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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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b. Les Dames du Palatin, de la jeunesse au principat

903. Ibid., p. 148

257

A titre d'illustration de la représentation de l'Histoire dans le roman historique, il nous a semblé pertinent de vous présenter les deux romans à sujet antique de Paul-Jean Franceschini et Pierre Lunel.

Le premier d'entre eux, Les Dames du Palatin, fut publié en 1999. Il raconte la vie à la cour d'Auguste de l'an 24 av. J.-C. jusqu'à la mort du prince. Les caractères des personnages sont mis en avant, surtout ceux de Julie et Mécène. Cette première est une femme romantique, amoureuse de Marcellus puis de son ami d'enfance Jules Antoine. Elle n'est toutefois pas à proprement parler le personnage principal, les autres membres de la famille princière étant parfois les narrateurs de chapitres, mais la plupart des actions gravitent autour de son personnage. Ainsi, sa relation avec Caius, souvent éludée, est mise en avant : dès sa naissance, il est prédestiné à être arrogant et cruel, des défauts qu'Auguste encourage par l'adulation dont il fait preuve envers son petit-fils. C'est le prince qui fait office d'antagoniste principal, de par son caractère buté, ses méthodes radicales et son manque d'affection pour autrui. Tibère est un peu pataud, très mélancolique et porté au ressentiment.

Au début du roman, les auteurs représentent un tableau de jeunesse de la génération de Tibère. Les adolescents (Julie, Vipsania, Marcellus et Tibère) se reposent près d'un bassin et sont décrits non comme des personnages historiques, mais comme ce qu'ils étaient : des jeunes gens. Ainsi sont décrites les deux adolescentes :

Julie et Vipsania avaient toutes les deux quinze ans, mais était si différentes qu'elle ne se sentaient pas concurrentes
dans les jeux de la séduction. Vipsania avait hérité de son père Agrippa, général en chef des armées de Rome, la lourde
chevelure brune, les petits yeux et les traits plébeiens. Son charme ne survivrait pas à sa jeunesse. Avec son sourire
éclatant et la sensualité conquérante qui émanait déjà d'elle, Julie semblait une fille de roi couchée auprès de sa
servante. Les corps des deux adolescentes, en revanche, étaient identiques : les petits seins hauts perchés et les longues
cuisses, une gracilité prometteuse de rondeurs répondaient aux critères de beauté en vigueur à Rome, où toute jeune
fille, pour plaire, devait être fluette, et toute matrone imposante.904

Tibère, quant à lui, est décrit par un portrait physique et moral :

Tibère était sorti du bassin sans qu'on le vît. Il s'ébroua derrière les trois filles qui, du même mouvement, se
retournèrent et levèrent la tête. Elle aperçurent un géant velu dont le licium mouillé soulignait les copieux avantages et
qui pointait sa puissante mâchoire vers elles comme s'il s'apprêtait à les dévorer.
A dix-neuf ans, Tibère en paraissait trente. Lorsque Livie s'était installée avec le fils de son premier lit au Palatin,
Auguste lui avait donné pour surnom le mot grec signifiant « petit vieux ». Même les esclaves usaient entre eux de ce

904. Franceschini 2000, p. 12

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sobriquet lorsqu'ils étaient certains de n'être pas entendus. Son père Tibère Claude avait été l'amiral de César, avant
que son infortune conjugale le fît sombrer dans le vin. Timide et renfermé, il employait souvent des termes démodés, et
cette habitude, comme le bégaiement qui l'affligeait dès qu'il était ému, aurait suscité la moquerie si ses poings
énormes n'avaient donné à réfléchir. Il s'était brillamment comporté contre les rebelles Cantabres et Astures, mais
quelques cuites au vin d'Espagne lui avaient valu de la part des légionnaires un sobriquet, Tiberius Claudius Nero
devenant Biberius Caldius Mero, le « picoleur de pinard chaud et non coupé ». Son adoration pour Vipsania, dont il ne
se serait pas permis de baiser un doigt, était l'un des sujets de conversation favoris de la petite bande. On savait que les
filles de cuisine le débarrassaient de ses ardeurs, et l'on était très étonné qu'il entretînt dans son coeur une passion
chaste. Vipsania en était flattée, mais avec la naïveté des filles très jeunes, elle s'était mise en tête qu'elle ne pouvait
aimer que des blonds aux yeux bleus.905

On note un élément récurrent : les complots menés par les différents personnages pour arriver à leurs fins. Mécène, par exemple, déçu d'avoir été disgracié par son ancien ami Auguste cherche à s'en venger, une revanche qui doit aussi toucher Livie, qu'il n'a jamais apprécié. Proche de Julie, il n'hésite pas à se servir d'elle pour son propre intérêt : il l'encourage à épouser Tibère afin que celui-ci éprouve du ressentiment envers sa mère en l'estimant coupable du divorce. Ainsi, Livie devrait supporter la perte successive de ses deux fils : le cadet, qui se fait remarquer pour ses positions politiques opposées à celle du prince, et l'aîné, qui ne lui pardonnerait jamais cette injustice906. Le pire des crimes est la mort de Drusus : elle est commanditée par Auguste. Le jeune homme qu'il a élevé comme son propre fils est accusé de conspirer contre lui afin de restaurer la République, et le beau-père en colère se promet de le faire décapiter. Mécène tente de raisonner le prince, qui s'apprête à commettre un acte odieux, mais la décision est déjà prise. Pire encore, Auguste agit dans l'ombre, et jamais son crime ne doit être révélé au monde :

- Un procès est impossible ! murmura-t-il en s'essuyant la bouche de la manche de sa toge rustique. Je ne puis faire

juger en public le commandant en chef des légions de Germanie. Nos ennemis cesseraient de redouter notre armée ! Et

puis, cela pourrait donner des idées à quelques généraux. On ne divulgue pas des préparatifs de coup d'État militaire.

Cette affaire restera secrète.

- Cela me paraît sage, approuva Mécène.

- De toute façon, Livie devra toujours ignorer la trahison de son fils. Il convient aussi d'épargner cette pauvre

Antonia et ses enfants.

- Mais que faire ?

- Drusus doit être mis hors d'état de nuire. Définitivement !

- Un accident ?

- C'est cela, un accident. Mais, je te le répète, personne, absolument personne, ne doit avoir connaissance de

cette affaire. Tu m'en réponds sur ta tête !

- On effacera toute trace. Nul ne saura jamais ce qui s'est passé, je m'en porte garant.

905. Ibid., p. 14-16

906. Ibid., p. 227-228

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- Ne perds pas un instant, Mécène. Tout doit être réglé très vite.

- Je pourrais peut-être...

- Non. Ne m'en dis pas plus. Je ne veux pas savoir comment tu vas procéder. J'apprendrai l'accident en même

temps que les autres907.

Mais le crime ne paie pas : au lendemain du départ de Tibère, Auguste prend conscience que sa succession est perturbée. C'est un prince plein de doutes qui commence à sombrer dans le désespoir, alors que son règne doit encore durer près de vingt ans - deux décennies où il ne peut que culpabiliser en pensant à ses crimes passés :

Il alla jusqu'à se demander si, en souhaitant qu'on brûlât son Énéide inachevée, Virgile n'avait pas voulu, par un
scrupule de mourant, se désolidariser de son entreprise. Dans ces moments de découragement, il se considérait comme
le faux roi d'une République fictive, le père d'un monstre qui ne lui survivrai pas. Il avait voulu que la famille des Jules
se confondît avec l'État, mais n'était-ce pas un leurre ? Un Agrippa mourait, un Tibère prenait le large, et l'État
vacillait. Il y avait plus grave : un étourdi comme Caius, un idiot comme Claude acquéraient vocation naturelle à
devenir les maîtres du monde, pour peu que des successeurs plus qualifiés fissent défaut. Auguste frissonna. Il avait
arraché Rome aux factions pour la mettre à la merci d'un homme908.

Nous avançons d'une centaine de pages, au retour de Tibère d'exil. Le lecteur peut lire dans les pensées du revenant : il constate que son ennemi d'antan, le prince qui avait commis tant de crimes, n'est plus qu'un vieillard « aux joues creuses et aux épaules voûtées » au génie intact mais au regard fatigué909. Posant le pied à Rome pour la première fois depuis des années, Tibère se prend à réfléchir à sa situation, à commencer par ses amours contrariées. C'est un constat d'échec qui s'offre à lui :

Il rentra chez lui et ordonna qu'on ne le dérangeât sous aucun prétexte. Il avait besoin de réfléchir. L'offre de laisser
Julie revenir à Rome l'avait pris au dépourvu. Elle avait fait naître en lui un sentiment à la fois douloureux et agréable,
comme le sont certains souvenirs d'amour. Il sentait amoindri et dégradé, à la façon d'un adolescent qui se croît
indigne de vivre parce qu'il a connu un fiasco dans le lit d'une prostituée. Toutefois, il regrettait amèrement leur
complicité d'enfants, amitié détruite à jamais par le mariage. A Rhodes, il avait souvent songé aux deux femmes qui
avait joué un rôle important dans sa vie. Vipsania lui avait donné l'impression de vivre une entente parfaite. Ils
s'aimaient tous deux et pourtant, quand le divorce leur avait été imposé, elle avait vite séché ses larmes pour se
remarier sans regret. C'était bien la preuve que son amour aurait pu s'adresser à un autre, qu'il tenait à une situation
plus qu'à une personne. Julie, si évidemment supérieure à Vipsania par l'intelligence, lui avait donné une autre leçon,
encore plus cruelle : l'amour lui était interdit et il ne connaîtrait jamais la miraculeuse rencontre des corps et des
esprits dont parlent les poètes. Il ne pourrait jamais lui pardonner cette révélation, plus douloureuse que tous les
adultères. Vipsania et Julie l'avaient blessé à mort ! Thrasylle avait raison : il lui faudrait, que cela lui plût ou non,
régner sur l'univers, puis finir ses jours seul, sans bonheur, dans une île910.

907. Ibid., p. 247-249

908. Ibid., p. 272

909. Ibid., p. 363

910. Ibid., p. 368-369

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Mais ses proches ignorent les pensées de cet homme dissimulé. Aimable avec les enfants, Tibère est un oncle apprécié, riant de leurs jeux alors qu'il est réputé « aussi joyeux qu'un chien mort ». En attendant la mort du prince, les adultes ne voient qu'un meilleur temps s'annoncer. En témoignent les dernières lignes du roman, à travers le regard de Julilla, la fille de Julie :

Elle baissa les yeux, vit Emilia qui lui souriait, l'éleva dans ses bras et l'embrassa. L'enfant ne connaîtrait rien de ce que Julie et elle-même avaient vécu. Les temps avaient changé. C'en serait bientôt fini de la peur. Elle pense à sa mère et à Postumus, qui ne reverraient jamais la Ville. Ces désastres-là étaient irréparables, mais le tyran familial n'était plus, et sa redoutable épouse avait cessé de tendre ses pièges. Le nouvel empereur, qui aimait jouer avec les enfants, l'arracherait bientôt à son exil, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. La vie recommençait enfin. Oui, on pouvait tout

espérer du règne de Tibère.911

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault