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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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c. « Tristissimus homo 844»

De caractère et par l'abandon de ses proches, Tibère est condamné à la tristesse. C'est le destin immuable du tyran qui peut jouir de tout, sauf de l'amour véritable. Ainsi le représente Lenain de

840. Maranon 1956, p. 156

841. Franceschini 2001, p. 126

842. Siliato 2007, p. 172

843. Laurentie 1862 II, p. 36

844. « Le plus triste des hommes » : surnom donné par Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, XXVIII, 231.)

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Tillemont, qui pourtant n'admet pas de compassion envers lui : Certes ce n'est pas sans sujet qu'un ancien a dit que si on ouvroit le coeur des tyrans, on les y verroit déchirez de mille coups. Tibere ne peut estre content dans toute la grandeur imperiale. La solitude d'une isle ne le peut derober [à son chagrin]. Toutes les voluptez les plus infames dans lesquelles il se plonge, n'ont point assez de charmes pour luy donner quelque joie, et deviennent mesme son supplice. Il sent malgré luy sa misere, et le prince le plus dissimulé qui fut jamais, est contraint d'avouer qu'il se sent perir malheureusement.845

Inexorablement, Tibère devient sans cesse plus malheureux, et est pénétré par le spleen, tel que le nomment les Romantiques, mélancolique et angoissé846. Il semble plus pertinent, dans la logique de notre plan, de revenir à ce point précis lors de l'étude des tragédies, afin d'offrir un exemple plus poussé à ce propos, commun à la plupart des oeuvres littéraires consacrées à Tibère.

La mélancolie semble innée chez Tibère. Pour Marie-France David-de Palacio, l'anorexie de quatre jours, destinée à persuader Auguste de le laisser partir pour Rhodes, était une tentative maquillée de suicide, un sentiment de malheur et d'indignité qui serait devenu, avec le temps, une maladie de la persécution motivée par la tristesse847. L'auteur cite Nietzsche, se demandant si Tibère avait pensé dans ses dernières heures que la vie était « une longue mort », une souffrance qui ne s'achève que dans la mort848. Du reste, il avait le sourire difficile, et la naissance des jumeaux semble être une des rares occasions où Rome put le voir heureux - alors même que l'on pleurait Germanicus849. Même sans l'influence des cruautés de la vie, Tibère était destiné à être malheureux, éternellement insatisfait de son existence.

Nous sommes appelés à plaindre la tristesse de cet homme. La série The Caesars va dans ce sens. Tibère est habituellement calme et impassible, mais, à la mort de Pison, il attrape violemment sa mère, montrant pour la première fois une émotion, et lui apprend que Vipsania est morte quelques jours plus tôt. Il lui reproche de l'avoir marié à Julie, qu'il détestait. Livie s'étonne qu'il aie pu aimer un jour : il le pouvait autrefois, désormais, il en est incapable. Chassant sa mère, il refuse de lui accorder un jour le pardon et ne souhaite plus jamais la voir. Renonçant à l'amour, il se résigne : « que le peuple me haïsse, tant qu'il me craint » sachant que tout tort lui retombera dessus, qu'il soit coupable ou non. Dans Poison et Volupté, ce sont ses contemporains qui le plaignent. D'abord, ce sont Antonia et Livilla qui discutent de « Oncle l'Ours » qui, du timide renfrogné dont elles s'amusaient devient un « ours malheureux », suspicieux et misanthrope dont la santé mentale est

845. Lenain de Tillemont 1732, p. 45

846. Caratini 2002, p. 86

847. David-de Palacio 2006, p. 54

848. Nietzsche F., Le Gai Savoir, Paris : Gallimard, 1950, p. 78, in. Ibid. p. 159

849. Storoni Mazzolani 1986, p. 228

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inquiétante850. Bien plus tard, après l'effondrement de l'amphithéâtre de Fidènes, ce sont les badauds eux-mêmes qui compatissent en le voyant si faible : l'un s'horrifie de son apparence squelettique, l'autre de l'état de son visage (croyant qu'il est lépreux), un dernier constate les ravages de l'âge. Le peuple ne le haït pas, il le prend en pitié851.

A la fin de sa vie, Tibère fait le constat de son échec, plus malheureux que jamais. Sa vie entière fut une succession de malheurs, de la mort de ses proches à ses échecs politiques. Ce qu'il voulait tant faire, il n'a pas pu l'accomplir et, au final, on ne retiendra de lui que des immondices indignes de lui. La biographie de L. Storoni Mazzolani s'achève sur ce constat, à travers les pensées du vieil homme

mourant sur sa succession et au fatalisme qui le touche : Aux premières lueurs de l'aube, alors que Tiberius Gemellus s'attardait à prendre son premier repas, Caligula se tenait déjà prêt devant la porte ; et il ne resta à Tibère qu'à lui recommander son jeune cousin et à lui dire qu'il lui remettait l'empire. En cette heure, écrivit l'auteur juif, avec sa conception que Dieu veille toujours et intervient dans les vicissitudes humaines, Tibère se rendit compte pour la première fois avec un intime désespoir que sa personne, sa volonté, son autorité n'étaient rien en comparaison de l'infinie puissance divine. Dieu lui avait refusé « le privilège de choisir lui-même son héritier ». Le constat de son impuissance le jeta dans un profond découragement ; il savait que son petit-fils non seulement n'obtiendrait pas le pouvoir impérial, mais ne conserverait même pas la vie. Alors qu'il était étendu immobile sur son lit, il enleva son anneau avec le sceau pour la signature des décrets, l'insigne du pouvoir. Peut-être voulait-il le remettre à Caligula, ou, dans un moment de résipiscence, à son petit-fils, ou peut-être même à quelqu'un d'autre ; mais il n'en fit rien. A qui aurait-il voulu confier cet instrument terrible ? Son dernier geste scelle sa vie et la résume : il remit la bague à son doigt et referma étroitement sa main. Il fallut forcer cette main raidie pour l'enlever852.

Seule la mort peut libérer l'être mélancolique de ses peines, et il doit se résoudre tragiquement à les vivre tout au long de sa vie, sans espoir de s'en débarrasser. Dans l'étude de Rolland, consacrée plus à Auguste qu'à Tibère, c'est le personnage d'Octavie qui illustre le propos. Ce qui meurt n'est qu'un corps dénué d'âme depuis douze ans, depuis la mort de son fils bien-aimé Marcellus : à compter de ce jour, elle n'était plus qu'une femme plaintive, pleurant et gémissant, haïssant tous ceux qu'elle voulait rendre coupable de la mort de son enfant et ignorant jusqu'au bonheur de ses proches - elle avait trois filles mariées et plusieurs petits-enfants en bonne santé, obligeant ceux qui l'aimaient à la voir dépérir pendant douze longues années853. Le propos est aussi applicable à Tibère, perdant ses amis et sa famille sans pouvoir effacer leur image de sa mémoire. Perdu dans son malheur, il s'autodétruit. Peut en témoigner le roman de Kaden, représentant la solitude tragique du vieil homme, détruit par la révélation de la cause de la mort de son fils :

850. Franceschini 2001, p. 28

851. Ibid., p. 282

852. Storoni Mazzolani 1986, p. 332-333

853. Rolland 2014, p. 172-173

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Depuis que Tibère avait appris la vraie cause de la mort de son fils Drusus, son visage, sa personne, sa nature avaient
changé de la manière la plus impressionnante. Ses traits semblaient pétrifiés. Les yeux marron, enfoncés dans les
orbites, entourés de cernes sombres, regardaient fixement au loin, comme s'ils ne voyaient que le passé éternellement
présent. (...)
L'empereur restait ainsi souvent assis des heures durant, ne supportant personne autour de lui, regardant fixement
l'horizon maritime, ou bien loin devant lui, et ne voyant rien d'autre que les images déformées de ses pensées. [...]
Lorsqu'il était seul, il se parlait à lui-même. Souvent il criait, comme si la douleur morale ne pouvait plus être
supportée en silence, pleurait alors de nouveau, silencieusement, à part soi, murmurait des noms, qui lui avaient été
chers, et faisait mouvoir ses mains, comme pour caresser doucement une tête.854

Mais en déplorant la mélancolie chez Tibère, on peut tomber dans le sentimentalisme et perdre de vue l'essentiel de la recherche. Edward Beesly se refuse à cette compassion, considérant Tibère comme un homme peu confiant en lui-même, tourmenté par la suspicion d'être mal-aimé, mais conscient également d'être aussi efficace qu'il le pouvait. Alors il n'est pas un homme sensible, mais juste un homme fier qui a le sens de l'auto-critique et n'est pas satisfait de ses actes855. Ce qui paraît être de l'apitoiement refoulé n'est que le signe d'un doute quand à ses capacités, un doute qu'il cherche tant bien que mal à dissimuler.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote