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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2.2 Une éthique soignante spécifique en milieu carcéral ?

La déontologie médicale constitue l'un des ferments identitaires commun à l'ensemble des professionnels de santé. Ceux-ci marquent généralement un attachement très marqué au respect de ces principes. L'éthique soignante correspond à une pratique de la médecine dans des conditions précises (choix du médecin, consentement du patient). La prison constitue, toutefois, un lieu d'exercice spécifique où certaines règles peuvent perdre leur sens initial. Les pratiques professionnelles sanitaires doivent dès lors être réévaluées à l'aune des contraintes du milieu carcéral.

2.2.a Le respect du secret médical en détention : une exigence éthique illusoire ?

La loi du 18 janvier 1994 constitua une réponse au problème du secret médical qui était difficilement préservé dans l'ancienne organisation de la médecine pénitentiaire. La réforme de la médecine pénitentiaire consacre l'autonomie du personnel médical, seul détenteur des informations relatives à la santé des détenus. L'amélioration très nette de la place du secret médical en prison est visible à deux niveaux. Le respect du colloque singulier (absence de tierce personne durant la consultation) est tout d'abord exemplaire des effets de ce changement de statut591(*). Celui-ci semble être devenu la règle générale dans tous les établissements : « Les discours des professionnels sont unanimes sur ce point. Si les surveillants sont encore parfois présents pendant des soins, ce n'est qu'avec le consentement ou à la demande des professionnels de santé eux-mêmes »592(*). Plusieurs soignants des prisons de Lyon ont confirmé ce changement au cours des entretiens593(*). Cette amélioration témoigne de la territorialisation de l'espace de santé et de l'autonomisation du personnel soignant à l'égard du personnel pénitentiaire. Le dossier médical constitue un second indice de l'évolution des pratiques. Relevant précédemment du dossier pénitentiaire, il s'agit désormais d'un dossier médical hospitalier à part entière. Placé sous la seule responsabilité de l'établissement de santé et conservé dans les locaux de l'UCSA, ce dossier n'est accessible qu'au personnel soignant, garantissant ainsi la confidentialité des données médicales enregistrées sur les détenus et facilitant la relation de confiance entre le détenu et le soignant594(*).

Les progrès réalisés en France dans la protection du secret médical peuvent être comparés à l'organisation des soins en Italie où la dépendance du personnel médical vis-à-vis du personnel pénitentiaire est manifeste. Les conditions du colloque singulier ne sont pas toujours respectées, car même si c'est le cas la plupart du temps, la situation est toujours laissée à la libre appréciation du surveillant dont le soignant peut difficilement refuser la présence :

« Il y a eu une circulaire du ministère de la Justice pour demander au surveillant d'évaluer la situation. Parce que c'est vrai que ça dépend beaucoup des conditions. Par exemple si manifestement le détenu semble très en colère ou semble dangereux alors c'est difficile de dire au surveillant de s'en aller. »595(*)

L'opposition entre les personnel soignant et pénitentiaire est manifeste en cas d'hospitalisation du détenu596(*). La présence des surveillants pendant les soins est alors laissée à la « discrétion » du chef de l'escorte qui demeure entièrement responsable de la sécurité du détenu et des personnels et s'estime en mesure d'imposer aux soignants leur présence pendant les soins, comme le souligne un commandant de la police pénitentiaire de Rebbibia : « Ça peut donc nous arriver d'avoir un mauvais rapport avec les infirmières et parfois même avec les médecins [...] et dans ce genre de cas, je les rappelle à l'ordre [...] Je leur dis qu'elles sont infirmières et qu'elles doivent faire leur métier d'infirmière et nous laisser faire le nôtre »597(*).  Le respect du secret professionnel n'est également pas respecté au sujet du dossier médical auquel ont accès les personnels pénitentiaires. Les dossiers médicaux pénitentiaires de la prison de Rebbibia sont marqués de symboles, comme l'explique le responsable du Sert, destinés à identifier les détenus toxicomanes et séropositifs, allant ainsi à l'encontre du principe de non-discrimination598(*). Le personnel de surveillance semble considérer que l'accès au dossier médical est indispensable en cas d'intervention sur un détenu séropositif afin de ne pas exposer le personnel à des risques connus des soignants :

« C'est indispensable parce que si j'ai besoin de connaître quelque chose sur un détenu je dois pouvoir consulter des dossiers médicaux. Par exemple si un détenu s'ouvre une veine alors j'ai besoin avant d'intervenir de savoir s'il est séropositif.»599(*)

Le secret médical est encore actuellement en Italie un secret de Polichinelle. Cette situation s'explique par la non-application de la récente réforme de la médecine pénitentiaire mais surtout par une culture où le personnel médical est faiblement autonome et où les règles pénitentiaires prédominent sur les principes éthiques. La loi du 18 janvier 1994 semble en revanche avoir permis un changement des pratiques, notamment par l'arrivée du personnel hospitalier doté d'une culture médicale où le respect du secret professionnel est essentiel. La conciliation des principes éthiques avec les contraintes du milieu carcéral demeure cependant problématique, comme en témoigne les difficultés à respecter le secret médical en détention. En effet, les principes éthiques du Code de déontologie, qui ont été formulés dans le cadre d'une pratique médicale en milieu libre, peuvent s'avérer inadaptés en prison et rencontrent dès lors certaines limites dans leur application. C'est par exemple le cas lorsque l'impératif de sécurité prime sur les règles éthiques. Une psychologue de l'unité d'hospitalisation pour détenus de Lyon-Sud reconnaît que le principe du colloque singulier est beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre depuis qu'une tentative d'évasion particulièrement violente a eu lieu, ce qui a remis les exigences de sécurité au premier plan : « Et c'est vrai que depuis, l'accès au patient est devenu très difficile. On ne peut pas ouvrir plus de deux portes à la fois. Alors qu'avant... J'ai été pendant huit années en entretien enfermé avec le détenu. Alors que maintenant il faut laisser la porte ouverte »600(*). Le respect du colloque singulier est également lié à la configuration des locaux qui rendent plus ou moins praticable la conciliation des principes éthiques et des règles de sécurité601(*). Les soignants sont d'ailleurs parfois les premiers à se sentir menacés et ne pas exiger le respect du secret médical, comme c'est souvent le cas à l'occasion de l'hospitalisation du détenu : « Il y a encore plein de consultations où les médecins n'osent pas dire aux flics de sortir car ils ont peur d'être agressés par le détenu » 602(*).

Les règles de fonctionnement du milieu carcéral rendent, selon plusieurs soignants, irréalisable le respect du secret médical qui apparaît comme « illusoire » ou une « vaste supercherie ». Cette opinion est, tout d'abord, celle des personnels sanitaires intervenant de façon ponctuelle en prison. L'intervention des Consultations de dépistage anonyme et gratuit (CDAG), par exemple, ne permet pas de respecter la confidentialité de l'état sérologique des détenus comme en témoigne le constat désabusé d'un médecin réalisant des vacations aux prisons de Lyon : « C'est un peu compliqué en prison et pour moi c'est un peu illusoire mais enfin... »603(*). Cette position est également partagée par des médecins hospitaliers rattachés aux UCSA après la loi de 1994. Deux difficultés rendraient impraticable l'anonymat des informations médicales au reste de la détention. La prison est d'abord un monde clos où chaque mouvement de détenu est contrôlé par le personnel pénitentiaire qui a facilement connaissance des problèmes de santé du détenu604(*) :

« L'anonymat en prison c'est une vaste supercherie, c'est n'importe quoi [...] Parce que personne n'est anonyme en prison. Le surveillant, il sait exactement où va n'importe quel détenu, n'importe quoi [...] Le surveillant de l'UCSA, lui, il le sait à peu près qui a l'hépatite et le Sida puisque les médecins qui s'occupent de cela viennent à certains jours et ils appellent une liste de détenus spécialement pour ce médecin.»605(*)

Les détenus, ensuite, n'ont pas cette préoccupation du secret médical et sont souvent les premiers à enfreindre la règle pour faire part à leurs codétenus, voire à des surveillants, de leurs problèmes de santé : « Il n'y a aucun détenu qui nous demande "Qu'est-ce que vous allez en faire de ces examens?". Le gars il s'en fout que ce soit anonyme ou pas [...] Quand cela se sait en détention, c'est que le détenu l'a dit lui-même à son co-détenu ou à un surveillant un jour de déprime »606(*). Ce problème concerne en particulier la sérologie à VIH puisqu'il est souvent dans l'intérêt d'un détenu révélé séronégatif au test VIH de communiquer au reste de la détention le résultat de son examen pour éviter ainsi tout acte de discrimination607(*). Bien que le personnel soignant assure la confidentialité des informations, la non-connaissance de la séropositivité des détenus est de fait rarement respectée. Cette difficulté souligne la contradiction entre les principes déontologiques et les règles du milieu carcéral où le respect du secret médical peut parfois être « contre-productif » :

« Quand un détenu se fait dépister sa séropositivité au VIH et qu'il est négatif, et bien c'est la première chose qu'il exhibe aux autres détenus et c'est très important d'être séronégatif quand on est détenu car si vous êtes séropositif, vous êtes un pédé et [...] cela implique de nombreuses discriminations [...] Nous, on fait en sorte que le dossier médical ne soit pas accessible [...] et ça vous donne la mesure du problème. Les médecins sont formés dans le respect de certaines règles et la garantie du secret médical est presque contre-productive dans un certain nombre de cas.»608(*)

Le respect du secret médical serait illusoire en détention. C'est pourquoi ce principe cardinal ne pourrait pas s'y appliquer de façon aussi intransigeante que dans la pratique médicale courante. La notion de secret médical devrait alors être redéfinie en fonction des contraintes du lieu d'exercice, tel que le constate un psychiatre du SMPR de Lyon : « En théorie, il n'y absolument rien qui peut être dit à l'administration concernant le diagnostic. En réalité, c'est un secret de Polichinelle et on dit beaucoup de choses [...] Parce qu'en détention, tout se sait [...] Les diagnostics et les traitements sont presque semi-publics »609(*). De façon plus générale, la coexistence de deux cultures professionnelles distinctes rend parfois inadapté le respect de règles jugées pourtant valides. Les principes éthiques auxquels répond le personnel soignant ne doivent alors t-elles pas être revues à l'aune des exigences du milieu carcéral ?

* 591 Au cours des années 1980, les professionnels de santé très mobilisés, appuyés par le Conseil de l'ordre, avaient déjà obtenu que les surveillants n'assistent plus aux consultations, car leur présence était contradictoire avec le principe du colloque singulier. Néanmoins, localement, il restait encore des établissements -notamment les plus petites maisons d'arrêt -où des médecins et des infirmiers se voyaient imposer la présence d'un surveillant par un directeur d'établissement. Lorsque les professionnels faisaient valoir qu'ils étaient des médecins et des infirmiers, tenus au respect de principes déontologiques, ils se voyaient souvent rétorqués qu'ils agissaient dans un milieu particulier - comme en attestait leur statut- et qu'ils devaient en conséquence accepter les contraintes de ce milieu. Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.109

* 592 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.109.

* 593 Entretien n°12, Patrick Caillon, médecin effectuant une Consultation de dépistage anonyme et gratuit (CDAG) aux prisons de Lyon ; Entretien n°6, M.Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus incarcérés de l'hôpital Lyon Sud ; Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 594 Bruno Milly remarque que les regards des personnels pénitentiaires sur les dossiers médicaux et les demandes d'informations sur la contagiosité des pathologies de certains patients sont devenus très rares ce qui a été confirmé par certains soignants interrogés. Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.109.

* 595 Entretien n°31, Corinna Proietti, psychologue au Sert de Rebbibia.

* 596 La responsabilité de l'extraction médicale incombant au chef de l'escorte durant des consultations médicales en secteur hospitalier, il n'est pas rare que des conflits entre médecins rigoureux et les surveillants se soldent par un retour en détention sans que l'examen puisse être réalisé. Observatoire international des prisons, Prisons : un état des lieux, op.cit., p.123.

* 597 Entretien n°30, Ivano Carbonaro, commandant de la police pénitentiaire à la Terza casa.

* 598 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 599 Entretien n°30, Ivano Carbonaro, commandant de la police pénitentiaire à la Terza casa.

* 600 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 601 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 602 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 603 Entretien n°12, Patrick Caillon, médecin effectuant une Consultation de dépistage aux prisons de Lyon.

* 604 Les consultations extérieures en établissement hospitalier présentent les mêmes difficultés puisque, comme le rappelle un rapport IGAS-IGSJ, « malgré les précautions qui sont prises pour assurer avec discrétion la gestion des rendez-vous extérieurs, il est très difficile de sauvegarder le secret médical lorsque le détenu doit consulter dans un service hospitalier spécialisé dans le traitement d'une forme de pathologie ou subir un examen particulier. Associée à l'organisation de l'escorte, l'administration pénitentiaire sera nécessairement informée de la destination, donc de la pathologie du détenu. On touche là à une contrainte inévitable de l'univers carcéral, dont sont conscients l'ensemble des acteurs ». IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.38.

* 605 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 606 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 607 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon.

* 608 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon.

* 609 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

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