Institut Arabe des Chefs d'Entreprises
Quel l es réformes pour le système
financier tunisien :
Chokri Mammoghli / Abdelkader BOUDRIGA
Au lendemain de gran ds bouleversements politiques et sociaux
qui vont, sans aucun doute, trouver un écho dans la sphère
économique, de nombreuses institutions tunisiennes, du monde
académique, de celui des affaires ainsi que de la société
civile sont en phase de réflexions afin d'identifier les meilleures
orientations qu'il convient de donner à différentes politiques
sectorielles telles que celle de l'investissement, du développement
régional et de l'aménagement du territoire , du commerce
extérieur, de la fiscalité directe et indirecte ou de la
couverture sociale.
Quelles incitations faut-il mettre en place afin d'attirer les
investissements dans certaines régions et dans certains secteurs,
faut-il encourager l'investissement dans les services, dans l'industrie ou dans
les activités primaires ? Faut-il encourager les IDE ou les
investissements de portefeuille ? Faut-il maintenir la politique d'ouverture
commerciale actuelle avec l'UE en poursuivant ainsi, les négociations
dans le secteur des services, dans celui de l'agriculture et des industries
agro-alimentaires avec l'UE? Quelles relations commerciales faut-il avoir avec
les pays de la Grande Zone Arabe de Libre Echange? et avec ceux de l'Afrique
SubSaharienne?
Telles sont quelques questions qui se posent et auxquelles il
faut apporter des réponses novatrices et au diapason des grands
bouleversements qu'a connu le pays.
Ces réflexions sont d'autant plus importantes et
opportunes qu'elles co ·ncident avec une période
charnière, historique méme, du pays et qui est celle de la
formation du premier gouvernement issu des premières élections
véritablement démocratiques.
Les questionnements portant sur le secteur financier et sur
son évolution s'inscrivent, donc, dans ce contexte spécifique
révélateur d'une Tunisie nouvelle au lendemain de sa mutation.
Toute la sphère financière est, en effet, appelée à
évoluer afin d'accompagner l'effort de mobilisation des ressources
internes et externes que va nécessiter le financement de la croissance
de l'économie nationale . Les questions qui se posent à ce niveau
sont en rapport avec :
· La nature du financement à encourager. Faut-il
développer la finance directe, via le marché boursier, au
détriment de la finance d'intermédiation via le secteur
bancaire?
· L'opportunité de la mise en place de
barrières à l'entrée et/ou à la sortie des
investissements de portefeuilles,
· Le désengagement de l'Etat ou le renforcement de
son rTMle dans le secteur bancaire,
· La structure du secteur et sa répartition en
termes de banques nationales et de banques étrangères,
· L'implantation des banques tunisiennes à
l'étranger dans un effort d'internationalisation des entreprises
tunisiennes.
Ces interrogations portent également sur la
gouvernance des banques. Il s'agit en effet de d'imaginer le meilleur
système de gouvernance permettant d'éviter de retomber dans les
dérives qui ont lieu par le passé. Cette gouvernance devrait
également favoriser une célérité dans la prise de
décision ainsi que la responsabilisation des ressources humaines, de
haut niveau, dont regorge ce secteur.
Ces réflexions portent enfin sur l'opportunité
du développement de nouveaux services bancaires disponibles dans de
très nombreux pays du monde arabo-musulman mais également dans
des régions à traditions différentes. Ces services sont
ceux en rapport avec la finance islamique. Celle-ci est-elle à
méme de contribuer à une meilleure bancarisation de la population
tunisienne et d'aider à une plus grande mobilisation de
l'épargne?
Le présent papier est une contribution à cet
effort national de réflexion. Il ne prétend pas répondre
à toutes ces interrogations mais propose quelques pistes en partant de
comparaisons internationales avec des pays relativement similaires à la
Tunisie.
Les réflexions sont en rapport avec:
· la structure du système financier dans sa
globalité,
· La structure du système bancaire,
· La gouvernance de ce système,
· Le développement de nouveaux services et de
nouvelles formes d'intermédiation.
I- Investissement de portefeuille ou financement
bancaire?
Le financement à travers le marché boursier
constitue la seconde source de financement majeur à coté du
financement bancaire. Les entreprises peuvent en effet, sous certaines
conditions de taille, de performance financière et de statut juridique
(SA notamment) recourir à des émissions obligataires, à
des émissions d'actions sur le marché primaire ou à des
émissions de titres hybrides (obligations convertibles en actions). En
Tunisie cette forme de financement, disons le directement et sans
détour, n'a pas connu le succès rencontré dans d'autres
pays. Malgré toutes les incitations mises en place par les
Autorités publiques pour
promouvoir la finance directe et quoiqu'on en dise, cette
politique n'a pas connu le succès qu'elle mérite. Les raisons
d'un tel échec sont connues des différents opérateurs du
marché et des Pouvoirs publics. Cette timide évolution de la
finance directe incombe principalement à :
· Une certaine réticence de la part des
entreprises privées, à divulguer les informations obligatoires
exigées par les autorités de marché ainsi que la
discipline requise par le marché en terme de délais et de
transparence financière,
· Les entreprises privées tunisiennes sont pour
leur majorité des sociétés familiales, désireuses
de maintenir l'anonymat sur leurs activités et entretenant
généralement d'excellentes relations avec leurs banquiers. Il va
de soi que le recours au marché boursier s'avère être une
alternative non envisageable pour ces investisseurs,
· L'imposition des plus values latentes des anciens
actionnaires lorsqu'il s'agit d'une cession d'une partie du capital et non
d'une augmentation de capital sur le marché
· Cette réticence est confortée, dans de
nombreux cas (mais pas toujours), par un comportement <<non
incitatifÈ et parfois agressif de la part des actionnaires minoritaires
lors des Assemblées Générales et au sein des Conseils
d'Administration,
· Le faible nombre d'entreprises tunisiennes ayant la
surface financière leur permettant d'envisager sérieusement un
financement par le marché ,
· La réticence de la part des entreprises, à
la séparation entre le management et l'actionnariat, condition de
succès d'un grand nombre d'entrées en bourse,
· La complexité percue, des procédures
administratives préalables à l'accès au financement de
marché. A titre d'exemple, citons les conditions d'approbation
d'émission d'emprunts obligataires (notation financière ou aval
bancaire pour les sociétés non financières).
· Le caractère tatillon des interventions de
l'administration, notamment fiscale, dans la conduite des entreprises
cotées.
En revanche, les entrées en bourse sont motivées,
notamment,
· par le faible taux d'impôt qui est
appliqué aux entreprises durant les premières années qui
suivent leur entrée. La loi de finance 2010 relative à la
restructuration des groupes permettant l'exonération fiscale des plus
values est venue consolider ces avantages et incitations,
· par une volonté de protection contre les
<<prises de participations forcées È. De nombreuses
entreprises ayant été obligées, en effet, de céder
une partie de leur capital de manière << forcée
È.
Ce manque de succès se traduit par des indicateurs de
développement boursiers, très en deçà de ceux des
pays similaires.
Le tableau 1 donne le rapport :(capitalisation
boursière/PIB) pour la Tunisie ainsi que pour différents
pays similaires:
Tableau 1: Capitalisation boursière en % du
PIB
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
Moy. (10 ans)
|
Egypte
|
32,3%
|
41,8%
|
66,1%
|
81,4%
|
91,2%
|
101,7%
|
114,0%
|
61,6%
|
Jordanie
|
89,0%
|
129,2%
|
222,9%
|
242,0%
|
225,2%
|
208,8%
|
192,7%
|
150,7%
|
Malaisie
|
141,4%
|
144,8%
|
136,6%
|
134,8%
|
156,0%
|
180,3%
|
210,6%
|
151,6%
|
Maroc
|
21,9%
|
34,0%
|
44,7%
|
59,0%
|
85,5%
|
124,0%
|
184,2%
|
63,6%
|
Tunisie
|
9,3%
|
9,1%
|
9,6%
|
11,9%
|
14,1%
|
16,6%
|
19,6%
|
12,8%
|
Turquie
|
16,9%
|
21,3%
|
27,0%
|
30,9%
|
34,3%
|
37,9%
|
41,9%
|
29,2%
|
Source :Banque Mondiale, 2011.
Il apparait ainsi que la Tunisie présente le rapport le
plus faible parmi les cinq pays considérés. La capitalisation
boursière rapportée au PIB n'a représenté
approximativement que 20% de celui-ci, en 2009. Ce méme indicateur a
été, en moyenne, de 13% sur la dernière décennie.
Ce ratio a été de 42% en 2009 pour la Turquie et de 184% pour le
Maroc.
Soulignons tout de méme, le fait que depuis l'année
2005, cet indicateur n'a cessé d'évoluer. Il a ainsi pratiquement
doublé.
Ce constat est confirmé par l'évolution que retrace
le tableau 2 qui rapporte le volume de transactions en bourse, au PIB :
Tableau 2 : Volume de transaction en % du
PIB
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
Moy. (10 ans)
|
Egypte
|
4,0%
|
7,1%
|
28,3%
|
44,2%
|
41,4%
|
39,0%
|
36,6%
|
21,9%
|
Jordanie
|
25,6%
|
46,7%
|
188,8%
|
142,2%
|
110,1%
|
83,0%
|
63,2%
|
68,9%
|
Malaisie
|
48,2%
|
48,0%
|
36,4%
|
42,9%
|
83,0%
|
-
|
-
|
47,0%
|
Maroc
|
1,4%
|
3,0%
|
7,0%
|
20,6%
|
35,9%
|
-
|
-
|
9,4%
|
Tunisie
|
0,7%
|
0,8%
|
1,6%
|
1,7%
|
1,9%
|
2,1%
|
2,4%
|
1,7%
|
Turquie 32,7% 37,5% 41,6% 43,0% 46,0% 49,7%
53,8% 44,1%
Source :Banque Mondiale, 2011.
Ce volume de transactions a été de l'ordre de 2,4%
en 2009 alors qu'il était de près de 37% en Egypte et de
près de 54% en Turquie.
Ce faible niveau peur être expliqué par le fait
que la partie flottante du capital, c'est-à-dire celle faisant,
effectivement, l'objet de transactions sur le marché secondaire, ne
représente qu'une faible part du capital. Les actions étant ainsi
détenues de facon permanente et de manière stratégique par
des actionnaires qui ne comptent pas s'en dessaisir (notamment l'Etat dans le
capital des banques).
Le tableau 3 donne pour le même groupe de pays
l'évolution des flux internationaux au titre des investissements de
portefeuille. Il convient de signaler à ce niveau que le rTMle de ces
flux dans le financement de la croissance est très mitigé. Ces
flux de capitaux, bien qu'ayant un effet positif sur les réserves de
change du pays, sur la liquidité de son marché boursier et par
conséquent sur le coüt de financement des entreprises,
présentent quelques inconvénients majeurs. Il s'agit en effet de
capitaux très volatils qui rentrent dans le pays et en ressortent
très rapidement, à la moindre difficulté, ce qui peut
avoir des effets très déstabilisateurs sur la balance des
paiements et par suite sur le taux de change de la monnaie. Dans de nombreux
cas, des crises boursières se sont en effet transformées en de
graves crises de change (et inversement d'ailleurs). Cela a été
notamment le cas pour les pays du sud-est asiatique à la fin des
années 1990.
La mise en place de barrières (surtout à
l'entrée) afin d'éviter l'apparition de bulles
spéculatives et les mouvements de sorties intempestives est donc une
précaution que tous les pays ayant des marchés boursiers
émergents ou pré-émergents sont en train de prendre.
La règle consistant à encourager les IDE qui
constituent à l'instar des investissements de portefeuille, des
substituts à la dette mais qui se caractérisent, en plus, par une
certaine stabilité et par des effets directs sur l'emploi, est donc
toujours de rigueur.
L'évolution que retrace le tableau 3 confirme cette
propension à la prudence observée chez les pays qui nous sont les
plus comparables (Egypte, Maroc, Jordanie). Les flux d'investissements sont
modestes et du même ordre que ceux de la Tunisie, malgré des
capitalisations boursières et des volumes de transaction bien plus
importants.
Tableau 3: Investissement de portefeuille (en millions
de US$)
Pays
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
Egypte
|
8 209
|
18 482
|
24 567
|
10 781
|
8 563
|
Jordanie
|
441
|
851
|
1 198
|
1 580
|
1 548
|
Malaisie
|
49 608
|
60 709
|
101 255
|
50 974
|
69 366
|
Maroc
|
2 185
|
2 669
|
6 325
|
3 138
|
2 088
|
A. du Sud
|
80 639
|
85 052
|
105 409
|
64 219
|
109 563
|
Tunisie
|
3 613
|
3 589
|
4 193
|
3 927
|
4 185
|
Turquie
|
60 412
|
76 522
|
95 075
|
58 655
|
87 263
|
Source :Banque Mondiale, 2011.
Il apparait donc clairement que les entreprises tunisiennes ne
recourent pas au marché pour assurer le financement de leurs
activités. Le nombre faible dÕentreprises cotées, la
faiblesse du volume de transaction ainsi que la nature des investisseurs
operant sur le marché expliquent, en partie, ce manque
dÕenthousiasme aux produits de marché. En effet, rares sont les
entreprises, même cotées, qui recourent à des levés
de fonds sur le marché. Ceci sÕexplique, entre autres, par la
facilité dÕaccés aux credits bancaires dont
bénéficient les grandes entreprises tunisiennes.
La dynamisation de la place financière de Tunis
passerait nécessairement par lÕaugmentation du nombre
dÕentreprises cotées. Il serait par exemple opportun de
procéder à lÕintroduction en bourse des grandes
entreprises étatiques (lÕEtat pourrait garder le contrTMle)
à lÕinstar de la STEG, la SONEDE, le Groupe Chimique, la STIR ou
la CTN. Il est egalement possible de réfléchir à la
possibilité de sortie sur le marché des entreprises
confisquées aprés le 14 janvier. Ceci éviterait les
destructions de valeurs que sont entrain de subir ces entreprises et
dÕassurer un partage equitable et diffus des richesses.
En outre, une Bourse développée constituerait un
facteur d'attraction des investissements de portefeuille strangers de
manière stable et durable et fournirait des solutions de montages
financiers aux entreprises internationales voulant sÕinstaller en
Tunisie. A cet égard, la BCT pourrait jouer un rTMle essentiel en
imposant aux entreprises sous-capitalisées de faire des sorties sur la
bourse dans le but de consolider leurs fonds propres et de réduire le
recours aux financements bancaires classiques.
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