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Le temps de l'insertion des jeunes, une considération rituelle et temporelle

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par James MASY
Université de Nantes - Master 2 - Sciences de l'éducation 2008
  

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4. La précarité temporelle à travers quelques points

Nous avons déjà évoqué la précarité dans notre première partie, toutefois nous y revenons dans les pages suivantes à travers l'idée d'horizon temporel qui rend en quelques sortes compte d'une éventuelle capacité de projection. Afin de ne pas rester dans l'assomption nous proposons de l'approcher à travers trois variables que sont la santé, les études universitaires et les loisirs.

4.1 la santé, prévenir ou guérir ?

En matière de santé les chiffres de la Couverture Maladie Universelle proposent une analyse fort intéressante si l'on entend aussi que les bénéficiaires de ce dispositif soient les plus défavorisés, puisque le plafond des revenus annuels pour une personne est de 7272€ et de 13090 € pour une famille de 3 personnes. On note par exemple que 43 % des ménages, interrogés dans les mois qui suivaient leur inscription à la CMU, déclarent avoir renoncé pour des raisons financières à au moins un soin dans l'année, dans les mois précédent leur affiliation. Toutefois malgré le bénéfice de la CMU, 22 % des ménages et 11% des individuels inscrits depuis plus d'un an, déclarent également avoir renoncé au moins à un soin dans les douze derniers mois, pour raisons financières. Ces renoncements sont surtout portés sur des actes médicaux précis (18% pour de prothèses dentaires et spécialistes). Cette distinction s'opère aussi entre les catégories socio-professionnelles, puisque les ouvriers comme on le relève ci-dessous, consultent beaucoup moins les spécialistes que le reste de la population. Pour l'anecdote, il est impressionnant de s'apercevoir que les ouvriers consultent à peine plus les dentistes que les retraités.

Tableau 5. Consultation médicale des individus au cours de l'année selon la catégorie
socioprofessionnelle

2005, en %

Consultation

d'un médecin
généraliste

d'un médecin
spécialiste

d'un dentiste ou
d'un
orthodontiste

Agriculteurs exploitants

81,6

41,8

58,6

Artisans, commerçants, chefs d'entreprise

87,0

53,4

56,6

Cadres et professions intellectuelles supérieures

80,6

61,2

62,8

Professions intermédiaires

85,7

60,2

59,6

Employés

88,6

66,6

58,9

Ouvriers (y.c ouvriers agricoles)

83,1

39,6

49,3

Retraités

95,7

66,1

45,9

Autres inactifs

88,8

53,1

58,5

Ensemble

88,7

58,5

54,3

Source : Insee, Enquête permanente sur les conditions de vie 2005

Pour continuer sur la CMU, on note aussi que les bénéficiaires, plus jeunes que le reste de la population, jugent leur état de santé de façon globalement plus défavorable :12 % d'entre eux déclarent ainsi leur état de santé mauvais et 4 % très mauvais. Ce qui correspond à un écart de plus de 10 points avec le reste de la population. 1 Il est évident que la CMU contribue « à diminuer le renoncement aux soins pour des raisons financières, mais ce taux demeure supérieur à celui observé pour les personnes bénéficiant d'une autre couverture complémentaire. »2 On comprend ici l'aspect économique inhérent à la santé, mais il est plus difficile d'en extraire la dimension temporelle. M. Millet et D. Thin voient dans la réduction des moyens économiques, non seulement une limite des dépenses consacrées à la santé, mais aussi une perception limitée de la fonction préventive de la médecine ( dentiste, ophtalmologiste...). Le médecin est un remède à des maux qui surviennent brutalement, il n'est pas consulté dans une visée préventive. Une couturière au chômage interrogée par les auteurs tient un discours qui traduit tout à fait ce propos :

« (...) je vois pas l'utilité d'aller voir tous les mois le médecin quand ils [les enfants] sont en bonne et parfaite santé, j'ai pas les moyens de dépenser les médecins hein... parce que, quand je vois qu'ils sont vraiment malades, d'accord mais autrement... »3

Cette perception d'une médecine fondée sur la réparation et l'urgence traduit un enfermement dans le présent, une incapacité ou au moins une grande difficulté de prévoyance. Si la CMU comme nous l'avons vu permet l'accès aux soins elle n'est en rien une transformation de la perception de la médecine. Cet horizon temporel bouché ne jouit pas de plus d'éclaircies en matière de scolarité des enfants.

4.2 Une vision temporelle de l'anomie universitaire

En postulant d'une précarité temporelle, on ne peut feindre les effets sur la socialisation des enfants. Pourtant il reste très délicat d'affecter à la socialisation, dans ce qu'elle procède de temporalisation, les ruptures ou même les échecs scolaires. L'étude de « l'impact du chômage des parents sur le devenir scolaire des enfants »4 conclut que la précarité professionnelle des parents diminue les chances d'obtenir un baccalauréat, et que

1 Enquête auprès des bénéficiaires de la CMU mars 2003-DREES.

2 Bénédicte BOISGUÉRIN, État de santé et recours aux soins des bénéficiaires de la CMU, DREES Études et résulats, n°294, mars 2004, p. 7

3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires à l'épreuve de la précarité, op. cit. , p.157

4 Michel DUÉE, L'impact du chômage des parents sur le devenir scolaire des enfants, Série des documents de travail de la Direction des Études et Synthèses Économiques, juillet 2004, institut national de la statistique et des études économiques

cet impact correspond bien à une causalité. Mais peut-on pour autant affirmer que la représentation de la scolarité puisse n'être due qu'à cette causalité ?

A ce titre, l'ouvrage de S. Beaud « 80% au bac... et après ? » nous permet de considérer l'effet de la précarité temporelle. Nous ne redirons pas ici l'hétérogénéité des situations vécues dans les « quartiers » desquels sont extraites toutes ses données. Nous nous limiterons à « (...) la manière dont les destins sociaux sont fabriqués, dont les histoires (familiale, scolaire, résidentielle, matrimoniale, etc.) de chaque individu révèlent que le champ des possibles scolaires et sociaux est étroitement délimité. »1 En conservant néanmoins l'idée que ces « enfants de la démocratisation »2 sont souvent issus d'une frange affectée de la population, freinée dans leurs études post-bac par les difficultés à s'orienter dans ce que l'auteur appelle « l'anomie du monde universitaire »3.

Imaginer que cette « démocratisation » ouvre de nouvelles temporalités serait oublier, indépendamment du déplacement opéré par le processus de « reproduction des classes sociales supérieures. »4 au niveau des filières post-bac, qu'elle n'est pas le fruit d'une considération nouvelle de la part des parents ou des enfants. Elle est le celui d'une injonction ministérielle qui détermine au sein des « vingt piteuses »5, une modification substantielle, non des temporalités mais de l'horizon temporel.

Cette modification est un double mouvement antinomique. En effet d'un côté les parents suivent cette parole qui essaime l'idéal républicain d'une égalité sociale ,comme un rempart éternel à l'exclusion menaçante de ces années de crise. En prévoyance de moins bons lendemains, ils surinvestissent l'école et abandonnent dans le même temps l'ethos populaire qui valorisait l'entrée dans la vie active, au profit d'une « stratégie de compensation par rapport à ce qui a été perçu alors comme un retard de scolarisation »6. Ce qui assurait d'une certaine façon un continuum social, impliquant une temporalité relativement uniforme basée sur la valeur travail au sens d'un « ensemble de contraintes qui définissent une organisation cohérente du temps »7 se trouve mis en péril par cette espérance. De l'autre côté cette entrée dans les études post-bac « révèle l'inadaptation des structures temporelles de ces étudiants (...) [et un manque de] croyance en leur avenir scolaire et professionnel. »8. Les parents voient leurs enfants « bac +1 ou 2, "précarisés",

1 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, Paris, La découverte, 2003, p. 303

2 Ibid., p. 307

3 Ibid.

4 Ibid, p. 311

5 Denis Clerc, Vingt piteuses L'emploi sacrifié, Alternatives Economiques, n°192, Mai 2001, p.

6 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 20

7 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p. 87

8 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 159

souvent "surexploités", semblant atomisés, dispersés sans force sociale, [apparaissant] comme terriblement résignés, ne voulant plus reprendre les mots utilisés par leurs parents pour "lutter" ou penser leur condition, car ces mots leur semblent rouillés »1. Ce présentisme annihile l'espérance évoquée ci-dessus. Ces parents qui ont voulu croire à l'idéal républicain, ceux qui portaient les lendemains qui chantent, se retrouvent floués par l'incertitude des longues études. A l'instar de l'analyse du système scolaire que faisait P. Bourdieu en 1979, nous affirmons qu'un « système à classements flous et brouillées favorise ou autorise des aspirations elles-mêmes floues et brouillées. »2

Ce mouvement de prévoyance donc de projection, doublé d'une restriction de l'horizon par la méconnaissance d'un système, pourrait dans une certaine mesure se comparer aux agriculteurs algériens des années soixante. Il nous faut pour cela garder à l'esprit que « malgré la baisse prévisible du taux de rendement éducatif, l'investissement scolaire s'est poursuivi car il obéissait, sur le moment ou il était entrepris, à d'autres raisons que des seules raisons économiques. »3

Cette comparaison, qui accentue notre digression, nous permettra ultérieurement de mesurer les effets de l'acculturation scolaire sur une population cumulant déjà bon nombres de « handicaps » intrinsèquement liés entre-eux et souvent corrélés à des perceptions temporelles déstabilisées. Ainsi P. Bourdieu note que :

« l'adaptation à une organisation économique et sociale tendant à assurer la prévisibilité et la calculabilité exige une disposition déterminée à l'égard du temps et plus précisément, à l'égard de l'avenir, la rationalisation de la conduite économique supposant que toute l'existence s'organise par rapport à un point de fuite absent et imaginaire. »4

Cette affirmation, si elle est tirée d'une analyse concernant l'agriculture « précapitaliste », se trouve rejoindre en de nombreux points la génération évoquée ci-dessus. Bien évidemment ce parallèle est à manier avec défiance. D'abord parce que nous ne proposons pas une analogie complète, ensuite parce qu'il s'agit de rendre intelligible la perception de l'avenir comme élément d'orientation et non pas le travail comme contrainte sociale. L'auteur explique que la pré-voyance des agriculteurs étudiés est orientée vers des besoins qui ne sont pas hérités d'une volonté d'accroissement de production mais par des besoins de subsistances. Ainsi l'agriculture traditionnelle perçoit la production comme un

1 Ibid, p. 310

2 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 174

3 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 19

4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p. 17

bien de consommation plutôt que comme une possibilité de développement, « sacrifiant ainsi l'avenir de la production à l'avenir de la consommation. »1. C'est donc dire que les schèmes de perception du temps sont hérités de l'experientiel et développés selon une représentation socio-biologique qui induit des temporalités qui ne sont pas dominées par la nécessité de rentabilité, donc de rationalisation temporelle mais par la nécessité de subsistance donc d'une représentation de l'avenir limitée aux cycles agraires. L'agriculteur traditionnel dépense et engrange le produit de la récolte passée pour l'année à venir. Il ne considère que l'immédiateté et n'envisage pas travailler plus pour gagner plus. Il en va de même des jeunes étudiants, que S. Beaud suit, à leur entrée à l'université. Nous évoquions plus haut l'incapacité à construire un avenir sur les études qui représentent à l'instar d'une agriculture capitaliste, un placement à long terme , un « point de fuite absent et imaginaire ». C'est-à-dire dans une certaine mesure un niveau de synthèse de la perception du temps que leur expérience propre ne leur a pas permis de construire. Nous pourrions développer ce fait sous l'angle de l'organisation du travail, mais l'idée d'acculturation scolaire révèle mieux que tout cette perception du temps que l'étudiant acquiert tout au long de sa scolarité. L'autocontrainte, la méthodologie, l'autonomie sont autant de structurations rationnelles du temps que l'école permet ou non d'acquérir. Ces « bons élèves » de lycées qui entrent à l'université perdent leurs repères temporels. Hier régis par un emploi du temps presque surchargé, les voilà livrés à « une culture universitaire écrasante »2 qui les conduit à l'inexorable sentiment de ne pas être à leur place. Cependant attribuer ce que les divers ministres en charge de l'université ont appelé « l'échec », à l'unique système scolaire dépossède aussi ces jeunes gens de leur passé, de leur histoire, bref de leur culture. Dans une société où la maîtrise du temps est une compétence, « le parcours migratoire des familles socialisées dans des formes sociales orales et la faiblesse des temps de scolarisation des parents expliquent dans une large mesure l'éloignement de cette temporalité scripturale de l'agenda »3, éminence du temps rationalisé à la demi-heure. Il nous faut ici rappeler avec P. Bourdieu que « la visée de l'avenir dépend étroitement dans sa forme et sa modalité, des potentialités objectives qui sont définies pour chaque individu par son statut social et par ses conditions matérielles d'existence. »4

Nous avons évoqué avec S. Beaud le cas des « enfants de la démocratisation » qui ont pu accéder à l'université mais nous aurions pu, et c'eût été plus éloquent encore, nous consacrer à ces mêmes « enfants » mais qui eux ont fait les frais de la déscolarisation.

1 Ibid. p. 20

2 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 159

3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires à l'épreuve de la précarité, op. cit. , p.161

4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p. 70

Cependant puisqu'ils sont aussi pour beaucoup les enfants de l'insertion, nous préférons traiter ce biais ultérieurement au travers du travail de terrain.

4.3 Les loisirs, une stratégie ?

Pour prolonger l'idée d'une calculabilité en matière d'éducation, nous souhaitons faire une nouvelle digression qui s'attacherait aux loisirs. Une enquête de 2003 sur les loisirs des enfants de 8 à 12 ans relève que la distribution des capitaux sociaux, culturels et économiques marque fortement les pratiques des enfants. Cette affirmation semble presque « tomber sous le sens », pourtant la référence aux théories bourdieusiennes n'a pas été, à notre connaissance, portée, si ce n'est le capital symbolique, sur des champs abstraits de l'existence. Il est entendu que les loisirs puissent être vus au sens du capital culturel mais ils peuvent tout aussi bien être vus comme un placement à longs termes qui favoriserait dans tous les cas un continuum social. C. Tavan écrit que « lorsque l'on tient compte simultanément de l'ensemble des caractéristiques individuelles (âge, sexe, niveau de diplôme, catégorie socioprofessionnelle, type de commune et niveau de vie), il ressort que les pratiques culturelles sont avant tout déterminées par le niveau de diplôme ; viennent ensuite la catégorie socioprofessionnelle et l'âge. »1 Elle donne l'exemple des diplômés du supérieur qui sont trois quarts à avoir visité dans les douze mois au moins un musée, une exposition ou un monument historique contre un quart des personnes ayant quitté le système scolaire sans diplôme et des cadres et professions libérales qui sont 60% à être allés au théâtre ou au concert sur la même période, tandis que les ouvriers sont quatre fois moins. Est-ce uniquement l'idée d'une distinction ou d'une reproduction que de se rendre ou pas dans un musée? G. Pronovost voit dans ces loisirs une tentative pour les familles les plus favorisées « d'inculquer aux enfants des notions de prévoyance »2.

Pour aller plus en avant encore, un bulletin de 2004 du ministère de la culture fait état d'une enquête sur les loisirs des 6-14ans. Cette enquête renonce à une catégorisation socio-économique pour favoriser une catégorisation tournée vers les « univers culturels »3 du public. On y trouve une catégorie nommée « les exclus » qui sont en tout éloignés des formes de loisirs culturels. Le portrait type qu'en dresse l'auteur correspond à un enfant dont les parents,

« ne fréquentent pas les bibliothèques, ne vont ni au théâtre ni aux concerts, leur

1 Chloé Tavan, Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l'enfance, INSEE Première n °883, Février 2003

2 Gilles Pronovost, Sociologie du temps, op. cit. , p. 108

3 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement culturel, n°144, mars 2004, p. 1

seule sortie culturelle étant le cinéma et encore est-ce dans une logique de l'exceptionnel. Ces parents, qui sortent peu, consomment également peu d'audiovisuel domestique et sous des formes peu diversifiées, se concentrant principalement sur les six principales chaînes de télévision et sur l'usage du magnétoscope. Pour une moitié, ils ne lisent pas de livres et ne pratiquent aucun sport.(...) Le sous-équipement personnel de ces enfants « exclus » est à l'image d'un équipement familial peu important, qu'il s'agisse d'ordinateur ou de chaîne télévisée payante, de même que leur faible investissement dans les activités culturelles répond à celui de leurs parents »1

A l'opposé on trouve les « impliqués dans les loisirs culturels et sportifs ». Ce sont ces enfants qui présentent « le spectre le plus large en matière de loisirs, alliant pratique amateur (sportive mais aussi artistique), consommations médiatiques (au sein desquelles ils préfèrent écouter de la musique à regarder la télévision) et consommations multimédiatiques (qui ne se cantonnent pas aux jeux vidéo), lecture et fréquentation des équipements culturels (bibliothèque, lieux de patrimoine et de spectacle). On note également chez ces parents « la présence d'un projet éducatif qui fait une place importante aux loisirs considérés comme "éducatifs" »2

Bien que soit écartée la notion de capitaux, la lecture de l'extrait et des profils cidessus ne laisse que peu de doutes quant aux populations sous-tendues. Est-ce là une coïncidence que les mêmes familles déjà soumises à bon nombre de difficultés économiques et sociales soient celles dont l'univers culturel est le plus réduit et qu'au contraire celles qui jouissent de capitaux certains appliquent une stratégie de socialisation ? La référence à la transmission de capitaux est davantage signifiée selon la théorie bourdieusienne. Pourtant si l'on prend l'habitus en tant que reproduction d'un « système de conditions objectives dont il est le produit »3, on admet tout aussi tacitement qu'aisément la facilité des uns et la difficulté des autres d'accéder à certaines formes culturelles. On omet dans cette analyse devenue lieu commun, que « la dynamique du champ dans lequel les biens culturels se produisent, se reproduisent et circulent en procurant des profits de distinction trouve son principe dans les stratégies(...) »4. Nous avons plus haut déjà dit la forte corrélation entre stratégie et horizon temporel, et nous poursuivons ici en postulant que plus qu'une simple reconduction de la hiérarchie sociale, le temps libre est un moyen de rendre efficient le temps improductif, le biais immanquable d'un projet éducatif. Cette

1 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement culturel, n°144, mars 2004, p. 7

2 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement culturel, n°144, mars 2004, p. 13

3 Pierre Bourdieu, La reproduction, Minuit, Paris, 1970, p. 198

4 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 279

tentative de manipulation du temps nous renvoie aux rites ancestraux qui reconduisaient sans cesse le passé. Aujourd'hui la manipulation se fait vers l'avenir.

Nous évoquons ici le temps libre occupé aux loisirs, mais il nous faut aussi rappeler que ce temps libre est aussi l'occasion pour les jeunes étudiants de mettre de côté une somme d'argent qui viendra enrichir les bourses d'État ou les aides familiales. Ainsi une enquête concernant le travail au cours des études révèle que travailler pendant ses études est un choix qui dépend de plusieurs facteurs tels que le type de filière et le montant des ressources (familles ou bourses). De sorte que la probabilité d'avoir un emploi régulier est « plus développé dans les filières et les spécialités où les diplômés connaissent le plus de difficultés d'insertion à la fin de leurs études. Il est, au contraire, moins fréquent dans les filières scientifiques et professionnelles où les rémunérations sont les plus élevées et les risques de déclassement plus faibles. »1 Nous avons déjà dit les variations du système scolaire et le déplacement opéré vers les classes « prépa », les filières scientifiques, etc, il ne sera donc pas nécessaire d'appuyer notre propos par l'effet de la variable « origine sociale » sur l'emploi tant celle-ci paraît être captée par le niveau scolaire ou encore la filière. Nous ne disposons pas de chiffres précis sur la question des « petits boulots », mais il ne serait pas inimaginable que de penser qu'ils sont les tributs payés aux études, et qu'ils sont eux-mêmes stratifiés selon les variables déjà citées. Bien sûr la « classe de prépa » ne laisse que peu de temps pour travailler à côté, mais il ne semble pas que l'élève en question en éprouve ni le besoin, ni le désir.

Nous avons dans une recherche antérieure mis en avant la fonction du Brevet d'Aptitude à la Fonction d'animateur (BAFA) pour les jeunes qui l'investissaient. Cette recherche s'avère très instructive en ce qu'elle traduit l'idée de l'utilisation du temps libre par une certaine frange de la population. Ce brevet qui délivre contre 900€ le droit d'encadrer des enfants à titre ponctuel (principalement l'été), revêt une double réalité qui vient préciser le propos ci-dessus. Le portrait type de l'usager de ce brevet est une jeune étudiante âgée de 18, 19 ans plutôt favorisée qui se destine aux métiers de l'enseignement et de l'éducation ou du social et dont les parents, sont dans ce même secteur et ont eux aussi « passé le BAFA ». Globalement ce sont 75%, des jeunes scolarisés interviewés, qui associent le BAFA à l'insertion professionnelle, que ce soit « un plus pour mon projet professionnel » ou un apprentissage nécessaire dans un travail futur comme « le travail en équipe, c'est important aujourd'hui » jusqu'à « un plus sur mon CV... ça permet de rentrer plus facilement dans la vie active ». Plus de 26 % trouvent leur motivation dans un

1 Catherine Béduwé, Jean-François Giret, le travail en cours d'études a-t-il une valeur professionnnelle ,, in Economie et Statistique, n°378-379, 2004, p. 67

« boulot de vacances épanouissant » ou encore « gagner un peu d'argent tout en ayant un travail pas trop fatiguant (comparé à l'usine) et enrichissant ». En bref un job d'été « qui apporte autre chose que de l'argent »1. Nous concluions à l'époque que les loisirs d'enfant avaient perdu, avec l'arrivée de classes plus aisées dans les centres de loisirs, leur fonction originelle d'oisiveté pour laisser place à « un processus de manipulation stratégique du temps »2 et que le BAFA avait suivi de près ce processus. Ce qu'il convient de retenir de cette recherche s'affirme dans la locution « manipulation stratégique ». Elle fait retentir l'idée durkheimienne d'éducation qui « consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération. »3 Cela nous a permis de voir que plus les capitaux étaient élevés plus le sentiment d'une « préparation à la vie active » était évoqué.

Une autre tendance des jobs d'été est avant tout orientée vers les activités de subsistance. Travailler l'été permet, à l'instar de l'écureuil, d'épargner quelques noisettes qui permettront de subvenir aux besoins de l'année à venir. Si les jeunes étudiants interviewés par S. Beaud confient que « la bourse permet pour la première fois de toucher un revenu qui est à la fois mensuel et garanti. » ils ont aussi « l'habitude depuis l'âge de seize ans de travailler l'été pour constituer en deux mois une épargne dans laquelle ils piocheront l'année suivante. »4 Ceci nous ramène une fois de plus à une vision subsistancielle du temps qui n'est pas éloignée de celle des agriculteurs traditionnels. Nous proposons l'idée d'un « petit boulot de subsistance » qui s'oppose à celle d'un « petit boulot éducatif », l'une se rapportant à « l'à venir » l'autre à « l'avenir ».

Sur un thème parallèle qu'est l'aide financière accordée aux enfants, nous retrouvons cette même structuration. « Les enfants reçoivent davantage d'argent de poche lorsque leurs parents disposent de revenus importants et appartiennent à des catégories sociales élevées. »5 Mais ces aides parentales ne sont pas qu'argent de poche. Dans le cas de jeunes en cours d'études elles peuvent être accordées sous formes de contributions au logement, alimentation, etc. Ce type d'aides comme le note l'enquête Éducation de 1992 « apportées pendant la période de formation des enfants s'apparentent le plus souvent à des investissements dans le capital humain des enfants. »6

Ces quelques exemples nous amènent à concéder à l'hypothèse de G. Pronovost une

1 James Masy, Le BAFA, un entre deux, mémoire de DURFA, Université de Nantes, 2006, p. 131

2 Ibid., p. 140

3 Émile Durkheim, Éducation et Sociologie, 1922, édition électronique développée par la Bibliothèque Universitaire de Québec , Chicotoumi, 2002, p. 9

4 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 166

5 Christine Barnet-Verzat , François-Charles Wolff, L'argent de poche versé aux jeunes : l'apprentissage de l'autonomie financière, in Économie et statistiques, n°343, 2001-3, p. 5

6 Ibid., p. 52

certaine valeur. Si ce n'est une maitrise du temps, on peut parler d'une tentative en la matière. Il paraît difficile d'établir quelques résultats fondés, tant les variables de la temporalité et leur apprentissage résultent d'effets de socialisation dont la famille n'est en fait qu'une partie. Il nous faudrait nous porter avec M. Haricault au sein de la famille "en amont des habitus constitués"1 et avec J. Loos sur "les questions temporelles au commissariat général du plan"2 pour une approche macrosociale du temps. Il y a tant à dire des variables qui construisent la perception temporelle, tant à dire sur les conséquences de cette construction, tant à dire sur le temps. Il eut fallu bien plus pour prétendre à une étude du temps, mais notre souhait n'était pas là, nous souhaitions dans ce chapitre faire valoir la multiplicité des temps fondés dans la nature sociale de l'existence. Nous aurions pu évoquer les temps sociaux à travers les espaces de socialisation, les classes d'âge, le genre la culture, ou encore l'habitat et plus encore, car toutes ces variables sont traversées par des temporalités propres qui constituent leur singularité.

Ce survol des théories sociologiques du temps amène à quatre constats fondamentaux de la temporalité, c'est-à-dire le rapport au temps qu'implique notre conscience de ce dernier. Un premier qui s'appuie sur l'approche constructiviste du temps qui l'envisage comme une synthèse de l'expérience cumulée. Et plus encore nous dirions que cette expérience s'appuie sur l'interaction socio-biologique, ou l'intersection entre le temps cosmique, les séquences temporelles de la nature et le temps intérieur comme le précisent éminemment P. Berger et T. Luckmann. Le deuxième constat estime une condition sociale du temps qui est tournée vers l'activité de chacun et déterminée selon des paramètres environnementaux, matériels et sociaux. La balade dominicale n'est pas la même selon qu'elle est en ville ou à la campagne, que l'on est ouvrier ou cadre, que l'on est à pied ou à cheval, il en va de même pour la temporalité et même de la temporalité des promeneurs. Le troisième découle du précédent mais propose une catégorisation plus rigide de l'activité en distinguant les temps d'activité entre eux. Les cadres temporels définissent une temporalité, car ils contribuent à transformer notre action. Dés lors que retentit la cloche de l'école, s'il s'agit de l'entrée on constate la nonchalance de nombreux élèves, si c'est la sortie, la précipitation démontre l'empressement à changer de cadre temporel. Et enfin le quatrième et dernier qui nous soumet l'idée de précarité temporelle portant en elle les stigmates d'une distribution sociale des horizons temporels. Nous avons vu avec les chômeurs de Marienthal que la projection était rendue difficile par l'inactivité, ou plus exactement l'absence de cadre temporel enfermant.

1 Monique Haricault, Enfants et temps quotidien : apprentissages et transmissions, Temporalistes, n°10, pp. 5-10, p. 6

2 Jocelyne Loos, les questions temporelles au commissariat général du plan, Temporalistes, n°5, pp. 12-13

Ces constats se doublent des transformations en oeuvre dans la société, dont nous avons déjà parlé. Lorsqu'est évoquée avec un certain déterminisme la relation passé, présent futur synthétisée par un groupe de chanson française, sous la forme « regarde ton passé, il te dira ton avenir »1, nous n'y voyons pas une fatalité, mais plutôt la grande difficulté à bâtir aujourd'hui son autonomie temporelle. Une société dans laquelle les horizons temporels se précarisent pour certaines populations, induit pour les membres de ces dernières la difficile, prise en charge de leur vie et considération de leur existence.

Le temps n'est pas une donnée à priori mais une construction sociale qui s'appuie sur des éléments objectifs de niveaux différents. La distinction du temps comme donnée sociale a depuis l'aube des temps présupposé sa segmentation et introduit la volonté de le manipuler. Les uns prièrent de peur que demain n'arrive jamais, les autres s'assurèrent de prévoir l'avenir en considérant aujourd'hui comme synthèse du passé et construction du futur. Considérant ainsi l'existence de temps pluriels, il est possible de situer chaque expérience de la vie dans une temporalité propre qui permet de mesurer les effets de la temporalité sur l'action présente. Il est donc admis que le temps soit vécu selon des conditions sociales et culturelles, dans des cadres plus ou moins libre et au regard de l'activité en présence.

1 Zebda, Sheitan, Utopie d'occase, Barclay, 2002

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery