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L'utilité chez Hegel et Heidegger

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par Christophe Premat
Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998
  

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mais une pensée qui reste enracinée dans le monde concret : le sens de la main

C'est Jacques Derrida lui-même qui remarque une contamination de la pensée heideggérienne par la technique et l'utilité, "contamination, donc, de la pensée de l'essence par la technique, donc de l'essence pensable de la technique par la technique- et même d'une question de la technique par la technique"198(*). C'est en effet par des termes ustensiles que Heidegger rend compte de la pensée. La pensée s'enracine dans la main car l'homme pense avec cet outil. L'outil de la pensée est aussi important que la pensée elle-même. Heidegger montre qu'il existe une manoeuvre de la pensée et que cette manoeuvre s'oppose à toute manipulation utilitaire. Je manie ma pensée mais je ne la manipule pas. Le séminaire sur Parménide reprend la méditation autour de pragma, praxis, pragmata et retrace les rapports entre la préhension (vernehmen) et la raison (die Vernunft). Il prend pour cela un exemple qui lui tient à coeur, celui de l'écriture manuscrite (die Handschrift). "Die Schrift ist in ihrer Wesensherkunft die Hand-schrift"199(*). L'écriture ne peut pas se comprendre sans l'outil que constitue la main car l'écrivain travaille au corps le texte, la main étant ce qui permet d'articuler sa pensée et son texte. Ce n'est pas elle qui transmet la pensée comme un simple outil vidé de son contenu mais c'est plutôt elle qui pense car elle fait respirer et palpiter la pensée. Elle est un outil conceptuel qui dépasse son rôle d'outil. Je ne pense pas mais plus précisément j'use de ma pensée, j'en fais usage mais je ne l'utilise pas c'est-à-dire que je ne la mets pas à disposition pour un but extérieur. "Hand ist nur, wo das Seiende als solches unverborgen erscheint und der Mensch entbergend zum Seiender sich verhält. Die Hand verwahrt gleich dem Wort den Bezug des Seins zum Menscher und dadurch erst das Verhältnis des Menschen zum Seiender"200(*). Verwahren signifie ici garder, mettre en sûreté, mettre à l'abri. La main protège et met en relation l'homme à l'Être ; Heidegger emploie le terme Bezug qui veut dire rapport, pour rendre compte de la relation de l'Être à l'homme. Mais il emploie le terme Verhältnis pour désigner la relation très étroite entre l'homme et l'Être parce que c'est par la main que l'homme construit son rapport à l'Être. "Die Hand handelt. Sie behält in der Sorge des Handeln, das Gehandelte und Behandelte"201(*). La main manie, elle se constitue comme souci de ce qu'elle manie et de ce qu'elle a manié. Elle ne peut absolument pas être die Handhabung c'est-à-dire manipulation. Elle est plutôt du côté d'une Handgriff, d'une habileté et d'une dextérité dans le maniement de la pensée et de la relation de l'être-là à l'Être. Le maniement désigne en fait l'ustensilité propre à la main car cette dernière reste un outil particulier. Il ne faudrait pas réduire la main à un simple outil de préhension mais reconnaître qu'elle peut être également une appréhension de la pensée. Si on enlève ma main, je ne pense plus d'une certaine manière. C'est pourquoi Heidegger perçoit l'invention de la machine à écrire comme une perte dans le rapport à l'écriture : "die Schreib-maschine verhüllt das Wesen des Schreibens und der Schrift"202(*). La machine à écrire occulte l'essence de l'écriture qui consiste en la construction d'un rapport concret à l'Être. La machine me prive de cette dimension ontologique, elle détruit le travail de l'écriture, elle est du côté de la manipulation et de l'utilité utilitaire et non pas du côté de l'usage. La technique organise la main tandis que la pensée la manie et respecte son essence qui consiste à manier et à être maniée. Heidegger rapproche le terme manier d'un verbe grec utilisé par Parménide, le verbe chraô qui signifie manier, retenir pour moi dans la main. Quand j'use de quelque chose, la main me permet de conserver l'identité de cette chose. Par contre, si je veux l'utiliser, je détruis son identité et je l'identifie à mon besoin. "Au contraire, seul le véritable usage met ce dont il use dans son être, et l'y garde"203(*).

On comprend maintenant pourquoi la pensée n'est pas une saisie conceptuelle au sens où elle aurait à utiliser un concept. Elle ne conduit pas à un savoir tel que les sciences, elle n'apporte pas une sagesse utile à la conduite de la vie, elle ne résout aucune énigme du monde et elle n'apporte pas immédiatement des forces pour l'action. La pensée laisse une chose dans ce qu'elle est et comme elle est ; elle diffère des modalités de l'action que sont l'utilisation et le besoin. La pensée est beaucoup plus proche du "es gibt" et du "es braucht" qui signifie "il est d'usage", que du "il est besoin" et du "il faut". Heidegger n'hésite pas à comparer le travail de la pensée et le travail du menuisier car tous deux se servent de la main. "Ce n'est pas la simple manipulation des outils qui porte l'ensemble, mais le rapport au bois"204(*). La manipulation évite le rapport, elle est une dispersion et une dissolution de l'être de la chose dans l'utilité. C'est la main qui est porteuse de la relation du menuisier au coffre comme c'est la main qui est porteuse de la relation de l'homme à la pensée. "Penser est peut-être simplement du même ordre que travailler un coffre"205(*). La pensée pense avec son outil qui est la main. "Toute oeuvre de la main repose dans la pensée. C'est pourquoi la pensée elle-même est, pour l'homme, l'oeuvre de la main la plus simple et pour cela la plus difficile lorsque vient le temps où elle doit être proprement accomplie"206(*). La pensée n'est donc pas coupée du monde concret, du monde de l'usage ; on pourrait le croire quand Heidegger fait appel à une pensée méditante mais c'est en fait une pensée qui médite à partir du sens du monde concret. La main est proprement humaine : on ne peut pas affirmer qu'un singe possède des mains car il n'a que des organes de préhension. De même les autres animaux n'ont que des griffes, des pattes, des ongles. Seul un être qui parle et qui pense peut avoir des mains car la pensée est un travail du maniement de la main au même titre que le travail du menuisier. D'ailleurs, Heidegger rejoint Aristote qui dans son ouvrage Partie des Animaux, parlait d'un premier ustensile fondamental qu'est la main. Pour l'homme, la main ne constitue pas un ustensile mais bien plusieurs à la fois. La main est l'ustensile le plus utile à l'homme qui a acquis un grand nombre de techniques. Cet outil exige un apprentissage : la pensée s'apprend et s'enseigne par la main. Didier Franck évoque dans son ouvrage sur Heidegger et le problème de l'espace, l'idée d'un entrecroisement des mains. C'est exactement cela qui se produit lors de l'apprentissage, la main pouvant être source de transmission. Bref, on pourrait dire que la main joue un rôle primordial dans les catégories d'ustensiles, le même que celui de la substance dans les catégories aristotéliciennes. L'homme construit concrètement son rapport au monde par la main, elle est un privilège ontologique. La pierre est sans monde (weltlos), l'animal est pauvre en monde (weltarm) et l'homme formateur du monde (weltbildend). Ce dernier peut user du monde comme il l'entend mais il doit veiller à ne jamais le réduire et l'appauvrir dans une utilité et une utilisation. L'utilité perd de vue son essence qu'est l'usage, elle l'appauvrit. Le problème vient du fait que dans cet appauvrissement, l'homme risque de régresser au niveau de l'animal. À lui de reconquérir dignement son privilège ontologique en sortant du monde de l'utilité.

* 198 Jacques DERRIDA, De l'esprit Heidegger et la question, éditions Galilée, Paris, 1987, p.26.

* 199 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1988, tome LIV, p.125. Nous traduisons: "L'écriture est dans sa provenance essentielle l'écriture manuscrite."

* 200 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1988, tome LIV, p.124.

* 201 Ibid., p.125.

* 202 Ibid., p.126.

* 203 Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige, mai 1992, p.155.

* 204 Ibid., p.94.

* 205 Ibid., p.89.

* 206 Ibid., p.90.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus