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La mise en scène de soi sur Tinder: entre l'originalité et le conformisme


par Geoffrey MILLE
Université de bourgogne - Master 2 Sociologie 2021
  

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II.Méthodologie

A.L'analyse dramaturgique d'Erving Goffman

« Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes » (Erza Park dans Goffman, 1998, p.27). En supposant que les concepts de Goffman soient largement applicables sur la mise en scène de soi en ligne, ce mémoire mobilise les travaux d'Erving Goffman et sa célèbre analyse dramaturgique. Plaçant l'interaction au premier plan et l'acteur en second plan, la perspective de Goffman a pour vocation d'analyser les situations sociales qui deviennent l'objet d'un théâtre dans lequel nous sommes des acteurs jouant un rôle. Dans cette conception dramaturgique, l'acteur réalise ses objectifs non pas en étant un être rationnel, « un homo economicus », mais en se fondant sur des hypothèses. Dès lors, dans les interactions, la personne cherche à obtenir des informations au sujet d'autrui pour en tirer des conclusions. L'apparence, la gestuelle, les façons et manières de parler sont autant d'éléments rapportant des indices à propos de l'individu. Associés à cela, des indications peuvent être identifiées par le biais de stéréotypes d'ores et déjà connus que ce soit en rapport au milieu social, un statut donné, etc. Pour se maintenir, la société modélise ses membres pour en faire ce que Goffman appelle « [...] des participants de rencontres autocontrôlés » (Goffman, 1998, p.41). Le rituel est considéré ici comme le moyen d'acquérir les codes d'interaction, c'est-à-dire, de savoir se nouer d'affection avec son « moi » et d'exprimer celui-ci par la face qui le compose en gardant honneur, fierté et dignité. C'est par l'intégration des règles morales que lui confère la société que l'individu évalue ses pratiques et ses sentiments ainsi que ceux de ses pairs dans l'optique de perpétuer l'équilibre de l'interaction, ce qui pour Goffman, est l'essentielle composante de celle-ci.

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En évoquant une modélisation des manières de penser et d'agir chez l'individu par la société, Goffman émet un rapprochement entre ses idées et celles de Durkheim qui exprimait qu'une « [...] certaine bureaucratisation de l'esprit permet de compter une représentation parfaitement homogène au moment voulu». (Durkheim, dans Goffman, p. 59, 1998). Pour nous mettre en scène, nous présentons une part de nous-mêmes qui est notre personnalité. Pour Goffman (1998), c'est un attribut sur lequel nous nous rattachons pour nous présenter dans la vie quotidienne.

Intrinsèquement liée à chacune de nos façades sociales, la personnalité assimile nos différents rôles sociaux qui sont, comme déclarait Erza Park (dans Goffman, 1998, p.27) : « [...] une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité ». Pour ainsi dire, la personnalité recense en elle nos personnages que nous mettons en scène avec lesquels nous nous socialisons et nous incorporons des représentations selon les scènes sociales (ibid.). En tant qu'acteur, l'individu mobilise dans les interactions ce que Goffman appelle la face. « On peut définir le terme de face comme étant la valeur sociale positive qu'une personne revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier. La face est une image du moi déclinée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageables, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi» (Goffman, 1998, P.9). Que ce soit pour l'individu ou la société, la face possède un caractère sacré, elle est un bien prêté par la société en échange duquel l'individu tâche de s'en montrer digne pour la préserver. Cette image du moi est une figure d'attachement pour l'individu, il la soigne, la préserve, la travaille. En nous basant sur l'hypothèse que l'autre adopte une face qui est la sienne, nous formons dans nos interactions un consensus mutuel dans l'acceptation des rôles de chacun. Ce consensus permet en outre de défendre et préserver nos faces.

Dans notre recherche, nous allons nous intéresser à comment l'individu présente sa « face» en ligne par le biais de Tinder. La présentation de soi en ligne implique une mobilisation de la face et entraîne un choix dans les atouts, les qualités et les statuts mobilisés lorsque l'individu façonne son profil. La figuration en ligne nécessite donc que les individus prennent position (Goffman, 1987). L'identité en ligne est donc l'objet d'une position (ibid.) puisqu'elle est une production incarnée impliquant une réflexion de l'individu sur les statuts mobilisés au regard du cadre de l'interaction particulier.

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La notion de position offre aussi à l'analyste un moyen d'appréhender les changements de statut dans le cours d'une interaction et leurs conséquences sur les formes de coordination entre les coparticipants (Goffman, 1987). En prenant position dans une application de rencontre, les utilisateurs doivent également mobiliser des actions visant à converser et à éviter de perdre de la face. C'est ce que Goffman (1998) entend définir par le concept de « figuration» ou « face-work ». Ce concept très dense de « figuration» est composé d'une multitude de variables comme « l'assurance », « le tact », « l'humour» qui sont des capacités mobilisables dans l'interaction. La typologie de Goffman recense quatre principaux types de figuration lors des interactions : l'évitement, la réparation, l'agression et la coopération. Le passage qui nous intéresse particulièrement dans notre sujet est l'évitement. L'évitement est un procédé que l'on observe dans les situations « critiques» ou « menaçantes ». Quand l'individu a conscience du risque de perdre la face ou de déstabiliser la face de ses pairs, il adopte des comportements de méfiance qui peuvent se traduire par de la discrétion, un silence, un détournement de conversation, le fait que l'on se renonce à exprimer un point de vue...

Dans ce mémoire, nous allons donc explorer comment l'individu établit sa part de figuration à travers la mise en avant de qualités ou statuts et d'une rhétorique pour se grandir et comment il en facilite la compréhension aux yeux des autres. In fine, pour comprendre pourquoi l'acteur se met en scène d'une certaine manière, il est nécessaire d'appréhender s'il existe sur Tinder des règles de présentation. Saisir le sens lié à la mise en scène de soi, c'est aussi saisir la capacité de l'acteur à interférer avec le cadre imposé explicitement ou implicitement sur l'application. Ainsi, nous considérons ici Tinder comme une organisation sociale à la manière de Goffman, c'est-à-dire, « [...] un lieu entouré de barrières s'opposant en permanence à la perception, dans lequel se déroule une activité régulière d'un type déterminé [...] » (Goffman, 1996, p.226).

Au travers de cette organisation, nous comptons, en utilisant des concepts de l'analyse dramaturgique, illustrer et décrire comment les acteurs maîtrisent leur présentation et l'impression qu'ils donnent d'eux-mêmes. Bien que la structure de Tinder laisse libre l'utilisateur dans son expression, nous pensons qu'il existe tout un ensemble de règles cérémonielles permettant de guider l'individu dans son expression auprès des autres.

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Si l'utilisateur se présente à l'autre sur Tinder, il peut aussi déclarer ou induire de manière textuelle ou photographique, comment il envisage et considère ses «matchs» à venir. C'est ce que Goffman appelle les rites de présentation (Goffman, 1998). En guise d'illustration, certains profils féminins emploient ses rites pour mettre en garde les futurs prétendants. Ces rites servent par exemple à faire allusion à un refus catégorique de parler à des individus désirant des relations éphémères par la phrase familière : «Pas de plan cul». On peut également y recenser des exigences dans le mode de vie (être un sportif) ou dans l'obligation d'avoir de bonnes capacités rédactionnelles et conversationnelles (« Je ne veux pas de « salut sa va » ou `soyez original si vous souhaitez une réponse »)

B.Le soi et la Taxonomie de James.

Pour William James (1980, p.291), «le moi empire» est constitué de l'ensemble des éléments que l'on est tenté d'appeler par le terme «moi». Si toutefois nos manières d'agir et de sentir au regard d'objets extérieurs sont semblables à la façon dont nous interagissons avec nous-mêmes, les objets que nous traitons avec le moi ne s'arrêtent pas au corps. Selon James (ibid.), les objets et la perception du moi associés fluctuent sans cesse. Partant de ce postulat général, le moi d'un individu est composé d'une pluralité d'objets pouvant être des objets en soi (vêtements, appartements, voitures, etc.), des sujets sociaux (l'ensemble de la sphère sociale), un statut ou enfin, des croyances, etc. En outre, il relève du moi tout ce qui appartient à la personne. James relate cette idée du moi comme une sorte de tout par le biais de sa taxonomie classant le moi en quatre constituants : le moi matériel, le moi social, le moi spirituel et l'ego pur (ibid.). Dans notre étude, nous allons mobiliser seulement le moi matériel, social, et spirituel, c'est pourquoi nous allons les présenter un à un.

Dans le «moi matériel», l'élément qui nous affecte le plus est notre dimension la plus intime, le corps. Enjolivant le corps, les vêtements sont de cruciaux composants du moi, car nous nous identifions sans cesse à eux. Ils apparaissent en second dans l'ordre de priorité établi par James (ibid.). Ensuite, il est relaté dans ce soi toute la sphère familiale. Au coeur de notre vie, la dimension familiale constitue une partie de nous-mêmes. Comme l'explique James, si un membre de notre famille décède, c'est comme si une partie de nous mourrait aussi. Après la sphère familiale vient notre foyer. Étant le petit monde construit par l'individu, le foyer contient une dimension affective. Pour James (1980), le corps, la sphère familiale, et le foyer varient en importance selon le sujet bien que toutes ces choses soient associées à des intérêts essentiels de la vie.

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Comme le dit si bien James (ibid., p.292) : `Nous avons tous une impulsion aveugle à veiller sur notre corps, à le parer de vêtements décoratifs, à chérir nos parents, notre femme et nos enfants, et à nous trouver un foyer dans lequel nous pourrions vivre et nous «développer» [traduction libre]'

Le «moi social» est l'ensemble des éléments octroyant de la reconnaissance à l'individu. Pour James, il existe autant de «moi social» chez l'individu que de personnes lui conférant ce moi en lui attribuant une image de lui. L'idée d'avoir différentes images du moi que l'on expose à des groupes distincts fait écho ici au concept de «façade sociale» de Goffman (1998). Selon lui, la personnalité incorpore nos différentes faces qui sont considérées comme une seconde nature chez nous (Erza Park, dans Goffman, 1996). Appartenant au moi empirique, le moi spirituel est composé de plusieurs facultés, de dispositions psychiques et personnelles. En outre, il contient tout ce qui relève du champ de la morale et de la conscience (Bégin, 2006) et comporte en son sein nos qualités personnelles et nos attributs psychologiques en général. Étant un processus de réflexion, le moi spirituel est notre capacité «à penser le subjectif en tant que tel, à nous penser en tant que penseurs» (James, 1980, p.297).

Dans la construction d'un profil sur un réseau social, les éléments liés aux rôles sociaux

passent en second plan et ne sont pas jugés intéressants dans une présentation de soi. Si ces
éléments n'affectent parfois peu ou pas l'évaluation de la personnalité, certains attributs peu expressifs comme «l'université» sont mieux classés que des attributs plus expressifs tels que «la musique» en termes de capacité des utilisateurs à dévoiler leur personnalité (Counts et Stecher, 2009). Nous porterons également un oeil avisé sur la divergence plausible entre le type de « moi » présentée selon les genres. De Singly (1984) avait illustré à ce sujet une divergence dans la présentation du « moi » selon les sexes, où les femmes avaient tendance à mettre en avant un capital attractif basé sur le physique (leur beauté) tandis que les hommes mobilisaient davantage « le moi social » en tant que capital attractif (le métier, le statut économique etc...).

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Rejoignant les constats précédents, il serait fructueux de voir quelle perspective se réinscrit sur les applications de rencontre comme Tinder où les mécanismes font divaguer l'individu dans un système de consommation rapide. En outre, dans cette étude, cette taxonomie nous permettra de classifier les éléments des profils à travers les trois dimensions du «moi». Nous intégrons dans le soi matériel la composante visuelle, c'est-à-dire les photographies et éventuellement les micro vidéos. Nonobstant, le soi matériel peut aussi incorporer des aspects du « moi social » (James, 1980) c'est pour cela que nous porterons une attention à cette liaison entre le soi matériel et social. En ce qui concerne le moi spirituel, il nous permettra de regrouper les qualités et atouts perçus par l'individu et mis en avant (je suis gentil, attentionné, patient, intelligent, etc....). La plus-value de cette classification résulte dans le fait que nous pourrons à travers l'entretien retranscrire non seulement les facettes des « moi » évoquées par l'individu, mais aussi toute la manière et les priorités associées à la mise en scène des « moi » dans le profil.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry