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Les mythes fondateurs de l'A.P.R.A: Témoignages et production historiographique

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par Daniel Iglesias
Université Paris VII-Denis Diderot - Maîtrise d'Histoire 2004
  

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b) Le renouveau nationaliste

Par son rapport à la vérité, l'histoire devînt au fil des numéros, l'un des éléments essentiels du construit intellectuel, voulu par la revue, qui fut orienté vers une purification et une appréhension sociale nouvelle du terme « nationalisme ». C'est pourquoi, la revue publia à de nombreuses reprises, différents articles touchant à cette question, en lui donnant une signification épurée des acquis culturels trop proches du legs colonial. L'article «Nacionalismo verdadero y Nacionalismo mentiroso», du jeune apriste péruvien à Buenos-Aires, Manuel A. Seoane, dénonçait par exemple le terme de « péruanité » en vigueur, en détaillant dans une liste exhaustive, toutes les entraves à ce qu'il qualifiait de « vrai nationalisme ». Pour celui-ci, l'objectif politique recherché par l'APRA (l'intégration politique des pays d'Amérique latine) ne pouvait s'atteindre qu'en éloignant les individus des facteurs contraignants qu'imposaient la conception aristocratique de la « nation ». Le rôle premier des apristes étaient donc de modifier par la culture la vision étroite qu'avaient les latino-américains d'eux-mêmes, et qui reposait sur une vision de la nation comme le fruit d'une histoire commune, mais qui ne tenait en compte le facteur social ni même l'égalité. Il consistait à les « détacher de certaines frontières inconscientes qui éloignent les individus de certaines zones humaines à cause d'apriorismes de race et de culture »81(*), afin de pallier au « manque de sensibilité universaliste »82(*) que le legs colonial faisait encore sommeiller dans le continent, et qui demeurait une contrainte extrêmement lourde83(*) pour tout projet unificateur. Ce fut ainsi que l'Amauta introduisit dans la société péruvienne en crise, « une énergie utile pour la société »84(*), que Mariátegui et les siens désiraient prolonger afin de renverser Leguía. Développant  la définition de « nationalisme » prônée par le Front des Travailleurs Manuels Intellectuels et l'APRA, la revue ne cessa d'appeler au réveil nationaliste ou plutôt aux «bons et authentiques nationalistes qui devaient orienter leurs écrits vers la nécessité de purifier le concept de patriotisme, en le libérant par un recentrage national de toute connotation affective inutile en vue d'un avenir meilleur »85(*). Le nationalisme, que défendait Seoane, devait dès lors permettre de briser la stagnation culturelle en place, et ainsi favoriser la réorientation des Péruviens vers une « adhésion coopératrice à une grande finalité internationale que n'a pas atteint le Pérou de Leguía »86(*). La régénérescence culturelle prenait ainsi tout son sens, de part sa capacité à expliciter sous un autre angle, des revendications politiques que l'on pouvait hisser au niveau régional en faisant appel à l'histoire et à la culture ou en quelques mots, à tout ce qui pouvait réunir les pays latino-américains au-delà de leur spécificités locales.

Question morale, question identitaire ou encore enjeu politique, la question nationale telle qu'elle fut traitée par la revue, n'en gardait pas moins une forte connotation historique. Influencée par la proximité du centenaire de l'Indépendance péruvienne de 1821 et les idées de Renan, la revue cherchait à porter la question historique au coeur de la société péruvienne. Elle puisa alors dans le passé de ses principaux collaborateurs, qui pour la plus part, jouèrent un rôle important dans le tournant nationaliste que prit la Réforme universitaire péruvienne de 1920. Celle-ci en effet avait été pour eux, au-delà de sa dimension purement contestataire, et portant sur des sujets propres à l'organisation de l'Université, leur première grande manifestation nationaliste. Ce fut au cours de ces manifestations, qu'ils effectuèrent d'ailleurs leur premier essai pour rompre avec une lecture unique de l'histoire nationale, et avec la tradition universitaire péruvienne, en organisant le Conservatoire Universitaire de 1919, véritable laboratoire historiographique en pleine fronde étudiante. Ce qui fut une série de conférences dictées par des étudiants ou autres autour d'un thème central, où on s'efforça d'étudier, en marge de tout critère traditionnel, les origines et le développement du renouveau émancipateur du Pérou et au Pérou, marqua en réalité, leur première épreuve de rupture historiographique. Les fondateurs de ce mouvement, que l'on allait retrouver par la suite pour la quasi-totalité, dans les pages d'Amauta (Jorge Guillermo Leguía, Víctor Raúl Haya de la Torre, Jorge Basadre, Luis Alberto Sanchez), s'étaient alors efforcés, de projeter un message émancipateur et indépendant de tout legs du passé, afin de doter le pays d'une nouvelle réflexion qui puisse mieux inclure tous les éléments nationaux. Des essais évocateurs, écrits par de futurs grands historiens péruviens alors simples étudiants comme Lima au 18ème siècle, de Jorge Guillermo Leguía ou Les poètes de la Révolution, furent ainsi découverts par un public plus large, car les textes étaient systématiquement vendus à des prix accessibles à tous.

Nourri de cette expérience fondatrice, l'Amauta se dirigea donc presque naturellement, vers une lecture historique étroitement liée à ses convictions nationalistes. Indépendamment du fait que « tout discours historique est susceptible d'usages politiques, que cela soit le fait de son auteur, de ses destinataires ou encore qu'il faille l'attribuer au rapport particulier que les seconds entretiennent avec le premier »87(*), ce fut surtout dans leur rapport à la construction d'une identité nationale que furent ici pensés et sélectionnés, différents articles historiques. Cette question demeurait d'autant plus importante pour ces forces contestataires, que la société péruvienne des années vingt restait encore très marquée par le souvenir de la défaite contre le Chili lors de la Guerre du Pacifique (1879-1883). En réponse à ce contexte de crise identitaire nationale, les rédacteurs de la revue répondirent en reprenant les grandes lignes de la pensée de Renan sur la « nation ». Fervents connaisseurs de l'oeuvre de Renan (comme le souligne très bien l'historien Luis Alberto Sanchez en le citant en français dans un passage de ses Mémoires portant sur sa période de collaboration à l'Amauta88(*)), ils reprirent à leur compte l'idée que l'histoire était entre autre chose : « le capital social sur lequel on assied une idée nationale »89(*). L'histoire nationale en fut exaltée, et si l'on reprend Ernest Renan, appréhendée comme « l'héritage que l'on a reçu individis »90(*) qu'il fallait transmettre, perpétuer et légitimer dans un rapport constructif avec le présent. Elle fut complétée par des idées française arrivées au temps du gouvernement de Piérola, qui avait alors permit aux milieux lettrés du début du 20ème siècle, de découvrir le culte français de la nation, et en particulier les idéaux de la Révolution française. Luis Alberto Sanchez présentait d'ailleurs l'idéal révolutionnaire français comme l'un des vecteurs de socialisation politique qui fut utilisé contre Leguía, si ce n'est l'un des symboles universels de la lutte des opprimés contre le despotisme91(*). L'histoire fut dès lors traitée, dans son rapport au fait national tel qu'il était pensé par l'aprisme émergent, tout comme elle prolongeait la mission éducatrice envers les plus démunis qu'avaient inaugurée les Universités Populaires Gonzalez Prada en mai 1923.

Résultante d'un contexte d'anomie suite aux méfaits de La Patria Nueva, reflet des mutations structurelles qui frappèrent le pays, partie prenante et complémentaire par nature de tout projet nationaliste, cette lecture historiographique n'en demeurait pas moins avant tout, une vision du passé. Le rapport des auteurs à leur sujet demeurait ici central, surtout si l'on prend en considération les données structurelles du Oncenio. Certes, avant d'être une vision nationaliste d'un objet historique précis, tout discours aussi apriste ou réformiste soit-il, reste tributaire d'une mobilisation de ressources du passé. Ceci contraint donc les auteurs à suivre une certaine logique, à entreprendre un travail de hiérarchisation, et enfin, à structurer ces dernières autour d'un objet, faute de quoi, tout discours n'est point appréhendable par les différentes rationalités des destinataires. Bien que la société péruvienne des années vingt comptait une grande majorité d'analphabètes, ce discours était un discours public, et ouvert malgré la censure. La situation d'anomie et de crise politique que traversait le pays, poussèrent les rédacteurs de la revue à choisir des textes et des sujets présentant un discours destiné à toucher un public dont l'appréhension consciente de la désillusion et sa manifestation inconsciente en favorisait une plus grande réceptivité émotionnelle. Jouant la carte de la connotation communautaire, l'Amauta choisit des textes historiques capables d'éveiller les sensibilités nationales. Des thématiques historiques autour de l'incaïsme ou le legs colonial prirent une place majeure dans cette publication, surtout sur le plan qualitatif. Non seulement Mariátegui et les siens leur donnèrent une importance en nombre92(*), mais singulièrement, ils proposèrent également d'autres d'auteurs comme Karl Marx, Léon Trotski, ou Georges Sorel93(*), et ceci malgré l'existence de censure et de violence politique envers des auteurs contestataires venus de l'extérieur94(*). Cette volonté d'éveiller les forces du renouveau, poussa alors le périodique à illustrer l'histoire péruvienne dans un souci d'explication, mais également de mobilisation, en regardant dans le passé politique péruvien, les éléments sensibles d'éveiller un sursaut de fierté nationale.

Fidèle à son nom, l'Amauta insista tout particulièrement sur l'histoire Inca, plus précisément sur ce nous nous proposons d'appeler son « âge d'or », plus précisément « l'âge d'or de l'Empire inca ». Sa vision historiographique traduisait des relations importantes avec la réalité politique, et ceci d'autant plus, que ses thématiques s'inscrivaient dans une société marquée par des affrontements internes entre le centre et la périphérie. L'article «Sumario de Tawantisuyo»95(*) du journaliste et indigéniste péruvien Luis Valcarcel (lui-même opposant et farouche combattant du régime en place), en faisait par exemple un large écho. Valcarcel, était en effet de ceux qui dans la revue Amauta, développèrent l'idée que l'expérience incaïque n'était rien de plus que le symbole suprême de l'unité, tant géographique que politique, de la nation péruvienne96(*). Il représentait l'histoire précoloniale comme un tout figé, solidifié, cristallisé, reprenant de ce fait attentivement les principaux caractères de la définition de « mythe » introduit par Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence. Ainsi dessiné comme un ensemble lié d'images motrices, cette vision de l'Empire inca prolongeait l'appel à l'action que l'on retrouvait dans l'ensemble des numéros du magazine. Cette lecture historiographique exerçait aussi une fonction explicative, fournissant aux péruviens désorientés face aux mutations structurelles, un certain nombre de clefs pour la compréhension du présent. Ce rôle explicatif complété par une grille de lecture des méfaits de la conquête espagnole, véhiculait un dynamisme prophétique. De ce fait, l'Amauta nourrissait avec plus de vigueur la contestation politique, relayant dans cette fuite hors du temps une certaine forme de malaise, d'inquiétude et d'angoisse sociale. Le psychisme des péruviens était par conséquent pénétré par un passé historique glorifié et idéalisé qui les renvoyait, de par ses thématiques, à « leur psychisme primitif étant considéré comme indéracinable ». Ce qui favorisait ainsi la juxtaposition entre un passé individuel vécu et un passé historique reconstitué à partir d'éléments objectifs,97(*) et contribuait à renforcer le mécontentement social dans le pays. Désormais, la nation péruvienne avait un autre passé, un legs à poursuivre, des bases sur lesquelles bâtir un nouveau modèle capable de freiner les inégalités sociales dans le pays. Il ne s'agissait plus de séparer la sphère sociale du passé, mais de les réunir par des modifications économiques dans un tout qui vienne recouvrir un temps qui avait gommé l'essence et le principe même de nation péruvienne.

Cependant, conscients des limites d'un discours purement apologétique, les hommes d'Amauta complétèrent leur relecture de l'histoire nationale en signifiant la décadence nationale que connaissait le pays depuis la conquête espagnole. Ils ne cherchaient plus à exalter un passé idéalisé ni d'en apologiser les composantes, mais au contraire à légitimer leur volonté de reconstruire un nouveau modèle nationale, en désignant un responsable aux maux du présent. L'article « L'Eglise et l'Etat »98(*) s'y employa minutieusement, tout comme il en profita pour témoigner de la sympathie de la revue au marxisme. Complétant partiellement la conception mythologique de l'Empire inca développée par Valcarcel, Eugenio Garro présentait une lecture singulière et critique des rapports du pouvoir religieux et du pouvoir civil chez les Incas. A la lumière des enseignements de la pensée marxiste autour du rapport entre l'Eglise et le capital, il en examinait les liens et en soulignait les bienfaits pour le monde andin. Il défendait l'intime liaison existante entre l'autocratie et la religion, et en concluait que le pouvoir théocratique, bien qu'aliénant, était la condition sine qua non à la réalisation d'une répartition d'un bien commun comme la terre. Il voyait dans la division du travail imposée par la théocratie inca, « une forme de droit politique ». Pour lui, la religiosité des individus constituait non pas un enfermement, mais au contraire, le socle sur lequel reposait l'édifice institutionnel qui allait permettre à chacun de « profiter de la liberté que lui permettaient son état de membre d'une communauté et sa vie collective »99(*). La décadence qu'avait amené la conquête était si grave pour lui, qu'elle avait déréglé puis éliminé progressivement cette organisation, privant au passage l'indien de sa terre. Car, en introduisant une autre religion dans l'espace public, les Espagnols avaient redéfini les rapports économiques et sociaux chez les indiens, ce qui ôta la terre aux indiens au profit de l'Eglise et l'Etat. L'auteur prolongeait même sa réflexion en voyant dans ce phénomène, l'illustration d'une histoire qui avaient donné les moyens à l'Eglise de « gouverner l'Etat par procuration grâce à ses pouvoirs délégués »100(*). Plaidant la cause d'une unicité institutionnelle dans l'histoire péruvienne à travers l'exemple Inca et celui de la confiscation des terres par l'Eglise, l'Amauta transférait sur le terrain historique, le combat pour une réforme agraire dans le pays. Cette vision du passé péruvien n'était pas qu'une simple amplification des distorsions, sous l'effet d'un grossissement polémique, mais au contraire, comme toute dénonciation, un réponse à un climat psychologique et social très tendu. Or, le Pérou connaissait une certaine américanisation de son économie, qui se traduisait notamment par l'arrivée des capitaux étrangers sur son sol et par la réorganisation des finances du pays par des experts états-uniens dès 1921. Soutenues par ces capitaux, les énormes haciendas de la côte, notamment, celles dont les grands propriétaires tiraient de grands bénéfices de la modernisation de l'agriculture avaient pu en effet accroître leur assise économique et territoriale dans un pays où, l'oligarchie contrôlait la quasi-totalité de la terre arable. Cette critique de l'expropriation des terres par les « blancs » prolongeait de ce fait la vision entretenue par Haya de la Torre, qui défendait l'idée que cette dernière n'était rien de moins que la manifestation d'un déclin progressif des conditions de vie des Péruviens dans le cadre d'une évolution dialectique. Le jeune leader apriste demeurait d'ailleurs le défenseur d'une interprétation dialectique de la colonisation espagnole, grâce à laquelle il expliquait le déclin d'un monde andin stable et érigé en modèle de développement, au détriment d'un autre modèle qui vînt créer « une nouvelle négation avec la colonisation »101(*). Il voyait même dans l'expression de la domination de « la classe créole, héritière de la race conquérante »102(*), une nouvelle antithèse qui supplanta le modèle colonial et qui finalement produisit « une nouvelle antithèse déterminée par les conditions économiques »103(*). Reprenant ainsi la méthodologie hégélienne de laquelle il se réclamait ouvertement104(*), Haya de la Torre montrait le poids de l'action des hommes sur la destinée d'un pays, et invitait à saisir la spécificité du cas latino-américain. Il cherchait alors à montrer l'importance du relativisme historique qui frappait l'Amérique latine, fruit non seulement du métissage, mais également de la naissance d'une « race cosmique » avec l'arrivée des Espagnols. Forts de cette dénonciation, Garro et Haya de la Torre poussaient pour finir encore plus loin la volonté de la revue de rebâtir le pays à partir d'une culture historique des méfaits d'une colonisation dévastatrice. Ils la présentaient comme l'antithèse de tout modèle plausible au bien être national, car responsable selon eux, d'une privation injuste de la terre, pis de la naissance de contraintes sociales incompatibles avec l'avènement d'un vrai modèle national dans le pays.

Sachant très bien de la distance que pouvaient éprouver les forces vives à qui elle se dirigeait vis-à-vis d'une histoire lointaine, la revue se pencha également sur l'histoire constitutionnelle contemporaine péruvienne. Son discours ne se plaçait plus en simple plaidoyer pour un temps révolu qu'il s'agissait de revigorer, mais au contraire, en analyse minutieuse et sérieuse de la vie politique péruvienne105(*). Il prolongeait la réflexion autour du renouveau national en étudiant le phénomène d'occidentalisation de l'ordre politique péruvien à partir des tendances constitutionnelles. Très critique de la confusion entre la sphère présidentielle et la sphère parlementaire, qu'il qualifiait de « danger pour la vie politique du pays »106(*), l'article de Fidel Zarate, «El parlamentarismo y el presídencialismo en el Perú», dénonçait par exemple le mimétisme entre les idées politiques européennes et les caractéristiques générales des régimes péruviens. Zarate y insistait sur le fait que le choix des principes constitutionnels résultait plus d'une répercussion d'évènements étrangers que d'une évolution sociale et politique locale107(*). Se servant de cette critique, la revue prolongeait alors la contestation politique et sociale, contre un régime identifié à ses débuts aux revendications des classes moyennes, prolétaires, et intellectuelles de la Sierra, mais qui désormais était perçu comme népotique. Dénonçant ce népotisme, Zarate s'obstinait sur le fait qu'il n'existait aucune filiation entre mimétisme et régime présidentiel, mais plutôt la manifestation évidente d'une idéologie nourrie d'ambition personnelle108(*), comme c'était le cas sous Leguía. Cette réflexion autour des méfaits du caudillisme au niveau constitutionnel, s'inscrivait dans le prolongement des graves problèmes constitutionnels que connaissait le Pérou de l'époque. Le pays subissait, en effet, de nombreuses manifestations de l'opposition contre Leguía, suite à l'annonce de ce dernier de modifier la Constitution afin de briguer un second mandat109(*). Perpétuant les critiques contre le régime en place, l'Amauta traita la question du régionalisme libéral, en accentuant le fait que le régime en place avait promis un transfert de compétence vers les périphéries qui s'était soldé par la consolidation du centralisme politique favorable aux grands propriétaires. Reprenant la critique du régionalisme de Mariátegui exprimée dans la plus part des éditoriaux de la revue, l'article de Fidel Zarate dénonçait les principes constitutionnels de répartition des pouvoirs entre le centre et la périphérie. Zarate y concluait que cette répartition n'était en réalité que la toile de fond de l'accroissement du pouvoir des grands propriétaires au nom « d'un certain type de régionalisme ». Il démontrait pour cela, que le régionalisme demeurait un leurre dans un pays où il n'avait jamais servi à démocratiser la vie politique. Selon lui, il avait tout au contraire permit aux propriétaires terriens de se doter d'énormes fiefs au nom d'une libéralisme fédéraliste, ce qui s'était à la longue soldé, par la consolidation d'une place forte à Lima à partir de laquelle la classe dirigeante « asseyait la domination du caciquisme et l'exploitation de la part des fiefs régionaux »110(*). Cette critique se nourrissait, pour finir, d'immenses accusations contre les conséquences sociales de cette donne chez les indiens. L' Amauta y répondait dans sa qualité de « support à une littérature de combat » selon Haya de la Torre, en offrant au contraire, un espoir à cette population, en véhiculant un certain nombre de mythes, de croyances, et en ravivant la « saga » de la Conquête qui sommeillait dans la mémoire populaire. Il s'agissait bien sûr non pas de se diriger directement à une classe sociale analphabète, mais de se forger une proximité avec les classes métisses, voire avec les élites indiennes, en se faisant connaître comme la voix du peuple opprimé, et du prolétariat indien, ceux à qui personne n'avait jamais parlé.

Se voulant l'héritier de la Révolution mexicaine et de la Réforme de Córdoba, Amauta prolongea également au Pérou le débat nationaliste ouvert par ces deux évènements majeurs. Ce fut ainsi que la revue permit la découverte, puis l'intégration au langage politique péruvien, de la pensée politique du philosophe Argentin José Ingenieros dont l'ouvrage posthume Fuerzas Morales fut partiellement publié par celle-ci. Cet ouvrage joua un rôle décisif dans la structuration du nationalisme péruvien, si bien que Haya de la Torre lui rendit hommage en le nommant « Précurseur » non seulement de ce mouvement, mais aussi de l'aprisme en général111(*). En tout cas, la pensée d'Ingenieros introduisit une vision plus sociale et plus morale de la « nation » dans la génération de la Réforme qui saluait en ce dernier la volonté de bâtir un concept libre de toute influence européenne112(*). La revue saluait d'un autre côté, la figure du philosophe et intellectuel José Vasconcelos en publiant régulièrement des éloges à sa pensée et à son oeuvre. Peint comme le penseur du renouveau continental, José Vasconcelos fut introduit au Pérou comme la plus brillante plume luttant pour la défense de la souveraineté économique et politique de l'Amérique latine face à l'invasion de l'impérialisme nord-américains (yankee). Insufflé par la légitimité que portaient ces figures, le nationalisme apriste réinventé sous un prisme plus social, préconisait un internationalisme volontaire en Amérique latine. Il exhortait les pays à créer les conditions sociales et économiques nécessaires à sa bonne réalisation, et il en appelait à poursuivre la conception bolivarienne113(*). Ce réveil des peuples que souhaitait le mouvement, avait pour corollaire un vaste projet politique à l'échelle continentale. Il ne s'agissait rien de plus que de créer les conditions locales pour la poursuite d'un désir ardent de bâtir « une grande maison Indo américaine, une grande fédération de peuples tournée vers la future concorde du monde »114(*). Ainsi posée, la question nationale était désormais une quête de liberté face aux aliénations et face aux problèmes sociaux que rencontraient tous les peuples sud-américains. L'Amauta se posait à cet égard en vecteur d'une socialisation nouvelle, cherchant par tous les moyens, à fomenter l'éveil d'un nationalisme révolutionnaire aux objectifs sociaux clairement définis, au point qu'il serait même capable « d'apporter le bonheur à la masse exploitée de paysans indigènes et d'ouvriers citadins »115(*). Ce nationalisme, « plus vaste que le petit et mesquin dont les gouvernants se sont chargés de propager à toutes les époques, au détriment des intérêts les plus chers des peuples »116(*), se faisait alors porteur de justice sociale, plaçant de ce fait le peuple et ses intérêts au coeur d'un large processus de transformation sociale. D'un autre côté, ses objectifs ne se limitaient pas uniquement à l'Amérique latine. Le nationalisme révolutionnaire dont les apristes, Luis Heysen, Carlos Manuel Cox et bien sûr, Víctor Raúl Haya de la Torre, en étaient les auteurs, prônait en effet l'universalisme, voire la rédemption pour tous les peuples opprimés117(*). Ceci les poussait à se solidariser avec d'autres mouvements nationalistes dans le monde, en particulier avec ceux en proie à des luttes anti-coloniales. L'Amauta contribua à cette vaste entreprise, en publiant des textes appelant à la décolonisation et les appels répétés de Romain Rolland, où il exhortait une prise de conscience universelle, et en appelait à la solidarité entre les peuples. Le meilleur exemple de cette solidarité s'exprima en 1927, lors de l'invasion américaine au Nicaragua, qualifiée par Romain Rolland118(*), de « partie prenante d'un plan largement orchestrée par l'impérialisme yankee en vue de mettre la main sur le continent américain119(*)». La revue relaya cet appel dans l'opinion péruvienne, où commencèrent progressivement à se former, surtout dans les milieux universitaires de San Marcos, des groupes de soutien contre « cette mort de la liberté sur terre »120(*). La présentation élogieuse du personnage et de l'oeuvre de José Vasconcelos dans les pages d'Amauta, ne résultait pas uniquement d'une adhésion intellectuelle à sa pensée. Elle témoignait à travers lui, d'un éloge beaucoup plus général envers la Révolution mexicaine dont l'aprisme se réclamait. Il en allait de même pour la Réforme universitaire de Córdoba, avec la publication d'articles écrits par ses principaux protagonistes (Del Mazo, Palacios), ainsi que par des critiques très élogieuses retraçant cet évènement. Dès lors, l'aprisme naissant chercha à se forger une réputation d'héritier logique et légitime de ces signes du renouveau intellectuel. Cherchant à réaffirmer ses positionnements nationalistes et ses idées de régénérescence par la culture, l'APRA cultiva les analogies avec ses deux faits majeurs de l'histoire latino-américaine du début du 20ème siècle.

* 81 Seoane Manuel, « Nacionalismo verdadero y nacionalismo mentiroso », Amauta, Année I, n°4, décembre 1926, p.19

* 82 Ibid, p.19

* 83 « Je pense que lorsque le monde avancera et disparaîtront alors pour lui un certain régionalisme politique in nécessaire, subsistera encore pour longtemps un certain régionalisme spirituel. », Ibid, p.19

* 84 Ibid., p.20

* 85 Ibid., p.20

* 86 Ibid., p.20

* 87 Hartog François, Revel Jacques (sous la dir.), op.cit., p.206

* 88 « L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la formation d'une nation et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger », Renan Ernest, in Sanchez Luis Alberto, Testimonio personal. Memorias de un peruano del siglo 20., op.cit., p.375

* 89 Renan Ernest, Renan Ernest, Qu'est-ce qu'une nation ?, Paris, Editions Mille et une nuits, 1997 [1869], p.31

* 90 Renan Ernest, Ibid, p.31

* 91 « Cela ne surprit personne qu'éclatèrent un 14 juillet 1930, date anniversaire française, d'immense sifflements contre la dictature si bien apparurent à l'écran les Sans Culottes attaquant la Bastille au son belliqueux de la Marseillaise alors que l'on projetait un film allusif à la Révolution au théâtre Exelsior en présence de Leguía. Une étincelle s'était allumée. Un mois après éclata la mutinerie d'Arequipa et chutait le dictateur, alors que demeurait le système » Sanchez Luis Alberto, Testimonio personal. Memorias de un peruano del siglo 20., op.cit., p.376

* 92 La rédaction de l'Amauta en effet publia trois articles sur l'histoire de l'Amérique latine, neuf sur l'histoire du Pérou, trois d'histoire général, quatre sur l'histoire d'Espagne, et pour finir cinq sur l'histoire de la Russie.

* 93 Marx Carlos, « Espartero », Amauta, Année IV, N°24, juin 1929, p.1-9

Trotzky Léon, « Vladimiro Ullich Lenin», Amauta, Année II, n° 9, mai 1929, p.15-20

Sorel Jorge, « Defensa de Lenin », Amauta, Année II, n°9, mai 1929, p.25-27

* 94 « Haya de la Torre qui planifiait depuis le Mexique un mouvement révolutionnaire au nord du Pérou afin de renverser Leguía vit confisquer certaines de ses lettres. Des lettres signées à Berlin qui lui furent attribuées servirent de prétexte à des persécutions contre des apristes de Cusco. Nous étions en 1928, et il existait déjà plusieurs groupes apristes affiliés au mouvement (pas au parti) juvénile continental fondé à Mexico le 7 mai 1924 à Trujillo, Cusco et Lima. » Sanchez Luis Alberto, Testimonio personal. Memorias de un peruano del siglo 20, op. cit., p.250

* 95 Valcarcel Luis E., «Sumario de Tawantisuyo», Amauta, n°13, p.29-30

* 96 « Extension géographique et apogée politique des confédérations des tribus quechuas. Ses bases furent :une grande vitalité, une colonisation réciproque, une langue officielle, la complémentarité entre une économie centralisé et une économie tribale, le caractère des conquêtes, le tribut. Le travail. », Ibid, p.29

* 97 « Le psychisme primitif étant considéré par définition comme indéracinable, le passé infantile surtout étant admis comme toujours présent dans l'inconscient adulte, toute agression extérieure, toute situation conflictuelle risque de se traduire par un retour, à la limite une fixation névrotique, vers un stade inférieur à la formation de la personnalité. Passé individuel vécu et passé historique reconstitué peuvent ainsi se rejoindre à travers une même quête, une même vision, celle de la lumière perdue du premier bonheur, celle aussi d'une intimité close, d'une assurance paisible depuis longtemps disparues. »

J. Laplanche et J-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, article « Régression » 

* 98 Garro J. Eugenio,«La Iglesia y el Estado», Amauta, n°19, p. 31-36

* 99 Ibid, p.34

* 100 Ibid, p.36

* 101 Haya de la Torre, Víctor Raúl, « El problema historico de nuestra América », Amauta, Année III, n°12, février 1928, p.22

* 102 Ibid

* 103 Ibid

* 104 « Je pense que la meilleure méthode pour analyser et comprendre nos phénomènes historiques reste la méthode hégélienne, c'est-à-dire la dialectique », Ibid

* 105 « Plus qu'une tentative de poser une problématique, il obéit à un essai d'étudier la vie politique péruvienne, dans le but de saisir les évolutions et les différents courants qui se manifeste dans l'opinion publique... », Zarate, «El parlamentarismo y el presídencialismo en el Perú», Amauta, n°25, p.28

* 106 Ibid, p.33

* 107 « Le libéralisme péruvien s'est toujours caractérisé par être une application d'évènements étrangers, comme ce fut le cas en 1823 pour toute l'Amérique latine qui fut influencée par les idées libérales anglaises, colorée par le sentimentalisme lyrique et révolutionnaire de Rousseau ou celui des principes sociaux de la révolution française de 1848 qui forma spirituellement les hommes de la Convention progressiste et libérale de 1856... », Ibid, p.32

* 108 « D'autres fois il obéit [le régime présidentiel péruvien] à la forte idéologie d'un seul homme dominé par une immense ambition politique qui pénètre la destinée d'un seul continent, telle qu'elle se manifeste dans la Constitution bolivarienne. », Ibid, p.33

* 109 Le Président Leguiá, élu en 1919, balaya en effet la Constitution libérale de 1920 qui fut approuvée par une Assemblée Constituante qui établissait le mandat présidentiel pour une durée de 5 ans non renouvelable.

* 110 Ibid, p.33

* 111 Haya de la Torre Víctor Raúl, Testimonio y mensaje, Obras Completas, op. cit.

* 112 « Une communauté d'origine, de parenté raciale, d'assemblage historique, de similitudes des coutumes et croyances, d'unité linguistique, d'assujettissement à un même gouvernement.

Il est donc indispensable que les peuples régis par les mêmes institutions se sentent unis par des forces morales que naissent de la communion de la vie civile. », Ingenieros José, « Terruño, Patria, Humanidad», Amauta, Année I, n°2, octobre 1926, p.18

* 113 « Mais si l'internationalisme absolu est inconscient et fictif, il en existe un autre qui possède des causes palpables et immédiates, et celui peut devenir réalité. C'est à cette catégorie qu'appartient le mouvement--si prodigalement baptisé--qui doit unir, en amplifiant la conception bolivarienne, les nations d'Amérique centrale et du sud, ce qui est en réalité, un mouvement de nationalisme continental comme le baptisèrent ses inspirateurs argentins », Seoane Manuel A, op. cit, p.20

* 114 Cox Carlos Manuel, « Revolución y peruanidad», Amauta, Année II, n°8, avril 1927, p.26

* 115 Ibid, p.26

* 116 Ibid, p.26

* 117 « Les luttes en Chine, en Egypte, au Maroc, de tous les peuples opprimées, sont des luttes nationalistes compatibles, même si cela paraît paradoxal, avec l'idée de civilisation oecuménique universelle. », Ibid, p.26

* 118 Haya de la Torre fut son secrétaire durant six mois en Suisse durant ses années d'exil (1923-1930). Les deux hommes entretinrent par la suite une correspondance politique.

* 119 Roland Romain, « Al comité de la A.P.R.A», Amauta, Année II, n°6, février 1927, p.4

* 120 Ibid, p.4

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard