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La mise en scène de soi sur Tinder: entre l'originalité et le conformisme


par Geoffrey MILLE
Université de bourgogne - Master 2 Sociologie 2021
  

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IV. Quand la sociologie rencontre l'amour

Au fil des siècles, les sociologues se sont intéressés au champ de l'amour (Durkheim, Weber, Engels, Girard, Bozon et Héran etc.). La modernité suscite de nouvelles questions sociales au sujet de l'amour en déstabilisant les pratiques de comportements associés à l'émotion. On distingue dans la sociologie francophone plusieurs courants de pensée à ce sujet. La première perspective est issue d'une sociologie critique. Grande penseuse de ce siècle, Eva Illouz (2020) démontre en explorant les résultantes de ces nouveaux marchés de rencontre en ligne qu'ils ont contribué à une séparation du registre de l'amour et de l'émotion venant fragiliser les relations à travers une l'incorporation d'une logique capitaliste dans l'amour. Dans « la fin de l'amour», Eva Illouz analyse les relations sous une forme négative (tout comme Freud) et étudie les mécanismes entravant le fonctionnement des rencontres qui sont selon elle caractérisées par l'incertitude et le « non-choix ». Les concepts de « non-choix» et « d'incertitude» résultent en partie de la reproduction des attitudes consuméristes sur la sphère de l'amour.

Sur les applications de rencontre, les nouvelles formes de relation (éphémères) viennent refléter les logiques capitalistes. L'évaluation de l'individu centrée sur le corps et l'abondance de choix venant raffiner davantage les goûts de la personne sont autant de facteurs menant à une forme de « non-choix ». On s'aperçoit de la séparation des registres émotionnel et sexuel dans les nouvelles relations éphémères possédant dans leur dénomination un caractère négatif [« le plan cul» par exemple]. Ces nouvelles formes de liens sociaux permettent à l'individu de quitter la relation à tout moment, de préserver et développer son « moi » en se forgeant une expérience dans la sexualité. Le désir de l'individu étant situé dans le « moi consommateur» et le « moi sexuel» (Illouz, 2020), l'individu ne sait pas situer son désir. Au lieu d'être précis et fixé sur un objet, celui-ci devient excessif et difficilement identifiable. Pour résumer la pensée d'Illouz, les relations éphémères fragilisent les frontières sociales et ethniques. Ces liaisons seraient régies par une forme de consommation abondante possédant en elles de « nouvelles normes morales ». Celles-ci se traduisent par l'instauration d'un nouveau cadre culturel nommé « la liberté institutionnelle» (Illouz, 2020). Dans cette forme de liberté, le choix devient l'objet d'une relation avec soi-même, il a pour objectif de nous faire parvenir à atteindre notre moi « idéal» peu importe les frontières ou déterminants sociaux auxquels nous sommes confrontés. En outre, ce nouveau cadre culturel sur lequel reposent les relations suscite des manières différentes de penser ses liaisons.

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Pour Illouz (2020), le processus d'évaluation des profils basé essentiellement sur « le corps en image » incarnerait la chute des normes et des logiques sociales associées aux rencontres traditionnelles. D'autres chercheurs (David et Cambre, 2020 ; Galligo, 2017) rejoignent l'idée d'Illouz et considèrent que, sur ces applications, la sélection du futur « match » est réduite à une simplicité binaire s'opérant par l'évaluation d'un corps « marchand». Si ce postulat relève des traits négatifs impliqués à ce nouveau marché de l'amour (l'abondance du choix formant un non-choix, le maintien des relations à l'état gazeux), la perspective de Kaufmann s'avère plus optimiste.

Tout comme les autres chercheurs mentionnés précédemment (David et Cambre, 2020 ; Galligo, 2017 ; Illouz, 2020), Kaufmann (2011) considère la naissance de ces nouvelles technologies comme une sorte de révolution dans les relations libérant les individus des normes et entraves de la société associées au mode de rencontre traditionnel. Que ce soit pour des rencontres éphémères ou durables, ce bouleversement des rencontres aurait des effets libérateurs pour les individus. Pour Kaufmann (ibid.), le sexe est aujourd'hui en pleine transformation, il devient « banalisé », simple et agréable alors qu'auparavant, il était joint à un univers symbolique de l'angoisse.

Bergström (2019) s'oppose à la pensée de Kaufmann et d'Illouz en affirmant par le biais d'une approche sociodémographique que les plateformes de rencontre en ligne ne sont pas l'objet de la chute des normes sociales. Pour Bergström (ibid.), ces normes se réinvestissent dans ces services sous de nouvelles formes. Que ce soit dans la sphère anglo-saxonne ou française, de nombreux chercheurs rejoignent le constat de Bergström (Nadaud-Albertini, 2019 ; Sumter et al. dans Ingram et Al. 2019). Selon eux, les dispositions internes de l'individu manifesteraient cette réappropriation des frontières sociales étant donné qu'elles ne s'évaporent pas des utilisateurs lorsqu'ils sont sur ces services de rencontre en ligne. Elles interviendraient à chaque instant dans les mécanismes de sélection et de jugement (Orgeta, Hergovich, dans Bergström, 2019). L'une des perspectives intéressantes mises en avant par Bergström (2019) est la privatisation des rencontres. Car les espaces de rencontre en ligne se situent en dehors de la sphère sociale (les amis, la famille, etc....), les activités sociales ordinaires se retrouvent dissociées du domaine des rencontres. En outre, la privatisation des rencontres vient marquer une rupture essentielle par rapport aux modes de rencontres traditionnels qui étaient liés à la sphère sociale de l'individu.

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Histoire de l'amour

Entre-le XVIII et le XIXème siècle, la cour était un cadre social façonnant la prise de décision et assurant une réciprocité des sentiments entre les partenaires dont l'accomplissement était le mariage. Auparavant, cette ligne directrice structurée et traçant le futur par un ensemble de règles produisait de la certitude dans la définition des situations et permettait au sujet de se situer dans celle-ci. (Illouz, 2020). Pour Solomon et Knobloch dans (ibid., p.56), « La certitude peut être décrite comme « la capacité d'une personne à décrire, prédire et expliquer le comportement dans des situations sociales ». En outre, cet ensemble de normes structurées et structurantes a guidé les manières d'agir et de penser dans le XVIII et XIXème siècle en régissant les aspects principaux du système de la cour amoureuse. Cette certitude normative forme ce qu'Illouz (2020) appelle la certitude existentielle (qui suis-je, comment répondre, etc..). Le rôle de chacun étant parfaitement intériorisé et situé, il n'y avait pas d'ambiguïté dans les rituels de la cour (Ibid.). Courtisant la femme, l'homme devait suivre différentes procédures pour lui témoigner son amour et sa fidélité afin que celle-ci choisisse de l'accepter. Si jusqu'à la moitié du XXème siècle, l'amour était intrinsèquement lié au mariage, la liberté sexuelle conquise par les femmes est venue casser l'idéal du mariage d'amour qui va progressivement se dissoudre dans le « couple d'amour ». La dissociation du couple avec le mariage et celle du sexe avec la reproduction sont autant de facteurs ayant favorisés l'acquisition de nouveaux partenaires tout au long de la vie de l'individu. Il résulte de ces césures une perte des délimitations entre la jeunesse et l'âge adulte préalablement construit par le mariage (Bozon, Singly, 2015).

Si pour les hommes, le rapport sexuel devient une affirmation de la virilité (Giddens, 2007), il reste ne source de questionnement pour les femmes. Malgré la conscience d'avoir obtenu une « liberté sexuelle », le rapport sexuel ne fait pas l'objet d'une recherche pour la gent féminine, car celui-ci ne reste licite dans les représentations que lors d'une relation stable, dans une optique amoureuse ou conjugale. Là où le désir des femmes est régulé, les hommes perçus comme indépendants ont un désir qui réclame satisfaction (Spencer, dans Bozon, Singly, 2015). Dans la représentation du besoin sexuel, les deux genres admettent le fait que les hommes auraient plus de « besoins sexuels» que les femmes (Bozon, Singly, 2015). On retrouve ces représentations dans le fait que les hommes sont plus nombreux à penser que l'on peut avoir des rapports sexuels sans aimer que les femmes (Ibid.)

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À l'effigie de la citation « le hasard fait bien les choses », la mécanique du « hasard» dans les rencontres a été placée au centre de la représentation de l'amour des individus et reconfectionne leur propre histoire (Bergström, 2019). Dans les années 1980, Bozon et Héran (1988.) établissent l'enquête « La formation des couples ». En questionnant les individus sur la rencontre avec leur conjoint, trois quarts des répondants déclaraient justement que celle-ci avait eu lieu « par Hasard» (75 %), alors même qu'ils étaient également nombreux à considérer que la rencontre avait de «bonnes chances» de se produire (43 %). Si l'amour devait nous tomber sur la tête, les sites et applications de rencontre viennent contredire cette logique en invitant les sujets à trouver leur partenaire. Cela vient induire un paradoxe entre la nécessité de faire des rencontres et la stigmatisation pour l'avoir provoquée (Bergström, 2019). Ainsi, comme le dit Bergström : « Présenter celle-ci comme l'oeuvre du hasard est une manière de signifier l'union comme une relation d'amour et de rendre l'expérience intelligible en tant que telle» (ibid., p.32). Le déclin de l'identification de la sexualité à la reproduction, au mariage et à l'hétérosexualité caractérise selon Bozon (dans Bozon, Singly, 2015) non pas une révolution sexuelle en soit, mais d'une individualisation des comportements et idéaux due à l'avilissement de la vision institutionnelle de la sexualité. Il faut rappeler ici que, jusqu'à la deuxième Guerre Mondiale, l'amour était vécu comme une transcendance avec le mariage et s'inscrivait dans une visée individualiste. Troublées et diversifiées, la sexualité et sa cohérence reposent dorénavant sur les épaules de l'individu.

A.L'économie de l'amour

La naissance de la consommation visuelle née à la fin du XXème siècle a pris une grande place dans la sphère culturelle et économique au XXIème siècle en faisant « [...] de l'identité sexuelle une performance visuelle médiatisée par des biens de consommation » (Addison, dans Illouz, 2020, p.73) et « [...] de la libération sexuelle une pratique culturelle instituée par un ensemble de codes, de styles et de signifiants visuels » (ibid.). Depuis les années 1960, la mise en scène du corps de la femme sur l'industrie a monnayé celui-ci. Que ce soit par le biais des pubs, des cinémas ou des films, le corps de la femme « sexualisé» a été exposé sur la scène médiatique. On retrouve le prolongement de cette mise en scène du corps de la femme dans les industries ayant émergées avec l'arrivée d'internet comme l'industrie pornographique. Devenue une performance visuelle, la sexualité a été transformée, elle est l'objet d'une abondance spectaculaire mettant en scène des marchandises associées à la sexualité (Debord (2008). Dépourvue de l'appartenance religieuse, la sexualité a été incorporée dans la culture de la consommation. C'est la culture du « bien vivre sa sexualité» qui s'observe par l'émergence des marchés pharmaceutiques et thérapeutiques.

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En résumé, la culture consumériste a formé une « pulsion de la sexualité» en la densifiant et en l'impliquant à de nombreux d'univers. Elle se retrouve dans des biens solides, des biens associés à une expérience (café, bars de célibataires, camp de nudistes), à des produits thérapeutiques visant à améliorer la performance (thérapies, magazines, pornographie), ou enfin, à des marchandises atmosphériques. L'influence médiatique et cinématographique, les produits cosmétiques et les vêtements sont autant d'éléments ayant mis en forme la sexualité dans « un régime d'action scopique » (Illouz, 2020, p.73) exposant au public par une multitude d'images un corps sexualisé et attirant. Si la sexualité s'est transformée en objet de performance incarnée dans le marché de consommation, la performance et l'attirance sexuelle forment des indicateurs situant la position d'une personne dans la sphère sexuelle (Ibid.). Créant deux types de rencontres distincts : la rencontre sexuelle et émotionnelle, la liberté sexuelle va finalement être récupérée par le capitalisme scopique.

Par capitalisme scopique, Illouz (2020) désigne cette transformation de l'attrait physique et de la sexualité des femmes en marchandises produites par le regard et fondées par l'ensemble des industries prenant en charge « le moi» par l'image. En outre, le capitalisme scopique est une forme de capitalisme ayant créé une valeur économique par la spectacularisation du corps et la sexualité en image. Pour Illouz (ibid.), cette nouvelle forme de capitalisme est devenue un cadre structurant les images et histoires. De manière plus globale, c'est aujourd'hui le bien-être qui s'étale sur nos murs, dans la publicité et sur nos écrans. Comme le mentionne Heilbrunn (2020, p.19) : « Le bien-être est devenu une marchandise de notre société où la quête du bonheur est imposée ». Transférant le bien-être en finalité et l'émotion en marchandise, la société de consommation nous suggère qu'il est le fondement de notre vie (ibid.). En cette raison, il existe une flopée de professions prenant en charge le bien-être. Nous pouvons citer ici la psychologie qui a pris une place importante dans l'amour lors XX ème siècle. Elle a été à la genèse de l'idée que la sphère amoureuse est intrinsèquement liée à la responsabilité des individus. Ce caractère douloureux des expériences amoureuses a permis la genèse de « professionnels» (psychologues, psychanalystes, médiateurs, etc..) spécialisés dans l'amour (Illouz, 2006). Aujourd'hui, un tas de forces avilit cette ancienne forme d'amour « transcendante ». Les sites de rencontre comme Tinder viennent dissocier davantage le registre émotionnel et celui de l'amour. En modélisant les rencontres, le capitalisme scopique a transformé des relations stables en des formes de relations négatives connotées par des stigmates négatifs.

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C'est particulièrement l'objet des relations éphémères qui ont dans leur dénomination cette représentation de la tendance hédoniste (« le plan cul », « le plan baise »). Véritable objet employé par le capitalisme scopique, la révolution sexuelle va produire un effet contraire à ses attentes. Cette hypersexualisation omniprésente dans la société va produire des dysfonctionnements dans les relations dont Illouz (2020) en décrit les mécanismes. Restant toujours à l'épiderme, l'un des mécanismes caractérisant ces relations est l'incertitude affective (Illouz, 2020). Cette forme d'incertitude trouve son essor dans l'incorporation de l'idéologie du marché de consommation et à travers une logique où le choix individuel est placé au centre de la liberté personnelle. Cette absence de délimitation, que ce soit dans le cadre ou le but des contrats sexuels et affectifs, forme pour Illouz une structure négative des relations. Celle-ci se caractérise, en outre, par l'impossibilité d'évaluer et de mener la relation par le biais de scénarios sociaux stables.

En considérant la liberté comme impactante sur la restructuration d'un champ d'action à l'effigie de Foucault, l'hypothèse d'Éva Illouz (2020) dans « La fin de l'amour» met en avant une dissociation entre la liberté sexuelle et émotionnelle. Selon Illouz (2020), elles se situent dans deux structures institutionnelles distinctes. Tout d'abord, la liberté sexuelle serait le nouveau cadre culturel par lequel les individus mobilisent une multitude de ressources (technologiques, scénarios culturels, etc.) pour structurer, guider, et définir leur comportement. Contrairement à la liberté sexuelle, la sphère émotionnelle est un domaine problématique, flou, qui renvoie à l'incertitude et au chaos (Illouz, 2020).

Dépourvue de contenu normatif, la liberté a été réemployée par les logiques consuméristes. Celles-ci imprègnent les sphères affectives et sexuelles et impliquent de réfléchir à nouveau le sens et l'impact de cette nouvelle forme de liberté. Comme le dit Éva Illouz : « La sexualité a été investie par les méthodes psychologiques, la technologie et le marché de la consommation, lesquels ont en commun de fournir une grammaire de la liberté qui traduit le désir et les relations interpersonnelles en une simple question de choix individuel.» (Illouz, 2020, p.28). Déjà incorporé dans de nombreuses institutions, le choix est devenu une relation avec soi-même, il est l'indicateur d'un bon développement personnel et procure une sensation qui nous nous construisons de manière indépendante.

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Plus que jamais au coeur de l'individualité, il est le principal vecteur dans la consommation et dans la sexualité. Premièrement, celui-ci suppose, comme en économie, une offre de bien, c'est-à-dire, l'idée que le produit en question existe en grande quantité. Deuxièmement, le choix se rapporte à la subjectivité de l'individu (ai-je fait le bon choix) et traduit l'expression de ses besoins et désirs. En devenant un marché, les rencontres sexuelles sont perçues comme « un choix» pour l'individu impliquant de manière sine qua non de l'« incertitude ». Le fruit de cette incertitude est aussi dû au fait que ce nouveau processus de rencontre dispose de peu d'interdictions et de normes. En livrant les individus à eux-mêmes pour fixer leurs propres normes et conditions, le marché de la rencontre forme une incertitude cognitive et affective (Illouz, 2020). Ce bouleversement des manières d'agir et de penser les rencontres constitue ce qu'Éva Illouz (ibid.) appelle le non-amour. Dans cette forme de subjectivité nouvelle, le choix est à la fois positif et négatif. Il est positif dans le sens où les individus désirent et veulent quelque chose, mais il est aussi négatif, car les individus sont trop indécis pour désirer quelque chose de précis. En priorisant son soi, les relations sont caractérisées par un évitement, car le sujet est trop indécis pour désirer. La tendance à souhaiter accumuler des expériences implique le fait que le choix perde de sa pertinence émotionnelle.

En divaguant de relation en relation et en y mettant un terme à chaque fois, le sujet affirme son autonomie. « Le non-amour est donc en même temps une forme de subjectivité -- ce que nous sommes et comment nous nous comportons -- et un processus social qui reflète l'impact profond du capitalisme sur les relations sociales (Illouz, 2020, p.30) ». C'est paradoxalement dans une logique de choix abondante qu'il existe une sorte de « non-choix» qui se caractérise par l'évitement, le refus d'engager une relation, la maintenance de celle-ci à l'état gazeux, etc. Cette ère du « choix de ne pas choisir» est aujourd'hui une modalité dominante dans notre culture de la consommation pouvant être constatée par plusieurs statistiques sociodémographiques [la chute des natalités dans l'Europe de l'Est et occidentale, la hausse de double « vie », etc..]. Traduisant l'absence et les nouvelles formes de relations rapides, le choix négatif caractérise cette épidémie de la solitude relevée par la baisse de nombre de partenaires sexuels chez la génération internet (née après l'an 2000) par rapport aux générations précédentes, ce qui tend à faire apparaître l'absence de sexualité comme un nouveau phénomène social (Twenge dans Illouz, 2020).

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B.Les relations éphémères, l'incertitude et le développement du moi

Nouvelle productrice de valeurs et de statuts, cette forme de relation sociale centrée sur l'hédonisme est une véritable affirmation de « soi », d'authenticité et d'autonomie chez les individus (Illouz, 2020 ; Kaufmann; 2011). Dans ces relations sans lendemain, les personnes se substituent telles des marchandises où l'orgasme devient une monnaie d'échange (Illouz, 2020). Dans la culture sexualisée, hommes et femmes sont interprétés comme des « acteurs sexuels ». Il y a une accentuation de l'incertitude dans la définition des relations éphémères et semi-affectives exercée par les nouveaux marchés en ligne comme Tinder créant des « incertitudes sur les attentes ». Dans ces moments d'incertitude mutuelle, il revient souvent à l'homme de prendre la situation en main pour refixer le cadre de la liaison bien que souvent lui-même ne sache même pas vraiment la définir. Comme le décrit Kaufmann (2011), les utilisateurs des services de rencontre en ligne se situent dans une logique de « marcher au feeling» en s'amusant à « flirter» en ligne. Selon Kaufmann (2011), les individus structurent la suite de la rencontre lors du premier rendez-vous. Néanmoins, rien n'est certain, car l'autonomisation de la sexualité vient intégrer dans la poursuite de la rencontre une incertitude au sujet de la valeur de soi et de l'autre et rend incertaines les perspectives émotionnelles. Comme le dit Illouz (2020), même les définitions d'une relation et de l'état émotionnel du sujet deviennent des incertitudes.

Construite par une conception masculine de la sexualité, la sexualité sans lendemain tend à affirmer l'idéologie selon laquelle seule une sexualité désengagée est libre (Illouz, 2020). Ipso facto, cette idée tend à rapprocher la sexualité libérée de la sexualité de l'homme. Pour les femmes, cette nouvelle perspective de la sexualité a des conséquences moins favorisantes que chez les hommes. D'une part, la sexualité des femmes a été encastrée par des manières de penser et d'agir traditionnelles dans lesquelles elles ont échangé leur sexualité contre des ressources économiques et sociales. D'autre part, les femmes ont toujours été associées à la sphère relationnelle et affective (la naissance d'un enfant, le soin, etc..). Que ce soit dans les rôles sociaux (être mère), dans les statuts socio-économiques (être infirmière, baby-sitters), le relationnel reste une composante essentielle de la sexualité féminine (Ferrand et al. dans Illouz, 2020).

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Pour résumer, si les relations sans lendemain peuvent être bénéfiques pour augmenter son « capital sexuel» chez les hommes (Illouz, 2020), ce type d'interaction est plus complexe à vivre chez les femmes. Ces relations sont pour les femmes considérées çà et là, comme une forme de pouvoir et de plaisir et comme un rejet de leur identité symbolique. Dans cette logique, la sexualisation des relations « [...] place les hommes et les femmes dans des positions différentes à la fois dans le champ sexuel et dans la structure sociale des relations intimes» (Illouz, 2020 p.124). Par exemple, l'attractivité sexuelle des femmes conquises par les hommes est souvent employée comme une sorte de capital chez les hommes qui sont évalués par leurs pairs.

On retrouve aussi différentes mobilisations de capitaux considérés comme attractifs selon les genres. Chez les hommes, le capital social et économique a une grande importance pour son attractivité tandis que chez les femmes, leur valeur attractive reste assujettie à des critères physiques. Ipso facto, les femmes perdent plus vite en attractivité que les hommes où leur attirance repose sur des variables plus pérennes. Même si la gent féminine est dotée d'un haut niveau d'éducation, celui-ci est enclin à provoquer un rendement négatif sur les services de rencontre (Bertrand et al. dans Neyt al. 2019). Traduisant le maintien de normes de genre, les hommes jugent les femmes ayant un haut niveau d'éducation moins attractives et désirables en établissant une corrélation entre le niveau d'éducation et de salaire (ibid.). Cela semble faire écho à l'idéologie selon laquelle « l'homme doit ramener l'argent à la maison ».

Considéré comme une marchandise à part entière, le corps de la femme tend à se dégrader avec l'âge, ce qui se traduit par une perte de valeur du corps féminin. Au fur et à mesure de l'avancée en âge, le corps féminin se risque lors de son évaluation à une dévaluation qui s'opère en raison de sa perte de valeur et sa possibilité de remplacement. Dans les nouveaux marchés de rencontre, les corps sexuels mis en scène sont perpétuellement remplacés dès lors qu'ils deviennent obsolètes. Pour obtenir et maintenir une certaine valeur, ils nécessitent une gestion et un travail sur l'image qu'ils dégagent. Faisant face à une concurrence abondante, les individus s'évaluent en se comparant et sont sans cesse confrontés aux risques et à l'incertitude qui menacent leur valeur (Illouz, 2020). Dans les relations sans lendemain, le partenaire est perçu comme un objet sexuel dont sa valeur est définie par son attrait sexuel (majoritairement physique).

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La sexualisation des rencontres met en avant un problème majeur : le corps devient le substrat de l'interaction. Ipso facto, cela limite la possibilité d'échanges affectifs. Les rencontres éphémères imposent une structure de don et de contre don de manière immédiate (le plaisir direct) ne laissant pas envisager les notions de temps et d'avenir qui, pour Bourdieu (dans Illouz, 2020), structurent l'échange de dons et sont intrinsèquement liées à la réciprocité. L'absence de noyau normatif, de frontières claires entre les relations sexuelles et affectives et enfin l'incertitude dans l'objectif de l'interaction sont autant de facteurs formant une incertitude dans les relations. Car le lien qui se fonde dans celles-ci repose uniquement sur l'expression et l'affirmation de soi en ignorant la subjectivité de l'autre, ces relations sont considérées pour Illouz (2020) comme « négative ». « [...] «négatif» signifie ici que le sujet ne veut pas de relation ou est incapable d'en former en raison même de la structure de son désir. Dans un «lien négatif», le moi échappe complètement au mécanisme du désir et de la reconnaissance11 » (ibid., p.133).

Illouz recense cinq affinités entre les relations négatives et le capitalisme scopique. Tout d'abord, dans la logique d'offre et de demande structurant les rencontres sur ce marché sexuel, les hommes et les femmes forment des relations en fonction d'un capital sexuel et pour différentes raisons (économiques, hédonistes, émotionnelles). Ils peuvent être issus de groupes et milieux sociaux différents et ils s'échangent à travers une application de rencontre des attributs asymétriques. Par exemple, de manière caricaturale, la beauté d'une femme contre le statut social de l'homme. On retrouve également une affinité entre le capitalisme et les relations négatives qui se traduit par la rapidité de consommation du produit. C'est le postulat même de l'aventure sans lendemain où l'interaction éphémère et rapide permet de satisfaire les plaisirs de chacun. La troisième concordance vient du fait qu'étant régie par le capitalisme scopique, la sexualité forme des clivages différents entre les sexes dans les valeurs sociales. Il existe également un lien entre les relations négatives et cette forme de capitalisme dont nous avons déjà abordé l'aspect : la notion d'incertitude quant à la valeur du bien échangé.

11 « La reconnaissance suppose la capacité à prendre en compte une personne dans son intégralité, avec ses objectifs et ses valeurs, et à s'engager dans une relation de réciprocité. Benjamin (dans Illouz, p.181) »

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Étant plus exigeants, on retrouve dans les attentes des individus par rapport à la valeur subjective12, une notion d'incertitude dont la personne tend à développer des stratégies pour s'en prémunir. Enfin, la dernière liaison provient de cette forme d'anomie dans les relations où il est complexe de maintenir ou construire des contrats émotionnels. Il faut dire que l'extrême sexualisation des rapports intimes est une variable importante dans le maintien des relations à l'état gazeux.

Cette architecture des relations négatives indique cette concordance entre les logiques et caractéristiques du marché capitaliste et l'amour. On peut ici relever deux traits fondamentaux des relations négatives : l'impossibilité de se situer et d'établir des attentes en rapport à la relation. En outre, ces relations ont en leur sein même un problème non solvable (Illouz, 2020). Pour conclure, les relations négatives reposent davantage sur le principe d'évaluation que celui de reconnaissance. Se soldant très souvent par un rejet, l'évaluation d'autrui selon des critères définis forme pour Illouz une notion de « non-choix ».

Sur un marché sexuel compétitif, les refus et rejets sont plus nombreux et durs à encaisser. Selon sa valeur attractive, l'individu peut obtenir au bout de son écran un grand succès ou être délaissé brutalement. Comme le mentionne Kaufmann (2011, p.17) : « [...] Sur internet comme ailleurs, on prend des claques ». L'exposition de son moi sur des applications de rencontre est à double tranchant pour les individus et tout particulièrement pour les hommes qui, on le rappelle, constituent une part élevée dans les utilisateurs. Sur les sites de rencontre, un surplus d'intérêt est considéré comme une marque de dépendance alors que son contraire est représenté comme une marque de domination. Devant exprimer son autonomie, mais aussi son attachement, l'individu vacille entre ces deux impératifs en développant dans son « moi » une sensibilité aux marques de désintérêt et en formant des aptitudes pour se retirer d'une relation menaçant le moi (Illouz, 2020). Pouvant s'accroître, se maintenir ou s'avilir, l'estime de soi requiert des stratégies venant à le protéger qui impliquent « un non-choix» majoritairement dû à la crainte de ne pas être assez mis en avant dans la relation.

12 La valeur subjective relève des caractéristiques du moi comme l'estime, l'amour et le développement de soi)

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Pour Illouz (2020), la défection prime devant la prise de parole, car elle est synonyme de dépendance et de vulnérabilité. Elle est « une manifestation performative de l'affirmation de soi ». (Ibid., p.227). Dépourvue de normes, la rupture dans les relations sans lendemain n'est guère coûteuse et attribue un préjudice plus grand à la personne quittée. En outre, pour optimiser le bien-être et développer son soi, la logique de marché vient introduire des notions de coûts et d'efficacités au sein des relations et met un terme à toute possibilité d'introduire une notion de contrat. Pour Illouz (ibid.), cette logique vient objectiver les rencontres baignant l'individu dans une forme d'hyper-subjectivité conçue par un « moi » reposant sur un moi sexuel, technologique et un moi consommateur et dissociant le moi affectif de cette matrice. Pour résumer la pensée d'Illouz, les relations éphémères détruisent les frontières sociales et ethniques et sont dorénavant régies par une consommation abondante possédant de nouvelles normes morales.

De façon opposée, Bergström (2019) affirme que « Sur internet, la morale et les normes sociales ne s'évaporent pas, mais -- ils s'y réinventent même sous de nouvelles formes -- mais le cadre de la rencontre change [...] » (ibid., p.15) ». Dans sa thèse, elle démontre la persistance de normes qui se réinscrivent d'une autre manière dans les sites de rencontre. Selon elle, l'endogamie perdure par les dispositions internes incorporées chez les individus. C'est le partage d'un univers commun qui fonderait un système de référence traduisant l'homogamie sociale dans les marchés en ligne. Elle réaffirme ici la perspective de Girard (1964) qui illustrée d'ores et déjà que deux tiers des couples se sont rencontrés dans une sphère sociale proche (amis, université, milieu professionnel).

À travers toutes « ces formes d'affinités culturelles» (ibid.), le processus de sélection s'opère. Les mots, l'humour, le partage de référence et d'univers deviennent de potentiels éléments qualifiants ou disqualifiants l'individu. C'est dans ce processus que les personnes venant de classes les plus modestes sont les plus touchées en raison de l'inacceptation radicale des classes les plus favorisées aux fautes d'orthographe. Les coquilles grammaticales sont tout aussi éliminatoires pour les individus « scolairement dotés ». Pour reprendre les mots de Bourdieu, sur Tinder, l'écriture de la description classe les sujets sociaux et opère une distinction entre l'éduqué du grossier, le raffiné du vulgaire et l'intelligent du bête. (Le Wita, dans Bergström, 2019). En outre, l'expression écrite marque une distance sociale qui plus est être pour les classes favorisées, une distance morale.

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Plus explicitement chez ces classes, les coquilles et le manque de style dans l'écriture peuvent être considérés comme un manque de valeurs (ibid.). Que ce soit pour une rencontre occasionnelle ou à long terme, les individus mobilisent des « jugements de goûts [...], c'est-à-dire des schèmes de perception socialement et sexuellement situés. Cela explique que les rencontres sexuelles, tout comme les relations amoureuses, sont traversées par des logiques homogames ». (Bergström, 2019, p.120). Favorisés par un capital social et économique plus important, les hommes cadres effectuent plus de rencontres que les utilisateurs ouvriers. C'est notamment ce que l'enquête Epic démontre en affirmant que : « [...] parmi les hommes, les utilisateurs-cadres ont presque deux fois plus de chances d'avoir connu une rencontre amoureuse ou sexuelle via ce type de site que les utilisateurs ouvriers» (Enquête Epic, Ined-Insee, 2013 - 2014, dans Bergström, 2019). Disposant de plus de ressources économiques et sociales, les hommes « cadres » ont, en complément de la composante physique, des atouts supplémentaires pesant dans la balance de l'attractivité.

Si selon l'étude de Bergström (2019), les sites de rencontre ne brisent pas les frontières géographiques, nous pouvons imaginer que les rencontres éphémères incitent grandement les utilisateurs à chercher des daters à proximité. Etant donné la durée de la relation, il ne serait pas « rentable » pour un utilisateur d'aller braver des frontières géographiques alors qu'il dispose d'autres profils à proximité.

Bien que ces différents courants de penser puissent être dissociables, ils sont complémentaires dans leurs apports. Bergström (ibid.) rejoint la perspective d'Illouz dans le fait que les sites et applications de rencontre ont changé le scénario des rencontres qui tendent à être d'une plus courte durée et davantage sexuel ce qui changerait les modalités d'interaction. Cependant, elle met un point d'honneur à affirmer que c'est la privatisation de la rencontre qui explique les changements dans la sexualité sur les sites de rencontre. Selon nous, la privatisation de la rencontre est un facteur contribuant dans ce qu'Illouz (2020) appelle les relations négatives et le « non-choix ». D'une part, la privatisation des rencontres favorise les relations sexuelles. D'autre part, elle centre les individus sur eux-mêmes et favorise cette forme d'hyper-subjectivité du « moi » en désynchronisant la sphère sociale des rencontres.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry