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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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B. La psychologie de Tibère

L'utilisation du caractère pour définir un personnage n'est pas un fait de l'historiographie moderne : quand les Anciens critiquaient l'attitude de Tibère, c'était sa personnalité qui faisait de lui un tyran, dictant ses actes. Mais, ce qui manquait aux sources anciennes, c'était l'utilisation de la compassion, par l'évocation des actes minant le moral des personnages infâmes, les poussant à agir contre le bien d'autrui. Chez Tibère, ce sont trois traits de caractère qui prédominent et sont propre à être utilisés par l'historien : sa tristesse pour le réhabiliter, son goût du secret pour offrir au débat et son ressentiment pour expliquer sa conduite tardive.

I - Mélancolie, une tristesse qui le pousse à bout

a. Solitude

Il est très seul, mon père. Plus seul que toi, plus seul que ne le sont tous les êtres humains.819

Tibère donne l'impression d'un homme solitaire. Mais cette solitude, il l'avait volontairement cherchée tout au long de sa vie. Nous avons précédemment établi l'implication de cette psychologie dans son goût de l'exil, mais il faut en chercher les indices autre part. Dès sa jeunesse, il semble que la guerre lui ait été une paix intérieure, tant il était loin des contraintes sociales de Rome : ici, il n'avait qu'à commander les soldats et agir, non à flatter. De plus, elle l'entretient à des réalités de l'existence, telles que le rapport à la mort ou à la peur, là où Rome devait, à ses yeux, rendre oisif820. Et cette solitude, avec l'âge, est devenue la base de ragots portés contre sa moralité, ou le secret laissait place à l'interprétation de scènes scabreuses qu'il n'osait montrer au grand jour et à la fomentation de crimes contre Rome. Cette solitude pouvait être angoissante, quoique nécessaire : Gregorio Maranon en fait l'action d'un homme plein de ressentiment qui ne trouve le repos ni dans la revanche, ni dans le pardon. En se retirant à Capri, il trouve une solitude qui l'empêche d'agir contre autrui, et protège les victimes innocentes que sa colère pourrait causer, mais il est tout autant désespéré et livré à lui-même, entretenant sa folie821. S'il la recherche, la solitude lui fait horreur et il la craint. Ainsi Egmond Colerus fait parler le prince à son petit-fils Gemellus :

819. Kaden H., Insel der Leidenschaft. Ein Tiberius-Roman, Leipzig, Hans Arnold, 1933, p. 169, in David-de Palacio 2006, p. 178

820. Storoni Mazzolani 1986, p. 56

821. Maranon 1956, p. 214

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Pauvre enfant sans père, qu'en sera-t-il de toi lorsque je mourrai ? Enfant sans père dans un monde sans père. Horreur sans fin. Joue, goûte à ce qui est doux, amuse-toi à des riens, rêve, pauvre enfant abandonné...822

Enfermé dans un mutisme, Tibère devait gérer seul sa mélancolie : personne ne pouvait chercher à le comprendre, et montrer un signe de faiblesse aurait été contraire à ses principes de dignité. Ainsi le prince des Mémoires de Tibère fait état des proches à qui il voudrait parler de ses problèmes, en sachant que cela lui serait impossible : Livie est trop froide, Drusus trop enjoué et incapable de le comprendre et son mariage avec Vipsania n'en est qu'à ses débuts823. Les auteurs décadents et les tragédiens se servent souvent de ce propos pour permettre aux monologues de Tibère d'exprimer son désarroi. Ainsi le Tibère présenté par Lucien Arnault déplore de posséder le monde, mais de ne pas avoir le moindre ami pour le soutenir824. Même désespoir dans le soliloque clôturant le premier acte de la tragédie de Francis Adams :

Je dois être seul
Seul à travers les années jusqu'à ce que ma triste mort
Ferme mes lourdes paupières et que je puisse dormir.
Et ne jamais m'éveiller. Maintenant, courage, courage !
Fierté, je ne t'ai jamais recherchée,
Adieu, l'amour d'une femme ! Adieu,
Douce paix où sommeille la foi céleste.
Adieu, doux foyer et douces saintetés
Et pure joie, mon coeur et mon âme ont perdu leur voix,
Et ce vrai moi que je ne pourrai jamais connaître !
Seul, seul, pour toujours seul !825

Nous évoquions lors du chapitre consacré à Caligula les circonstances de sa mort. Considérant que le récit des Anciens était oeuvre de propagande contre le troisième prince de Rome, certains auteurs modernes l'ont réfuté en faisant mourir Tibère seul. Et la solitude est tout autant, voire plus pesante.

822. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 81, in David-de Palacio 2006, p. 189

823. Massie 1998, p. 53

824. Arnault 1828, p. 28-29

825. Adams 1894, p. 61-62 :

« I must be alone.

Alone through all the years till weary death

Closes these heavy lids, and I can sleep.

And wake no more. Now, courage, courage!

Pride, I never called thee yet who call thee now.

Farewell, the love of woman ! Farewell, all

The sweet sure peace wherein dwelt heavenly faith.

Farewell, dear home and gentle sanctities

And pure content, and heart--and soul--loosed speech,

And that true self I nevermore shall know !

Alone, alone, for ever and ever alone ! »

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Selon Kornemann : On le laissa seul (et) lorsqu'on s'enquit à nouveau de lui, on le trouva mort à côté de son lit. C'est ainsi qu'il mourut - d'une mort naturelle, de vieillesse sans aucun doute - complètement seul, aussi seul qu'il

avait vécu pendant les dernières années826. L'image est semblable chez Roger Caratini : Quand ils sont partis, Tibère reprend connaissance. Constatant qu'il est seul, il appelle. Aucune réponse. Alors, entêté jusqu'au bout, il se lève de son lit, fait quelques pas en titubant et s'écroule à quelques pas de sa couche. Dans la soixante-dix-huitième année

de son âge et la vingt-troisième de son principat, Tiberius Claudius Nero exhale un dernier souffle827. En mourant seul, la dernière pensée de Tibère n'est pas qu'on l'assassine, un constat déjà affreux, mais que personne n'est là pour lui, qu'il n'existe déjà plus aux yeux du monde : il est mort avant même d'avoir expiré. Personne ne l'aime828. Pour Roger Vailland, c'est une évidence car le tyran est incapable d'amour, dès le moment où il s'élève au-dessus de la condition humaine. Il n'a plus le droit qu'à des amours feintes et se condamne de lui-même à la solitude829.

b. L'absence d'amitié

« Mais dis-moi donc, » ses lèvres prononcèrent les mots d'un ton étrange, qui lui était inconnu, comme s'il poursuivait à voix haute une phrase commencée en son for intérieur, « dis-moi, donc, puisque je ne suis pas jeune, puisque je ne suis pas beau, pourquoi m'aimes-tu ? »

Elle hésita. Elle voulait se taire. Elle avait empoigné des deux mains l'ourlet de son vêtement à la hauteur des genoux. « Peut-être parce que le monde ne t'aime pas. »830

Condamné à la solitude, Tibère est rendu pitoyable. C'est l'homme à l'âme malade, le génie maudit incapable de trouver l'affection. De nature, il est improbable qu'il ait rejeté l'amitié de tous et se soit volontairement fait détester. Sans doute cherchait-il à s'attacher, ou du moins cherchait quelqu'un pour lui être fidèle sans arrière-pensée. Mais contrairement à la légende, Tibère a su garder plus d'amis qu'Auguste : on nomme souvent Mécène et Agrippa parmi les proches du premier prince, mais l'un fut disgracié et l'autre - s'il eut droit à la gloire après son mariage avec Julie - avait été un temps relégué au second plan, jusqu'à s'exiler de lui-même à Lesbos quand il se sentit blessé dans son amour propre. Quant à Tibère, si la plupart de ses relations amicales restent mystérieuses (on sait qu'il fut proche de Nerva, mais on ne le sait guère que par le fait qu'il l'ait accompagné à Capri et que sa mort ait blessé le prince), il a su garder la plupart de ses amis jusqu'à leur mort.

Son père meurt alors qu'il est enfant. Mais il a probablement été meurtri par son décès, qui lui causa

826. Kornemann 1962, p. 213

827. Caratini 2002, p. 279

828. Dans la série The Caesars, quand Livie le met en garde contre ses rivaux en lui disant que tout le monde ne l'aime pas, il répond cyniquement que personne ne l'aime.

829. Vailland 1967, p. 219-220

830. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und Becker Verlag, 1889, p. 257, in. David-de Palacio 2006, p. 183

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une grande douleur et fut une base à sa colère. La situation apparaît dans la biographie de L. Storoni

Mazzolani : Cinq ans plus tard, Tiberius Claudius Nero mourut. Tibère, qui avait alors neuf ans, prononça son éloge devant le bûcher funéraire. Peut-être, ce jour là, alors qu'il assistait à l'incinération de son père, quelqu'un murmura-t-il à l'orphelin de ne jamais oublier de qui il était issu. Et il ne l'oublia jamais. Le passé laissa sur lui des marques indélébiles, aussi bien le passé aristocratique de sa gens que celui, douloureux et secret, de sa vie privée : l'amour

d'avoir été, enfant, exclu de la maison où vivait sa mère, où était né son frère831. Ce frère, il l'a aussi beaucoup aimé : ils étaient très différents, jusque dans leur caractère, mais leurs rapports furent cordiaux et ils semblaient se compléter832. Cette relation amicale apparaît dans la série Moi Claude, empereur. On y voit Drusus et Tibère jouer à la balle. Le jeune frère le raille, notamment en lui disant de perdre de l'estomac, que sa femme lance mieux que lui,... s'ensuit un pugilat amical au terme duquel Drusus maîtrise son aîné. Tibère a été ramolli par sa vie à Rome et regrette le temps où il était militaire. Drusus le console : ses soldats se souviennent de sa sévérité, mais ils sont fiers d'avoir servi sous son commandement. Tibère lui confie alors un secret : il n'a aimé que trois personnes dans sa vie : leur père, Vipsania et son frère. Mais leur relation ne peut pas durer : alors que Drusus est en campagne, il tombe de cheval, la plaie s'infecte et évolue en gangrène. Le récit de la réaction de Tibère montre l'amour qu'il portait à son frère : il parcourut la longue distance entre sa résidence et la tente de Drusus en l'espace d'un jour et d'une nuit, en plein hiver, changeant régulièrement de cheval pour ne pas être tributaire de leur fatigue et parvint à arriver à temps pour voir son frère avant qu'il ne meure. Le futur prince est alors décrit comme « défait, pâle, les cheveux en bataille, les yeux pleins de larmes et le visage déformé par la tristesse833». A l'écran, dans la série précitée, Tibère arrive dans la tente sans s'être rasé et dans son uniforme militaire, seul témoin des dernières paroles de Drusus, à l'encontre de leur mère : « Rome a une mère cruelle, Gaius et Lucius ont une belle mère cruelle » (il soupçonne Livie d'être responsable de sa mort, sachant qu'elle craignait ses idées républicaines). Tibère ne pardonne pas à sa mère de se montrer si indifférente à ce décès : un an plus tard, il est le seul avec Antonia à encore éprouver de la peine, alors que toute la famille semble avoir même oublié son existence. Le propos est similaire dans The Caesars, où Livie reproche à Tibère de ne pas éprouver de peine alors qu'Auguste est mourant : il lui répond qu'il a déjà pleuré son père, Tiberius Claudius Nero. Alors qu'elle l'accuse de ne jamais avoir aimé personne, il la corrige en disant qu'il a aimé son frère - ce même frère qu'elle semble avoir oublié. Toutefois, pour contrebalancer ce récit favorable à l'amabilité de Tibère, ses détracteurs présentent son hommage à Drusus comme un ordre militaire qui ne témoignait en rien de sa douleur personnelle. Ainsi, Rolland fait de sa venue un devoir, et Drusus aurait été obligé de rendre des

831. Storoni Mazzolani 1986, p. 126-127

832. Levick 1999, p. 19

833. Maranon 1956, p. 162

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honneurs à son frère, alors qu'il était proche de mourir et que tout effort l'affaiblissait834. Bien qu'injuste, la mort de Drusus est opportune à la morale :, elle permet au jeune homme de mourir dans la gloire avant que l'honneur familial soit terni par son frère et ses descendants835.

De ce moment, Tibère ne perd plus d'amis proches pendant une longue période. Ce n'est que lors des années 20 à 23, selon Barbara Levick, que ses proches disparaissent les uns après les autres : dans cet intervalle, il perd ainsi Vipsania, P. Sulpicius Quirinius, son propre fils Drusus, un de ses petits-fils et le sénateur L. Longus836. Tibère a alors plus de soixante ans, ses amis de longue date sont désormais âgés, et la mort naturelle pouvait frapper d'un jour à l'autre. Quant aux exceptions, il dut ressentir d'autant plus de peine qu'il perdait à la suite son fils et son petit-fils, deux morts espacées de quelques mois tout au plus837.

La mort de Nerva dut lui être aussi cruelle : non seulement il lui était enlevé, mais ce décès était délibéré. En plus d'être un choc psychologique, ce fut, selon les détracteurs de Tibère, une atteinte à sa renommée : était-il assez cruel pour que même ses amis décident de mourir plutôt que de le fréquenter encore838? Ainsi apparaît la blessure morale dans le film Caligula, quand l'empereur grommelle à la vue de Nerva dans son bain rempli du sang de ses poignets. Chez Jean de Strada, Tibère voit la mort de son ami comme une trahison et refuse de le pleurer : celui qu'il considérait la veille comme un sage, un vieil ami doux et serein n'est plus qu'une vipère en son sein pour qui aucune larme ne sera versée839.

Il est toutefois une amie de Tibère qui lui a survécu et leur relation aura duré toute leur vie : Antonia. Veuve de son frère Drusus, elle resta proche du prince jusqu'à son exil à Capri, d'où il lui envoyait toujours des courriers. Les historiens modernes, tel Maranon, se questionnent encore sur cette amitié : était-elle une réalité due aux valeurs de la famille ou un calcul habile ? Du moins, Antonia est passée à la postérité comme l'une des rares membres de la dynastie à n'avoir commis aucun crime - si ce n'est en élevant Caligula et en privant son fils Claude d'amour maternel. Certains se demandent même si un mariage entre elle et Tibère aurait pu permettre au règne du

834. Rolland 2014, p. 158-159

835. Laurentie 1862 I, p. 258-259

836. Levick 1999, p. 127

837. On ignore la date précise de la mort du jumeau, mais on estime qu'il a péri en 23 ou 24, soit peu après son père - voire peut-être quelques mois plus tôt. La mort de l'enfant n'éveillait pas au soupçon, tant sa popularité était insignifiante et le décès en bas-âge fréquent.

838. Laurentie 1862 II, p. 19

839. Strada 1866, p. 172

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prince d'être plus calme, lui donnant une compagnie et une confidente840. Cette relation entre amour et amitié est reprise dans Poison et Volupté :

- Il faut que je retourne à ma tâche. Je n'ai pas fait grand chose, ce matin. Je te remercie de ton accueil, Antonia. Je me sens mieux quand je sors de chez toi. Vois-tu, je crois que, sans toi, je ne pourrais pas supporter mon fardeau ! Je n'ai connu cela qu'une fois dans ma vie.

Elle fut surprise par ces derniers mots car il ne faisait jamais la moindre allusion à Vipsania.

- La vois-tu encore parfois, risqua-t-elle.

- Non. Elle m'a déçu. Tu es la seule à ne m'avoir jamais déçu.

Elle devina les mots qui montaient à ses lèvres et qu'il ne prononcerait pas. Elle aurait dû forcer la barrière que lui opposait sa timidité et l'épouser. Les choses eussent été plus simples. Elle l'eût sauvé de lui-même, de sa nature méfiante et rancunière. Il était trop tard.

Elle lui sourit, pencha la tête vers lui pour recevoir son baiser, et le regarda se lever lourdement et s'appuyer au bras de l'esclave qui accourait. Elle ne pouvait se défendre de l'idée que, chacun à sa façon, ils avaient gâché leurs chances.841

Toutefois, si la fiction s'accommode de cette relation pour imaginer un Tibère plus serein, il est envisageable qu'Antonia ait agi, du moins dans les dernières années, contre le prince, en voulant venger Germanicus et ses fils, avec plus de subtilité que les ennemis habituellement cités. C'est notamment le propos de Maria Siliato qui s'étonne de l'absence d'Antonia aux funérailles de son fils et du fait que celle qui aurait du pleurer le plus fort n'a pas montré ouvertement sa tristesse : peut-être pour ne pas que Tibère soupçonne qu'elle aspirait à se venger de lui. Ainsi, après des années d'amitié feinte qui lui avaient valu la confiance du prince, elle avait écrit la lettre de dénonciation avec deux objectifs mêlés : se débarrasser d'un ennemi de Rome et, à la fois, isoler et tourmenter l'âme de Tibère842. Si même Antonia ne ressentait plus d'amitié pour Tibère, alors le prince était vraiment seul. Mais la sanction qui lui réservaient les Romains, en le laissant sans amis, il se la

serait infligé de lui-même, par sa nature : Triste et farouche, cachant sa pensée et ses desseins, et en cela plus redoutable, il ne connut aucune affection, tout lui fut un calcul, l'amitié comme la haine. Sa mère même, il ne l'aima point, il la craignit seulement ; il n'eut d'amis que les confidents, ou les ministres, ou les flatteurs de ses débauches. Et rien ne tempérait cette âme féroce843.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci