4.3 Art contemporain ou art ethnique ?
Est-ce que ces peintures aborigènes doivent être
considérées comme de l'art contemporain, au même titre que
les oeuvres de ces artistes occidentaux auxquelles elles ressemblent, ou comme
de l'art ethnique en raison de leur origine traditionnelle ? Sans
prétendre donner une solution définitive à cette question
qui situe l'art des Aborigènes du Désert dans une position
ambiguë peu confortable, je vais essayer dans ce chapitre d'analyser les
données utiles pour éclaircir le problème.
4.3.1 Les peintures du Désert comme oeuvres
primitives : le pour et le contre.
La situation des peintures du Désert est assez complexe
car elles sont la transposition vendable et durable des oeuvres
traditionnelles. Il faut tout d'abord cesser de croire que la tradition est un
phénomène figé, intemporel, un équilibre rompu par
l'arrivée des colons. La tradition n'a jamais cessé
d'évoluer, de s'adapter aux changements extérieurs qui
conditionnent la vie des populations. Aussi même si le choc a
été dur, il ne faut pas voir l'arrivée des colons comme la
perte de la tradition : elle a survécu, car elle s'est adaptée
notamment à travers les peintures.
La tradition est le principal critère
d'authenticité pour l'art ethnique et la tradition est à la base
des peintures du Désert. On pourrait donc considérer ces
peintures comme des oeuvres d'art ethnique. Ce serait trop simple.
Un visite dans les galeries d'art ethnique du Sablon à
Bruxelles m'a permis de comprendre que l'attachement à une tradition
dite ethnologique ne suffisait pas à faire d'un objet une oeuvre d'art
ethnique. Outre ses qualités esthétiques purement subjectives, le
caractère de "pure tradition", vierge de toute influence occidentale,
détermine sa valeur en temps qu'objet d'art ethnique. Il faut que
l'objet ait été créé avec des matériaux et
des techniques traditionnelles par la personne traditionnellement
chargée de sa fabrication et pour sa fonction traditionnelle (Rubin
1991, 14). Il aura d'autant plus de valeur si sa patine montre son utilisation
traditionnelle. Le terme « traditionnel » inclut ici une absence
d'influence occidentale puisque l'arrivée des occidentaux marque la fin
de la "pure" tradition26. Aussi, aucun des galeristes du Sablon avec
qui je me suis entretenue n'est prêt à exposer aux milieux des
objets africains, asiatiques, amérindiens et africains des tableaux
aborigènes du Désert. Leurs matériaux et leurs aspects en
font des objets beaucoup trop occidentaux à première vue pour
être intégrés à l'atmosphère d'une galerie
d'art ethnique.
Les conservateurs du musée d'art d'Afrique et
d'Océanie de Paris ne sont pas de cet avis puisqu'ils consacrent toute
une salle aux arts d'Australie où plus d'une quinzaine de tableaux du
Désert sont exposés aux côtés d'objets traditionnels
sculptés et décorés. Il m'a été dit que ce
musée, de par son nom, n'est pas spécifiquement un musée
d'art ethnique (communication par e-mail : Lefur27 2000) et que la
présence des tableaux du Désert en son sein est donc logique :
l'art du Désert vient d'Océanie, il a donc sa place au
musée. Mais je n'y ai vu, dans les
26 Il faut savoir que ces critères, un peu
manichéens, sont ceux du marché mais pas forcément ceux
des scientifiques. La notion même de tradition soulève de
nombreuses questions. Mais c'est ici au marché que je
m'intéresse, je n'ai donc pas l'intention de relever ces
problématiques.
27 Yves Lefur est le spécialiste du
musée d'art d'Afrique et d'Océanie qui s'est occupé de la
salle australienne.
autres sections, que des objets correspondant aux
critères de l'art ethnique, alors que l'art contemporain africain par
exemple aurait dû y être représenté en tant qu'art
d'Afrique...28
L'écrasante majorité des livres
édités sur les peintures du Désert sont principalement
anthropologiques. Ils expliquent au lecteur la notion de Rêve, les
ancêtres traditionnels des peintures, l'historique des différents
endroits de production et parfois une biographie sommaire des artistes. C'est
l'attachement à la tradition qui ressort avant tout de ces publications,
ce qui encourage l'approche de ces objets en tant qu'art ethnique.
J'ai pu constater que dans beaucoup de galeries de niveau
moyen, l'histoire associée au tableau est fournie comme preuve
d'authenticité. L'usage de la tradition pour démontrer l
`authenticité est une habitude dans l'art anthropologique. Il est
certain que la tradition est primordiale pour les Aborigènes dans leurs
peintures. Le discours qui leur est associé relève du Rêve
et peindre leurs Rêves fut la motivation première des peintres des
années soixante-dix. D'un autre côté, ces objets
n'existeraient pas sans les occidentaux qui sont à l'origine du courant
artistique, fournissent les matériaux et organisent le marché.
Certains voient dans ces tableaux une perversion de la tradition, d'autres une
adaptation et, selon, l'acceptent comme art ethnique ou non.
28 Bien sûr, l'art du Désert est plus
ethnologique que l'art contemporain africain. Cela pourrait expliquer la
présence de l'un et pas de l'autre au sein du musée, mais ce
n'est pas l'argument qui m'a été donné.
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