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La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron

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par Théodore Temwa
Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008
  

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2- La filiation paradoxale entre la démocratie et le totalitarisme

S'il fallait faire du totalitarisme un système politique précis, on l'appellerait, faute de meilleur terme, « idéocratie ». Car si la démocratie se fonde sur le démos ou peuple, le totalitarisme trouve quant à lui son fondement dans l'idéologie, dans la dictature de l'idée. Mais il n'y a pas, selon Aron, entre Etats démocratiques et Etats totalitaires que des rapports conflictuels. En poussant plus loin la comparaison, on peut observer dans les démocraties des faits qui, soit annoncent les régimes totalitaires, soit manifeste leur décomposition, soit encore constituent des emprunts légitimes aux régimes totalitaires.

En effet, la décomposition croissante des démocraties ne se manifeste pas seulement dans l'ordre matériel, elle se manifeste en ceci que, dans une large mesure, les peuples mêmes qui vivent en démocratie ne croient plus trop à la valeur du régime sous lequel ils vivent. Une large part de l'opinion de ces pays souhaite un autre régime, ou plus exactement regrette les vieilles républiques. Aron prend à témoin cette formule ironique répandue durant la IIIe République : « Que la république était belle sous l'Empire »78(*). On constate également cette amertume de nos jours dans bon nombre de pays africains où les populations disent regretter les systèmes de parti unique et les nationalismes qui ont prévalu au lendemain des indépendances. On le comprend, les raisons sont tout d'abord d'ordre matériel.

Et justement dans un essai présenté à la Société française de philosophie le 17 juin 1939, Aron relevait que les succès techniques des régimes totalitaires dans l'ordre économique, politique, militaire sont indiscutables, de même sont indiscutables les vertus passives de leurs fidèles. Les démocraties ne peuvent se justifier en se bornant à invoquer des valeurs que leurs adversaires méprisent, elles doivent se montrer capables des vertus dont les régimes totalitaires revendiquent le monopole. Malheureusement, les mouvements antitotalitaires jusqu'à présent, ont aggravé les défauts, politiques et moraux, des démocraties, défauts qui fournissent les meilleurs arguments en faveur des tyrannies.

Deux phénomènes lui paraissent dominer les démocraties, deux phénomènes antithétiques et qui se nourrissent l'un l'autre : la démagogie sans limites des uns et les sympathies fascistes des autres, la démagogie des uns servant de justification au fascisme des autres et inversement. Si, d'une part, les partis au pouvoir se montrent incapables de gouverner, si, de l'autre les partis de l'opposition se mettent à désirer une révolution violente, incontestablement on est acculé progressivement à la pseudo-issue que représentent les régimes totalitaires.

Vu ces considérations, Aron estime qu'il ne faudrait pas considérer les régimes totalitaires comme le mal absolu, ni parler de fascisme chaque fois que quelqu'un se propose de restaurer une certaine autorité ou d'emprunter certaines méthodes aux régimes que nous combattons.

Dans l'ordre technique, écrit-il, un certain nombre de mesures prises par les régimes totalitaires sont excellentes, et nous aurions avantage à les imiter : par exemple en faveur de la natalité ou dans certains aspects de la vie sociale.79(*)

Les régimes totalitaires du XXe siècle ont démontré que, s'il y a une idée fausse, c'est celle que l'administration des choses remplace le gouvernement des personnes. Ce qui est apparu en pleine clarté, c'est que, lorsqu'on veut administrer toutes les choses, on est obligé d'administrer toutes les personnes. Le tout est maintenant de ne pas imiter purement et simplement les méthodes totalitaires, mais d'analyser de plus près quels procédés des totalitaires pourraient être empruntés par les démocraties. Beaucoup de voix s'élèvent d'ailleurs aujourd'hui pour dire que le capitalisme d'Etat pratiqué par la Chine est un exemple à suivre ; mais beaucoup considèrent aussi ce pays comme le plus grand échafaud des droits de l'homme.

Abondant dans le même sens qu'Aron, Claude Lefort soutient que le totalitarisme ne surgit pas ex nihilo dans l'histoire, il n'est pas une sorte de monstruosité nouvelle qui ne serait en rien rattachée à la société démocratique, il « procède d'une mutation politique : il s'institue par un renversement du modèle démocratique ; mais il en prolonge fantasmatiquement certains traits.80(*) »

Nous avons déjà relevé plus haut avec Aron, que l'idéocratie soviétique ne se réclame pas moins des idées libérales-démocratiques. Et Lefort le rappelle ici en disant que le phénomène totalitaire procède d'une intention comparable à celle de la démocratie, à part le régime hitlérien qui est né d'une volonté terroriste plutôt que d'une volonté communiste. Une telle approche rompt avec les interprétations courantes du totalitarisme qui en font un phénomène aberrant et radicalement étranger à la société dans laquelle nous vivons.

Se voulant plus explicite, Franz Neumann distingue plusieurs types de dictature, et dans son appréciation du rapport entre la démocratie et la dictature qu'il choisit librement de ne pas distinguer de la tyrannie ou du despotisme, il donne à la dictature une fonction sociale :

- les dictatures peuvent être un moyen de réaliser la démocratie. Mais cela concerne l'essor des dictatures dont les fonctions sont comparables à celles de la dictature romaine classique, que nous préférons caractériser comme une sorte de magistrature ;

- les dictatures peuvent préparer l'avènement de la démocratie. Nous pouvons parler dans ce cas de la dictature éducative.81(*)

La domination de Pisistrate dans la Grèce antique est sans doute un exemple de dictature éducative. Sans cette oeuvre, les régimes démocratiques de Clisthène et de Périclès seraient difficilement concevables.

Aron parle dans cette optique de « sauveur légal » ou « dictateur romain » à qui on fait appel en cas de tension sociale, mais il relève qu'il devra inévitablement décevoir puisque des représentations de tous les camps feront appel à lui. Et on sait combien les régimes de cet ordre refusent le compromis. Ainsi justifie-t-il ce fait par le retour au pouvoir du général de Gaulle en juin 1958. Celui-ci a, par les réformes accomplies « dans les six mois de dictature romaine », mis fin au désordre de la IVe République où l'Assemblée était tantôt ingouvernable faute de majorité, tantôt trop facile à manier, faute d'opposition. Mais il va par la suite se donner une constitution par lui et pour lui, pour sa toute-puissance et devenir ainsi paradoxalement le « fossoyeur et fondateur de deux républiques ».82(*)

Il n'est pas inutile de rappeler que, selon la conception marxiste-léniniste, la dictature du prolétariat devait précisément préparer la démocratie. La concentration du pouvoir aux mains du prolétariat était nécessaire pour supprimer la domination de classe et annoncer ainsi une ère nouvelle de liberté dans une société sans classes. L'important ici n'est pas déjà d'analyser, comme nous allons le faire dans le prochain sous-chapitre, pourquoi ce n'est pas cet espoir mais plutôt son antithèse qui s'est réalisée, mais d'abord et surtout d'évoquer les raisons essentielles qui expliquent la tendance de toute dictature à détruire la démocratie, tout en se réclamant de cette dernière.

En effet, toutes les dictatures modernes dérivent des conditions démocratiques. Elles s'y forment et s'y maintiennent. Cette filiation paradoxale de la démocratie et du totalitarisme peut être mieux saisie par l'examen de ce que Lefort nomme « la formation de l'idéologie » ou qu'Aron désigne par « dissociation des valeurs ». Nous n'y revenons pas, puisque nous en avons déjà parlé dans la foulée. Mais examinons rapidement cette définition d'Aron :

Le mot « totalitaire », tel que je l'entends, tel aussi que la plupart des commentateurs le définissent, désignent deux traits du « socialisme » marxiste-léniniste : une conception du monde (ou doctrine ou théorie) est professée officiellement, érigée par l'Etat en vérité soustraite à la discussion ; la société civile est absorbée par l'Etat.83(*)

Suivant cette définition qu'il qualifie lui-même de banale, on ne trouve nulle part de nos jours un tel régime. Le type idéal s'est effondré et avec lui les filiales ou les satellites. Toutefois, il n'a pas pour autant disparu. Aussi multiforme que le sophiste de Platon, il se dissimule dans tous les régimes, dans ceux qui s'efforcent de respecter les principes démocratiques comme dans ceux qui choisissent de les violer délibérément.

Considérons cette autre définition, peut-être plus complète de Claude Lefort :

 Le totalitarisme n'est pas le régime dictatorial, comme on le laisse entendre chaque fois lorsqu'on désigne sommairement sous ce nom un type de domination absolue dans lequel la séparation des pouvoirs est abolie. Plus précisément, il n'est pas un régime politique : il est une forme de société - cette forme au sein de laquelle toutes les activités sont immédiatement reliées les unes aux autres, délibérément présentées comme modalités d'un univers unique, dans laquelle un système de valeurs prédomine absolument, en sorte que toutes les entreprises individuelles ou collectives doivent de toute nécessité y trouver un coefficient de réalité, dans laquelle enfin le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois physique et spirituelle sur les conduites des particuliers.84(*)

Par cette description, les Etats africains se croiraient exempts par leur choix volontaire de dictature camouflée ou de « démocratie dictatoriale ». Mais il n'en est rien. Ce que dit Lefort c'est que le totalitarisme n'est pas premièrement le fait d'une dictature ; « il s'annonce en revanche aux Etats-Unis, bien que les institutions démocratiques n'aient cessé d'y régner. » Vrai ou faux, un constat se dresse : l'absence d'un ennemi déclaré s'avère plutôt mélancolique que savoureux. Voilà pourquoi tout en proposant de voir en le totalitarisme un système de domination totale, il débouche sur une réévaluation de la démocratie.

Réévaluer et affranchir la démocratie des maux qui l'accablent, tel est le but de toute l'entreprise aronienne. Mais avant de prescrire de remède contre un mal, il faut d'abord dépister ce dernier, le diagnostiquer et trouver par là même des médicaments appropriés.

Ce qu'il faut retenir en somme, c'est que cette filiation naît de l'imperfection des régimes ou précisément de leur incapacité à réaliser leur idéal politique. Le régime démocratique annonce la concurrence politique, la séparation des pouvoirs et la participation de tous les citoyens à l'exercice de l'autorité mais ces principes ne sont pas toujours respectés dans les faits. Et c'est par cette corruption du régime constitutionnel-pluraliste qu'on glisse vers le totalitarisme ou que celui-ci se glisse plutôt subrepticement dans la démocratie. Il y a donc là un ensemble de fictions constitutionnelles qui ne cadrent pas avec les réalités politiques. Ce qui amène Aron à s'interroger sur les causes de cette situation, la conséquence principale étant la filiation paradoxale qu'il vient de circonscrire.

* 78 R. Aron, op.cit, p. 167.

* 79 R. Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, p. 176.

* 80 C. Lefort, op.cit, cité par J.-P Le Goff, op.cit, p.74.

* 81 Franz Neumann, Notes sur la théorie de la dictature, Trad. Enzo Traverso, Préface d'Herbert Marcuse, Ed. Free Press, New-York, 1957, p. 234, cité par Enzo Traverso, ibid., p. 533.

* 82 R. Aron, Immuable et changeante, De la IVe à la Ve République. Calmann-Lévy, Paris, 1959, pp. 14, 16, 170.

* 83 R. Aron, Les dernières années du siècle, p. 113.

* 84 Claude Lefort, Eléments d'une critique de la bureaucratie, Librairie Droz, Genève, 1971, p. 156, cité par Joël Roman, Chroniques des idées contemporaines, Ed. Bréal, Rosny, 1995, p.68.

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