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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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CHAPITRE 5 -

UN REGNE MARQUÉ PAR L'ECHEC

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Il buvait jour après jour la coupe de son propre déclin et il était conscient de celui de Rome. Il lui
arrivait de dire qu'il enviait Priam parce qu'il était mort en même temps que ses fils, dans l'incendie
de Troie : le spectacle de la décadence et la hantise de l'avenir lui avaient été épargnés. Depuis
longtemps, les signes prémonitoires de ce lent processus n'échappaient pas aux esprits vigilants :
Rome vacillait, avait écrit Tite-Live, sous le poids de sa propre masse ; et Properce : « Rome aussi
succombe à toutes ces richesses dont elle s'enorgueillit » ; Tibère savait que toute cette grandeur
démesurée était rongée par une désintégration intérieure, plus insidieuse que les forces ennemies. Il
était bien conscient de la baisse démographique dans la plèbe de naissance libre, due à la pauvreté
de la classe laborieuse, débordée par le nombre toujours croissant des esclaves. Il se rendait
compte de l'écrasante disparité économique entre riches et pauvres, il savait que l'armée était en
passe de devenir une force menaçante, composée de barbares, à cause de la carence du volontariat
italien et de l'infériorité qualitative des légionnaires.

[ Lidia STORONI-MAZZOLANI - Tibère ou la spirale du pouvoir ]

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A. L'archétype du mauvais tyran

Du fait de ses crimes, Tibère est perçu comme un ignoble despote, cruel et pervers. Au delà des actes « privés », on lui reproche aussi son mauvais rapport au peuple, son mépris envers les Romains et le plaisir ressenti dans l'asservissement des élites romaines. Nous nous devons d'établir ici les composantes de l'archétype du mauvais tyran, les éléments de la vie de Tibère allant dans le sens de cette caricature et, de là, comprendre comment le propos put être nuancé par les historiens modernes.

I - L'image de la tyrannie

a. Un règne tyrannique

En 1846 et 1847, Charles Dezobry publie un roman en quatre tomes, Rome au siècle d'Auguste ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère, présenté comme le carnet de voyage d'un Gaulois, le Carnute Camulogène, venant vivre à Rome et racontant avec candeur ce qu'il y voit. L'histoire recoupe les années 731 à 778 du calendrier romain (soit les années -22 à 27 ap. J.-C.), et concerne donc une part du règne de Tibère. L'auteur souhaite que sa fiction soit fidèle à l'Histoire et s'intéresse aux témoignages du peuple romain sous la tyrannie, ne négligeant aucun détail sur la vie à Rome, des aspects impressionnants aux faits divers. Si, pour le narrateur, Auguste est un prince sympathique - Camulogène comprend qu'il est un tyran, mais n'a pas à s'en plaindre - il est moins heureux de Tibère, dont le mépris du peuple et l'incompétence politique rendent le contact difficile et mettent en péril la vie à Rome. Pourtant les premiers temps de son règne furent prometteurs : sa modération était louée de la plupart des Romains et il prenait soin de rendre visite aux amis alités561. Pourtant, tous ne sont pas dupes : l'historien Timagène comprend que s'il rejette la succession d'Auguste, c'est pour qu'on le supplie de l'accepter, pour sembler devoir le pouvoir au Sénat plus qu'à une vieille femme562. Le véritable Tibère n'est pas celui qu'il veut laisser paraître, mais un ivrogne incapable qui promeut ses compagnons de débauche : Lucius Pison devient préfet de Rome pour avoir passé deux jours et deux nuits à boire avec lui563. Écoeuré par cette débauche, qui s'étend au peuple, Camulogène quitte Rome à jamais à la fin du dernier tome :

Que tes citoyens, que ceux qui veulent bien souhaiter mon retour, que nos amis sachent que je reviens digne encore de

561. Dezobry 1847, p. 263-265

562. Ibid., p. 245-246

563. Ibid., p. 470-471

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leur affection, digne d'être toujours leur compatriote : qu'après mon long exil, je rapporte de l'étranger le caractère
plein de franchise des Gaulois, et cette simplicité qui nous a fait toujours ressentir les injustices faites à nos voisins
comme les nôtres propres. A bientôt, vous tous qui m'attendez ; à bientôt, car il me tarde de revoir les rives de la Seine.
Et toi, Rome, ville de luxe, de fumée, de bruit et de servitude, adieu pour jamais !564

Le propos est assez extrême de par sa longueur (les premières critiques envers Tibère apparaissent dans le second tome : c'est un hypocrite incompétent qui aura fait bien du mal à Rome). La douleur de vivre sous la tyrannie a été soulignée par bien des auteurs, faisant de ces années de terreur l'archétype du despotisme indigne. Chez Campan, « où règnent les tyrans il n'est plus de patrie, il n'est plus qu'un devoir » et c'est « dans l'obscurité qu'on maudit le tyran après l'avoir quitté565». Même volonté de dénonciation chez Chénier, quand Pison souhaite que la liberté renaisse, non pour lui qui n'a plus longtemps à vivre et qui a « fléchi sous un maître ; à vivre en le servant (s'est) condamné », mais pour son fils et les générations futures : « fuis toujours le tyran : tu vivras sans reproche566». Ce propos est, semble-t-il, essentiellement l'oeuvre des écrivains français du XIXe siècle, en réaction aux despotes qui se succèdent. L'initiative des deux auteurs sus-cités n'est pas explicitée, mais l'on peut supposer que Chénier réagisse contre Napoléon Ier, récemment déchu après des années d'impérialisme autodestructeur, et que Campan n'ait aucune sympathie pour les Orléanistes avec, à leur tête, Louis-Philippe qui devait encore régner un an après la parution de Tibère à Caprée.

Cette définition vivante de la tyrannie est le propos principal des écrits de Laurentie. Celui-ci, en 1862, fait de Tibère le coupable de tous les maux, le fondateur d'un despotisme marqué par la violence et la débauche. Estimant que personne à Rome n'a la capacité de faire face au tyran, il fait d'un paysan espagnol le héros révolutionnaire dont l'exemple devrait être suivi à toute époque marquée par la tyrannie : assassin d'un préteur aux méthodes cruelles, il fut capturé par l'armée romaine et torturé pour dénoncer ses complices. Refusant de parler, il s'écriait que « nulle douleur ne lui ferai trahir la foi de la conjuration », semant la crainte parmi les bourreaux impuissants. Le lendemain, alors qu'on allait le soumettre une nouvelle fois à la question, on le retrouva mort : il s'était suicidé en se brisant le crâne contre le mur de la prison, afin de ne pas se trahir après des séances répétées de torture567.

Pour l'auteur, Rome n'est plus qu'immondice, ou aucun vice ne rattrape l'autre. La guerre de conquête, symbole de grandeur, n'est plus d'actualité sous Tibère et les Romains lui substituent de

564. Ibid., p. 276

565. Campan 1847, p. 12

566. Chénier 1818, p. 9

567. Laurentie 1862 I, p. 451

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grotesques combats de gladiateurs, la frénésie des jeux remplaçant le patriotisme568. Les moeurs romaines, dénuées de la bonté chrétienne mais néanmoins dignes en bien des aspects, sont noyées dans la débauche : on se plaît à voir le sang couler, les femmes de la haute société se prostituer, tandis que l'insécurité grandit et que la convoitise n'a plus d'égal569. Pendant ce temps, Tibère ne donne pas l'exemple, passant ses journées attablé avec ses compagnons de débauche à récompenser les vices par la promotion sociale : qu'importe les qualités, le plus récompensé sera l'ivrogne570. C'est de cette image de despote d'un monde corrompu qu'hérite Tibère. Franz de Champagny,

notoire dépréciateur de ce prince, en fait une description des plus violentes : Voyons-le donc maintenant dans sa sûre et délicieuse Caprée. Si, à travers vers les gardes et les espions, au risque de la vie, vous pénétrez jusqu'à lui, vous trouverez un hideux vieillard, la face moitié couverte d'ulcères et moitié d'emplâtres, chauve, courbé, à l'haleine fétide, (...) usé par des débauches monstrueuses, tristes, cachées ; couché à table, achevant de s'enivrer, discutant avec les grammairiens, ses bons amis, sur les cheveux de Phébus ou l'âge des coursiers d'Achille, ou bien parlant bas et gravement à Thrasylle, qui, la nuit venant, montera sur la tour pour étudier encore les astres.571

Dans sa folie, Tibère fait un constat : devant définir lui-même les pouvoirs que le prince pouvait s'accorder - Auguste n'avait pas éclairci ce point - il devait tester les limites de la tolérance du peuple. L'empereur fou serait avant tout un scientifique, expérimentant cette nouvelle politique. C'est ainsi que le représente Tinto Brass dans Caligula : un homme multipliant les provocations les plus insensées pour assurer son pouvoir, une pratique qu'il a pu transmettre à son successeur. L'humiliation est le propos de Jean de Strada, chez qui le prince rit de voir Rome à ses pieds, ridiculisée et animalisée :

TIBERE
Rome, lève-toi donc, voilà ton vieil époux
T'espionnant le soir comme un amant jaloux,
Ton époux éloigné qui réclame ta couche.
Entends-tu le doux bruit des baisers de sa bouche ?
(...)
Ah ! Quel immense éclat de rire !
Esclave, elle est sur toi la main qui te déchire.
Obéis bien, immonde. A moi la volupté
De ta vieille richesse et ta vieille beauté.
Dors ton impur sommeil, ô ma Rome chérie,
Tu peux bien être la patrie,
Des viols, des prostitutions,

568. Ibid, p. 297

569. Ibid., p. 390-391

570. Ibid., p. 465

571. Champagny F., Les Césars, Paris : Ambroise Bray, 1859, p. 300-301, in David-de Palacio 2006, p. 14-15

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Des meurtres, des trépas, des superstitions,
Mais ne change jamais de maître,

Ma brebis, ton pasteur de sa main te fait paître572.

Fourbe, arrogant, se plaisant dans la domination, Tibère en devient détestable. Mais, à l'époque où il vivait, le reproche de cruauté devait être bien moindre à celui que la postérité lui a par la suite attribué. Ainsi Edward Beesly, en 1878, reprend au mot les Annales de Tacite - soit un texte lu par toutes les critiques de Tibère - pour démontrer que, dans ce texte qu'on sait hostile à l'empereur, la violence est infirmée, du moins jusqu'à un certain point. De l'an 14 à son départ pour Capri, Tibère n'aura instruit que trente-sept procès, qui plus est pour la plupart justifiés par des motifs loin du crime de majesté ou de complot : un fut condamné pour mutinerie, trois pour complicité avec un tiers ennemi et un pour meurtre - la plupart des condamnations reposant sur des motifs moraux, tels l'adultère (sept occurrences) ou la corruption (six occurrences), voire punissaient la délation qu'on lui a souvent fait adopter (six procès concernent la calomnie et les fausses accusations). Et, encore plus étonnant au vu de la réputation de meurtrier imputée à Tibère, seule une mise à mort fut ordonnée - et, semble-t-il, sans que l'empereur ne puisse se prononcer à temps, le poussant à « adoucir » la loi en instaurant un délai de dix jours entre une condamnation à mort et sa mise en application, si une grâce de dernière minute devait être prononcée573.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci