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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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b. Cacher les émotions

C'est lors de la succession que cette réputation est née. Il ne faisait aucun doute pour les Romains que l'héritier d'Auguste serait un membre de sa famille - le fait était évident depuis près de quarante ans. Mais au moment où le Sénat allait rendre hommage au nouveau prince, il ne rencontra qu'un homme froid qui semblait lui même douter de sa légitimité, pourtant indiscutable. De cette situation inattendue, personne ne savait quoi penser : fallait-il le prendre au mot et estimer qu'il refusait cette promotion inégalable qui lui permettait des pouvoirs mille fois supérieurs aux plus grandes aspirations des Romains, ou en faire un propos hypocrite chargé de faire apprécier le tyran en devenir par un peuple qui se devait de le supplier, alors que la décision était déjà prise867?

Les auteurs n'ont pas su trancher. Pour Simon-Joseph Pellegrin notamment, Tibère est la dissimulation même, une hypocrisie qui ne touche pas que la politique. Pour accéder à ses fins, il n'hésite pas à feindre l'amour pour une femme de bonne famille, Émilie, à trahir Postumus Agrippa dont il s'est efforcé d'obtenir la confiance pour pouvoir ensuite mieux l'atteindre et, comble de l'horreur, à trahir sa propre mère en se faisant passer toute sa vie pour un homme blasé et désireux en aucun cas du pouvoir, afin de rejeter toute responsabilité morale sur elle dès le jour où il serait le prince : c'est elle qui a au grand jour conspiré contre Agrippa, tandis qu'il n'a eu qu'à porter le coup final dans l'ombre. Toute autre approche chez Derek Bennett, représentant un homme dénué de toute méchanceté, si ce n'est dans son cynisme et son incapacité à chercher l'amitié, dont la dissimulation n'est qu'un caractère inné qui, s'il l'abandonnait, reviendrait à renier toute sa pensée et faire de lui un homme qu'il n'est pas. S'il doit faire des concessions à sa morale en devenant un tyran aux idées républicaines, incapable de les prôner, il refuse d'abandonner ce qui lui reste : sa liberté de pensée. Au milieu de ces deux thèses se contredisant en tout point, on peut citer l'analyse de Linguet : Tibère aurait effectivement fait preuve d'hypocrisie à la succession, non pour satisfaire sa cruauté, mais par nécessité politique - il s'agissait d'un test pour mieux connaître les pensées de ses sujets qui, s'il avait pris une décision claire, auraient abondé dans son sens sans qu'il soit possible de connaître leur véritables idées. En les laissant dans l'indécision, il les obligeait à prendre une

865. Ibid., p. 17

866. Lenain de Tillemont 1732, p. 22

867. Storoni Mazzolani 1986, p. 17-18

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initiative, à trahir le fond de leurs pensées, et de rester ainsi le seul mystère de ce nouveau principat868.

Une nouvelle accusation de dissimulation lui vient au jour de la mort de son fils. Quand bien même on connaissait la froideur de Tibère, l'approche psychologique nous apprend qu'il était un homme sensible. Pourtant, il semble n'avoir manifesté aucune peine quand Drusus mourut brutalement. La postérité y aura longtemps vu la preuve de la méchanceté d'un être si égoïste qui n'éprouve nulle émotion à la mort de son propre fils. Ce serait oublier que sa vie fut une succession de tristesses : il a perdu prématurément son père - imaginons l'enfant de neuf ans lire l'éloge funèbre -, son frère et la femme qu'il aimait. En romançant ce propos, on peut se demander comment Tibère aurait pu accepter sans broncher la mort du dernier lien qu'il avait avec Vipsania, leur enfant unique. Il était ainsi « immunisé » aux larmes, qui avaient trop coulé. Politiquement, il s'agissait peut-être aussi de camoufler une tristesse qui pouvait être interprétée comme un signe de faiblesse. Le maître du monde romain, l'homme le plus puissant au monde, ne pouvait témoigner de la moindre faille. Il n'était plus l'humain, il devait être le symbole de grandeur. Ainsi refusa t-il de pleurer son fils, du moins en public, reprenant le cours normal de la vie sans qu'apparaisse le moindre changement dans son attitude. Mais au fond de lui, on pouvait deviner un bouleversement profond, qu'il devait tenir secret et ne révéler à personne, pas même à ses proches. Celui qui veut paraître intouchable est profondément meurtri et brisé par le chagrin. Agrippine la Jeune, dans le roman de Pierre Grimal, compatit à la douleur du prince, quand bien même elle a appris à le haïr. Elle plaint sa solitude, alors qu'elle vit des heures semblables (Néron l'abandonne), faisant de la duplicité dont on l'a souvent accusé une manière de défendre la faiblesse qui lui faisait honte869. Lidia Storoni Mazzolani, quant à elle, conte cette solitude par le refus de Tibère à voir les amis de son fils pendant plusieurs années : non pas qu'il renie ceux qui étaient les compagnons du défunt, et qui l'avaient entraîné dans des situations peu enviables, mais le fait de les revoir lui rappelait Drusus et lui faisait mal870.

Ainsi, en expliquant l'apparente dissimulation de Tibère par la psychologie, on parvient à diminuer sa culpabilité aux yeux de la postérité. Empli de doutes et de malheurs, il était incapable de tout contenir alors qu'on le pressait, et cela expliquerait son besoin de solitude remarqué dans ses exils871. Si sa dissimulation est signe de folie, c'est une folie émouvante, à opposer à la folie violente de Caligula. D'ailleurs, on constate que sa dissimulation n'était pas aussi marquée qu'on veut le faire

868. Linguet 1777, p. 48

869. Grimal 1992, p. 100-101

870. Storoni Mazzolani 1986, p. 260

871. Linguet 1777, p. 224

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croire : il n'a jamais flatté Auguste pour lui succéder, ne cachant pas qu'il était en conflit avec ses opinions, et s'est montré politiquement plus honnête que son prédécesseur872. Mais les Romains, et les auteurs s'inspirant de leurs récits, semblent ne pas l'avoir compris. Le prince dut en être blasé.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand