Conclusions
Cette étude a donc traité de l'art du Désert
sous différents angles :
Tout d'abord, une approche du contexte dans lequel l'art du
Désert s'est développé a été exposée.
On voit ainsi que le contexte originel des peintures est extrêmement
différent du contexte occidental. Le paysage lui-même est
particulier, s'il est considéré comme généreux et
riche par les Aborigènes, il nous apparaît comme un univers
hostile et aride. Le soleil est brûlant, l'eau et la nourriture sont
difficile à trouver... En fait, tout nous sépare des habitants de
ce désert : leur physionomie, leur langue, leur vie principalement en
extérieur, leur désintérêt pour l'accumulation de
biens matériels et surtout de l'argent... Leurs croyances sont
également très différentes des religions occidentales. Le
Rêve est une notion complexe où de nombreuses dichotomies
occidentales n'ont pas leur place30. Les ancêtres ont tout
créé, tout réglé et tout
révélé, plus rien n'est à découvrir ni
à inventer...Le plus surprenant est que ces hommes si différents
de nous peignent des tableaux qui nous parlent et nous interpellent, et qui
sont de plus en plus présent dans le marché de l'art et sur les
murs de nos salons.
On a découvert également les formes ancestrales
de l'art du Désert. Les peintures actuelles descendent en effet
directement de l'art rupestre, des peintures de sable, des dessins dans le
sable et de l'art corporel. On y retrouve exactement les mêmes signes qui
semblent être les éléments de base d'un code utilisé
depuis des milliers d'année par les Aborigènes pour traduire leur
Rêve en image. A
30 Les séparations humain/animal, êtres
vivants/objets, matériel/spirituel, passé/présent sont
presque inexistantes dans la pensée aborigène (Rose 1987, 268)
travers les formes ancestrales, on voit aussi que les images
sont liées à un contexte religieux. On pourrait dire que cette
constatation n'a pas vraiment de sens puisque tout pour les Aborigènes
est quelque part religieux puisque tout vient des ancêtres. Mais ces
formes ancestrales, à part les dessins dans le sable qui sont
tracés dans des contextes très variés, sont très
souvent utilisées lors de cérémonies secrètes
primordiales dans la religion aborigène. Les images ont en fait depuis
des millénaires un but bien précis lié au maintien de
l'équilibre universel, leurs formes n'ont que très peu
évolué car elles sont considérées comme les copies
des images conçues une fois pour toutes par les ancêtres
euxmêmes et les transformer pourrait altérer leur
efficacité religieuse.
On a vu que le courant artistique du Désert a
commencé grâce à l'intervention d'un australien
non-aborigène, Geoffrey Bardon, dans la réserve de Papunya au
début des années soixante-dix. Geoffrey Bardon redonna aux
Aborigènes la possibilité qui leur avait été
enlevée de peindre leur Rêve. L'espoir les envahit à
nouveau puisqu'ils pouvaient exprimer leur culture et entretenir leur
Rêve à travers la peinture. Rapidement, un commerce naquit. Une
dizaine d'année plus tard, d'autres centres de regroupements
adoptèrent la peinture acrylique. L'art du Désert était
lancé. Il est intéressant de remarquer que c'est un
non-Aborigène qui est à l'origine de l'art du Désert.
Comme on le voit aussi dans le quatrième chapitre, de nombreuses
personnes de culture occidentale ont joué, et jouent toujours, des
rôles importants dans le développement de ce courant artistique.
Certains pourraient alors se poser la question : à quel point l'art du
Désert est-il un art vraiment aborigène ? Les médiums sont
importés, l'origine vient d'un Australien blanc, le marché
occidental fait continuer la production... Mais d'un autre côté,
les
dessins sont le fruit de plusieurs millénaires de
culture aborigène et les significations que cachent ces tableaux sont
encore tellement aborigènes que personne d'autre n'y a
accès...Mais cette question a t-elle vraiment un sens à
l'époque d'Internet et de la mondialisation ? Toutes les cultures se
croisent et se rencontrent, chacun puise où il veut ce dont il a besoin,
à moins que l'on considère cela comme un privilège
réservé aux occidentaux... L'art du Désert est sans aucun
doute un art vraiment aborigène mais il provient de la culture
aborigène contemporaine, celle qui a vécu la colonisation et qui
s'est adapté à ses nouveaux voisins, et aux conditions qu'ils
leur imposaient. Il faut oublier le mythe de la culture "primitive" vierge,
s'il n'avait pas vraiment lieu d'être quand il a fait son apparition,
c'est encore moins le cas actuellement.
Beaucoup d'artistes ont adopté pleinement les
techniques occidentales puisqu'ils utilisent, outre l'acrylique et la toile, le
pinceau et des couleurs non-traditionnelles. D'autres, par contre, gardent une
technique plus traditionnelle avec un fin bâton pour pinceau et les
couleurs traditionnelles. Par contre, jusqu'ici, aucun Aborigène
n'utilise de chevalet : la toile est posée sur le sol et l'artiste
tourne autour pour peindre. Ainsi, toute orientation intrinsèque au
tableau est niée. C'est le galeriste qui va choisir où est le
haut du tableau et où est le bas.
L'acrylique sur toile est le médium utilisé par
de très nombreux artistes contemporains. La toile,
particulièrement, est le support principal de la peinture occidentale
depuis plusieurs siècles. Dès le début de la
commercialisation de l'art du Désert, les marchands ont fourni aux
artistes les médiums qui convenaient le mieux aux habitudes du
marché de l'art occidental. Pour les artistes, le principal a toujours
été de peindre leurs motifs, peu importe sur quoi et avec quelle
peinture. On peut voir d'ailleurs que, lors des toutes premières
années à Papunya, les
artistes peignaient sur tout ce qui leur tombait sous la main
avec la peinture qu'ils trouvaient : souvent la peinture utilisée pour
les bâtiments. Lorsque les galeristes leur ont donné de
l'acrylique et des toiles, ça ne les a absolument pas
dérangés. Leurs techniques traditionnelles étaient de
toutes façons difficilement adaptables au marché de l'art, si
tant est qu'ils eussent voulu le faire.
La symbolique des peintures est particulièrement riche
mais seule sa couche extérieure nous est accessible. Voilà un
point de frustration pour tout anthropologue de l'art qui s'intéresse
à l'art du Désert. Les informations cachées
derrière les oeuvres d'art ont toujours constitué une grande
partie des recherches de l'anthropologie de l'art. Avec l'art du Désert,
les seules informations auxquelles on a accès sont très
limitées et souvent fournies par le certificat d'authentification joint
au tableau. Le scientifique, qui souvent aime étudier ses sujets en
profondeur, est bloqué face au mur du secret. Sa seule
possibilité pour accéder à ces informations est de gagner
la confiance des Aborigènes, s'il le faut en passant les rites
initiatiques, pour montrer qu'il est digne d'accéder à ces
connaissances. Mais s'il parvient à son but, il devra
réfréner son désir de partager ses découvertes, car
une fois entré dans le cercle du secret, il est tenu, par respect pour
les Aborigènes qui lui ont fait confiance, d'y rester.
Une autre problématique se pose au sujet de la
symbolique : la présence d'une connaissance riche et profonde
cachée dans les peintures a tendance, il faut bien l'avouer, à
leur donner encore un peu plus de valeur. Cependant, au train où vont
les choses, la prochaine génération d'artistes n'aura plus aucune
connaissance secrète à cacher derrière ces signes. Car les
jeunes aborigènes se détournent du Rêve et ne veulent plus
subir les initiations. Ils peuvent peindre des motifs
similaires à ceux de leurs aînés mais n'en
connaissent plus vraiment le sens. Pour ceux qui ont tendance à voir
l'art du Désert comme un art ethnologique, la perte de ces connaissances
millénaires est catastrophique pour l'art lui-même car elle
signifie la perte d'un élément primordial pour classer cet art
dans les arts ethnologiques.
L'application du marché de l'art occidental à un
contexte non-occidental crée de nombreuses problématiques que
j'ai relevées dans le quatrième chapitre. Pour cela, il
était indispensable d'expliquer le fonctionnement concret du
marché de l'art du Désert. Apparu dans les années
soixante-dix, ce marché s'est développé très
rapidement dès les années quatre-vingt et se poursuit toujours de
manière aussi rapide. Plusieurs acteurs font fonctionner ce
marché, de l'artiste à la maison de vente aux enchères.
Comme les artistes sont aborigènes, les liens entre les
différents acteurs, de culture différente, ne sont pas toujours
évidents. Les Aborigènes, pour s'assurer des revenus
équitables, ont mis au point des centres artistiques qui jouent le
rôle d'intermédiaire entre les artistes et les galeristes. On
retrouve, dans ces centres, une majorité d'Aborigènes mais aussi
quelques nonAborigènes qui endossent le rôle de conseiller
artistique et peuvent avoir une très grande influence sur la production.
Ils sont souvent des spécialistes du marché de l'art occidental
et tentent d'orienter la production vers les critères de valeur du
marché. Certains galeristes, aussi, essaient d'influencer les artistes.
Ces influences existent très souvent entre un artiste et son galeriste,
quelles que soient leurs origines. Induisent-elle une corruption de l'art
Aborigène ? Je ne pense pas. Le conseiller artistique est là pour
donner des conseils, l'artiste est libre de les suivre ou non. De nouveau, il
ne faut pas voir l'art aborigène comme purement
aborigène car les influences occidentales font partie de
son histoire et de son fonctionnement actuel.
Le marché de l'art du Désert a le grand
défaut de présenter des tableaux de qualité très
diverse. Cette variété nuit à sa reconnaissance par tous
en tant qu'art à part entière. Les personnes
spécialisées dans l'art en général doivent faire
l'effort de ne pas s'arrêter à un premier contact négatif
avec l'art du Désert. La proportion de tableaux aux qualités
médiocres est telle qu'il faut avoir de la chance pour trouver
directement une oeuvre de valeur.
Le marché de l'art du Désert soulève de
nombreux paradoxes car les cultures aborigène et occidentale sont
très différentes l'une de l'autre. Ainsi, Aborigènes et
Occidentaux n'ont pas la même notion d'art ni les mêmes
critères d'authenticité et de valeur. Ces différences
culturelles créent des malentendus et on comprend ici l'importance
d'intermédiaires qui connaissent suffisamment les deux cultures. Le
tableau lui-même contient ces différences puisque le rapport
qu'entretient l'amateur d'art avec ce tableau accroché au mur de son
salon, est radicalement différent du rapport qu'avait l'artiste avec ce
même tableau.
Et voici enfin la dernière question : doit-on
considérer cet art comme un art ethnique ou comme un art contemporain ?
La question, à mon avis, à toute sa raison d'être car cette
séparation est perceptible autant dans le marché de l'art que
dans les études spécialisées. Il ne m'a pas
été possible de trancher, l'art du Désert est dans une
position bien trop ambiguë pour cela. D'un côté, cet art est
le fruit d'une culture tout à fait différente de la nôtre
qui fut considérée dans l'Histoire comme une des plus
"primitives", ce qui a tendance à en faire un art ethnique. Mais cette
culture aborigène est contemporaine, elle a vécu tous les
événements qui ont fait d'elle ce qu'elle est actuellement : une
culture assez différente de ce
qu'elle était avant l'arrivée des colons. Il est
vrai que l'art du Désert est un art contemporain des plus ethnologiques.
L'art contemporain africain, par exemple, est beaucoup plus proche, dans sa
démarche, de l'art contemporain occidental que ne l'est l'art du
Désert. Ce sont principalement les occidentaux qui font le marché
de l'art et qui y définissent l'art qui s'y trouve, reste à
savoir s'ils se placent au niveau de l'artiste ou en spectateur. Selon, on
considère l'art du Désert comme ethnique ou contemporain. Comme
le met bien en évidence Bernhard Lüthi, les spécialistes de
l'art contemporain ont pendant très longtemps eu tendance à
séparer l'art contemporain occidental de tous les autres arts
contemporains, qu'ils soient asiatiques, africains ou le fruit de n'importe
quelle minorité. Mais cette tendance perd du terrain face à ceux
qui veulent prendre en compte un art contemporain pluraliste global (Lüthi
1993, 15-20). Dans cette nouvelle optique, l'art du Désert à tout
à fait sa place parmi les arts contemporains.
Arrivé au terme de cette étude, on voit que
l'art du Désert est un sujet vaste et complexe. En tant qu'art
importé d'une culture à une autre, il provoque de nombreux sujets
de réflexion : quelle est la culture aborigène ? Que sont ces
tableaux dans cette culture ? Comment y sont-ils apparu ? Pourquoi sont-ils
arrivés dans la société occidentale ? Comment y sont-ils
perçus ? J'ai tenté de répondre à toutes ces
questions. D'autres subsistent néanmoins : Comment va évoluer ce
courant artistique alors que les connaissances qui en sont à la base
disparaissent ? Est-ce que les jeunes Aborigènes vont continuer à
peindre alors que la motivation de peindre les Rêves disparaît avec
ceux-ci ? Les oeuvres de grande qualité vont-elles parvenir à
faire reconnaître cet art alors que tant d'oeuvres de qualité
médiocre nuisent à sa réputation ? Seul l'avenir y
répondra.
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