3.4 Quelques artistes renommés
Depuis le début de l'art contemporain du Désert,
quelques artistes se sont démarqués du lot : Clifford Possum
Tjapaltjarri et Emily Kame Kngwarreye ont chacun au moins une monographie, les
autres sont très souvent cités et sont les plus
côtés dans le marché de l'art. Leurs développements
artistiques personnels sont assez intéressants et montrent bien que les
artistes aborigènes peuvent dépasser les limites de la tradition
pour la faire évoluer vers de nouvelles formes. La plupart de ces
artistes ont pris part au commencement du courant artistique à Papunya
et sont décédés récemment. Ils faisaient partie de
cette génération exceptionnelle qui a pu peindre avec des
connaissances approfondies des Rêves auxquelles leurs enfants n'ont
malheureusement pas accédé (communication personnelle: Petitjean
2002).
Emily Kame Kngwarreye (ILL.52,65,
88-90)
Emily, née en 1916, était anmatyerre et a
vécu à Utopia jusqu'en 1996, date de sa mort. Hautement
initiée, elle fut la gardienne de nombreux Rêves associés
à sa région. Elle fait partie des artistes les plus connus
d'Australie centrale. En effet, en sept ans de peinture, elle a
participé à plus de cent expositions et ses tableaux se sont
vendus dans le monde entier. Son style particulièrement libre et
original y est pour beaucoup (Nangara 1996, 86). Ses tableaux ne
présentent pas les mêmes signes que ceux développés
plus haut mais des points énormes ou des lignes entrelacées ou
parallèlles. Leurs mélanges colorés font
référence aux couleurs du désert selon les périodes
de l'année ou les événements naturels (feu, vent...).
L'abstraction est poussée ici à l'extrême
dans l'art du désert. Fred Myers interprète l'abstraction comme
un moyen de mieux conserver le secret des Rêves représentés
(Myers 1999,222) et, en effet, Judith Ryan explique comment cette artiste
recouvre les signes habituels par des couches d'énormes points
colorés (Ryan 1993, 55). Ces points ne sont néanmoins pas choisis
aléatoirement, ils ont un lien direct avec les signes secrets
cachés sous eux. Par exemple, sur le symbole secret d'une plante, Emily
Kame Kngwarreve peint des taches rondes représentant les fleurs de cette
plante. Le sens religieux est inhérent à ses oeuvres mais il est
visuellement difficilement accessible (Ryan 1993, 55).
Clifford Possum Tjapaltjarri
(ILL.37,87, 91-93)
Clifford Possum Tjapaltjarri, né en 1932 est
anmatyerre. Il vit à Napperby dans le sud du Territoire du Nord.
Déjà initié à la gravure sur bois et à la
peinture, il lance réellement sa carrière artistique vers 1970
lorsqu'il travaille avec le groupe de Geoffrey Bardon à Papunya.
Exposé dans le monde entier, il est devenu l'artiste d'Australie
Centrale le plus connu. Plusieurs livres lui sont d'ailleurs consacrés
(Nangara 1996, 84). Clifford Possum est décédé en juin
2002.
Bardon voit dans sa peinture en couches
entremêlées des tentatives de tridimensionnalité. Clifford
Possum essaie aussi de faire ressentir les différentes saisons et les
divers moments de la journée à travers ses agencements de
couleurs (Bardon 1991, 113).
Johnny Warangkula Tlupurrula (ILL.35,
94,95)
Né en 1925, il a vécu une enfance selon le monde
traditionnel jusqu'à ce que sa famille déménage
à Hermannsburg. Il est pleinement initié puis
déménage à
Haasts Bluff, puis, en 1960, à Papunya. C'est lui qui
est à l'origine du fond recouvert de points. En effet, dans le souci de
cacher les aspects secrets peints dans les premières peintures du
courant artistique, il recouvre les signes secrets par des couches
superposées de points créant des effets vibrants. Il fut un des
grands artistes de Papunya jusqu'à ce qu'une maladie des yeux
l'empêche de continuer à peindre à la fin des années
quatre-vingt (Johnson 1994, 203-4). Il est décédé en juin
2001. Ces Rêves sont celui de l'igname, du feu et les histoires de Egret
et Nyilppi et Nyalpilala.
Ronnie Tjampitjimpa (ILL.59, 85, 96)
Ronnie Tjampitjimpa est né en 1943 à Muyinnga
(100 km à l'est de Kintore). Une fois initié, il a beaucoup
voyagé, passant notamment par Yuendumu avant de s'installer à
Papunya jusqu'en 1981 lorsqu'il put rejoindre sa terre natale. Il fait partie
des artistes importants qui ont commencé à peindre à
Papunya dès 1971 (Johnson 1994, 174-5).
Ses tableaux les plus connus sont basés sur un motif de
carrés concentriques, fréquents sur les objets de bois rituels
gravés, mais absents des peintures de sables et rupestres. Au
début du courant artistique, on peut retrouver ce motif sur la
représentation figurative de ces objets rituels (ILL.58). Petit à
petit, le motif se déplace de cette représentation vers le
support du tableau lui-même (ILL.58b), alors toujours entouré des
autres motifs qui forment le tableau. Plus tard, Ronnie va prendre pour sujet
unique ce motif monumentalisé et multiplié (Petitjean 2000,
227-8). Comme ceux d'Emily ou de Turkey, les tableaux qui résultent de
cette évolution se distinguent dans la production artistique
contemporaine du désert par
cette abstraction géométrique qui les rapproche
étroitement de certains artistes occidentaux modernes et contemporains
(cf.infra)
Turkey Tolson Tjupurrula (ILL.26, 28,
61, 97,98)
Turkey est né en 1938 à huit kilomètres
de Haasts Bluff et il est décédé en août 2001. En
1959, peu après son initiation, sa famille part pour Papunya, où
il est un des plus jeunes à prendre part au courant artistique de
Geoffrey Bardon (Johnson 1994, 194). Turkey est gardien des Rêves
émeu, serpent, feu de brousse, femme et Mitukutjarrayi. Il a peint
quelques tableaux plus classiques avec des cercles concentriques reliés
entre eux et parfois des éléments plus figuratifs mais se
distingue surtout par ses peintures plus innovatrices composées de
lignes horizontales superposées faites de points serrés (ILL.98).
(Johnson 1994, 194). Ces peintures, comme celles d'Emily, de Ronny Tjampitjimpa
et de Mick Namarari, frappent par leur abstraction dénuée des
signes typiques de l'art aborigène du désert. D'ailleurs, ces
innovations ne sont pas toujours bien perçues par les anciens
(communication personnelle Petitjean 2002).
Cependant, on remarque vite que ce motif de lignes
parallèles est repris de façon fort semblable par plusieurs
peintres. Dans le seul catalogue de l'exposition Nangara qui eut lieu à
Bruges en 1996, il est repris (avec des variations dans les couleurs,
l'épaisseur des traits et la façon de les former (traits de
pinceau, juxtaposition de points séparés ou pas...)) par Emily
Kame Nngwarreye, Greeny Purvis Petyerre, Gladys Kemarre, Ronnie Tjampitjimpa,
Charlie Eagle Tjapaltjarri, Billy Stockman Tjapaltjarri, Benny Tjapaltjarri et
Turkey Tolson Tjapaltjarri. Presque chaque peinture est associée
à un Rêve différent et toutes ces peintures
sont postérieures à 1990. On voit aussi un motif
similaire dans un dessin sur papier fait par Jerry Waldmadjari datant des
années 1930 (ILL.25) (cf.p.34). Plusieurs questions se posent : ces
tableaux aux seules lignes horizontales sontils une innovation de Turkey qui
développe un motif traditionnel rencontré notamment dans les
peintures corporelles pour en faire son seul sujet ? Est-ce une innovation d'un
autre artiste duquel Turkey et d'autres se seraient inspirés ou est-ce
que tous ces artistes auraient eu la même démarche de
développer cet élément de lignes parallèles? Le
dessin de 1930 de Jerry Waldmadjri (ILL.25) pourrait indiquer que ne prendre
que ces lignes pour sujet n'est pas une innovation récente mais une
démarche traditionnelle. Mais on ne sait pas ce qu'a demandé
l'anthropologue à Jerry Walmadjari pour qu'il dessine ce motif. Si
l'anthropologue lui a simplement demandé de représenter de l'eau,
il est normal que ce soit le seul sujet du dessin... Il m'est impossible de
statuer bien qu'il semble peu probable qu'ils aient tous eu
indépendamment la même démarche. Les ressemblances entre
les oeuvres de différents artistes aborigènes sont très
fréquentes dans l'art du désert autant pour ceux qui peignent de
façon plus traditionnelle que pour ceux que l'on considère comme
plus innovateurs. Il semble que, pour les artistes aborigènes, reprendre
une idée de composition ou de technique découverte par un de
leurs confrères est une chose tout à fait naturelle. Quoi de plus
logique dans une société où l'on considère que tous
ces motifs un héritage des temps ancestraux ?
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