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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2.1.c La figure médicale face à l'institution carcérale. Témoigner en prison : un devoir éthique?

Liés auparavant à leur employeur, les médecins ne pouvaient auparavant pas témoigner, au risque de perdre leur emploi. Ils ont désormais acquis une autonomie qui les rend libre de prendre position pour dénoncer les dysfonctionnements ou les atteintes aux libertés dont ils sont témoins573(*). Le livre du docteur Vasseur publié en 2000, Médecin-chef à la prison de la Santé, fut à l'origine d'un renouveau du questionnement sur la position du personnel sanitaire au sein de la prison574(*). Le personnel médical, en tant que témoin privilégié de la vie carcérale, ne doit-il pas témoigner, voire dénoncer, au nom des principes éthiques qui fondent la déontologie médicale575(*)? Les positions des soignants sont généralement très tranchées sur cette question : tandis que certains présentent le témoignage comme un « devoir éthique », d'autres sont défavorables à cette attitude, au nom d'une solidarité du médecin avec l'institution dans laquelle il travaille576(*). L'opinion des enquêtés sur le livre de Véronique Vasseur, mais surtout sur l'attitude du personnel médical intervenant en milieu carcéral, peut permettre de comprendre comment chacun résout la contradiction apparente entre les principes éthiques liés à la profession médicale et le fonctionnement de l'institution carcérale. On peut remarquer, avant tout, que les soignants intervenant en milieu carcéral ont généralement une très mauvaise perception de l'ouvrage bien qu'aucun médecin ne semble se situer dans une position de rejet total. Ainsi, même si certains estiment, comme c'est le cas du responsable du SMPR de Lyon, que ce livre à sensation, rempli d'incohérences et d'erreurs, ne « ne vaut rien [...] au niveau de l'éthique pénitentiaire», ils reconnaissant néanmoins que ce pamphlet a permis de soulever l'attention du public sur les conditions d'incarcération : « En revanche, ce qu'elle a écrit au plan des conditions carcérales est important et c'est pour ça qu'on s'est bien gardé de descendre son bouquin. Tout ce qui est utile à la cause de l'amélioration de l'administration pénitentiaire est à respecter »577(*). Tous les médecins interrogés estiment que le livre de Véronique Vasseur a fait « beaucoup de mal » au personnel soignant intervenant en prison. C'est par exemple la position du chef de service de l'Unité d'hospitalisation pour détenus qui oppose à l'attitude de dénonciation, symbolisée par le docteur Vasseur, une « position de défense institutionnelle », soulignant ainsi la double responsabilité du personnel médical et pénitentiaire :

« Je pense qu'il n'y a pas à critiquer l'administration pénitentiaire. Il n'y a rien à attendre de l'élection d'un coupable qui peut d'ailleurs être bilatéral [...] Ces visions-là ne mènent à rien [...] Avant de tirer à boulets rouges sur l'administration pénitentiaire et les surveillants, il faut réfléchir. On ne peut s'en tirer qu'en ayant une position de défense institutionnelle.»578(*)

Il est légitime de s'interroger pour savoir si cette position « critique » est propre aux soignants de l'ancienne médecine pénitentiaire, qui pourraient s'estimer plus impliqués ou compromis dans les critiques faites au fonctionnement carcéral, ou si elle est partagée par l'ensemble de soignants. Les médecins arrivés après la réforme de 1994 pourraient adopter une posture de démarcation en apportant leur soutien à l'ouvrage de Véronique Vasseur. Cela ne semble pourtant pas le cas, comme en témoigne un médecin des prisons de Lyon qui estime que la publication de ce témoignage a contribué à accentuer l'opposition entre surveillants et soignants, amplifiant ainsi les tensions qui existent de façon quotidienne entre les personnels579(*)

« Moi je suis assez mal à l'aise par rapport à ça parce que les surveillants sont en permanence humiliés à l'intérieur de la prison [...] Et je trouve que la sortie du livre de Vasseur nous a pénalisé là-dessus. Parce qu'on a l'impression de faire partie du camp des "pour" en opposition au camp des "contre". En opposant les surveillants qui sont les vilains et les soignants qui sont les gentils.»580(*)

La principale ligne de démarcation entre les partisans et les opposants à l'ouvrage du docteur Vasseur ne semble pas être celle qui sépare le personnel soignant de l'administration pénitentiaire mais celle qui délimite le dedans du dehors. La plupart des personnes interrogées qui se situent à l'extérieur de la prison ont une opinion favorable du livre Médecin-chef à la prison de la Santé. C'est par exemple le cas d'un médecin-inspecteur de la DDASS du Rhône qui estime que ce témoignage a permis de faire connaître au reste de la société française la réalité du milieu carcéral et de faire évoluer ainsi la condition des prisons : « Je pense que ça a donné une image à pas mal de gens de ce qui pouvait se passer en prison. Ça a fait bouger des choses »581(*). D'autres ont même, semble t-il, été interpellés directement par la publication de cet ouvrage qui aurait motivé leur engagement en faveur de la santé en milieu carcéral, comme en témoigne un médecin de la DRASS Rhône-Alpes qui a pris en charge ce dossier peu de temps après : « Moi je pense que c'est très important et qu'elle a eu tout à fait raison de le faire et pour moi ça a constitué un appel pour que les choses changent »582(*). La grande majorité des personnels interrogés travaillant en milieu carcéral, soignants ou pénitentiaires, ont, en revanche, une opinion défavorable du livre de Véronique Vasseur. Ils considèrent pour la plupart qu'il s'agit d'un constat injuste qui ne cherchait à mettre en avant que les dysfonctionnements du milieu carcéral sans en souligner les progrès. Certains établissent, d'ailleurs, une comparaison entre cet ouvrage et le traitement médiatique dont souffrent fréquemment les prisons de Lyon583(*). Celui-ci est souvent très polémique, répondant ainsi aux critères de production journalistique, et plus particulièrement télévisuelle, laissant un sentiment d'insatisfaction chez les personnels, sanitaires et pénitentiaires qui se placent dans une position de victime :

« Lorsque c'est uniquement une dénonciation et une vision apocalyptique des choses et qu'il n'y a pas un rendu équilibré en disant également ce qui fonctionne, je trouve ça très désagréable car ça n'est pas la réalité [...] C'est comme le fameux reportage de la « Marmite du diable » qui a été fait par France 2, il y a deux ou trois ans [...] Ils ont pris soin d'interviewer beaucoup de monde mais à la fin ils n'ont sorti que quelque chose de sensationnel et ça a énormément déçu les personnels. Car ce qu'ils ont montré est vrai, c'est la réalité. Mais on n'a rien vu de toutes les choses qui se passent dans l'établissement et qui marchent bien. »584(*)

La prison, en tant qu'« institution totale », constitue un monde clos. C'est l'épaisseur de ses murs dont les personnels se sentent victimes. La sous-directrice des prisons de Lyon regrette le secret qu'a pendant longtemps adopté l'administration pénitentiaire à l'égard du reste de la société et qui aurait contribué à alimenter les « fantasmes » à son égard585(*). Face à cette politique du secret, l'administration tente d'établir depuis quelques années une stratégie d'ouverture et de communication586(*). Il semblerait que le rôle du médecin vis-à-vis de l'institution carcérale doive être compris dans les mêmes termes : l'attitude de dénonciation, comme celle de Véronique Vasseur, traduirait avant tout un échec commun entre les différents personnels à établir une communication suffisante. C'est la position d'un médecin des prisons de Lyon qui affirme préférer résoudre un problème par le biais d'une relation directe avec les surveillants ou par la voie hiérarchique de l'établissement plutôt qu'en ayant recours aux médias :

« Et si un jour, moi, je me mets à dire "Tiens, tel jour et à telle heure, il y a un surveillant qui n'a pas voulu ouvrir la cellule de telle personne", j'aurai l'impression de le trahir et de l'humilier. Si j'ai un truc à lui dire, je vais lui [...] et je n'ai pas besoin de mettre ça dans la presse. Ça ne se règle pas comme ça ces histoires là !»587(*)

Le devoir de témoignage du personnel soignant n'est peut-être pas tant un devoir de contestation à l'égard de la prison que de communication588(*). Une position extrême comme celle de Véronique Vasseur traduirait dès lors davantage une absence de communication qu'une opposition indépassable entre les deux administrations. La sous-directrice des prisons de Lyon remarque d'ailleurs qu'aucun médecin n'a jamais adopté une réaction de dénonciation virulente dans son établissement car aucun n'en a ressenti le besoin. Les efforts de communication entre la direction de l'établissement et l'ensemble du personnel soignant ont permis, selon elle, de résoudre les problèmes de façon interne : «  Sur Lyon, on n'a jamais eu de problèmes avec des médecins qui ont eu besoin de dénoncer quelque chose car je pense qu'on a une relation qui est suffisamment bonne pour que ce soit à nous qu'ils les disent [...] Ce genre de problèmes on le règle nous avec les médecins »589(*). La loi du 18 janvier 1994 a reformulé le questionnement sur la place du médecin en milieu carcéral dans de nouveaux termes. Elle ne semble cependant pas avoir accentué l'opposition entre les deux administrations comme en témoigne la position du personnel des prisons de Lyon au sujet de l'ouvrage de Véronique Vasseur590(*).

La réforme de la médecine pénitentiaire aurait permis un rapprochement de l'éthique soignante en milieu pénitentiaire avec règles de la déontologie médicale. Le rattachement au ministère de la Santé du personnel soignant, libéré du rapport de subordination vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, a facilité la reconnaissance d'une logique sanitaire, distincte des règles de fonctionnement de l'établissement, sans pour autant que cela se traduise par un strict rapport d'opposition à l'institution pénitentiaire. L'exercice de la médecine en milieu pénitentiaire n'en est pas moins soumis à certaines contraintes propres à la prison qui sont beaucoup plus mal vécus par certains médecins hospitaliers. La réussite de la réforme requiert dès lors l'adaptation de l'éthique soignante aux spécificités pénitentiaires.

* 573 C'est ainsi que Véronique Vasseur écrit : « Depuis la loi de 1994 rattachant le service médical d'une prison à l'hôpital le plus proche, le médecin est libre et ne dépend plus de l'administration pénitentiaire. Il est indépendant et donc n'est plus considéré comme complice de l'administration. Actuellement, le service médical est le seul intervenant extérieur à l'intérieur. Il constitue une deuxième force qui dérange car nous avons la totale liberté de nous opposer et de dire non [...] Que peut faire le médecin devant cet immense gâchis humain ? : témoigner ? dénoncer ? Être ni compatissant, ni répressif. N'être ni un médecin de l'extérieur à l'intérieur, ni un médecin de l'intérieur coupé de l'extérieur». Véronique Vasseur, « Editorial : Engagement éthique d'un médecin en prison », in La lettre de l'Espace éthique, n° 12-13-14, été-automne 2000.

* 574 En 2000, Véronique Vasseur, médecin de garde en 1992 puis médecin-chef depuis 1993 à la prison de la Santé, publie un témoignage sur son expérience professionnelle : "Médecin-chef à la prison de la Santé". Elle y décrit les conditions de vie des détenus de façon dramatique. La sortie du livre fut très médiatisée, notamment par de larges extraits que le journal Le Monde a publié deux jours avant la sortie de l'ouvrage. Deux commissions d'enquête, l'une sénatoriale et l'autre parlementaire, ont été constituées et ont donné lieux à deux rapports d'enquête. Véronique Vasseur , Médecin-chef à la prison de la Santé, Le cherche midi, Paris, 2000, p.217.

* 575 On peut citer en particulier le serment d'Hippocrate (« Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. Je respecterai toutes les personnes. (...) J'interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité ») ainsi que le Code de déontologie médicale, dont les articles 5, 7 et 10 revêtent une importance particulière en prison.

* 576 « Témoigner constitue un devoir éthique [...] Témoigner auprès des médias ou dans des manifestations, dont les journalistes se feront l'écho, soulève aussitôt des levées de boucliers : le médecin a-t-il le droit de parler, de témoigner lorsqu'il travaille en prison ? Certains avancent l'obligation de réserve voire l'interdiction de parler au dehors [...] Le médecin n'a pas le droit d'observer toutes les atteintes à la santé et à la dignité des personnes sans rien dire. Il a le devoir d'en témoigner pour qu'elles cessent ». Faucher Dominique, « Médecin en détention : soignant et témoin », in La lettre de l'Espace éthique, n° 12-13-14, Eté automne 2000, p.39-40.

* 577 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

* 578 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 579 Il semblerait en effet que la publication de l'ouvrage du docteur Vasseur ait eu une incidence très importante sur le moral des fonctionnaires pénitentiaires comme le constate la commission d'enquête de l'Assemblée nationale : « Ils vivent mal les campagnes de presse en cours sur les prisons, non pas parce qu'ils cautionnent les dysfonctionnements qui peuvent exister dans l'institution pénitentiaire, mais parce qu'ils dénoncent ces dysfonctionnements depuis longtemps sans avoir l'impression d'avoir été écoutés. L'ouvrage de Mme Véronique Vasseur a ainsi été mal perçu par une profession qui a désormais le sentiment que la parole d'un médecin, aussi approximative soit-elle, vaut davantage que celle d'un surveillant ». Assemblée Nationale, Rapport sur la situation dans les prisons françaises, op.cit., p.85.

* 580 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 581 Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône.

* 582 Entretien n°15, Marie-José Communal, médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison.

* 583 Les prisons de Lyon présentent la particularité d'être parmi les plus anciennes et les plus vétustes de France. Les conditions d'incarcération difficiles, souvent contraires aux normes d'hygiène, attirent les journalistes des principales chaînes télévisées ainsi que des principaux quotidiens nationaux. Il arrive fréquemment qu'à l'occasion de la publication d'un rapport sur l'état des prisons françaises, des journalistes viennent enquêter sur l'« état de délabrement » des prisons de Lyon qui sont érigées en symbole des carences de l'ensemble du système pénitentiaire.

* 584 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 585 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 586 Déjà en 1989, le rapport établi par Gilbert Bonnemaison sur la modernisation du service public pénitentiaire incitait à une politique de transparence : « L'opacité de l'administration pénitentiaire vis-à-vis de l'extérieur est une des causes de la difficulté pour cette institution d'être reconnue à sa juste place par la société [...] Tant qu'une institution ne fait que réagir à la demande, le plus souvent à la suite d'incidents, elle ne peut évidemment faire passer aucun message valorisant pour elle-même et ses personnels. Une institution comme l'administration pénitentiaire se doit de produire une communication positive régulière. Ce sera la seule façon de changer progressivement son image ». Bonnemaison G., La modernisation du service pénitentiaire. Rapport au premier ministre et au garde des Sceaux, ministre de la justice, Paris, ministère de la Justice, 1989.

* 587 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 588 C'est dans ce sens que Dominique Faucher, médecin à l'U.C.S.A. du centre pénitentiaire de Fresnes, écrit : « Témoigner au sein de la prison : cela passe par les discussions avec le personnel pénitentiaire à tous les niveaux, de la base à la direction. Ces échanges aboutissent à quelques améliorations ponctuelles, à une meilleure compréhension des contraintes respectives de l'administration et du service médical [...] Témoigner, c'est aussi, avec les différents intervenants impliqués dans la vie en milieu carcéral, participer à des groupes de réflexion sur les soins, l'éthique ainsi que sur les modalités d'exécution des peines ». Faucher Dominique, « Médecin en détention : soignant et témoin », art.cit.

* 589 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 590 Cette constatation demande à être nuancée puisqu'il est probable qu'elle corresponde davantage aux prisons de Lyon qu'à l'ensemble du dispositif sanitaire en milieu carcéral.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery