WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

d. Le vieil homme fini

Après la trahison de Séjan, et compte-tenu de cette vie de ressentiment, Tibère n'est plus qu'un vieil homme fini. C'est pour cela que les auteurs de fiction, lorsqu'ils ne s'intéressent pas à la vie entière du prince, préfèrent présenter ses vieux jours, là où il est le plus vulnérable. Mais l'historien lui-même, quand il cherche à réhabiliter Tibère, a tendance à romancer ces dernières années. Yves Roman présente le prince devenu quasiment fou, ivre de rage, ne trouvant pas le repos dans les condamnations à mort qui auraient du le calmer, ou du moins réduire sa peine. Perturbé par les antagonismes successifs de Germanicus, Agrippine et Séjan, il devient morose et libidineux, pensant trouver dans le vice une consolation, mais ne parvenant qu'à se faire encore plus détester de

891. Maranon 1956, p. 10 : le néologisme est une invention personnelle

892. Ibid., p. 147

893. Beulé 1868, p. 341-342

894. Siliato 2007, p. 126-127

251

la plèbe qui veut se débarrasser, après sa mort, du corps dans le Tibre, une fin « très mauvaise à l'évidence pour l'un des généraux les plus remarquables de l'époque d'Auguste qui ne sut jamais trouver un modus vivendi avec l'aristocratie et qui quittait parfois le Sénat en criant son mépris en grec895». Lidia Storoni Mazzolani présente un empereur autodestructeur, semblable sur son île à un

amiral isolé et ne se rassurant que dans les présages : Tout piquait sa curiosité et lui offrait des raisons de méditer au cours des soirées trop longues ; si les nuages couvraient le ciel, une immense étendue ténébreuse s'ouvrait devant la galerie qu'il parcourait lentement durant des heures ; dans le silence de la nature et de son esprit, au milieu de souvenirs douloureux et de sombres attentes, des voix lointaines qui prononçaient des paroles incompréhensibles parvenaient jusqu'à lui ; des signes indéchiffrables, des présages de changements mystérieux, imminents traversaient

son esprit comme un éclair896.

Charles Beulé pousse le propos plus loin, présentant Tibère, malgré tous ses crimes, comme une

victime, celle du principat lui-même : Ne cherchez dans Tibère , comme on le fait quelquefois, ni un Louis XI, car Louis XI voulait l'unité de la France et l'affranchissement de la royauté, ni un Louis XV, car Louis XV était un voluptueux débonnaire. Cherchez-y plutôt, et ce sera un éternel enseignement, cherchez-y la plus mémorable victime du pouvoir absolu. Tibère n'était point un monstre : Tibère était un homme comme nous, mieux doué que nous. Ce descendant des illustres Claudius, s'il avait vécu dans un temps régulier et dans un pays libre, aurait été contenu et par conséquent fort, utile et par conséquent heureux ; il aurait laissé peut-être une gloire pure, comme la plupart de ses aïeux. Mais il est né et il a grandi dans un milieu malsain ; entouré de détestables exemples, soumis à la contagion de la toute-puissance, il a connu tous les appétits, toutes les illégalités, toutes les passions; il a passé par la bassesse, la peur, le désespoir, la servitude volontaire, l'exil, avant qu'un brusque retour de fortune le jetât sur le trône, avili et énervé, au milieu des dangers, des trahisons, des flatteries, des soupçons. (...) Le tyran justement exécré commence et finit à Caprée. Tibère est donc, messieurs, une démonstration éloquente et formidable des périls du despotisme, pour les souverains aussi bien que pour les peuples; car les peuples n'ont pas le droit de demander à un prince d'être bon quand les institutions qui les régissent sont mauvaises. La fatalité qui pèse sur les héros de la tragédie grecque antique a pesé tous les jours plus lourdement sur Tibère : cette fatalité, c'est l'héritage d'Auguste !897

Dans la série The Caesars, c'est un Tibère amer qui finit ses jours à Capri. Déjà chagriné par la mort d'Agrippine, vieillie prématurément et suicidée par la faim pour prouver qu'elle avait plus de volonté que l'empereur (il ne l'aimait pas, mais souffre d'avoir causé cette mort inutile), il apprend que son ami Nerva compte lui aussi mourir. Avant de s'enfermer dans sa chambre jusqu'à la mort, le fidèle compagnon décide de parler en toute franchise à Tibère : il est persuadé qu'il a voulu bien faire et qu'il ne pouvait pas agir mieux, mais son règne entier fut un échec ou les persécutions l'ont transformé en tyran malgré lui. Privilégiant la sécurité, il a détruit la liberté qui lui était chère. Voyant qu'il ne peut le faire renoncer à son suicide, le prince salue Nerva et, une fois seul, jure de

895. Roman 2001, p. 288

896. Storoni Mazzolani 1986, p. 295-296

897. Beulé 1868, p. 353-355

252

quitter Capri au plus vite, l'île lui rappelant trop de malheurs, tout comme Rome autrefois. Le Thrasylle de la tragédie de Francis Adams tient un discours similaire :

Thrasylle.
Il est venu pour accomplir sa tâche devant le monde - faire vaincre
La justice et la joie pour les misérables ; et moi,
Moi qu'il aimait, je l'ai laissé seul.
Attentif à rien d'autre que la satisfaction d'un couard
Et il est récompensé par une inexpiable
Souffrance, par le mépris, la lassitude et le malheur,
L'éternel spectacle humain,
La stupide cupidité des hommes et l'ingratitude !
Et moi, qu'ai-je trouvé dans les étoiles ?
Rien d'autre que de la vanité inconsciente, un narcissisme puéril
Une désillusion frénétique et une âme salie.
Ô, nous ne sommes que saleté par nos stupides objectifs impénétrables !898

Même ses amis de toujours ne reconnaissent plus le monstre de ressentiment qu'il est devenu. Ainsi, c'est le constat tragique de Livilla et Antonia dans Poison et Volupté : l'une et l'autre ont aimé Tibère, qu'elles surnommaient affectueusement « Oncle l'Ours », en raison de son attitude bougonne et de sa gentillesse, malhabilement cachée, qu'il pouvait éprouver pour ceux qu'il aimait. Désormais, c'est un homme méconnaissable dont la compagnie leur est une souffrance. Quand Livilla vient supplier pour la vie de Néron, que Séjan a fait condamner, et qui laisse sa fille veuve avant même le mariage, le prince semble ignorer la requête et demande des nouvelles de nains albinos appartenant à Antonia :

Interloquée, elle leva ses yeux sur lui. Il lui souriait distraitement, comme un adulte le fait pour apaiser une fillette qui a cassé sa poupée. Un immense découragement l'envahit. De son oncle l'Ours, il ne restait plus que ce vieillard au

coeur de pierre899.

898. Adams 1894, p. 204 :

Thrasyllus.

He went to do the world's great work--to win

Justice and joy for pitiable men ; and I,

I whom he loved, I left him all alone.

Heedful of nothing but a coward content.

And he has his reward--inexpiable

Suffering and scorn and weariness and woe,

The everlasting human spectacle,

Men's stupid greed and base ingratitude !

And I, what have I found 'neath serene stars ?

Nought but insane conceit, childish self-love

Frenzied delusion and a sickened soul.

O, we are filth with our fools' inscrutable goals !

899. Franceschini 2001, p. 339-340

253

Même tristesse pour Antonia, qui fut un jour disposée à accepter de l'épouser et était restée sa fidèle amie tout au long de sa vie :

Elle fut si effrayée par son aspect qu'elle resta un moment interdite, incapable de répondre à ses mots de bienvenue.
Comment avait-il pu parvenir en quelques années à un tel point de décrépitude ? Nerva avait raison. Ce vieillard

décharné au visage livide mangé de tâches rouges n'avait plus rien du Tibère qu'elle avait connu et aimé900.

A la fin de sa vie, Tibère est le « tristissimus homo », le plus triste des hommes. Rongé par le ressentiment, il n'a plus rien de l'homme volontaire d'autrefois. Ainsi, quand ils l'étouffent sous un drap, Macron et Caligula peuvent être vus comme des sauveurs : en le tuant, ils le libèrent de sa tristesse et de son ressentiment. Ironiquement, il lui fallait l'aide de deux ennemis pour échapper à ses malheurs901. L'image reparaît dans la tragédie d'Adams, à travers les derniers mots de la pièce, prononcés par Thrasylle :

Oui, - c'est vrai. C'est l'unique, le sommeil sans réveil,
Le sommeil sacré, le lointain, le sommeil oublié !
C'est bien quand cela arrive. Adieu, mon ami
Tu es maintenant l'ami du monde. Je t'ai aimé trop tard...902

Au delà des discussions sur la culpabilité ou l'innocence de Tibère dans chacun des crimes qui lui étaient attribués, l'évolution de la postérité est surtout permise par l'étude de la psychologie. Le prince à l'âme sombre, pervers et cruel n'existe plus dans l'historiographie contemporaine : la responsabilité de ses fautes doit être partagée. Si Tibère est innocent, alors ce sont ceux qui ont profité de sa faiblesse pour agir injustement qui sont à blâmer. S'il a commis le moindre crime, on lui réserve au moins un procès « équitable ». Peut-être a t-il délibérément laissé mourir Drusus III dans sa prison, mais il pensait peut-être avoir à faire à un conspirateur des plus dangereux : sans lui pardonner, nous comprenons son geste. Peut-être a t-il promu Caligula en sachant qu'il détruirait l'oeuvre de sa vie et persécuterait les Romains, mais il s'en remettait peut-être au dernier homme qui l'accompagnait dans sa vieillesse solitaire : encore une faute, mais une erreur compréhensible. Tibère n'est plus le tyran incarné : il est devenu un despote mentalement torturé, à la mélancolie et à la rancoeur communicatives.

900. Ibid., p. 402

901. Beulé 1868, p. 351-352

902. Adams 1894, p. 208 :

Thrasyllus.

Yes,--true. It is the one, the wakeless sleep, The blessfed sleep, the far, forgotten sleep ! It is well done when done. Farewell, my friend. You are the world's friend now. I loved too late.

254

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery