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La mise en scène de soi sur Tinder: entre l'originalité et le conformisme


par Geoffrey MILLE
Université de bourgogne - Master 2 Sociologie 2021
  

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F.Casser la face pour briser la glace

Dans les interactions et les rencontres en présentiel, la face que l'on mobilise est un attribut sacré qui nécessite un ensemble de processus de figuration visant à l'entretenir (Goffman, 1998). Les utilisateurs de Tinder se « jouent» de la face et la tournent sous une forme d'autodérision. Contrairement aux idéologies de Goffman où l'on tend de protéger sa face et mouvoir une face qui est socialement valorisée, les daters viennent « casser leur face» pour attester leur position (ibid.). Ils affirment en cassant « la face» une identité en ligne produite et incarnée par le cadre cérémoniel de Tinder, c'est-à-dire de « ne pas se prendre la tête ». « Il y a des mecs qui ne sont pas là à se mettre en valeur en photos. Ils prennent des photos avec des bières dans les mains ou quand ils sont bourrés quoi... Donc rien que ça me fait rire et ça me montre que ce sont des mecs qui n'en ont rien à faire et qui s'amusent ! Moi j'aime bien ce genre de mentalité ». [Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].

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Comme l'illustre Elsa, les photographies où l'individu ne fait pas profit de sa valeur sociale à travers sa face rajoutent une touche de « non de prise de tête» à la figuration de l'utilisateur. Les individus construisent leur profil par « ses valeurs » implicites, mais ils sont également évalués en fonction de celles-ci. Cela réaffirme d'autant plus que la philosophie de ne pas se prendre la tête accompagnée de ses valeurs : l'originalité, l'humour et l'authenticité constituent des règles conventionnelles puisqu'elles guident les individus dans l'expression de leur personne et leur permet de porter une appréciation envers les autres (Goffman, 1998). Les photographies peuvent faire l'objet d'une stratégie permettant d'exprimer son « moi spirituel ». Cette figuration du moi « spirituel » peut faire « d'une pierre deux coups » notamment chez les daters exprimant une ouverture d'esprit qui se rapprochent implicitement des attentes conventionnelles liées à Tinder. « Je suis très léger et sans prise de tête. Je recherche peut-être un peu à maximiser les types de rencontre, je suis presque à me présenter en tant que ridicule pour dire voilà je parle de plein de choses, je suis prêt à rigoler, je suis ouvert d'esprit. Je n'ai pas peur d'être ridicule si ça peut décomplexer les gens et voilà. Ce côté la non prise de tête ça se rejoint aussi par la photo qui louche et la photo où je suis en djellaba en montagne » [Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021]. Dans une certaine mesure et quand celui-ci est dosé à bon escient, le ridicule ne tue pas sur Tinder, mais il est un véritable pion sur l'échiquier pour remporter des matchs. Casser la face et jouer avec elle constitue donc pour nos utilisateurs un gage d'authenticité et de non prise de tête.

En conclusion de cette partie, nous voyons que les éléments visuels du profil sont mobilisés pour figurer et porter une appréciation sur l'authenticité de la mise en scène de l'autre. Comme l'explique Illouz (2020), les utilisateurs sur Tinder évaluent principalement leurs pairs par cette forme de capital scopique qui devient une phase de présélection des profils. « C'est bête à dire, mais sur Tinder, tu likes sur le physique avant tout. Après tu vois s'il y a une description, mais d'abord c'est le physique qui compte » [Extrait d'entretien avec Luna, le 06/03/2021]. Sans être charmés par l'aspect scopique du profil, les individus vont « disliker » la personne. C'est pour cette raison que les utilisateurs sont davantage réflexifs quant aux valeurs prônées par les photos que par la description. Nous avons donc exploré à travers cette partie que les composantes visuelles du profil sont majoritairement évaluées en fonction de deux critères : l'authenticité et la philosophie « non prise de tête ». Nous allons tenter dans cette prochaine partie d'explorer comment les individus construisent leur figuration « écrite » et par quels biais ils portent une appréciation envers la description de l'autre.

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G.Quatre mots sur un profil...

La philosophie « pas de prise de tête» se réaffirme ici par le rejet des descriptions exhaustives mentionnant trop d'éléments sur l'utilisateur ou l'utilisatrice. « Moi quand je vois un profil avec une description longue, cela ne me donne pas trop envie de parler à la personne en mode chill. La plupart du temps j'étais dans un entre deux de « wait and see » tu vois. Après voilà, au fil du temps j'ai adopté ce truc de pas me prendre la tête. Justement, à propos de ça, les descriptions longues, ça m'indique à un peu si la personne était prise de tête quoi ». [Extrait d'entretien avec Martin le 29/01/2021].

La longueur de la description devient un indicateur important pour les daters afin d'identifier si le potentiel match entre dans cette logique de « wait and see » comme le dit si bien Martin. De la même manière, les éléments tenant à inscrire une recherche spécifique (le souhait d'avoir un partenaire grand, sportif ou de ne pas souhaiter communiquer avec des gens cherchant des relations éphémères) sont connotés péjorativement pour les utilisateurs. Ces rites de présentation (Goffman, 1998) permettant à l'individu de filtrer ses recherches reflètent chez les autres une potentielle « source de prise de tête ».

« Il faut que la description présente soi-même et qu'elle ne soit pas dans ce que je ne veux pas. Typiquement, quelqu'un qui dit je ne veux surtout pas de plan cul pour moi c'est rédhibitoire, car tu te présentes avec ce que tu ne veux pas. Si une meuf ne veut pas de plan cul en fait le truc c'est que sa manière de se présenter son profil, elle est dans le traumatisme. Le fait de le préciser, ce n'est pas attractif et tu te dis que la personne va peut-être être psychorigide sur les bords » [Extrait d'entretien avec Florent, le 04/02/2021].

Inclure des rites de présentation dans la description faisant figurer une attente chez l'autre ou dans le type de relation souhaité est un élément péjoratif pour les daters. La philosophie « de ne pas se prendre la tête » semble être au coeur de Tinder que ce soit pour construire ou évaluer un profil, celle-ci est sans cesse mobilisée par les utilisateurs comme un modèle de « référence ». Cette forme de référence guide les individus à travers trois valeurs traduisant des règles cérémonielles (Goffman, 1998) dans la figuration. À ce titre, l'originalité, l'humour et l'authenticité régissent la manière dont l'individu exprime son personnage ou évalue le profil des autres. Cette nouvelle philosophie devient un modèle de référence communicationnel guidant l'individu sur sa figuration.

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Elle conduit essentiellement à des formes de processus de figuration par l'évitement (ibid.) qui favorise la suppression des rites de présentation. La philosophie « sans prise de tête» mobilisée démontre un « processus d'évitement généralisé » envers les éléments qui, de manière explicite ou implicite, contredisent cette façon de penser. Cette raison pousse les individus a opter pour des descriptions courtes, car chaque élément de celle-ci peut être rédhibitoire. La partie descriptive fait moins l'objet de débat sur « l'authenticité » chez les enquêtés. L'écrit fait l'objet chez eux d'un regard davantage porté sur l'originalité et des éléments liés au moi social. « Pour moi la finalité de la description c'est l'originalité, ce que la personne aime, ses délires et idéalement qu'elle est ouverte à tout dans le sens où je suis un peu chaude pour faire toutes sortes d'activités et curieuse quoi. Donc oui quelqu'un qui soit ouvert d'esprit et pas fermé » [Extrait d'entretien avec Lana, 04/03/2021].

La divergence entre le nombre de matchs chez les femmes et chez les hommes entraine une revendication plus forte de l'originalité chez les femmes. Après l'originalité qui figure au premier plan, les individus souhaitent apercevoir à travers la description une forme de « moi social » passant essentiellement par les centres d'intérêt de la personne et son activité professionnelle. « Les éléments dans le profil de l'autre que je vais apprécier, c'est des points communs dans sa description, que ce soit dans ce qu'il décrit de manière factuelle, voilà j'aime la musique, la menuiserie ou que ce soit dans sa manière de l'exprimer en fait. J'aime quand les choses sont bien écrites et qu'il y a une bonne ponctuation donc je vais aussi faire attention à ce que le mec me corresponde sur ça aussi là-dessus ». [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021]. Comme Agathe, la quasi-totalité des utilisateurs enquêté émettent une forte tendance à l'homophilie passant par la recherche de passions ou d'activités en commun.

La mention du « moi social » est d'autant plus importante pour les hommes, car ils sont à la recherche d'indices pour faire le premier pas. « Une bonne description, c'est une description en mode deux trois lignes où l'on peut rebondir. Dans les descriptions c'est important qu'il y ait du matériel pour rebondir quoi. Pour moi c'est trop important pour la rédaction du premier message. C'est bien pour que je puisse écrire un message percutant et original ! » [Extrait d'entretien avec Florent, le 04/02/2021]. L'exercice rédactionnel de la description concerne davantage les hommes étant donné qu'ils sont confrontés à une rude concurrence (Bergström, 2019). Dans le processus de construction de la description, les utilisateurs opèrent des connexions entre leurs centres d'intérêt et ce qui est socialement valorisé.

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Ce processus est pour nous une stratégie figurative mobilisée par les individus pour répondre à la fois à l'aspect vente du profil et incorporer une forme de « moi authentique» en son sein. Donc tu as opéré un choix dans tes centres d'intérêt pour prendre les mieux perçus socialement ? [Enquêteur]. « Oui c'est ça et ça c'est clairement du conformisme et pas de la prise de risque, mais ça aide à avoir plus de matchs. C'est pour ça que je n'ai pas parlé de l'environnement, mais plus de la musique en mentionnant le piano [sous une forme d'émoji]. Ça veut clairement dire que j'en joue et vu que c'est bien connoté bah c'est quand même intéressant de le mettre. Après ça va à l'encontre de ce que je te disais avant c'est-à-dire l'optique prise de risque, etc. Mais des fois voilà faut plaire quoi. C'est toujours un milieu à trouver entre le conformisme et la prise de risque. Faut essayer d'être subtil pour montrer que tu te vends sans montrer que tu te vends. Il faut que tu te vendes subtilement en fait». [Extrait d'entretien avec Oscar, 08/02/2021].

La description et le choix des mentions d'intérêt constituent en ce sens un processus de généralisation (Boltanski, 1984) dans lequel l'individu va prioriser les arguments plus socialement connotés pour « embellir sa face ».

Se vendre passe donc par l'intellectualisation des centres d'intérêt dans le but de mettre ceux qui ont le plus de valeurs. Il est intéressant de noter qu'en dehors des centres d'intérêt, le choix des mots subit également ce même processus. « Si tu veux sauver des chatons, surfer sur des dunes de sable ou te baigner avec des singes en Islande, ça sera sans doute plus sympa avec les chatons qu'on aura sauvés ensemble ». [Extrait du profil de Valentin, 19/02/2021]. En interrogeant Valentin sur les choix des mots de sa description, on s'aperçoit que la mention des chats relève d'une stratégie bien précise pour plaire à la généralité.

« Pourquoi avoir mentionné des animaux dans ta description ? » [Enquêteur].

« Pourquoi les chatons ? Parce que tout le monde aime les chatons donc c'est une manière de plaire à la généralité ». [Extrait d'entretien avec Valentin]

Les individus effectuent donc des opérations de généralisation (Boltanski, 1984) dans le but de rattacher des éléments du « moi » à un collectif ou des attributs socialement « valorisés ». C'est par ce processus de dé-singularisation du « moi » (ibid.) que l'individu intellectualise son profil pour le vendre tout en restant authentique dans le but de rajouter de la valeur à son profil.

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Les utilisateurs émettent un consensus sur le fait que toute présentation du « moi spirituel» par écrit est repoussante. « Je trouve qu'un gars qui écrit ouais moi je suis ouvert d'esprit, intelligent ou des trucs comme ça j'ai envie de dire bah cool, mais en fait forcer le truc en le disant ce n'est pas terrible. Ça fait un peu « hé !regardez comme je suis intelligent ! » [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].

Agathe met un point essentiel sur quelque chose d'important : la mention d'un moi spirituel doit paraître de manière implicite à travers les photos et la description. Comme nous l'avons mentionné, les photos visant à casser la face de l'individu pour montrer que celui-ci ne se prend pas la tête et représente, in fine, une personne drôle ou ouverte d'esprit selon l'interprétation des enquêté(e)s.

Notre corpus d'enquêté a aussi évoqué l'utilisation de « GIF16 » ou de « MEME » 17pour faire transparaître des attributs liés au moi spirituel. « Le petit phoque sur ma dernière photo, ça fait partie de ma personnalité, je suis quelqu'un qui parle par message avec plein de GIF, des MEMES. En fait c'est pour dire ok j'ai des photos sérieuses, mais j'ai aussi mon petit côté fofole et spontanée. Encore une fois c'est des codes. Pareil sur les profils des mecs pareils y'en a qui mettent des « MEMES » drôles pour faire comprendre un peu leur délire. Ça donne plus envie de matcher des mecs comme ça où ils mettent un peu des trucs drôles dans leur profil que les mecs qui font une petite bio et tout quoi ! » [Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].

Tout comme Elsa, beaucoup de nos utilisateurs ont effectué une opération de généralisation pour exprimer leur « moi spirituel » ou des attraits particuliers. « Dans ma description, j'ai mis #MMM parce que j'aime bien Orgasme et Moi et j'aime beaucoup le mood du truc. Je trouve ça hyper positif. En fait c'est un groupe Instagram qui a plus de 500.000 abonnés avec beaucoup de filles dessus où ils parlent de sexualité de manière relâchée, d'ouverture d'esprit, etc... » Est-ce que c'est un élément positif pour toi ? [Enquêteur]

16 Les « GIF » sont des images animées d'une durée de 2 à 3 secs. Ils sont globalement employés sur internet pour le coté drôle et ludique qu'ils apportent.

17 Les MEMES sont des phénomènes issus de la vie quotidienne qui sont tournés en dérision sous le format d'une image.

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« Ouais c'est une sorte assurance de voir les choses d'une certaine façon. Ça montre que je suis dans cette vibe là de l'ouverture d'esprit, les choses bons délires et dans le mood de découvrir de nouveaux trucs sur ma sexualité. Pareil de la même manière, j'ai mis 420 parce que j'aime bien fumer et comme ça j'attire les gens qui fument. 420 au début je ne savais pas la réf j'ai appris après ce que c'était. Vu que c'est un code j'ai trouvé ça cool de le mettre ça permet de faire liker les gens qui ont la réf» [Extrait d'entretien avec Imran, le 18/03/21]. La conscience que le moi spirituel présenté de manière explicite est rédhibitoire entraîne une opération de généralisation du « moi spirituel» pour le mouvoir de manière implicite, conformément aux codes de Tinder. Cela constitue donc selon nous une véritable opération de généralisation (Boltanski, 1984) dans laquelle les individus relient une part de leur personnalité à un code collectif. La plus-value d'exhiber un « moi spirituel » représente selon nous un moyen pour les daters de démontrer non pas une forme d'originalité, mais de faire falloir sa singularité en s'ajustant à l'application.

Le commun comme l'illustre Martuccelli (2010) s'articule donc parfaitement avec la singularité puisque c'est à partir du commun que les daters affirment une forme de singularité - singularité démontrée par la mise en scène d'une personnalité de l'utilisateur de manière « implicite ». En ce sens, c'est aussi par le biais de ce mécanisme de « généralisation du moi » que les daters se singularisent et se rendent attractifs auprès des utilisateurs ayant des affinités similaires.

Les daters sont donc à la recherche de similitudes de la mise en scène de l'autre que ce soit par un moi social ou spirituel semblable. Cela tend à affirmer que les individus cherchent non seulement des formes d'affinités culturelles comme le mentionne Bergström (2019), mais également des formes d'affinités liées au « moi spirituel ». Ainsi, comme nous pouvons le constater ici, l'homophilie est une tendance omniprésente dans la présentation et dans la recherche des individus. Concernant les formes d'affinités culturelles, la quasi-totalité des personnes interrogées dans notre enquête ont tous témoigné percevoir la mention de « l'université » comme un élément positif dans la description.

Comment tu perçois le fait que quelqu'un a mentionné son université ? [Enquêteur]

« Si dans la description, si je vois que quelqu'un a fait des études ou qu'il est à la fac, c'est un plus. J'aime bien avoir des débats avec la personne avec qui je suis. Je ne dis pas que les personnes sans diplôme ne savent pas débattre, mais heu...Je ne sais pas... J'aime bien les gens qui ont fait des études pour qu'on puisse débattre sur des sujets ».

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Donc la faculté en quelque sorte, c'est une sorte de gage culturel ? [Enquêteur]

« Oui bah bien sûr, c'est sûr ! je pense que ça peut l'être la plupart du temps. Au moins tu es sûr que tu vas pouvoir discuter avec la personne de certains sujets ». [Extrait d'entretien avec Amandine, 26/02/2021]. L'université devient donc une assurance pour les utilisateurs de pouvoir poursuivre des sujets de réflexion en raison de cette « culture commune» qu'apporterait la faculté. L'université constitue un élément qui permet, d'une part, à l'individu de désinsugulariser son moi « social » en déclarant implicitement qu'il est étudiant à la faculté, et d'autres, de montrer qu'il possède un « certain » niveau culturel assujetti à ce label.

Les individus ayant une forte tendance à l'homogamie réaffirment la nécessité d'une culture commune en faisant allusion à des références culturelles dans leur description. Pour les utilisatrices, cela est aussi un moyen d'opérer une phase de sélection plus fine à travers les premiers messages envoyés par le dater. Dans ses recherches, Clémentine souligne une exigence de « proximité sociale et culturelle ». « Il faut aussi que la personne ait fait un minimum d'études. En plus je m'en fiche, mais pour parler j'ai besoin d'un mec qui ait fait un minimum d'études pour avoir des discussions. Un mec qui fait des études c'est forcément plus valorisant pour moi. Les études, ça permet d'avoir une même culture, mais c'est aussi ma CSP. Tu me vois moi, prof de français avec quelqu'un qui fait une faute à tous les mots ? On n'est pas dans la belle et le clochard hein ! » [Extrait d'entretien avec Clémentine, 24/02/2021]. Sous couvert de son pseudonyme « Lolita », Clémentine fait écho dans sa description à Louis-Ferdinand Céline en mettant pour seule ligne dans sa description «L'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches«. Clémentine évoque qu'elle est en mesure de juger les affinités culturelles selon le premier abord des hommes qui contient très généralement une relance au sujet de sa description.

« Il y a plein de gars qui me relancent par rapport à ma description. Après il y en a qui ne réfléchissent même pas, ils me disent « ça veut dire quoi ta citation ? » et bon je sais qu'ils sont un peu dans l'ignorance s'ils ne prennent pas la peine de réfléchir. En général je ne réponds pas trop, car, bon, déjà s'ils ne font pas d'efforts.... Parfois je suis aussi très surprise, car des gens me font tout de suite écho à Nabokov et à Céline et ils me posent de bonnes questions là-dessus et là c'est cool, ça ouvre des sujets de discussion ». [Extrait d'entretien avec Clémentine, 24/02/2021].

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L'utilisateur recevra une réponse si son premier abord à une cohérence ou non dans l'affinité culturelle proposée par Clémentine. La phase de sélection se poursuit donc après le match et sécurise le besoin d'homogamie en testant la culture de la personne « matchée ». Comme le montre Clémentine, les utilisatrices tendent à étendre la phase de sélection par des tests liés à des éléments de la description. Au-delà des appréhensions classiques comme le fait d'avoir une orthographe irréprochable sur Tinder, on s'aperçoit que l'homogamie se traduit par une recherche d'affinité culturelle qui passe à travers le profil par des éléments comme la faculté, le métier ou des références culturelles.

Les utilisatrices dans cette tendance traduisent une phase plus affinée de sélection à travers la nécessité d'avoir une approche similaire sur un élément déterminant à leurs yeux et cela peu importe s'il est lié à une philosophie de vivre (moi spirituel) à des affinités culturelles (moi social) . « Moi je suis assez féministe et justement je vais me servir de questions sur la place de la femme aussi pour juger le gars par message. Par exemple un gars totalement fermé d'esprit sur ça ou totalement con bah c'est rédhibitoire quoi» [Extrait d'entretien Amandine, 26/02/2021]. Les éléments du « moi social» traduisent donc une véritable tendance à l'homophilie. Cette quête d'affinités chez l'autre illustre bel et bien les propos de Martuccelli (2010) qui évoquait que chez les jeunes, « le partage d'un goût commun de sert de témoin à une singularité partagée. ». (Ibid., p.18).

Les formes du « moi social» font aussi l'objet d'une interprétation d'une forme de « moi spirituel ». On s'aperçoit que les utilisateurs effectuent une sorte de généralisation de la forme du « moi spirituel» liée à l'activité ou aux passions exercées par les individus. « Tu parlais de personnalité tout à l'heure, c'est ce que tu recherches dans la description ? » [Enquêteur] Bah... En fait, la description ça ne montre pas forcément la personnalité de la personne, mais en tout cas c'est une devanture, tu vas dire que je lis dans les profils Tinder comme sur une boule de cristal, mais ouais, je suis à la recherche d'indicateurs sur la personnalité de la personne. C'est une porte d'entrée le profil qui te permet d'appréhender un peu ce que tu as à l'intérieur [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].

Notre corpus d'enquêté a montré de manière très équilibrée une recherche à la fois d'un « moi social» et d'une forme de « moi spirituel» à travers le moi social. Il existe selon Lazarsfield et Merton (1954) deux formes d'homophilies distinctes : l'homophilie de statut et l'homophilie de valeurs.

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Nous retrouvons donc chez nos enquêtés une forme d'homophilie totale puisqu'ils portent une attention particulière au statut social ou au niveau d'études (d'une homophilie de statut), mais ils sont également à la recherche de valeurs, de croyances où d'un rapport au monde

similaires. Il faut souligner que l'on retrouve cette forme « d'homophilie totale»
essentiellement chez une typologie d'utilisateurs spécifique : les utilisateurs se disant « extravertis ».

L'importance d'une forme de moi spirituel similaire chez l'autre est accentuée chez eux puisque le « moi social» de ces personnes est fortement liée à leur « moi spirituel ». En guise d'illustration, Alexandre qui se proclame comme un voyageur aguerri recherche chez ses futurs partenaires des caractéristiques du « moi spirituel» associées à cela pour qu'ils puissent partager son univers social et spirituel. « En général, tu choisis quand même des personnes avec qui tu vas avoir des traits communs avec elles. Si je vois une personne un peu casanière et tout le tralalala ça ne va pas le faire » [Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21]. En l'absence de normes précises sur l'application, les individus tendent à adopter un comportement restrictif et craintif envers la description qui semble être un exercice difficile pour tous et peu importe la classe socioprofessionnelle. « Moi je n'ai rien mis et ça ne me dérange pas de rien mettre. Quitte à être discriminé ou perdre des points autant ne rien mettre ! » [Extrait d'entretien avec Antoine, le 09/02/2021].

Comme cette partie et d'autres illustrations ont pu le démontrer, les individus construisent donc leur profil Tinder en raisonnant dans leur figuration essentiellement par des processus d'évitement (Goffman, 1998) figurer avec des processus d'évitement est une manière tout à fait adéquate pour répondre à l'absence de normes implicites qui tend à induire chez les individus une figuration dans laquelle ils tendent à éviter de perdre de la valeur d'attractivité plutôt qu'à en gagner. La tendance à ne pas rédiger de description est plus forte chez les femmes que chez les hommes étant donné qu'elles sont plus fortement sollicitées, elles éprouvent moins le besoin d'une mise en scène de soi sophistiquée. « Déjà sur Tinder c'est plus facile pour les filles que pour les hommes, certes on est un morceau de viande, mais je pense que c'est la femme qui fait son marché sur Tinder. Quand une femme like, elle a directement un match tandis que les mecs ont à peine 10 likes et encore ! Les femmes ont le pouvoir sur Tinder donc elles n'ont pas besoin de se mettre en scène, car de toute façon elles auront plein de matchs » [Extrait d'entretien avec Clémentine, 24/02/2021].

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La moyenne de caractères dans la description chez nos enquêtés est de 105 caractères. Elle est quasiment identique pour les deux genres (103 caractères pour les hommes et 107 pour les femmes). La moitié des femmes enquêtées ont une description inférieure à 30 caractères contre 20 % des hommes. Cette divergence traduit le clivage entre le rapport à la séduction qui est nécessairement plus technique chez les hommes que chez les femmes et ce même dans la description. Selon l'aisance de la personne, nous retrouvons essentiellement trois types de figuration à travers la description. Nous y retrouvons l'usage de l'humour ou de références culturelles pour témoigner être original ou drôle, ou bien une description du « moi social ». L'originalité revendiquée par de nombreuses utilisatrices semble être un attribut complexe à présenter par écrit pour les utilisateurs. La figuration par l'originalité survient lorsque le « dater» est plus investi sur Tinder et perçoit l'application comme une ressource principale pour faire des rencontres. « Ce profil, c'est le fruit des années de recherche. C'est le fruit de feedback de filles où j'ai compris ce qui marchait et ce qui ne marchait pas. C'est une succession d'expérimentations quoi. J'ai demandé des conseils et j'ai regardé aussi des vidéos » [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]. Ayant conscience que la description originale « est un peu à double tranchant, soit ça peut attirer la personne soit ça va la rebuter totalement » [Extrait d'entretien avec Imran, le 18/03/21], l'une des stratégies mobilisées consiste à écrire une description plus traditionnelle de soi passant par l'expression du « moi social ».

Pour éviter de lister les composantes du « moi social» en commençant par l'activité professionnelle jusqu'à ses loisirs, les individus mobilisent énormément les centres d'intérêt pour y inscrire leurs activités principales. Employer des « emojis » pour la gent masculine est aussi une façon de décrire son « moi social» de manière concise tout en important « une touche d'originalité ». « Au lieu de rien mettre ou faire une description CV, je me suis dit qu'une description avec des emojis est bien pour paraître un peu original. C'est un peu pour me distinguer» [Extrait d'entretien avec Gabriel, le 01/03/2021]. Les emojis permettent à l'individu d'invoquer des formes du moi social de manière courte et concise tout en étant original et en respectant les codes implicites assujettis à la description. « En fait le truc c'est que je n'ai pas envie de parler trop de moi non plus, donc les émojis c'est bien, c'est un peu une manière de se présenter de manière concise. Les émojis, c'est visuel, c'est des couleurs donc oui c'est assez cool, ça rentre dans l'air du temps. Les émojis, c'est une manière d'utiliser le système pour ma façon de voir les choses quoi» [Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21].

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Les émoticônes sont donc un moyen de pas perdre de points en rédigeant une description « CV » qui tend à faire fuir les daters. En contribuant à une description concise, ils favorisent le rapprochement du profil envers les exigences de ne pas se prendre la tête et d'être original et permettent de mouvoir ses activités « sans trop en faire ». « Sur Tinder faut avoir une bio sympa, faut montrer que tu es ouvert d'esprit, que tu aimes faire plusieurs choses et que tu ne te prends pas trop la tête. Par exemple là dans ma bio j'ai mis que des emojis de ce que j'aime bien. J'ai mis nature, animaux, études, les bouquins, le sport tout ça tout ça. Au lieu d'écrire j'ai mis ça. J'ai trouvé quand mettant ça que cela pouvait amener un peu d'originalité. D'ailleurs les profils me font penser un peu à un CV, pour moi c'est une forme de CV, tu as une photo et tu as ta description. Voilà après je ne sais pas si c'est original de mettre des émojis, mais pour moi c'est ma touche d'originalité. [Extrait d'entretien avec Gabriel, le 01/03/2021].

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L'utilisation des émojis est aussi un vrai atout pour les utilisateurs les moins à l'aise avec l'écrit qui devient pour eux un moyen d'éviter de perdre des points étant donné que pour les utilisateurs, l'orthographe est une exigence commune et rédhibitoire pour les enquêtés. Cela peut s'expliquer par le fait que la plupart de nos enquêtés ont tout de même une dôte scolaire importante dont la revendication passe par un écrit maitrisé. « Les émojis c'est pour compenser ma non-maîtrise des écrits et ça me permet de ne pas perdre des points dès le début. Avec mes émojis on voit tout de suite ce que je fais. Ça dit « Voilà ce que j'aime faire » donc j'ai des points communs avec la personne, directement on peut parler de ces sujets aussi tu vois. Étant donné qu'il n'y a pas beaucoup de caractères pour se présenter ça permet d'avoir une certaine représentation de la personne, d'avoir une idée de moi ». [Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021].

Comme nous l'avons vu, les formes de valorisation culturelle passent par les belles lettres, les références culturelles à travers les photos, les citations ou la mention d'un statut social. Les individus ayant conscience que leur métier n'est pas socialement valorisé ne le mentionnent pas, car ils ont connaissance que cela peut-être un élément éliminatoire pour les futurs matchs. De la même manière, les individus intériorisant comme le dirait Marx une « conscience de classe» sont enclins à éviter de liker les profils ayant un haut capital social et/ou culturel.

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Est-ce que la mention de la classe sociale et de ses études est importante ? [Enquêteur]

Admettons si la personne à un métier que moi je valorise beaucoup plus que le mien. Je ne vais pas liker car je ne me sens pas inférieur, mais pas dans la même classe sociale.

Tu as des explications à propos de ça ? [Enquêteur]

« C'est la peur que la personne te rabaisse quand elle parle si elle a fait plus d'études que toi... Il y a certaines filles ou si je dis que je suis facteur tout de suite ça va créer des barrières entre moi et la personne. J'ai l'impression que je perds un peu en valeur par rapport à elle parce que je suis facteur. Ce n'est pas méchant, mais c'est beaucoup comme ça chez les filles. Si tu as un métier inférieur à elle bah nan ce n'est pas possible ». [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]

Si tu matchs et il y a un bon feeling, mais que tu apprends qu'elle est cadre supérieure ça te générait ? [Enquêteur] « Là c'est vrai que je vais me mettre en retrait. Je tenterai quand même peut-être, mais pour engager du sérieux je pense que c'est beaucoup plus compliqué. Je pense pour sortir avec une fille comme ça, faut se mettre au niveau social pour sortir avec ». [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]

Qu'est-ce qui te gêne par rapport à ça ? [Enquêteur]

« Je dirai que c'est le niveau économique. Le niveau culturel tu peux toujours t'informer et apprendre, mais le niveau économique, si tu n'as pas plus de diplômes qu'elle, c'est mort quoi tu ne pourras pas te mettre à niveau». [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021].

Cette forme de conscience de classe se traduit par l'intériorisation d'un capital culturel sous un état institutionnalisé (Bourdieu, 1979) qui s'illustre par les titres scolaires où un métier socialement valorisé. On s'aperçoit ici que pour ces utilisateurs, la non-réciprocité dans le capital culturel génère une crainte d'être dévalorisé auprès de l'autre. L'opération de généralisation du statut social envers un référentiel culturel mène à une stratégie d'évitement visant à protéger l'individu de la potentielle évaluation péjorative de son métier. Les enquêtés associent également le capital culturel institutionnalisé (ibid.) avec un haut niveau économique. Si toutefois le capital culturel peut être incorporé par un travail d'acquisition important, les hommes enquêtés ici perçoivent la divergence économique comme difficilement surmontable.

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Ces résultats concordent avec les recherches de Bertrand et al. (dans Neyt al. 2019) qui démontrent qu'un haut niveau d'éducation chez les femmes peut provoquer un rendement négatif sur les sites de rencontre en raison d'une association de celui-ci avec le capital économique. Les utilisateurs relient le niveau d'éducation avec le salaire ce qui provoque une forme de réticence à l'idée de matcher une femme ayant un capital économique plus important que l'homme. Cela illustre une forme de trouble chez les hommes à l'idée qu'ils ne peuvent pas exposer et se vendre par leur capital social qui est important dans leur niveau d'attractivité (Singly, 1988). La connaissance d'un niveau « économique » supérieur chez la future matchée génère donc chez l'homme une réticence dans la poursuite d'une rencontre.

Nos « résultats» semblent illustrer également une profonde recherche d'homogamie transverse à toutes classes sociales bien que la manière dont se traduit l'homogamie diffère entre elles. On voit à ce sujet que si globalement les classes intermédiaires et supérieures tendent à manifester à travers des processus de généralisation qu'ils détiennent à bon niveau culturel, les classes les moins favorisées sont plus enclines à ne pas opérer ces formes de processus distinctifs. Ils sont enclins à opter pour des comportements illustrant des processus d'évitement dans leur construction de profil et leur recherche visant d'une part, à ne pas être stigmatisés ou perdre des points dans la description et d'autre part, à éviter les profils « scolairement dotés », car ils associent une potentielle « perte de face» dans la discussion avec ce type de dater.

Bien que les classes sociales les plus favorisées jouissent d'un écrit à vocation distinctif (Bergström, 2019), les daters les moins à l'aise avec cet exercice trouvent des stratégies telles que la figuration par les émojis pour compenser les faiblesses de l'écrit. La mobilisation d'un état culturel institutionnalisé (Bourdieu, 1979) serait donc l'élément majeur qui vient tracer des frontières sociales entre les individus contraignants les plus défavorisés à des processus d'évitement. Bien que toutefois la peur du jugement par la mise en exergue du capital culturel de l'autre dans les conversations puisse être plus relative, le capital économique interprété comme corrélé au niveau d'études semble être le clivage jugé « irrattrapable» pour les individus.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon