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Naissance médiatique de l'intellectuel musulman en France (1989-2005)

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par Tristan WALECKX
Université Montpellier 3 - Master Histoire 2005
  

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B) Le nouveau visage de l'intelligentsia musulmane organique

Un certain nombre d'acteurs émergent dans cette course au leadership cultuel. Nous avons ici choisi d'en distinguer cinq catégories. Les représentants de deux plus grandes fédérations (Mosquée de Paris et UOIF) sont analysés séparément, ceci en raison de leur importance. Quant à la FNMF, troisième fédération de taille, elle n'est pas traitée ici pour la bonne et simple raison que, malgré ses bons résultats aux deux élections du CFCM, elle est continuellement en pleine crise en son sommet. Ainsi, ses présidents successifs ne se sont jamais imposés comme des interlocuteurs médiatiques incontournables, à la différence de leurs collègues des deux autres fédérations. A côté de celles-ci, nous verrons que la création du CFCM a permis de mettre en lumière non seulement des intellectuels indépendants collaborant à la mise en place de l'islam de France, mais aussi des personnalités emblématiques de l'islam local. Enfin, d'autres personnages, les « anti-CFCM », ont également amplement profité de la création de celui-ci pour asseoir leur autorité intellectuelle.

1) Remise en cause de la prédominance du recteur de la Mosquée de Paris.

Depuis sa construction en 1922 dans le cinquième arrondissement de la capitale, la mosquée de Paris était, à travers son recteur, l'unique visage du culte musulman de France. De cette position historiquement hégémonique, elle hérite d'un entêtement constant à essayer de fédérer la communauté musulmane autour d'elle. C'est dans ce sens qu'elle crée le Conseil Supérieur des Affaires Islamiques de France (CSAIF) en 1981, la Coordination Nationale des Musulmans de France (CNMF) en 1993, et le Conseil Représentatif des Musulmans de France (CRMF) en 1994. Mais ces « prétentions à représenter l'ensemble de la communauté, à la hussarde, que toute le monde n'a pas appréciée142(*) », se sont révélées vaines, voire contre-productives. A défaut d'imposer une fédération de la communauté musulmane autour d'elle, la Mosquée de Paris a dû se résigner au principe du dialogue ouvert de l'Etat.  Par ses recteurs successifs (Cheikh Abbas jusqu'en 1989 ; puis Tedjini Haddam, remplacé depuis 1992 par Dalil Boubakeur), elle a dû accepter la perte de son hégémonie dans une consultation par définition ouverte et hétérogène. C'est pourquoi son dirigeant actuel voit dans le processus engagé une perte de l'influence historique de sa fédération : « Le rôle de la Mosquée de Paris n'est pas même évoqué. Or il faut partir du principe que la Grande Mosquée de Paris est la première en France, symboliquement et historiquement143(*) .»

En réalité, aux trois critères retenus par l'Etat français (islam républicain, français et représentatif), la Mosquée de Paris répond plus ou moins bien. La caractéristique faisant sa force est son parti pris pour un islam très libéral, en parfaite adéquation avec le modèle français de laïcité. Si Hamza Boubakeur (1912-1995), recteur jusqu'en 1982 et auteur d'une traduction du Coran qui a fait école, reste pour la presse « le héraut d'un islam moderne relevant les défis de la rationalité144(*) ». Son fils Dalil affiche quant à lui un discours sur mesure pour ne pas froisser les opinions du Français moyen. Ce proche de Jacques Chirac, qui ne remarque pas, « malgré les discours tenus, un racisme dans la population française145(*) » n'hésite pas à conforter une islamophobie146(*) ambiante dans la société française en dénonçant « l'entrisme de certaines organisations islamistes147(*) ». Tout cela fait de lui, à l'unisson des journaux généralistes français, un « bon musulman148(*) », représentant un « islam tranquille149(*) ».

Le deuxième critère, celui du caractère français, pose déjà plus de problèmes. La Mosquée de Paris est gérée depuis sa fondation par une association algérienne, la société des habous150(*) et des lieux saints de l'islam. Après l'indépendance de l'Algérie, Si Hamza Boubakeur fait transférer le siège de cette dernière en France. Mais en 1982, l'Algérie finit par gagner le bras de fer en parachutant un nouveau recteur non francophone, cheikh Abbas151(*). Ce n'est qu'en avril 1992 que la France gagne partiellement la partie en imposant un recteur français, Dalil Boubakeur : « Un médecin remplace un médecin, mais c'est un Français qui succède à un Algérien », s'enthousiasme Michel Kubler dans La Croix152(*). Mais, ne nous leurrons pas, la Mosquée de Paris reste grandement soumise aux intérêts de la communauté d'origine algérienne, qui représente environ la moitié de la population musulmane en France. Dalil Boubakeur a d'ailleurs le statut de diplomate et est donc salarié du gouvernement algérien.

Le recteur de la Mosquée de Paris, s'il est bel et bien avocat d'un islam apaisé, s'est donc plus ou moins mis en conformité avec l'exigence de la nationalité française. En revanche, il est un critère qu'il peine à remplir : celui de la représentativité. La vitrine historique de l'islam français est de façon récurrente accusée de représenter « l'islam d'en haut », complètement coupé de « l'islam d'en bas ». Franck Fregosi, sociologue, pointe du doigt « les clivages entre un islam parisien paré de toutes les vertus républicaines (libéral, moderne, français...) et un islam de base affublé de tous les vices (fondamentaliste, sectaire, radical...)153(*) ». Dalil Boubakeur s'est en effet distingué par ses maladresses, pour ne pas dire son mépris, à l'égard de la base musulmane. Pour Abderrahmane Dahmane, président du Conseil des démocrates musulmans, «cet homme est responsable de la plus cuisante défaite de l'islam moderne154(*) ». Sa condamnation de « l'islam des excités des banlieues155(*) » a en effet été très mal reçue sur le terrain, confortant l'image de « coquille vide156(*) » de la Mosquée de Paris, qui n'aurait aucune audience sur le terrain.

Un problème se pose alors : les trois critères exigés par l'Etat français sont-ils compatibles ? A regarder les choix de divers acteurs de l'islam de France, se dégage l'idée qu'il y a antinomie entre le choix de la modération et celui de la représentativité. Dès l'affaire Rushdie, s'est dessiné l'impératif de conjuguer la satisfaction de sa base tout en ne froissant pas l'Etat français : « l'attentisme prudent de Cheikh Abbas, recteur de la mosquée de Paris, s'enracine (...) dans le souci de maintenir un équilibre entre tendances et de perpétuer une position d'interlocuteur », explique alors Vincent Hugeux dans La Croix157(*). Certains observateurs estiment dès 1989 que c'est parce que la réaction du recteur de la mosquée de Paris au livre de Salman Rushdie a été trop molle que d'autres groupuscules radicaux, comme la Voix de l'Islam, ont été légitimés par leurs prises de position plus intransigeantes, mais également plus proches de celles de la base musulmane.

Quel bilan alors tirer du rôle de la Mosquée de Paris, et en particulier de son recteur, compte tenu de la composition de l'islam de France ? Nul ne peut contester que sa suprématie historique a été ébranlée. Car même si Dalil Boubakeur est, depuis 2003, président du CFCM, il a été non pas élu mais nommé à ce poste. De plus, la Mosquée de Paris est apparue comme la grande perdante des élections du CFCM, soulignant un peu plus le contraste entre sa notoriété auprès des cercles politiques et médiatiques et son impopularité à la base. Ce sont en effet les tenants d'un islam beaucoup plus affirmé qui apparaissent comme les vainqueurs de cette naissance d'un islam de France.

2) Une légitimation des barbus ?

S'il est de grands vainqueurs déclarés à la course au leadership cultuel français, ce sont bien les « barbus de l'UOIF », comme la presse s'est accoutumée à les nommer. Les caractéristiques des leaders de cette fédération, une nébuleuse créée en 1983 et qui regroupe quelque deux cents associations de taille variable, sont strictement opposées à celles de la Mosquée de Paris. La représentativité, lacune de la Mosquée de Paris, semble assurée aux partisans de cet islam plus radical.

Cela suffit-il à rendre cette fédération, s'inspirant des Frères musulmans égyptiens, légitime dans la représentation cultuelle ? En effet, quelle que soit la direction que prend la consultation de l'islam de France, l'idée se propage que « les barbus font leur chemin »158(*). Dès 1990, Abdallah Ben Mansour, président fondateur de l'UOIF, fait partie du CORIF de Pierre Joxe. Le dialogue entre l'Etat et cette organisation est donc antérieur au CFCM. L'idée très répandue selon laquelle elle aurait été « adoubée » par Nicolas Sarkozy est donc fausse159(*). Il n'en reste pas moins que le processus d'organisation de l'islam de France, basé sur des discussions les plus larges possibles, est accusé de manière répétitive de favoriser les islamistes. Mais si la consultation des partisans d'un islam politique - qui est, qu'on le veuille ou non, une lecture de l'islam - est légitime, il est en revanche étonnant que d'autres tendances de l'islamisme, comme l'AEIF (Association des Etudiants Islamiques de France) ne fassent pas contrepoids au sein la consultation, comme l'explique Xavier Ternisien : «   Présentement, le danger n'est pas d'avoir introduit l'UOIF dans la représentation de l'islam. Il est plutôt de ne pas lui avoir suscité une concurrence issue de la même mouvance160(*). »

Pourtant, l'UOIF a multiplié les efforts ces dernières années pour paraître comme une organisation des plus fréquentables. Fouad Alaoui, vice-président du CFCM, a par exemple tenté d'instaurer un dialogue avec la communauté juive161(*), signe non négligeable pour qui veut apparaître comme un interlocuteur musulman respectable : « l'UOIF sait qu'un dialogue public avec les juifs vaut brevet de respectabilité162(*). »

Autre exemple, en 2005, la 22e rencontre des musulmans de France du Bourget, cérémonie annuelle orchestrée par l'UOIF, est la première qui ne sépare pas hommes et femmes dans l'assistance163(*). Mais l'événement qui sert de scène idéale pour l'UOIF afin d'afficher son républicanisme est l'affaire des otages en 2004. Implorant les ravisseurs de libérer les deux journalistes français officiellement enlevés en riposte à la loi française dite « du foulard » du 15 mars 2004, l'UOIF a été contrainte de « choisir son camp » sous la pression médiatique et diplomatique, comme l'explique Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur :

« Les Français musulmans ont gagné ici avec éclat leur brevet de républicanisme, c'est-à-dire, aussi, de laïcité. Ensuite, les institutions incarnées par le Conseil français du Culte musulman, qui ont été très discutées du fait du radicalisme de certains de leurs représentants, ces institutions légales ont désormais une légitimité164(*). »

Néanmoins l'enthousiasme médiatique est partiel et se retourne même parfois contre les représentants de l'UOIF. « Armistice tactique ou paix des braves ? », questionne Claude Askolovitch dans ce même journal165(*). La situation de l'UOIF est donc paradoxale puisque la fédération n'a jamais été autant décriée que depuis qu'elle s'efforce de se « normaliser ». C'est la fameuse crainte du « double jeu » : les leaders de l'UOIF faisaient moins peur en affichant leur intransigeance qu'en tentant d'esquisser un discours plus moderne. Ainsi, ces « pompiers incendiaires166(*) », aux « ambitions secrètes167(*) », ne sont rien d'autre que « des maîtres tacticiens168(*)». Simple coquille ou lapsus révélateur, les lettres UOIF sont d'ailleurs parfois faussement présentées comme étant les initiales de l' « Union des Organisations Islamistes de France169(*) ». La tentative de normalisation des leaders radicaux est donc perçue avec méfiance comme étant une stratégie d'entrisme :

« Les dirigeants de l'UOIF ont des objectifs clairs et une stratégie de conquête (...), l'UOIF a voulu faire de la France une base arrière : un lieu où des militants islamistes pouvaient trouver refuge et où l'on essaie de modifier le regard que porte l'opinion publique sur leurs pays d'origine170(*) ».

A l'instar de l'image de la duplicité de Tariq Ramadan qui est véhiculée, la presse appelle majoritairement à ne pas se fier aux apparences trompeuses des membres de l'UOIF :

« Chaleureux, volubile, arborant costume croisé et barbe taillée, titulaire d'un DEA de sciences politiques, Lhaj Thami Breze incarne bien la fédération qu'il préside et qui prétend promouvoir un islam `moderne', prêt à s'adapter à la société française, tout en se nourrissant de références théologiques fondamentalistes, puisées notamment à la source des Frères musulmans égyptiens, et de l'argent du Golfe171(*). »

La fédération, à travers ses quelques visages, comme Fouad Alaoui, Lhaj Thami Breze, Farid Abdelkrim, a donc réussi à se créer une place d'interlocuteur incontournable des pouvoirs publics. Néanmoins ses tentatives pour combler des lacunes en matière d'esprit républicain s'avèrent pour l'instant contre-productives. D'autant que cette orientation peut paraître dangereuse en interne. Dans une organisation qui a toujours privilégié un islam assez proche de l'islam d'en bas, cette standardisation du discours peut laisser sceptique. Comment la situation va-t-elle évoluer dans le futur ? Déjà se dessinent les prémisses d'une scission au sein de la fédération entre les « pragmatiques » (Fouad Alaoui, Lhaj Thami Breze) et les « orthodoxes » (Farid Abdelkrim), craignant que l'UOIF devienne, à l'instar de la Mosquée de Paris, une « coquille sans âme172(*) ».

3) L'émergence nouvelles personnalités indépendantes

Plusieurs individus ont été choisis pour représenter un avis indépendant sur l'islam de France dans la mise en place de celui-ci. Certains n'ont pas profité de ce rôle d'interface avec les pouvoirs publics pour acquérir une visibilité intellectuelle nouvelle. Par exemple, Michel Chodkiewicz se prévaut rarement de son statut de personnalité qualifiée au sein du CFCM. En revanche, la consultation a permis à certains individus d'émerger ou de rebondir sur la scène médiatique en tant que personnalités semi-autonomes. Elles ont ainsi une position tangente. Elles se veulent à la fois indépendantes, mais sont tout de même associées au processus de consultation. Parmi celles-ci, l'exemple le plus patent est celui de Soheib Bencheikh, fils de Cheikh Abbas, devenu le véritable « chouchou des médias173(*) ».

Soheib Bencheikh est né le 20 décembre 1961 à Djeddah en Arabie saoudite. Il est diplômé de l'université Al-Azhar du Caire et docteur en sciences religieuses de l'Ecole pratique des hautes études. Nommé mufti de Marseille en 1995 par Dalil Boubakeur, il défend un islam très moderne, plutôt éloigné de celui enseigné dans les mosquées. Déclarant lui-même s'inscrire dans le courant réformiste, engagé pour un retour au texte et sa relecture avec les attentes d'aujourd'hui, il a choisi un mode de légitimation distinct des intellectuels réformateurs étudiés précédemment, bien qu'il partage une conception de la religion très proche de ceux-ci :

« Toute tentative de réformer l'islam - et le droit musulman en particulier - passe donc par un travail de désacralisation, par une relecture des textes à la lumière de l'intelligence moderne, par la recherche d'une orientation, d'une courbe comme on dirait en mathématiques, pour permettre au musulman de bien vivre son islam aujourd'hui. Si cette désacralisation ne se fait pas, c'est la sécularisation ou la laïcisation qui s'ensuivront, dans les pires conditions. La sécularisation de la société dans l'Europe chrétienne n'a pas attendu le concile Vatican II. L'islam n'est pas différent à cet égard : ou il marche avec son siècle, ou il reste à la marge de la société moderne.»174(*)

Critiquant dans un premier temps « le principe et les modalités de la consultation sur l'organisation du culte musulman en France175(*) », Soheib Bencheikh choisit de rentrer dedans en trouvant le compromis du « soutien critique176(*) » à celle-ci. Comme toutes les personnalités indépendantes de la consultation, il fait figure de contrepoids contre les fédérations et grandes mosquées jugées trop radicales. Il n'hésite pas à condamner certains de ses collègues, en qualifiant l'UOIF « d'antichambre fondamentaliste de l'islamisme le plus radical177(*) ».

Officiellement indépendant, Soheib Bencheikh est pourtant très proche de la Mosquée de Paris. Il n'est donc pas étonnant que son profil soit semblable au portrait de Dalil Boubakeur évoqué plus haut. Ainsi, il fait figure de grand mufti, partisan « d'un islam de progrès, d'ouverture et de civilisation178(*) », « reconnu par l'Etat mais non pas l'ensemble de sa communauté »179(*) , et qui tente avec insistance de fédérer la communauté autour de lui. En plus de ces caractéristiques, Soheib Bencheikh a les prédispositions parfaites de la star médiatique. Il n'est d'ailleurs pour Marianne rien d'autre qu'un « tendron à la théologie rebelle », « bon cheikh, bon genre180(*) » !

L'irruption médiatique du grand mufti de Marseille est donc due à sa modernité tant dans le fond que dans la forme. Contrepoids parfait des traditionalistes, c'est incontestablement lui qui occupe la majorité du champ médiatique des personnalités qualifiées du CFCM. Il y a donc peu de place à côté de Soheib Bencheikh...à moins de se mettre en marge de la consultation ?

4) La légitimation en marge, voire contre la consultation 

La naissance du CFCM crée une place de légitimité intellectuelle. Mais la contestation de la consultation est également un champ abondamment utilisé et relativement porteur. Il a déjà été montré combien Soheib Bencheikh profite de sa posture à la fois interne et détachée du CFCM. Dans un hors-série de la revue Cités, Franck Fregosi décrit comment le champ des « anti-CFCM » est convoité181(*). Il y a non seulement ceux qui ont démissionné du conseil, mais aussi ceux qui se sont toujours présentés dans le combat contre celui-ci.

Le CFCM, malgré son jeune âge, a connu un grand nombre de démissions. Presque toutes ses composantes ont déjà usé du chantage à la démission. Les départs de deux femmes ont été particulièrement médiatiques : ceux de Betoule Fekkar-Lambiotte et de Dounia Bouzar. Si Bétoule Fekkar-Lambiotte jette l'éponge « pour défendre l'islam républicain », accusant Nicolas Sarkozy de privilégier « un islam parfaitement rétrograde182(*) », Dounia Bouzar explique quant à elle que le CFCM n'est préoccupé que par ses propres élections, occultant les débats de fond. L'anthropologue qui, pour Nicolas Sarkozy, « a le profil idéal pour faire aimer l'islam à tous les Français183(*) », a particulièrement gagné en légitimité en participant puis en quittant le CFCM.  Elle est en effet désormais acceptée comme une intellectuelle à part entière malgré une pensée a priori moins conciliante que celle de Soheib Bencheikh par exemple184(*). La légitimité de ces deux femmes démissionnaires est désormais double. Elles ont non seulement essayé de participer activement à la représentation du culte musulman, mais en en démissionnant, elles se placent dans une posture de supériorité à l'égard d'un Conseil qui ne les « mérite » pas.

Parallèlement, un certain nombre de responsables musulmans ont fait de la consultation sur l'islam de France leur cheval de bataille. Il s'agit principalement des représentants des fédérations de jeunes musulmans, comme l'Union des Jeunes Musulmans (UJM), le CJM (Collectif des Jeunes Musulmans) et EMF (Etudiants Musulmans de France). Ils reprochent en général la non-représentation de l'islam des jeunes beurs, c'est-à-dire des immigrés de la deuxième ou troisième génération, au sein du CFCM. Ainsi, Yamin Makri, porte-parole du CMF (Collectif des musulmans de France), estime qu'il se sent « trop français pour [s'] y reconnaître185(*) ». Ces quelques activistes ont en général choisi, au contraire des participants du CFCM, le créneau de la lutte au sein d'association de « jeunes musulmans », refusant ainsi de prendre part à une organisation institutionnalisée, par définition dépendante186(*). En revanche, un autre type d'acteur a amplement profité de la mise en place d'un islam de France en y participant. Il s'agit des représentants de l' « islam d'en bas ».

5) La nouvelle visibilité de l'islam local

Comme nous l'avons vu précédemment, la consultation a pour objectif de représenter l'islam concret. Elle constitue donc pour des représentants de l'islam local l'opportunité d'acquérir une légitimité médiatique. Grâce à l'organisation du culte musulman, l' « islam des caves », source de toutes les peurs, est en passe de disparaître. Par exemple, Mamadou Daffé, tout d'abord étiqueté « islamiste » par les Renseignements Généraux187(*) et « trop musulman pour être français188(*) » par la presse, devient peu à peu une de ces nouvelles stars médiatiques de l'islam local.

La naissance de leur image dans la presse permet ainsi de diffuser des conceptions de l'islam moins communes, ne pouvant être accusées de méconnaître les réalités de la base musulmane, tout en dépassant le clivage binaire entre un islam d'en haut modéré et un islam d'en bas radical. Tareq Oubrou, imam de Bordeaux, a ainsi pu faire connaître sa théorie originale du « fiqh de minorité », qui est une adaptation des musulmans à leur situation minoritaire en dar al-harb189(*). Même s'il apparaît comme conservateur sur bien des points, comme la morale privée ou la place des femmes, la dynamique de légitimation de l'islam local, créée par la naissance d'un islam de France représentatif, a contribué à rendre ses thèses, sinon recevables, du moins audibles. Cela crée une certaine émulation intellectuelle dans la théorisation de l'islam. Ainsi, Leila Babès, intellectuelle engagée pour un islam des Lumières, a accepté de confronter son point de vue avec ce dernier dans un livre d'entretiens190(*) :

« Je reste sans prise sur une communauté qui fonctionne comme une organisation de masse. Mais je veux créer des ponts avec elle, et c'est pourquoi je n'ai pas fait ce livre seule, mais avec un homme de religion reconnu afin de susciter le débat191(*). ».

Un dialogue, bien qu'inégal, est bel est bien né, comme le montre cette critique du livre de Marion Festraëts, parue dans L'Express :

« Tenante de la critique scientifique des textes et farouche militante de la liberté de penser, Leïla Babès pousse le religieux, homme d'ouverture issu d'une lignée traditionaliste, dans ses retranchements, le met face aux contradictions d'une spiritualité difficile à dissocier du contexte historique de sa révélation192(*). »

La consultation de l'islam de France par l'Etat français constitue donc une chance inouïe pour quelques personnalités réellement représentatives de l'islam vécu qui peuvent ainsi sortir de l'ombre. Si toutes sortes d'intellectuels ont donc émergé de la naissance d'un islam de France, comment utilisent-ils ce rôle d'intellectuel musulman organique ?

* 142 Michel Kubler, « Une charte contestée du culte musulman », La Croix, 13/12/1994.

* 143 Bernard Gorce, « Islam et République s'interpellent et se cherchent », La Croix, 8/12/1999.

* 144Id , « La parole d'Allah pour un monde moderne », La Croix, 8/1/1995.

* 145 Id, « Dalil Boubakeur en campagne pour l'islam », La Croix, 5/3/1997.

* 146 Le mot est ici à entendre au sens purement étymologique. Construit à partir du grec phobos (= « crainte »), il désigne plus une peur de l'islam qu'une véritable haine raisonnée. 

* 147 Xavier Ternisien, « Les musulmans de France, entre affirmation identitaire et inquiétudes », Le Monde, 13/5/2002.

* 148 Michel Kubler, « Les `bons' musulmans de Charles Pasqua », La Croix, 12/1/1995.

* 149 Jean Bourdarias, « Islam en France : le temps de la concertation », Le Figaro, 25/3/1990.

* 150 = « biens religieux ».

* 151 Henri Tincq, « Soixante-dix ans de controverses », Le Monde, 8/2/1992.

* 152 Michel Kubler, « Le Dr Boubakeur au chevet de la mosquée », La Croix, 14/4/1992.

* 153 Franck Fregosi, « Islam d'en haut contre islam d'en bas », Le Figaro, 31/10/2002.

* 154 Ali Laïdi, « Boubakeur ou la déconfiture d'un modéré », Nouvel Observateur, 26/6/2003.

* 155 Entretien accordé au journal 20 minutes, rapporté par Xavier Ternisien, « Un entretien sur l'islam accordé par Dalil Boubakeur provoque une levée de boucliers chez les musulmans », Le Monde, 23/10/2002.

* 156 Farid Aichoune & Marie-France Etchegoin, « Bataille pour un minaret », Le Nouvel Observateur, 21/03/1989.

* 157 Vincent Hugeux, « Les enjeux d'une sentence », La Croix, 1/3/1989.

* 158 Guillaume Malaurie, « Les barbus font leur chemin », L'Evénement du Jeudi, 22/4/1993.

* 159 Cf. Xavier Ternisien, « Enquête sur ces musulmans qui inquiètent l'islam de France », Le Monde, 13/2/2002.

* 160 Xavier Ternisien, « Sarkozy et l'islam de France », Le Monde, 16/1/2003.

* 161 Jean-Pierre Elkabbach réunit le 13 juin 2004 sur Europe1 Roger Cuckierman et Fouad Alaoui, qui explique que « l'antisémitisme est condamnable par l'islam et les musulmans ».

* 162 Claude Askolovitch, « Juifs et musulmans renouent le dialogue », Le Nouvel Observateur, 16/9/2004.

* 163 Xavier Ternisien, « Au Bourget, les musulmans ont donné des signes d'union et de modération », Le Monde, 29/3/2005.

* 164 Jean Daniel, « Le message de l'islam français », Le Nouvel Observateur, 2/9/2004.

* 165Claude Askolovitch, « Islam et République, les noces d'août », Le Nouvel Observateur, 2/9/2004.

* 166 Gilbert Charles, Claire Chartier, Vincent Hugeux, Besma Lahouri, Alain Louyot, Eric Pelletier, Jean-Marie Pontaut & Delphine Saubaber, « Les leçons d' une épreuve », L'Express, 6/9/2004.

* 167 Fiametta Venner, OPA sur l'islam de France, Les ambitions secrètes de l'UOIF, Calmann-Lévy, 2004, 241 p.

* 168 Claude Askolovitch, « Islam et République, les noces d'août », op. cit.

* 169 Cf. article non signé, «  L'UOIF vise à renforcer le communautarisme en France », Le Figaro, 17/6/2003.

* 170 Rémy Jacqueline & Boris Thiolay, «  La face cachée de l'UOIF », L'Express, 2/5/2005.

* 171 Besma Lahoury & Boris Thiolay, « L'argent de l'islam en France », L'Express, 21/11/2002.

* 172 Xavier Ternisien, « La Rencontre annuelle des musulmans de France s'ouvre sur fond de discorde », Le Monde, 26/3/2005.

* 173 Portrait de Soheib Bencheikh par l'AFP, 4/5/2002. 

* 174Entretien de Henri Tincq avec Soheib Bencheikh, Le Monde, 20/11/2001.

* 175 Josette Alia, « Le vrai visage de l'islam français », Le Nouvel Observateur, 21/2/2002.

* 176 Xavier Ternisien, « Des personnalités musulmanes dénoncent la manière dont Nicolas Sarkozy organise l'islam de France », Le Monde, 12/12/2002.

* 177 Jean-Marie Guénois, « L'islam français reste divisé », La Croix, 12/12/2002.

* 178 Elie Marechal, « Un centre d'études de l'islam en gestation », Le Figaro, 21/5/1998.

* 179 Entretien de Delphine Saubaber avec Soheib Bencheikh, L'Express, 9/4/1998.

* 180 Daniel Licht, « Au nom d'Allah et de Marianne », Libération, 3/2/1998.

* 181 Franck Fregosi, « Quelle organisation de l'islam dans la République : institutionnalisation et/ou instrumentalisation ? », in (dir. Yves-Charles Zarka), Cités, hors-série, « L'islam en France », PUF, 2004, pp. 101-105.

* 182 Article anonyme, « Bétoule Fekkar-Lambiotte a annoncé sa démission de la Consultation sur le culte musulman », Le Monde, 9/2/2003. 

* 183 Xavier Ternisien, « Dounia Bouzar, musulmane de France », Le Monde, 28/1/2005.

* 184 Elle est en effet une des rares intellectuelles musulmanes reconnues comme telles qui refusent par exemple de stigmatiser le port du voile (Cf. Dounia Bouzar & Saïda Kada, L'une voilée, l'autre pas, Albin Michel, 2003, 200 p.), ou encore de diaboliser Tariq Ramadan (Cf. Dounia Bouzar, L'islam des banlieues, Syros, Paris, 2001, 181 p.).

* 185 Entretien de Xavier Ternisien avec Yamin Makri, Le Monde, 22/12/2002.

* 186 Cf. partie IV. Tout comme ces « jeunes musulmans », nous verrons que des « musulmans laïques » vont se servir d'un discours anti-CFCM pour se créer une place médiatique.

* 187 Josette Alia, « Le vrai visage de l'islam français », Le Nouvel Observateur, 21/2/2002.

* 188 Claude Weill, « Trop musulman pour être français », Le Nouvel Observateur, 20/11/1997.

* 189 = « terre non-musulmane ».

* 190 Leila Babès, Loi d'Allah, loi des hommes, Albin Michel, 2002, 360 p.

* 191 Entretien de Islabelle de Gaulmyn avec Leila Babès, La Croix, 30/5/2002.

* 192 Marion Festraëts, « Le sociologue et le religieux », L'Express, 16/5/2002.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984