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L'utilité chez Hegel et Heidegger

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par Christophe Premat
Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998
  

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vers une poéticité à caractère mystique chez Heidegger

La réaction au règne de l'utilitarisme n'est pas une réaction philosophique en ce sens qu'elle dépasse la pensée philosophique. C'est implicitement un constat de défaite par la pensée ou plutôt l'établissement de ses limites. Alors que le dépassement chez Hegel est un dépassement maîtrisé par la dialectique de la pensée, le dépassement chez Heidegger passe au-dessus de la pensée. C'est pourquoi nous ne pouvons pas considérer cela comme un véritable dépassement mais plutôt une convocation de tout ce qui dans l'homme ne relève pas du concept. La pensée n'est plus philosophie, elle est tout entière poéticité c'est-à-dire création d'un espace symbolique. Dans sa conférence "La fin de la philosophie et la tâche de la pensée", le titre lui-même montre cette séparation entre pensée et philosophie car "La philosophie prend fin à l'époque présente. Elle a trouvé son lieu dans la prise en vue scientifique de l'humanité agissant en lieu social"171(*). Cette phrase attire notre attention sur le fait que l'époque présente est l'épochè de la pensée philosophique et même un arrêt car celle-ci pour Heidegger se décompose dans les sciences technicisées. Le développement des sciences est dû à la philosophie car c'est le principe de raison suffisante leibnizien qui est responsable de cette ère de l'utilité et donc indirectement de la vacuité existentielle et existentiale. On a à l'inverse l'impression qu'il y a une contamination de la technique et de l'utilité dans la pensée heideggérienne car celle-ci ne voit plus la raison et la philosophie que sous l'aspect utilitaire. Or, la raison utilitaire ne demeure qu'un aspect de la raison philosophante ; Hegel lui-même ne fait que recueillir le développement conceptuel de la pluralité des figures du rationnel.

Selon Heidegger, la philosophie commence à un temps donné et s'arrête aussi à un temps donné et ce temps, c'est notre époque. Nous vivons la fin de la philosophie qui est plus longue que la philosophie elle-même car celle-ci agonise de manière spectaculaire dans ce règne de l'utilité. Hegel aurait plutôt plaidé en faveur d'un recommencement de la philosophie à la lumière du Savoir absolu, il ne faudrait pas lire une fois mais deux fois la Phénoménologie de l'Esprit pour comprendre la richesse concrète que peut apporter la pensée dialectique. Il ne serait jamais tombé et de fait il ne l'est pas dans une évaporation mystique, nostalgique d'une grandeur de la pensée. Quels sont donc les thèmes fondamentaux de cette mystiquerie heideggérienne ?

l'écoute de l'Être dans la langue : étude du travail de la langue chez Heidegger

Penser, c'est d'abord écouter dans sa propre langue l'appel de l'Être. Avant de d'examiner cette écoute, il faut redéfinir le langage et le purifier de tout élément qui appartiendrait au domaine de l'utilité et de la technique. Le langage n'est pas informationnel, il ne se laisse pas utiliser pour transmettre un message. "Le langage n'est pas un outil. D'une façon générale, le langage n'est pas ceci et cela, c'est-à-dire n'est pas quelque chose d'autre et de plus que lui-même. Le langage est langage"172(*). On reconnaît le souci heideggérien de redéfinir les choses à partir de ce qu'elles sont. "Le langage est langage" n'est pas une tautologie mais une vérité d'essence. Ce souci de redéfinition montre que les choses ont été petit à petit définies à partir de leur utilité et de leur utilisation possible, ce qui fait que l'homme ne se trouve plus en face de la Sprache mais d'un Sprachgebrauch. Ce travail de redéfinition implique de penser l'être-chose de la chose et d'échapper à l'être-utile de la chose. Le langage n'est pas un outil informationnel, il n'est pas au service de la cybernétique, cette dernière constituant pour Heidegger une entreprise de dénaturation, de déracinement et d'appauvrissement de la langue. Adjoindre un "ceci ou cela" au langage, le prendre dans une visée particulière, c'est l'utiliser dans une optique précise et perdre de vue son sens originel. Le glissement s'effectue de manière imperceptible et le philosophe est celui qui veille au trésor de la langue tel un conservateur du patrimoine. Il faut parler la langue originelle, entrer dans la langue et non la contourner en l'utilisant. "Parler la langue est tout à fait différent de : utiliser une langue. Le parler habituel ne fait qu'utiliser la langue"173(*). La langue se perd dans les habitudes, elle se perd dans le bavardage du "On" comme Heidegger le montre dans Être et Temps c'est-à-dire qu'elle perd toute son authenticité et sa valeur. Utiliser la langue, c'est la dévaloriser et la forcer à sortir de son essence et c'est refuser d'écouter toutes ses richesses.

La dichotomie est nette et presque manichéenne : la langue de la vérité qui est aussi la vérité de la langue face au langage de l'utilité, à savoir l'organisation d'un système linguistique ne privilégiant que le rapport communicationnel. La communication désigne la langue infectée et contaminée par l'utilité. Dire "le langage est langage", ce n'est pas dire le langage est le langage ce qui serait effectivement une pure tautologie mais c'est enlever l'article défini qui particularise le langage pour retrouver un sens originel et universel. Dire "le langage est langage", c'est retrouver une identité de la langue et c'est faire adhérer le langage à son essence. L'utilité nous détourne de l'identité, elle est ainsi comme une deuxième nature des choses. Le problème vient du fait que la chose s'offre à nous à partir de son horizon d'utilité et non à partir de son identité. Sortir de cet horizon d'utilité, c'est essayer de retrouver une identité des mots et des choses. Nous vivons une époque de détresse constituée par l'absence de détresse due à l'emprise et à la maîtrise technique et c'est dans l'épochè c'est-à-dire le suspens du temps et de la pensée que l'appel de l'Être se fait sentir et qu'il est Anspruch. L'Anspruch ne désigne plus la revendication et l'entreprise contraignante du complexe technique mais c'est plutôt l'adresse, la voix adressée (de an-sprechen). D'un côté, l'Être nous somme d'obéir à travers le dispositif technologique, de l'autre, il nous demande d'écouter de façon sincère, d'être ouverts par la pensée et même par le coeur.

Cette Stimme de l'Être qui s'effectue dans la Stimmung c'est-à-dire la tonalité affective fondamentale nous montre exactement les contours de la mystique heideggérienne. Il faut laisser advenir l'Être dans la langue sans que cela ne nous installe dans une réceptivité totalement passive. La pensée est une écoute (Hören), un se-laisser-dire (Sich sagenlassen). L'homme ne se détermine pas seulement par la compréhension technologique et utilitaire de l'Être, il n'est pas seulement le "fonctionnaire de la technique" comme l'écrit Heidegger dans Chemins qui ne mènent nulle part, il est plutôt le fonctionnaire du fondamental c'est-à-dire le garant de la relation de l'Être et de l'homme, relation poétique et poïétique qui se déploie dans une Grundstimmung c'est-à-dire une tonalité de fond. La Stimmung est l'implication réciproque du fait d'être et de l'être en projet. L'écoute de la Stimme de l'Être est une entente qui demande l'effort, la "piété" (die Frömmigkeit), le recueillement de la pensée. En la Stimmung se réunissent la facticité de l'existence et la totalité du monde : elle est l'indication d'une limite aux relations purement intentionnelles ou utilitaires des hommes au monde. La Stimmung constitue tout simplement le lien de l'homme à la Stimme mais c'est un sentiment non subjectif. Là encore, cette position de Heidegger nous rappelle celle de Schelling dans le Système de l'idéalisme transcendantal où ce dernier mettait au jour une contradiction féconde aboutissant à affirmer ce qu'il semblait impossible de nommer. La Stimme, c'est la parole de l'origine et aussi de nos origines : la meilleure expression de cette parole est la poésie car "c'est au contraire la poésie qui commence par rendre possible le langage"174(*). La parole est poésie et la poésie constitue le visage du lien de l'être à l'Être. Heidegger consacre une grande partie de sa réflexion sur l'essence de la parole dans deux ouvrages, Acheminement vers la parole et Approche de Hölderlin. Nous prendrons les passages clés sur cette parole dans ce dernier ouvrage parce que Hölderlin nous intéresse aussi dans la mesure où il était le contemporain et l'ami de Hegel. Heidegger s'appuie sur un poète qu'Hegel a beaucoup apprécié et qui était son compagnon à Tübingen.

Ce qui forme le support de la poésie de Hölderlin, c'est cette détermination poétique qui consiste à poématiser expressément l'essence de la poésie elle-même. Hölderlin est en fait le poète du poète. Heidegger ne plaide pas pour un retour à l'origine mais pour un retournement vers la proximité de l'origine c'est-à-dire pour un réenracinement de la pensée. La poésie est la mise en oeuvre d'une langue traditionnelle qui repose sur ses origines et qui les exploite, elle est une intimité essentielle (die Innigkeit). Le langage n'est pas un instrument disponible ; il est, tout au contraire, cet avènement (Ereignis) qui lui-même dispose de la suprême possibilité de l'être et de l'homme. Par ailleurs, Hölderlin séduit Heidegger également parce qu'il est un nostalgique de la grandeur de la Grèce et de la relation de l'homme à son monde extérieur. Le grec est un homme poétique et poïétique car il fait son propre monde en le méditant. "Le Rhin", "Comme au jour de fête", "Souvenir", sont des poèmes qui exhibent l'entrelacement des Dieux, des mortels, le langage et l'Être. La poésie construit et enrichit cet entrelacement, elle l'actualise sous le mode de la présence. L'homme est attentif à cet entrelacement, il se sent concerné par ce dernier et la poésie raconte, dit la vérité de cet entrelacement. Comme l'écrit Hölderlin dans son poème "La promenade à la campagne" :

"Viens dans l'Ouvert, ami ! bien qu'aujourd'hui peu de

Lumière

Scintille encore, et que le ciel nous soit prison"175(*).

L'Ouverture s'éclaircit, elle se lit dans les chatoiements et les frémissements de la lumière même si ces frémissements se raréfient. Le "ciel" est présent car la poésie de Hölderlin est le refuge de ce que Heidegger appelle la "Quadrature" (die Vierung) dans la conférence sur "La chose". La Quadrature désigne le lien entre le Ciel, la Terre, les divins et les mortels. Il se trouve que cette quadrature est constamment convoquée dans les poèmes de Hölderlin. Prenons l'exemple de cette élégie, "Ménon pleurant Diotima" :

"Un Dieu du fond du temple parle, et me rend vie

Je vivrai donc ! déjà le vent paraît ! Telle une lyre,

Appellent les montagnes d'argent d'Apollon !"176(*)

Celui qui vivra représente l'homme, le mortel, tandis que le "Dieu du fond du temple" représente l'Immortel. "Les montagnes" rappellent l'élément Terre. Le ciel y est implicitement convoqué car "les montagnes" prolongent la Terre vers le Ciel. La poésie lie la lyre à la Terre et cette relation peut s'observer chez Heidegger dans la façon dont il travaille la langue.

Travailler la parole de l'origine invite à travailler l'origine de cette parole et pour cela il faut étudier son étymologie c'est-à-dire ses racines. Le travail de l'étymologie est un souci constant de toute l'oeuvre de Heidegger : il exploite le sens grec du mot, son sens latin, et son évolution dans le vieux allemand. Dans le chapitre "Terre et Ciel de Hölderlin" réuni dans l'essai Approches de Hölderlin, il commente l'étymologie du verbe "utiliser" c'est-à-dire brauchen. "Couramment, nous entendons brauchen au sens d'employer, faire son profit de... au sens de : avoir besoin d'un usager. Brauchen, c'est originellement bruchen, le latin frui qui a donné l'allemand fruchten (fructifier, produire un fruit) et le mot fruit lui-même"177(*). Le verbe utiliser (brauchen) n'a pas la même signification maintenant : il ne correspond pas à son origine. Brauchen est fruchten en son essence c'est-à-dire fructifier, laisser entrer en présence quelque chose de présent comme tel. Le travail de la langue est une torsion des mots pour savoir ce qu'ils signifient vraiment et Heidegger montre par cette torsion que l'essence de l'utiliser ne constitue pas l'utiliser en tant que tel. Le langage abrite l'essence et l'Être. L'utilité, en son sens originel, est plus proche de l'usage, d'un usage non utilitaire et respectueux de la chose. C'est dans cet usage qu'existe véritablement la relation de l'homme à la chose et à son environnement. En travaillant l'étymologie, Heidegger travaille l'essence du langage parce que l'étymologie délimite le domaine réservé de l'essence et de l'Être. Le champ lexical de l'abri, la demeure, et l'habitation est récurrent chez Heidegger : "c'est pourquoi le langage est à la fois la maison de l'Être et l'abri de l'essence de l'homme (Darum ist die Sprache zumal das Haus des Seins und die Behausung des Menschenwesen)."178(*). Le jeu entre Haus et Behausung fait du langage un outil non pas utilitaire mais symbolique. Cette référence à l'habitation est omniprésente : elle intervient dans Être et Temps où Heidegger distingue la chambre de l'outil d'habitation ; elle intervient également dans l'essai "Bâtir, habiter, penser" réunie dans les Essais et Contérences. Le langage est utile à l'homme et son utilité symbolique réside dans le fait qu'elle est un abri de l'essence. Hölderlin, à travers ses poèmes, évoque la demeure de l'Être, des Dieux et des hommes, demeure commune à ceux qui entrent en dialogue. Le travail de la langue est ce qu'il y a de plus utile pour retrouver l'essence des choses et l'Être. Le risque assez grave est que ce travail se transforme en une évaporation poétique, un cheminement non conceptuel vers l'Être, donc un cheminement non maîtrisé et qui nous entraîne hors de la philosophie. L'appel de l'Être a des résonnances mystiques dans l'esprit du lecteur et l'écoute de l'Être elle-même est une expérience mystique profane en ce sens qu'elle voit les Dieux traditionnels et que ce Dieu est l'Innommé et l'Innommable. Le Schritt zurück est un recul de la philosophie et une imprégnation de la Stimme de l'Être. De même que l'Être habite l'homme, l'homme doit habiter l'Être. En outre, L'écoute de l'Être est largement présente chez Parménide et elle devient la preuve manifeste de la purification ontologique et mystique de la métaphysique. Par ce retour à l'Être comme présence absente et qui se rend présent et cette méditation poétique à partir des Grecs et de Hölderlin, on sent bien que chez Heidegger, le déracinement de l'utilité s'effectue au prix d'un enracinement métaphysique encore plus profond.

* 171 Martin HEIDEGGER, Questions IV, Trad. Franç. Jean BEAUFRET et François FÉDIER, éditions Gallimard, Coll. TEL, Paris, 1968, p.285.

* 172 Martin HEIDEGGER, Approche de Hölderlin, Trad. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.155.

* 173 Ibid., p.139.

* 174 Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.55.

* 175 HÖLDERLIN, Odes, Élégies, Hymnes, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1967, p.89.

* 176 HÖLDERLIN, Odes, Élégies, Hymnes, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1967, p.82.

* 177 Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.178.

* 178 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, 1983, p.163.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand