II.1.c Une pluralité de droits se déclinant
entre la propriété et l'usage
Dans son ouvrage Le retour des communs, dirigé
par Benjamin Coriat, Fabienne Orsi remonte en quelque sorte la
généalogie de cette notion de commun, à travers le concept
de propriété.
L'approche d'Elinor Ostrom est ainsi complétée
par la notion de « fonction sociale de la propriété
». Introduite par Léon Duguit30 celle-ci remet en
cause le déni de la propriété capitaliste
(foncière) au regard des rapports d'interdépendance sociale qui
existent, de fait, entre les individus. Tout individu, y compris le
propriétaire détenteur de richesses, a une fonction sociale qui,
si elle est mal remplie, devrait,
30 DUGUIT L, Les transformations
générales du droit privé depuis le Code Napoléon,
Librairie Felix Alcan , 1912
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selon Léon Duguit, légitimer l'intervention de
l'Etat. Ce qui a pour effet de rééquilibrer une asymétrie
trop excessive en limitant les droits, les libertés du
propriétaire.
Hohfeld31 complexifie cette notion de « droit
», liée à la propriété, en la rattachant
à des réalités que l'appareil juridique ne couvre pas :
l'opposition « droit/devoir » est en effet incomplète. Les
dimensions de « privilèges/non-droits », de «
pouvoirs/assujettissements » et d'«
immunités/incapacités » (au sens du terme «
capabilities » introduit par Amartya Sen 32 ont aussi à
prendre en compte car ces nuances, en affinant les concepts de droits de
propriété, apportent aussi un cadre analytique
intéressant, que l'on peut aisément appliquer à la
définition de la propriété dans le cadre du régime
des communs. Et, par extension, au domaine de l'économie collaborative
dans lequel la propriété peut autant concerner les
privilèges et les pouvoirs des possédants (voitures, lieux
d'habitation...) qu'accentuer le niveau d'assujettissement et les
incapacités des personnes qui n'ont pas de patrimoine immobilier ou
autre.
Cette déclinaison du droit de propriété
est aussi opérée par John Commons33 qui ne
considère nullement ce droit comme un acquis immuable et absolu, mais
plutôt comme un faisceau de droits dont la nature peut évoluer
selon les époques, les sociétés et les gouvernements.
C'est exactement sous ce même régime de faisceau de droits,
redessinant les contours du droit de propriété que reposent, par
exemple, dans l'économie collaborative, les licences de logiciels libres
dont les droits d'auteurs ne s'inscrivent pas dans une logique exclusiviste et
propriétaire, mais s'ouvrent à l'ensemble d'une
communauté.
Ainsi, cette émergence d'actions collectives sous la
forme collaborative (ou PtoP « pair to pair ») n'exclut pas la
propriété, elle la réinvente. Une sorte de
troisième voie entre propriété privée et exclusive,
et propriété d'Etat. Cette innovation conceptuelle, à
travers son auto-organisation et autogouvernement, augure un véritable
système politique spécifique en devenir. En effet, le
modèle des communs est un moyen de repenser l'articulation entre
société et économie. Il y a une rupture
31 HOHFELD W.N, Some Fundamental Legal
Conceptions as Applied in Judicial Reasoning, Yale Law Journal,
n°23,1913, p 16-59
32 Les capabilités (capabilities) sont les
accès à un ensemble d'états et d'aptitudes (santé,
éducation, logement...) qui permettent à un individu de
réaliser son projet de vie.
33 COMMONS J.R, The distribution of Wealth,
Macmillan and Co, 1893
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entre la société de marché, qui
déborde de l'économie de marché et la logique propre au
commun, reposant sur la coopération et non la compétition. Les
communs représentent aussi, probablement de par les valeurs qu'ils
véhiculent, une voie de passage entre l'économie collaborative et
l'économie solidaire.
II. 2 Les sources d'inspiration de l'économie
collaborative
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