Chapitre 4 : Le marché et ses
paradoxes.
4.1 Historique et fonctionnement du marché
4.1.1 Histoire du développement du marché
Dès le début de la colonisation du
Désert, les artefacts aborigènes intéressèrent les
anthropologues et les collectionneurs. Les objets les plus recherchés
étaient souvent très sacrés et difficile d'accès.
Parmi ces objets, les plus sacrés sont les Tjurunga, plaquettes de
pierre ou de bois gravées12 (Murphy 1998, 263 ; Strelhow
1964, 53). Les Arandas, par exemple, voyant leurs objets sacrés en
danger, les ont confiés à T.G.H. Strelhow, un anthropologue du
milieu du vingtième siècle, pour qu'il les mette en lieu
sûr. Ils sont depuis conservés au Strehlow research center d'Alice
Spring, hors d'atteinte des non-initiés. En effet, Strelhow, dont le
père étudiait déjà les Aborigènes, a
vécu toute sa vie à leur contact et a appris à
connaître et à respecter leurs croyances jusqu'à contredire
le principe occidental de l'accès pour tous à la
connaissance13...Pour les Aborigènes, plus rien n'est
à découvrir car les ancêtres ont tout
révélé. Seules certaines personnes de valeur14
ont accès à cette connaissance. Le centre Strelhow a reçu
la confiance des Aborigènes parce que leur règle de restriction
du savoir y est respectée. Seuls les chercheurs qui ont su gagner la
confiance de ce peuple peuvent étudier les objets sacrés, et les
textes qui les concernent, conservés au centre. Par contre, les
12 Les Arandas pensent que certains ancêtres
mythiques et leurs attributs se sont transformés en ces Tjurunga
(Strelhow 1964, 53).
13 Bien qu'actuellement en occident, cet accès
à la connaissance est limité par des questions d'argent.
14 Les critères qui déterminent la
valeur de quelqu'un ne sont évidemment pas les mêmes que les
nôtres, on peut penser que la capacité à surmonter les
épreuves initiatiques, ainsi que le respect des règles de vie
aborigène font partie de ces critères.
informations non-secrètes, dont la très
volumineuse correspondance de Strelhow, sont accessibles sans
l'intermédiaire des Aborigènes (Communication personnelle par
e-mail: Hersey 200215). Mais revenons-en au marché. Un
commerce de boomerangs, de boucliers et de lances s'est également
rapidement développé (Murphy 1998, 263). Cependant, ce sont les
toas qui furent les premiers objets fabriqués pour la vente au
début du vingtième siècle. Ils ont donc eu un rôle
charnière dans l'histoire du marché ( ILL.22) (cf.p.33) (Caruana
1994, 102-3).
Les Aborigènes étaient néanmoins reconnus
comme un peuple sans art en correspondance avec la pensée
évolutionniste qui les plaçait au plus bas de l'évolution
de l'homme, juste avant les singes(Fison et Howitt cités dans Kuper
1988, 92-4). Les peintures rupestres, connues depuis le dix-neuvième
siècle, étaient d'ailleurs attribuées par certains
extrémistes aux Grecs ou aux Egyptiens puisqu'il était impensable
que ce peuple aborigène si primitif en soit l'origine (Petitjean 2000,
192-3). Vers 1930, l'idée que les objets décorés pouvaient
être des objets d'art commença à germer (Morphy 1998,
27).
L'art traditionnel du Désert est, je le rappelle,
principalement un art éphémère (les peintures de sable et
l'art corporel) ou inamovible (l'art rupestre), il n'est donc pas adapté
au fonctionnement du marché occidental autour de l'objet collectable et
entreposable.
Parallèlement à la vente de toas
(ILL.22), les aquarelles d'Hermannsburg (ILL.29) (cf.p.34)
commencèrent à être reconnues et commercialisées.
Ces paysages de tradition occidentale furent considérés comme une
preuve que les Aborigènes pouvaient adopter la culture occidentale et
comme une réussite de la politique d'acculturation (Isaacs 1999, 23).
Pendant près de quarante ans, le marché d'art
15 Shane Hersey est un des spécialistes qui
travaille au Strelhow research center.
aborigène se limita à ces deux types d'objets et
à toute une série d'objets artisanaux (tissus, bols,
sacs...)(Caruana 1994, 102). Le début des années soixante-dix vit
naître le courant de l'art du Désert. Les tableaux furent
très vite vendus à Alice Spring. Mais la diffusion resta
restreinte jusqu'au début des années quatre-vingt lorsque les
autres centres de production se mirent en route. Le marché se
développa alors avec une production et une diffusion croissantes,
accompagnées des expositions et des publications toujours plus
nombreuses en Australie. Altman estime la croissance du marché à
33% par années entre 1980 et 1987 et plus encore entre 1987 et 1989 (
Altman 1989, 17).
C'est à partir de 1986/87 que les tableaux commencent
à être reconnus comme de réelles oeuvres d'art plutôt
que comme des objets d'artisanat anthropologique. Une nouvelle branche du
marché se développe alors : des galeries d'art reconnues et des
maisons de vente aux enchères (principalement Sotheby's)
s'intéressent à l'art du Désert (Altman 1989, 17).
Le marché s'est internationalisé notamment par
de grandes expositions qui ont joué un rôle primordial dans cette
diffusion : principalement Dreamings organisée à l'Asia
society Gallery de New-York en 1988 qui fut la première à lancer
des débats sérieux sur le statut de l'art de Désert comme
un art à part entière et son pendant européen
Aratjara: art of the first Australians, organisée par deux
artistes contemporains allemands, qui voyagea à Londres, Dusseldorf et
Humlebaeck (Danemark) en 1993 et 1994 (Petitjean 2000, 266-7). Les expositions
se sont multipliées aux Etats-Unis et en Europe, organisées
souvent par des galeristes australiens ou autochtones. Entre autres, le
parisien Baudouin Lebon a participé à l'organisation d'une
exposition en 2000 à la galerie Commines et à l'Ambassade
australienne et la Galerie Damasquine de Bruxelles projette elle
aussi une exposition.
Des galeries spécialisées dans l'art
aborigène se sont également ouvertes en Europe et aux Etats-Unis
mais malheureusement, le marché reste aussi diversifié qu'il
l'est en Australie. On trouve des peintures du Désert dans des galeries
réputées aussi bien que dans des magasins d'objets touristiques
australiens16 et les tableaux exposés sont loin d'être
toujours de qualité (Petitjean 2000, 268). Cette différence de
qualité dans la production est une problématique difficile car
aucun spécialiste n'a, à ma connaissance, publié une
étude consacrée à ce sujet... L'illustration 84, bien
qu'elle soit l'oeuvre d'un artiste célèbre est de qualité
médiocre : la composition, la disposition des points et les lignes
parallèles sont exécutées mollement. Les couleurs sont peu
harmonieuses.
4.1.2 Le fonctionnement du marché
Il existe peu d'études du marché d'art
aborigène. La plus importante et la plus complète est The
Aboriginal Arts and Crafts Industry, Report of the Review Committee
(Altman 1989) plus connue sous le nom de "Altman report", étude
commandée par le département australien des affaires
aborigènes. Malheureusement, cette étude date de 1989 et est
dépassée dans certains domaines car, en 13 ans, le marché
a évolué.
L'étude la plus récente est The art and craft
story mais elle ne se focalise que sur le fonctionnement de certains
centres artistiques17. De plus, tous les volumes de
16 L'Australie et tout ce qui s'y rattache provoquent
en effet un certain engouement en Europe depuis une dizaine d'années
(Petitjean 2000, 267).
17 Les centres regroupés sous l'organisation
Desart.
l'étude n'ont pas encore été
publiés. Les deux premiers volumes accessibles traitent en détail
du fonctionnement des centres artistiques. Cette étude est basée
sur une série de questionnaires qui ont été soumis aux
artistes, au personnel et aux dirigeants des centres afin de comprendre leurs
activités et leurs buts (Wright & Morphy 2000, 3). Limitée
à certains centres artistiques, cette étude est donc moins
complète que l'Altman report. J'utilise dans ce chapitre sur du
fonctionnement du marché principalement ces deux sources ainsi que les
informations orales que j'ai récoltées auprès des
galeristes et des spécialistes australiens.
Le marché fonctionne à plusieurs niveaux : les
artistes, les centres artistiques, les galeries privées de toutes sortes
et les salles de vente aux enchères.
|