II.2.a Qu'est-ce que l'économie collaborative ?
L'économie collaborative ou économie du partage
(« sharing economy », en anglais), qui recouvre un concept aux
contours encore en définition, est souvent confondue avec des formes
connexes d'économie, comme l'économie de la circularité,
qui vise à optimiser l'efficacité de l'utilisation d'une
ressource, ou encore l'économie de la fonctionnalité, qui
privilégie l'usage à la possession.
La définition communément admise aujourd'hui,
à quelques variables près, est la suivante : «
L'économie collaborative désigne un ensemble d'activités
visant à produire de la valeur en commun et reposant sur de nouvelles
formes d'organisation du travail (structure plus horizontale que verticale et
mutualisation des espaces, des outils et des biens). L'économie
collaborative se caractérise par l'accent mis sur l'usage plutôt
que la possession, par l'organisation de citoyens en réseaux ou en
communautés, et par l'intermédiation via des plateformes
internet. »34
On retrouve, aux abords des années 2000, les
premières tentatives de définitdu concept d'économie
collaborative sous le terme «sharing economy», face à la prise
de conscience de l'aspect limité des ressources, évoqué
par Garett Gardin dans La tragédie des communs35 et
la mise en commun de certaines ressources afin d'en optimiser la
propriété, à travers un usage mutualisé. Ce terme
sera repris
34
http://ouishare.net/en
35 HARDIN G., « The tragedy of commons
», Science, vol. 13, 1968
successivement par Yoshon Benkler qui emploie, en 2002, le
concept de «Common based peer-production», puis par Lawrence
Lessig, professeur de droit à Harvard. Il sera suivi de Jeremy Rifkin,
qui introduira le concept de « troisième révolution
industrielle »36. Et enfin, en 2010, par Rachel Bostman,
théoricienne de l'économie collaborative, dans son livre
What's mine is yours.37
En parallèle de la progressive construction d'un
consensus lexicologique autour de ce terme, s'élabore l'identité
sémantique du concept à travers plusieurs apports
idéologiques, parmi lesquels Le pair à pair. Ainsi, les
réseaux internet et la révolution numérique ont
bouleversé nos habitudes de production et de consommation en les
inscrivant dans la sphère relationnelle à travers le processus de
désintermédiation (des interfaces traditionnelles) et
ré-intermédiation, via des plateformes numériques
dédiées.
II.2.b Les penseurs de l'économie collaborative
Michel Bauwens, créateur la P2P foundation
(Peer-to-Peer Foundation), réseau de chercheurs engagés qui
mobilisent leurs connaissances autour de cette notion, a établi une
grille38 composée de quatre quadrants dans laquelle il
répertorie l'économie collaborative selon quatre axes cardinaux
différents, eux-mêmes séparés en deux axes
médians : d'un côté, la logique de profit et, de l'autre,
la logique sociale et solidaire.
Dans la logique de profit, deux pans s'opposent :
> L'un est centralisé et correspond à un
capitalisme nétarchique (Facebook, Google). Les utilisateurs n'ont
accès qu'à la valeur d'usage, et non à la valeur
d'échange qui est exclusivement captée par la plateforme.
> L'autre est décentralisé. La valeur d'usage
est distribuée et la valeur d'échange est spéculative.
C'est le capitalisme distribué.
36 RIFKIN J., « l'âge de
l'accès, la nouvelle culture du capitalisme », ed La
découverte, 2000
37 BOSTMAN. R et ROGERS. R, What's mine is yours.
The rise of Collaborative Consumption, 2010
30
38 Annexe
31
Dans la logique sociale et solidaire, l'opposition se fait au
niveau de la territorialisation. Dans la dimension mondiale, il y a diffusion
de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. C'est dans cette
sphère que se situent les communs mondiaux, abordés au chapitre
précédent. Au niveau local, il y a diffusion de la valeur d'usage
et distribution de la valeur d'échange, dans une dynamique de
résilience locale.
La réflexion d'Amartya Sen permet d'aborder
l'économie collaborative en se basant sur l'économie de
fonctionnalité, ou encore économie d'accès selon Jeremy
Rifkin, sous l'angle de l'accès aux capabilités, un
ensemble d'états et d'aptitudes (santé, éducation,
logement...) permettant à un individu de pleinement réaliser son
projet de vie. La mobilisation de ce concept implique aussi, dans une
visée comparatiste, de repenser la question de l'émancipation
économique et politique, à travers l'angle de la
monétisation de la propriété privée, qui peut
induire un déséquilibre entre les commoners, en raison d'une
inégalité de patrimoine.
Cet encastrement du politique et de l'économique, dans
une visée émancipatrice et vectrice de transformation
sociétale, est également souligné, dans une interview, par
Monique Dagnaud, sociologue39 : « Aujourd'hui,
l'investissement dans l'économie collaborative est très
lié au fait qu'on attend plus rien des partis politiques (...)On attend
davantage d'une dynamique de réciprocité égalitaire et
créatrice que d'institutions auxquels on délèguerait des
pouvoirs. »
Rachel Bostman, théoricienne de l'économie
collaborative, développe dans son livre40 une
catégorisation en trois axes de l'économie collaborative :
? L'économie de l'accès à un
service plutôt qu'à sa propriété :
Cette économie repose sur le principe de biens
rivaux41 et sur l'optimisation du taux d'utilisation d'un bien, par
la mutualisation de son usage. L'économie de l'accès, si l'on
s'en tient au sens que lui donne Jeremy Rifkin, dans le coût marginal
zéro, vise ainsi l'usage d'un bien et d'un service, et non plus sa
propriété. Bostman désigne cette intermédiation par
l'appellation « Product Service System », qui permet de
transformer un produit en service. C'est le cas de l'autopartage, objet de
notre étude
39 Interview p. 80 in Alternatives
économiques.
40Bostman. R et Rogers. R, What's mine is yours.
The rise of Collaborative Consumption, 2010 41 Biens rivaux :
biens dont l'utilisation ou la consommation n'empêche pas son utilisation
ou consommation par d'autres.
32
de terrain, et de toute autre plateforme s'inscrivant dans
l'économie de fonctionnalité, via la location de biens entre
particuliers.
? Le marché de redistribution :
Les systèmes de redistribution mettent en relation les
personnes recherchant un bien avec celles qui les possèdent. C'est le
principe du C to C, dont les plateformes comme Le Bon Coin et Amazon, sur le
mode marchand, ont fait leur spécialité. D'autres plateformes
pratiquent, en revanche, des échanges non monétaires à
travers le troc et le don (Freecycle...).
? Le style de vie collaboratif :
Dans ce principe, la communauté est une marque, une
réponse à un besoin de reconnaissance et d'appartenance. Cette
reconnaissance s'évalue à travers la confiance, véritable
monnaie sur laquelle repose l'e-réputation, et donc les échanges.
Un haut niveau de confiance est donc indispensable, car la dimension
communautaire est le socle sur lequel se base les échanges (monnaie
alternative, prêt social...)
La société civile, à travers la dimension
participative du web et des réseaux sociaux, participera aussi à
l'édification de ce concept, comme en témoigne la classification
de la journaliste Jenna Whortham. Elle fait, en 2010, une classification dans
le New York Times de l'économie collaborative en deux
catégories, mettant en avant le poids et le pouvoir d'un consommateur.
Celui-ci, en relation avec d'autres consommateurs, rééquilibre
les rapports marchands et place les échanges dans une dynamique soit
réciprocitaire, dans lequel le lien précède le bien, soit
d'empowerment économique :
1ère catégorie :
Les consommateurs peuvent se regrouper afin d'acheter en
commun, pour obtenir soit un meilleur prix (Groupon), soit une
traçabilité de l'acte d'achat (savoir quoi et à qui on
achète) sur le principe du financement participatif (cf.
KissKissbankbank ou Ullule). Cette forme de consommation permet à des
individus de devenir actionnaires d'entreprises comme de jeunes startups.
2e catégorie :
33
Le prêt, le don, le troc ou l'échange de biens de
temps, de compétences ou encore la location de biens entre particuliers
est organisé par des plateformes dédiées. Nous pouvons
ajouter le principe des SEL à la longue liste d'exemples cités
par l'auteur : Hemp, Recupe, Zilok, RoomRoom,...
Les répartitions du champ de l'économie
collaborative diffèrent suivant les contributeurs. Rachel Bostman,
théoricienne de l'économie collaborative, décompose cette
dernière en plusieurs sections distinctes, bien qu'il existe une
certaine porosité entre ces différentes parties : la consommation
collaborative, les modes de vie collaboratifs, la finance collaborative, la
production collaborative et enfin la connaissance collaborative.
Ouishare, association faisant office depuis 2012, date de sa
création, de think-tank de l'économie collaborative et
d'incubateur de projet, ne distingue pas, contrairement à Rachel
Bostman, la consommation collaborative de l'économie collaborative. En
revanche, on retrouve aux côtés de l'économie collaborative
les mêmes catégories : le financement participatif, la production
contributive et la connaissance collaborative.
Ce rapprochement des termes économie et consommation
n'est pas sans rappeler le réductionnisme auquel l'économie au
sens large est confronté, lorsqu'il est réduit à la seule
économie de marché qui génère par extension une
société de marché. De même, l'économie
collaborative est associée à une économie de plateforme,
alors que certains échanges collaboratifs peuvent se passer de cette
intermédiation numérique. Le modèle économique est,
par association d'idées, corrélé à un
développement économique s'appuyant sur des fonds
d'investissement.
Ces réductionnismes véhiculent une idée
préconçue d'une économie collaborative, aux pratiques
hétérogènes beaucoup plus nuancées.
|