier.

Nous nous rendons compte que Made in China en version numérique n'a rien de révolutionnaire lorsque nous voyons les possibilités offertes en ligne par des livres électroniques comme sur les trois sites Electronic Literature Collection222, mis à disposition gratuitement par l'association Electronic Literature Organization. Jean-Philippe Toussaint a utilisé d'une manière prudente et timide divers moyens, comme le recours à un hypermédia et à un lien. En effet, il existe des auteurs qui exploitent bien plus le numérique comme le prouvent les oeuvres disponibles gratuitement sur les trois sites précédemment cités. Ils sont tenus par cette association Electronic Literature

220 Éric Branca, vidéo de présentation de De Gaulle et les Français libres, Albin Michel, 2011. Vidéo disponible [en ligne] sur YouTube depuis le 17 juin 2011, consultée [en ligne] le 2 juin 2018, https://www.youtube.com/watch?v=aakelPx-ldc&NR=1

221 Bernard Prost; Le livre numérique, Electre-Editions du Cercle de la Librairie, Paris, 2013, dans Arnaud Laborderie. Le livre numérique enrichi : enjeux et pratiques de remédiatisation, HAL, Lille, 2015, consulté [en ligne] le 3 novembre 2017, https://hal-bnf.archives-ouvertes.fr/hal-01185820/document

222 Electronic Literature Collection, Site de l'organisation de la littérature électronique, consulté [en ligne] le 29 avril 2018, http://collection.eliterature.org/

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Organization qui a pour but de promouvoir la littérature numérique. En fait, elle permet de faire découvrir aux utilisateurs d'Internet des créations multimédias et offre notamment au lecteur la possibilité d'être un véritable acteur actif, puisque celui-ci a le choix de se diriger comme il l'entend dans les bibliothèques numériques gratuites qu'il découvre. En fait, ce site réunit des oeuvres qui révolutionnent la perception qu'a le lecteur vis-à-vis du livre mais aussi de l'auteur. Nous y trouvons Toucher (2009) une des créations de Serge Bouchardon223, professeur des Universités en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Technologie de Compiègne, qui offre la possibilité aux lecteurs d'accéder à cinq tableaux (mouvoir, caresser, taper, étaler, souffler), plus un sixième (frôler) dissimulé dans l'interface du menu, lui permettant de vivre une expérience unique. Un autre aspect intervient aussi par rapport à cette nouvelle pratique de la lecture du livre numérique, disponible gratuitement en ligne, car la propriété intellectuelle de l'oeuvre est tout à fait remise en cause. En effet, puisque l'auteur accepte de diffuser sa création sans aucun retour financier, le métier de l'édition disparaît carrément de l'univers du livre. D'ailleurs, cette lecture numérique est tellement à part dans le paysage littéraire pour grand public que Jean-Philippe Toussaint224 la qualifie d'expérimentale.

En fait, les éditeurs reconnus ont le plus grand mal à concevoir des livres numériques enrichis pour grand public qui connaissent le succès. D'ailleurs Arnaud Nourry225, le président directeur général de la maison d'édition Hachette Livres, considère que les éditeurs n'ont pas fait du bon travail avec le numérique, puisqu'ils n'ont connu le succès qu'une ou deux fois avec des livres augmentés ou enrichis pour des centaines d'échecs. Les éditeurs doivent donc offrir différentes expériences à leurs clients en dépassant le modèle de l'e-book actuel. Certains projets vont dans ce sens, comme celui d'une jeune

223 Serge Bouchardon, Kevin Carpentier et Stéphanie Spenlé, Toucher, livre numérique, 2009. Disponible [en ligne], http://www.utc.fr/~bouchard/TOUCHER/

224 Jean-Claude Vantroyen, « La Littérature numérique doit créer de nouvelles formes », Le Soir, Bruxelles, publié le 31 octobre et 1er novembre 2017, consulté [en ligne] le 30 janvier 2018, https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-arec/actus-internes/LeSoir LectureNumerique01.pdf

225 Nicolas Gary, « Arnaud Nourry : «Le livre numérique est un produit stupide» », Actualitte.com, Les univers du livre, publié [en ligne] le 19 février 2018, consultée [en ligne] le 17 mars 2018, https://www.actualitte.com/article/lecture-numerique/arnaud-nourry-le-livre-numerique-est-un-produit-stupide/87393

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société d'édition, ACCI Entertainment spécialisée dans le transmédia et qui a vu le jour grâce au système de crowdfunding. Elle publie InCarnatis, Le Retour d'Ethelior226, le tome I d'une trilogie relevant d'un univers de science-fiction fantastique. En fait, l'originalité de ce projet réside dans le fait que dans la version papier de ce livre, il y a des QR codes au fil des pages. Il suffit que le lecteur les scanne à l'aide d'une tablette ou d'un Smartphone pour accéder à des récits audio, de la musique, des illustrations mais aussi des artefacts à l'aide d'une application dédiée. Ce projet associe donc le livre papier à des médias qui s'y additionnent et s'adresse donc à un public maîtrisant parfaitement les supports informatiques actuels. Il n'est donc pas étonnant que cette maison d'édition soit spécialisée dans le roman de science-fiction pour les jeunes. La littérature jeunesse développe aussi des projets liés à la réalité augmentée comme Christine Lumineau qui a cofondé sa propre maison d'édition Laplikili afin de pouvoir publier notamment Ulysse et le grimoire de l'univers (2017). Selon Gaëlle Belda227, ce livre est tout à fait singulier car grâce à une application téléchargeable sur tablette ou Smartphone, le jeune lecteur se retrouve, entre autres, devant des images qui se mettent à bouger ou voit des objets apparaître, si celui-ci met face à l'une des pages du livre l'un de ces supports numériques. Il est donc amené à encore plus découvrir l'univers du livre, car tout naturellement, l'enfant pose son doigt sur l'écran et de ce fait il participe activement à l'aventure. Nous pouvons donc constater que Made in China ne révolutionne pas la littérature numérique du point de vue de la technique qui a été employée lors de sa création pour ce format, lorsque nous le comparons à ces exemples. En effet, le but de Jean-Philippe Toussaint n'a jamais été d'explorer et d'utiliser les possibilités les plus récentes du numérique, puisqu'il ne se situe pas dans des démarches qu'il juge « expérimentales » ou destinées à un public bien ciblé228.

226 Incarnatis, Site de la lecture augmentée, consulté [en ligne] le 5 avril 2018, http://incarnatis.com/le-roman-transmedia/

227 Gaëlle Belda, « Laplikili fait entrer la réalité augmentée dans les livres pour enfants », Nice-Matin, publié [en ligne] le 19 avril 2017, consulté [en ligne] le 2 mai 2018, http://www.nicematin.com/vie-locale/laplikili-fait-entrer-la-realite-augmentee-dans-les-livres-pour-enfants-131013

228 Jean-Claude Vantroyen, « La Littérature numérique doit créer de nouvelles formes », Le Soir, Bruxelles, publié le 31 octobre et 1er novembre 2017, consulté [en ligne] le 30 janvier 2018, https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-arec/actus-internes/LeSoir_LectureNumerique01.pdf

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