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La mise en scène de soi sur Tinder: entre l'originalité et le conformisme


par Geoffrey MILLE
Université de bourgogne - Master 2 Sociologie 2021
  

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H.Dédramatiser le date

C'est après le match que survient une phase visant à réduire les chocs entre les attentes de l'autre et de soi et la réalité perçue du rendez-vous. C'est ici que la philosophie de Tinder « de ne pas se prendre la tête» prend sens puisqu'elle opère un rôle majeur pour atténuer les attentes réciproques. « Mes échanges sont basés sur l'humour donc ça aide pour pas tout prendre au premier degré et pour que la personne sans fasse pas une montagne derrière ou quoi. Avec Viktor, j'avais essayé de parler un peu de la rencontre avant de le voir pour démocratiser un peu le truc. En général je vais le faire même si je ne trouve pas ça forcément facile, mais si ça peut soulager faut le faire. Encore une fois, je trouve cela plus authentique d'en parler. J'aime bien être assez transparente avec les gens et qu'ils sachent à quelle sauce ils sont mangés. En plus de ça je me dis que plus tu es honnête plus ils le sont aussi. C'est un cercle vertueux et du coup tu te mets à découvert et si la personne fait un truc elle se sentira moins jugée ».

« C'est vraiment pour que la personne se sente dans un climat de confiance, j'ai pas du tout envie qu'il y ait un sentiment d'angoisse avant la rencontre par peur d'être jugée et de ne pas être ce qu'elle est. J'essaye de montrer qu'on ne se prend pas la tête et on voit comment ça se passe et voilà inshallah quoi ! Au pire ça fait une rencontre c'est déjà cool ! » [Extrait d'entretien avec Lana, le 04/03/2021]. Lana témoigne ici d'une manière d'agir employée par un grand nombre de nos enquêtés : « Ne pas se prendre la tête » et évoquer l'appréhension du date liée aux attentes mutuelles.

Poser des mots sur l'angoisse du date avec l'autre constitue une nouvelle fois une forme « d'authenticité ». Puisque nous formons la base de nos échanges sur des hypothèses envers l'autre (Goffman, 1998) et que Tinder et la tendance à montrer un soi plus favorable avilie la véracité de ces hypothèses, les utilisateurs ressentent le besoin d'atténuer cette appréhension du rendez-vous. L'évocation de « ces potentielles circonstances » pouvant arriver lors du rendez-vous, les détourner à l'autodérision constitue une préparation de l'ordre rituel du date. Les enquêtés illustrent à travers ces stratégies liées à une forme de rite de coopération « anticipée » (ibid.) que l'ordre rituel prend une place importante dans les interactions même si celui-ci est simplement envisagé. La pré-élaboration de l'ordre rituel du date constitue en somme un moyen pour les utilisateurs d'atténuer les risques liés à perdre la face et de préparer des conditions de rencontre où chacun sera en mesure de préserver sa face avec assurance.

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A.Mouvoir son « moi authentique ».

Nous retrouvons toujours dans cette optique de préparer le date un processus mobilisé par les individus visant petit à petit à instaurer une dimension d'un « moi » naturel dans les conversations. Cela passe principalement par l'envoi de photos ou de vidéos se montrant dans un moment de la vie quotidienne. Il s'agit pour les utilisateurs de pallier aux éléments divergents de la rencontre en présentielle et tout particulièrement sur la dimension non verbale pour rétrécir une nouvelle fois la marge entre le virtuel et le présentiel. « J'ai été chez une nana et au bout de dix minutes je lui ai dit bon bah je me casse ! Pourtant avec cette nana, on se parlait souvent, je lui avais envoyé des vidéos de moi en ville, chez moi, etc... Elle savait à quoi je ressemble. Elle connaissait ma voix, ma tête, mes centres d'intérêt et on se parlait bien, mais dans la vie réelle elle ne décrochait pas un mot » [Extrait d'entretien avec Gabriel, le 01/03/2021].

On s'aperçoit ici qu'en remédiant une à une aux divergences entre la rencontre en présentielle et virtuelle, les enquêtés s'assurent que la face ne soit pas un élément troublant le premier rendez-vous. Les usagers extravertis représentent le panel d'utilisateurs tentant d'écourter la phase de discussion pour rencontrer la personne au plus vite. Ils témoignent d'une vie sociale « dense» et disent s'être inscrits sur Tinder en raison de la crise sanitaire. L'utilisation de Tinder est néanmoins complexe selon eux, ils expriment le plus de difficulté à discuter longuement par écrit avant le date.

« J'ai compris que j'ai besoin de contact, j'ai besoin que ce soit en présentiel pour avoir cette petite étincelle que je ne retrouve avec aucune personne avec qui j'ai parlé sur Tinder. Je suis peut-être impatiente, mais moi ça me soule de faire la conversation 40 ans pour parler dans le vide. C'est le moment où tu arrives devant la personne en vrai après lui avoir parlé une semaine et tu as juste l'impression que ça n'a servi à rien. J'ai tendance à écourter les dialogues sur Tinder et à favoriser la rencontre IRL sans m'en rendre compte au final. Je cherche à avoir des rendez-vous le plus vite possible pour voir un peu s'il y a une vraie alchimie qui se crée quoi » [Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].

Mouvoir son « moi authentique» par des appels ou des vidéos fait encore plus sens pour cette typologie d'enquêté, car c'est pour eux un moyen d'écourter la conversation écrite et de voir au plus vite si la personne correspond à leurs attentes « J'avoue que je suis un gland en message, je ne sais pas quoi dire par message, mais en même temps j'ai une vie assez

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stimulante pour faire des rencontres dans la vraie vie au lieu que je me prenne la tête dans un truc où je ne suis pas bon. J'essaye assez rapidement dans la conversation de dire soit on se voit soit on se fait un visio, soit on s'appelle. Je donne rapidement mon Insta et mon Facebook pour ça ». [Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021].

Qu'est-ce que ça t'apporte d'avoir un rendez-vous physique ou en virtuel (via Messenger) rapidement ? Humm... Le fait que, je propose vite soit un rendez-vous physique soit vidéo, c'est aussi un peu une manière de voir si la personne ressemble à ce que je pensais d'elle, par rapport à son profil et aux messages [Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021]. Cette partie recense donc en son sein diverses techniques visant à écourter le temps de messages, s'assurer d'un bon « feeling» et réduire l'appréhension du date. Les plateformes annexes à Tinder jouent un grand rôle dans ce processus, car c'est par ce biais que les utilisateurs propagent leur « moi » sous diverses formes (photos, vidéos, appels vidéo) pour tenter de figurer de manière authentique avant le date afin d'éviter ce fameux choc entre le virtuel et le réel. Ces manières d'agir constituent selon nous des rites de préparation du futur rendez-vous assurant l'ordre rituel de celui-ci et permettant d'atténuer la perte de la face ou les fausses attentes assujetties à l'autre.

B.Après le match, que dire, que faire ?

Le premier message doit osciller entre l'originalité et l'authenticité tout comme dans les profils. Comme nous l'avons abordé dans l'état de l'art, les femmes sont essentiellement passives dans la drague et c'est donc les hommes qui effectuent le premier pas sur Tinder. Elles sont cependant très exigeantes à ce sujet et revendiquent une originalité dans le premier message. « Je reçois énormément de messages sur Tinder alors je réponds qu'à ceux qui sont vraiment drôles ou originaux. Les « salut ça va ou tu fais quoi dans la vie », je ne réponds pas, car déjà ça ne me donne pas envie, je sais que la conversation va prendre du temps à se lancer et que ça va demander beaucoup d'efforts pour rien. ». [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].

Qu'est-ce qui te dérange le plus sur ce genre d'approche un peu « classique» ? [Enquêteur] « Ce n'est pas comme ça que les gens t'approchent dans la vraie vie, un mec ne vient pas te parler dans un bar pour te lâcher un « salut ça va ». Je pense que ce n'est pas un truc authentique par rapport à ça. Je préfère les trucs drôles, car au moins ça indique que la personne est bon délire et pas prise de tête [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].

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Les approches jugées classiques ou sérieuses semblent être perçues péjorativement étant donné que sur Tinder, la recherche de l'amour ne constitue pas une recherche explicite en soit. « [...] derrière ton téléphone tu lis des messages, c'est plat, c'est des conversations « Salut ça va », « tu fais quoi comme études », « tu habites où ? ». C'est ça tout le temps et c'est ennuyeux en fait. Moi je n'aime pas trop ce mode de drague on va dire. Je ne suis pas là pour trouver l'amour » [Extrait d'entretien avec Laurie, 30/01/2021].

Le premier message passe tout d'abord pour la gent masculine par une exploration du profil de l'autre afin d'y trouver une accroche pertinente et originale, car ils ont conscience que la concurrence est rude. « J'essaye d'être un peu plus original et rigolo. Le « salut, ça va ? », au bout d'un moment c'est inutile, elles doivent en recevoir des milliers enfin surtout elles à mon avis. Elles doivent recevoir tellement de trucs et tout le tralalala donc c'est ma manière de briser la glace. C'est comme la pêche si tu n'amorces pas tu n'auras pas de poissons » [Entretien avec Oscar, 08/02/2021].

La construction d'un premier message élaboré caractérise essentiellement dans notre corpus d'enquêtés les hommes utilisant Tinder comme une source principale de rencontres. Ces utilisateurs dotés de l'esprit game comme dirait Kaufmann (2011) sont en recherche perpétuelle de nouvelles phrases d'accroche. « J'essaye souvent des choses un peu osées où c'est à double tranchant, soit ça passe soit ça casse. Par exemple, je taquine souvent les filles sur les vêtements ou des choses comme ça. Si ça passe tu es sûr de rencontrer la personne si ça casse, au pire elle te bloque directement (en rigolant). C'est quitte ou double, qui ne tente rien et n'a rien ! Voilà moi j'essaye toujours de sortir de ma zone de confort en termes de pick-up line. Au final, c'est un peu comme dans la vraie vie, les approches où tu vas réussir, c'est généralement les approches où tu sors de ta zone de confort quoi, où tu improvises. Sur Tinder tu retrouves un peu ce genre de comportement quoi » [Extrait d'entretien avec Michel le 09/03/2021]. Les utilisateurs moins investis sur Tinder sont davantage enclins à écrire une phrase plus typique lorsqu'ils sont dépourvus de points communs pour aborder le match. « Le premier message ça dépend de la description de la fille, soit on peut parler d'un truc qu'on a vu directement dans la bio, soit on peut parler tranquille « coucou ça va et tout». [Extrait d'entretien avec Gabriel, le 01/03/2021].

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L'utilisation des approches classiques même si elles sont perçues péjorativement constitue un moyen de ne pas se « mouiller» et de garder la face comme le mentionne Imran : « [...] Les approches classiques, c'est aussi un moyen d'éviter de se faire tacler ! » [Extrait d'entretien avec Imran, le 18/03/21].

Certain(e)s utilisateurs.rices de notre corpus d'enquêté recensent une lueur d'espoir d'avoir une conversation pertinente à la suite du premier message, car celui-ci n'est qu'un prétexte pour démarrer la conversation. Ces enquêtés conscientisent la difficulté du premier message et considèrent les messages classiques comme un blocage lié à nécessité d'être à la fois original et authentique. « Les gens qui écrivent du baratin classique, peut-être qu'ils ont peur de pas savoir quoi dire et savoir si on en dit trop ou pas assez. Parfois ils ne savent peut-être pas choisir les éléments qui montrent qu'ils sont authentiques » [Extrait d'entretien avec Sarah, le 25/02/2021].

Tu réponds à genre de message ? [Enquêteur]

« Ouais, parce que de temps en temps, ça arrivait à dévier sur des trucs cools, c'est aussi un point d'ancrage ou un prétexte pour ouvrir sur d'autres choses intéressantes. Mais ça se voyait les personnes qui utilisaient ça comme un prétexte pour avoir un échange derrière et inversement tu voyais aussi les personnes qui utilisaient ça juste comme une recette, genre on passe par ces questions-là et on voit... » [Extrait d'entretien avec Sarah, le 25/02/2021]

La conversation se traduit par deux phases selon les enquêtés. La première consiste à parler de sujet drôle pour intéresser la personne puis il vient en second temps les sujets sérieux liés à la vie quotidienne. Les utilisateurs ont conscience qu'une petite particule fine sépare la bonne conversation et la fin de celle-ci. « Je sais très bien sur Tinder que juste en un claquement de doigts il peut ne plus rien y avoir quoi. Tu peux construire un peu un truc, mais tant qu'il n'y a pas eu la relation d'humain à humain, la ligne est très fine quoi. Juste pour un rien, un moment où tu as la flemme ou tu as oublié de répondre et du coup tu réponds plus tard, si la meuf a pris le truc un peu perso bah là c'est fini et ça s'arrête quoi. La ligne est vachement fine sur ça ! » [Extrait d'entretien avec Imran, le 18/03/21].

On retrouve les mêmes manières de penser et d'agir que dans la description qui tendaient à se vendre de façon indirecte. « Mouvoir son moi» de manière indirecte constitue la grammaire figurative à travers laquelle le dater tente de se démarquer.

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« Tu te dois aussi d'avoir un minimum de tenue sur l'application étant donné qu'il y a beaucoup de garçons qui font de la merde bah tu as quasiment le droit à aucune erreur. À tout moment la discussion peut s'arrêter pour n'importe quoi. Si tu sens que tu perds le fil de la discussion ça va très vite arrêter de parler. Faut réussir à être original et pas que ça tourne en rond. Faut que ça reste accrocheur et compagnie... D'un autre côté, l'intérêt d'être original c'est que quand tu fais une erreur et bien la personne va moins t'en vouloir, car tu es déjà sorti un peu du lot. Parce qu'avant tu lui as déjà prouvé ta valeur».

Limite c'est technique alors ? [Enquêteur] « Oui, clairement, au début tu ne comprends pas trop pourquoi et compagnie, mais il faut toujours te vendre sans avoir de disquettes et il faut s'adapter à chaque personne différente et faire l'effort de comprendre ce qu'on attend de toi, c'est-à-dire, être un mec cool, drôle, etc... »

Le fait de se vendre ça casse le côté authentique ? [Enquêteur]

J'essaye de faire le sujet de conversation, mais je n'essaye pas de me vendre pour autant. Je ne suis pas un objet et je ne suis pas là pour me vendre ou que quelqu'un m'achète non plus. Il faut se vendre sans trop en faire et s'en en abuser. Il ne faut pas faire en sorte d'amener les sujets de discussion pour que tu dises regarde j'ai ceci cela, etc... Il faut arriver à amener les sujets de discussion plus naturellement et tirer ton épingle du jeu pour montrer que tu es un type bien, mais faut pas orienter la conversation pour ça.

En gros tu te vends, mais de manière plus naturelle ? [Enquêteur]

Exactement.... [Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21]

L'art de la séduction à travers les messages se focalise essentiellement sur le fait d'être original et authentique. Guidés par ce couple de tension, les individus tentent de mouvoir leur face tout en gardant un aspect « authentique ». On s'aperçoit donc dans cette partie que l'ordre social dans les interactions se perpétue par ce cadre « culturel» reflétant la philosophie « de ne pas se prendre la tête ». Les individus structurent non seulement leur figuration en ligne par ce cadre, mais prennent également en compte les règles conventionnelles (Goffman, 1998) dégagées par celui-ci pour édifier une forme d'ordre social.

Comme l'illustre les enquêtés, l'originalité, l'authenticité et l'humour sont les valeurs régissant la manière dont les individus expriment leur personnage.

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Cependant, le stéréotype de genre (Goffman, 2002) construisant une modalité sociale et culturelle selon laquelle les hommes font le premier pas, tout comme ces formes de règles conventionnelles, sont vécues comme une contrainte chez les utilisateurs. Les hommes se sentent obligés en réponse à cela de mobiliser un panel de figuration adapté à celles-ci et éprouvent une certaine lassitude dans le fait de perpétuer cet ordre social. « [...] Il faut s'adapter à chaque personne différente et faire l'effort de comprendre ce qu'on attend de toi, c'est-à-dire, être un mec cool, drôle, etc... » [Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21].

Pour reprendre les propos d'Alexandre, on s'aperçoit que ce qui guide l'individu et constitue aussi une contrainte sociale renvoyant à la nécessité de mobiliser un « rôle» - rôle qui comme Goffman le mentionne devient une routine et forme « modèle d'action préétablie que l'on développe durant une représentation et que l'on peut présenter ou utiliser en d'autres occasions» (Goffman, 1973a, p.22). Les utilisateurs vont au cours de leur expérience développer leur capital « technique» qui n'est ni plus ni moins que ce modèle d'action préétabli pour interagir avec l'autre. C'est en ce sens que le concept de « routine» illustre parfaitement le résultat d'un apprentissage long et complexe des daters. Si au début, poser des mots pour faire le premier pas constituait des « maux », l'intellectualisation de ces compétences « figuratives» représente pour les hommes un gain dans leur capital attractif. « Au début c'était vraiment dur, je ne savais jamais quoi dire ou écrire. Maintenant que je maîtrise un peu plus les conversations, ça me permet d'être plus à l'aise pour aborder les personnes. Je sais comment je dois m'y prendre et j'ai plus ce sentiment de malaise comme j'avais avant. Donc oui je pense que Tinder ça peut aider pour ça » [Extrait d'entretien avec Martin le 29/01/2021].

C.Le premier message pour les genres similaires.

Tinder est composée et destinée majoritairement à un public « hétérosexuel ». La plateforme recense tout de même une part de sa population ayant des orientations sexuelles plus alternatives. Là où dans les échanges classiques entre une femme et un homme, ce sont généralement les hommes qui sont les initiateurs de la drague et du premier pas (Bergström 2019, Nadaud-Albertini, 2019), comment s'opère le premier pas chez les utilisateurs dépourvus de ce code social guidant l'interaction ?

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Pour les utilisatrices bisexuelles, aborder une femme en écrivant le premier message est plus complexe que démarcher un homme. « Avec les hommes, ils envoient direct le premier message quand on match alors qu'aborder une femme c'est beaucoup plus dur, c'est quand l'une des deux se décide que la conversation commence. Même pour séduire une fille c'est beaucoup plus dur qu'avec un mec. Elle n'a pas les mêmes attentes, elle a des attentes beaucoup plus hautes et plus exigeantes dans la manière dont on l'aborde. C'est aussi parce que je me mets plus de pression, car je match moins avec elles. Tu lui envoies un « salut ça va », ça va pas du tout lui correspondre alors que si tu dis ça à un gars bah c'est bon il saute de joie » [Extrait d'entretien avec Luna, le 06/03/2021].

Comme Luna le partage, les femmes bisexuelles semblent avoir plus de pression face à l'envoi du premier message en raison du fait que le taux de matchs entre femmes est plus faible que celui entre un homme et une femme. Il faut aussi ajouter à cela que les femmes bisexuelles confèrent plus d'importance aux matchs entre femmes, car ils sont parfois jugés plus « qualitatifs» et plus « honnêtes» en raison de cette absence de codes sociaux liés au premier pas. « Les mecs j'en ai un peu marre, c'est vachement visible les dynamiques. Dans les conversations, les meufs et les personnes non binaires c'est beaucoup plus naturel, plus libre et instinctif. J'ai l'impression que quand la conversation démarre c'est que du coup il y a une d'entre nous qui savait pourquoi elle voulait démarrer la conversation. Les conversations que j'ai eues avec d'autres personnes que des mecs c'était plus sincère. Elle a été active donc tout de suite c'est plus naturel, c'est plus honnête. Ne serait-ce le fait que dans le premier abord, c'est un code social plus qu'une envie des mecs. J'ai l'impression que ça commence déjà avec quelque chose de moins sincère. En plus, on a listé toute la liste de questions qui arrivent : tu fais quoi dans la vie ? tu habites où ? qu'est-ce qui tu aimes faire ? etc.. » [Entretien avec Laura, le 22/02/2021].

Paradoxalement, si pour beaucoup d'utilisatrices, les discussions en ligne entre femmes sont jugées plus honnêtes et transparentes, la pression liée à un nombre de matchs plus faibles et à une exigence plus haute entre femmes fait transparaître chez les femmes des attitudes similaires à celles à des hommes. Confrontées à la difficulté du premier abord, tout comme les hommes le sont avec les femmes, ces utilisatrices vont vivre de manière identique à celle des hommes, un rapport technique à la séduction. « Je pense qu'on se met plus en scène quand on parle avec une femme qu'avec un homme. Tu fais bien plus attention quitte à passer outre deux trois trucs ou quitte à embellir les choses. Tu sais que les matchs avec les femmes se

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font plus rares et que sur Dijon, il n'y en a pas beaucoup alors tu fais vraiment attention ! » [Entretien avec Amandine, le 26/02/2021].

Dans les échanges de séduction hétérosexuelle le stéréotype de genre (Goffman, 2002) construit une modalité culturelle selon laquelle les hommes font le premier pas. En l'absence de modalité culturelle régissant qui doit faire le premier message entre personnes de même sexe, le premier pas devient lui-même une source d'incertitude. L'absence de normes à ce sujet a un effet « paralysant» pour démarrer la conversation comme l'explique Sarah : « Je pensais qu'entre meufs, ce serait plus facile de se répartir par exemple sur qui fait le premier pas, mais en fait c'est pas du tout le cas. Moi si par curiosité je me dis je vais attendre qu'elle envoie le premier message, je peux attendre une semaine, mais ça n'arrivera jamais en fait... [...] Je me demande bien pourquoi aborder une femme est aussi difficile. C'est comme si l'absence d'un stéréotype nous étouffe et nous empêche de parler quoi... » [Entretien avec Sarah, le 25/02/2021]. Ce manque de stéréotype et les difficultés à savoir qui fait le premier pas se traduisent par une réadaptation du stéréotype de genre guidant le premier pas dans les relations hétérosexuelles. « Le premier pas entre femmes, c'est trop dur, je te jure, je pense que moi j'ai quand même un look féminin tu vois, il y a ce truc que souvent les nanas masculines venaient automatiquement m'envoyer des messages. Par contre quand il y a le truc où tu ne sais pas trop si la nana est masculine ou féminine bah c'est compliqué ! Tu as peur d'envoyer un truc un peu plus nul, parfois la description est peu fille comme la mienne et c'est dur d'envoyer le premier message !» [Entretien avec Amandine, le 26/02/2021].

Comme l'exprime cet extrait d'entretien, il semble que les individus dotés d'un genre similaire réemploient ce stéréotype de genre. La personne ayant des traits plus masculins aborde donc plus facilement l'individu ayant des caractéristiques plus féminines. Ainsi bien que certain(e)s perçoivent ce code comme contraignant, il reste néanmoins un moyen mobilisé pour comprendre comment faire le premier pas vers l'autre. « Les deux derniers matchs que j'ai eu avec une meuf et une « meuf non binaire », en fait avec la meuf cisgenre, Charlotte, elle a les cheveux longs, etc. Elle est assez féminine et c'est moi qui ai envoyé le premier message, mais sans me poser de questions. Et par contre la meuf non binaire, c'est elle qui a envoyé le premier message, parce que physiquement, elle a les cheveux courts, elle a un style assez neutre, unisexe, et je ne me suis pas posée de questions sur le coup, mais ouais c'est bizarre » [Entretien avec Sarah, le 25/02/2021].

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La question d'être abordée ou aborder va se résoudre principalement par la réadaptation de ce stéréotype. Guidant l'évaluation du profil, la taille des cheveux semble être donc la variable principale chez les femmes pour répondre à cette question. Tout comme Sarah, les hommes homosexuels ou bisexuelles réinvestissent aussi ce code social comme un vecteur de communication. « Je pense que je fais plus le premier pas, mais aussi parce que je dégage quelque d'assez viril physiquement. Je suis assez trapu et barbu et à mon avis, la personne plus efféminée va avoir plus tendance à moins mener de conversation que quelqu'un qui fait hétéro. Ça revient un peu à la fille qui se contente de matcher et d'attendre le premier message » [Entretien avec Antoine, le 09/02/2021].

D.De Tinder à Instagram comme « de la boîte de nuit au 06 ».

Après la phase de discussion sur Tinder vient le passage à un autre réseau social tel que Messenger ou Instagram. Comme nous allons le voir ici, le passage vers ces plateformes est considéré comme un rite qui symbolise un intérêt mutuel. La perception de cette transition diverge néanmoins selon les sexes. Le changement de réseaux pour les hommes est une réelle plus-value pour se démarquer, mais il est également considéré comme une marque d'engagement qui signe la dernière étape avant la rencontre. « L'aspect Tinder, ça me dérange. J'ai envie de sortir un peu de cet aspect application de rencontre. J'ai envie de dire c'est bon, si on parle sur un Messenger, WhatsApp ou un Insta, ça sort un peu du cadre Tinder où elle ouvre l'application et elle voit tous ses matchs et ses messages. Ça m'individualise et me donne une nouvelle identité contrairement à Tinder où je suis juste une ligne dans le chat de ses matchs, là c'est mon profil social que j'ai mis et c'est mieux qu'une discussion dans Tinder. Donc ça personnalise un peu plus quoi » « Il y a un sens derrière le fait que tu vas sur un autre réseau avec la personne alors ? [Enquêteur] ». « À un moment il y a eu le 06 c'est-à-dire tu discutais en boite et tu avais le 06, après il y eu le Messenger, c'était un intermédiaire, c'était un peu moins important qu'un 06. Je pense qu'il y a une certaine graduation. Je pense que si on passe de Tinder à un réseau social c'est une certaine marque d'engagement quoi. Tu sais que tu es en bonne voie et que c'est la dernière étape avant la rencontre en réel». [Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021].

Il est intéressant de constater que si pour les hommes, le passage à autre réseau est une marque d'engagement où ils estiment avoir de grandes chances de poursuivre par une rencontre en présentielle, les femmes qualifient ce rite de passage davantage comme un signe d'intérêt.

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Est-ce que pour le passage de Tinder à Instagram c'est une marque d'engagement entre toi et la personne ? [Enquêteur] « Quand je passe de Tinder à Insta avec un gars, ça montre que c'est cool et qu'on s'entend bien, mais ce n'est clairement pas un signe d'engagement, c'est plutôt une marque d'intérêt pour dire tu vois je t'aime bien » [Extrait d'entretien avec Perrine le 07/03/2021].

Ce clivage entre l'engagement des femmes et des hommes se justifie notamment par la sur sollicitation des femmes qui engendrent chez certaines une sélection qui perdure jusque dans les conversations où la rencontre d'un élément perturbateur est rédhibitoire. « C'est la société du zapping, ça ne va pas tu zappes, tu ne règles pas les soucis avec la personne, tu zappes et tu en prends un autre, tu vois ce que je veux dire ? Je faisais plus ou moins ça. Quand il y avait un petit truc qui me gênait ou qui me soûlait je « zappais ». Je m'en fichais un peu, mais c'est aussi le fait de... ouais on se supprime quoi ! Ça fait partie aussi du fait de ne pas se prendre la tête. Après le problème c'est que tu essaies de poser les premières pierres avec la personne, et là tu vois qu'il y a un petit trou, bah tu zappes et tu passes à autre chose » [Extrait d'entretien avec Clémentine, 24/02/2021]. Le retour aux sources sur Tinder se traduit par la mobilisation de cette philosophie essentielle dans l'ordre social : « Ne pas se prendre la tête ». Si « ne pas se prendre la tête» est un gage de qualité assurant une rencontre sympathique, cette philosophie contribue de manière très paradoxale à la logique de « non-choix» décrite par Illouz (2020).

On s'aperçoit que ce cadre culturel mobilisé par les individus pour figurer et préserver l'ordre social incite au « zapping» de l'autre et atténue les chances d'avoir une structure de don et de contre don réciproque. Elle encourage donc les individus vers des échanges structurés, guidés par une recherche de « fun » avant tout ce qui passe l'absence des sujets tentant de fixer un cadre futur dans la relation probante. « Le fait de partir sur des profils attractifs et au-delà du profil Tinder ça ne tend pas à créer des cadres, c'est plus le truc du « j'ai envie de kiffer mon moment, kiffons » et on n'est pas en train d'essayer de mettre un cadre pour que ça marche. On est plus sur l'envie de kiffer avec la personne dans l'immédiat que de kiffer longtemps. Je sais tout ça, mais moi ça me donne envie de chialer... » [Extrait d'entretien avec Imran, le 18/03/21]. Ce verbatim retraduit toute cette grammaire culturelle dans laquelle les éléments venant à la rencontre de cette logique de « non prise de tête» sont essentiellement rédhibitoires.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci