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La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron

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par Théodore Temwa
Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008
  

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CHAPITRE III : PLAIDOYERS POUR UNE DEMOCRATIE DECADENTE

Maintenant qu'il est question de plaider la cause démocratique, une double interrogation surgit : pourquoi et comment sauver la démocratie ? Aron explique ici les raisons pour lesquelles il estime qu'un régime constitutionnel-pluraliste est préférable à un régime de parti monopolistique. Mais il ne va pas vite en besogne. Conscient et soucieux des problèmes que connaît le modèle démocratique, il veut d'abord s'assurer qu'il dispose d'un arsenal capable de lutter efficacement contre ces maux.

1- Comment sauver la démocratie ?

Les régimes constitutionnels-pluralistes sont oligarchiques comme le sont tous les régimes politiques, mais ils le sont moins que la plupart des régimes connus. Il est vrai que, dans ces régimes, à notre époque, les minorités économiquement dominantes sont toujours liées aux milieux politiquement dirigeants, mais le fait le plus caractéristique, c'est la dissociation de la puissance sociale ou économique d'une part, du pouvoir politique de l'autre. Ceux qui exercent les fonctions politiquement les plus importantes ne sont pas eux-mêmes des hommes qui détiennent socialement les positions les plus importantes.90(*)

Par ces mots de rachat, Aron voudrait s'attaquer en premier lieu à l'oligarchie qu'il juge être le mal nécessaire de la démocratie. Ce mal a pour corollaire la dispersion du pouvoir et l'impuissance des gouvernants. Ensemble, ils entraînent l'instabilité et l'inefficacité du régime. Mais que faut-il faire ? Nul ne peut répondre à cette question avec certitude, assure-t-il. Car les possibilités dépendent largement de ce que croient les gouvernants eux-mêmes. L'impossibilité est créée par le manque de confiance des gouvernants en eux-mêmes.

Faute de solutions toutes faites, Aron propose, pour corriger ces défauts majeurs, deux conditions qui lui semblent fondamentales : d'abord l'accord entre les règles constitutionnelles et le système des partis, en second lieu l'accord entre l'ensemble de la constitution et des partis d'une part et l'infrastructure sociale ou les préférences de la collectivité d'autre part.

Sur le plan pratique, dit-il, il s'agit de copier les exemples américain et britannique où, respectivement, « l'exécutif est stable par essence » et ne peut être déchu, et le gouvernement est l'expression d'une majorité parlementaire et dure aussi longtemps que cette majorité dure. Précision toutefois que ces deux systèmes constitutionnels ne peuvent assurer stabilité et autorité que s'ils sont en accord avec la structure des partis. Il s'agit de la discipline pour la Grande Bretagne et du désordre pour les Etats-Unis. Mais ici et là, on observe l'une des conditions nécessaires au fonctionnement des régimes constitutionnels-pluralistes : la discipline des ambitions.

Même ainsi, ces solutions ne sont pas sans faiblesse. Etant donné que les régimes démocratiques sont définis par la lutte constante entre des intérêts privés ou des intérêts privés-collectifs, on ne peut pas dire que le bonheur des citoyens se mesure par l'intensité des troubles politiques, ressentis par la cité, ni que la qualité d'un régime politique se mesure à la paix apparente. Ce qu'il y a lieu de faire, c'est de cultiver la saine émulation et de créer des instances soustraites à la rivalité des partis. Dans l'abstrait, écrit Aron,

il faut assurer l'impartialité ou la dépolitisation de l'administration, souhaiter une presse aussi libre que possible, non seulement par rapport aux gouvernements mais par rapport aux partis et aux groupes d'intérêts, une presse ou ceux qui écrivent ont le droit de dire ce qu'ils jugent utile à la collectivité tout entière.91(*)

Il faudra aussi créer et multiplier ce qu'on appelle vulgairement les comités de sages, car, si les conseils ne dispensent pas les hommes politiques de choisir, ils exercent une pression morale sur leur choix.

La deuxième catégorie de solutions aux problèmes fondamentaux de la démocratie est l'enracinement du régime. Il répond à la corruption au sens du « pas encore ». Pour Aron, les difficultés de l'enracinement sont nombreuses.

La première est le non-respect de la règle constitutionnelle. Le régime pluraliste étant fondé sur la compétition des individus, toute violation de la règle par la force est un manquement à l'essence même de ce régime. La deuxième c'est la manipulation des pratiques constitutionnelles par une oligarchie ; la troisième, liée à la deuxième, constitue les querelles entre les différents groupes appartenant à la minorité dirigeante. La quatrième difficulté de l'enracinement démocratique est de limiter les revendications populaires durant les premières années de démocratisation.

A toutes ces difficultés, une exigence principale répond : il faut, dit Aron,

que ces régimes aient une efficacité suffisante, et l'efficacité se mesure par rapport à deux objectifs : le premier est la sauvegarde de l'unité de la collectivité en dépit de la multiplicité des conflits, et le deuxième est la modernisation de l'économie, en dépit de la tendance conservatrice des groupes d'intérêts.92(*)

Notre étude nous a montré jusqu'ici que les principes démocratiques sont nombreux, mais nul n'est besoin de les satisfaire séparément lorsqu'ils courent les risques de décomposition qu'Aron a situé à trois niveaux : au niveau des institutions politiques, au niveau du principe de l'esprit public et par rapport à l'infrastructure sociale ou plus généralement par rapport aux tâches que ces régimes doivent accomplir.

Régime de partis, on peut voir que le respect du pluralisme entraîne, peut-être pas nécessairement mais assurément, le respect des autres principes. En effet, on voit mal comment une saine compétition pour le poste suprême ne réduirait pas l'oligarchie, n'impliquerait pas la liberté de l'autre. Lorsque tout est discuté, le bien commun est aussi respecté puisqu'il est alors compromissoire ou, pour reprendre Rousseau, émane de la volonté générale. Mais comment assurer une discussion saine et féconde ? Ceci pose en filigrane le problème de la légalité de l'opposition.

S'il est admis que l'essentiel en politique c'est les partis politiques, ceux-ci doivent jouer normalement leur rôle pour la bonne marche de la communauté politique. La démocratie est par nature un régime de partis, partis multiples. Qui dit multipartisme dit opposition puisque toutes les formations politiques ne peuvent pas être au gouvernement en même temps ; mais en attendant leur tour, elles contribuent, par la compétition pacifique, à l'organisation de la vie sociale. Il n'y a pas de doute, comme le pense Aron, que

 les partis sont l'élément actif de la politique, c'est entre les partis ou à l'intérieur des partis que se joue le jeu politique, que se livrent les conflits. Une des caractéristiques majeures des systèmes modernes, c'est que le conflit y est considéré comme normal. Les régimes constitutionnels-pluralistes acceptent la concurrence entre les individus et les groupes, pour le choix des gouvernants et même pour l'organisation de la collectivité.93(*)

Or, on remarque souvent que l'opposition joue de moins en moins le rôle qui lui est dévolu ; et ceci pour deux raisons principales : soit elle joue le jeu du pouvoir et cesse d'être un « contre-pouvoir » comme le veut Cohen-Tanugi, soit elle est, selon Aron, « mise hors la loi » par le pouvoir qui refuse ainsi la concurrence.

Prenons le premier cas. Il peut, comme il arrive souvent, que pouvoir et opposition cessent d'être réellement différents par le confort d'une division réglée à l'avance ou un désaccord artificiel. Cette concomitance jette le discrédit sur le consensus démocratique : au lieu d'apparaître comme la meilleure expression de l'esprit démocratique, il devient synonyme d'entente préalable, de quasi-complicité, de désintérêt pour les sujets débattus. Qu'est-ce qui reste alors à la démocratie si toutes les parties en présence disent la même chose ? Où est l'équilibre des forces chère à Montesquieu, si toutes les forces tirent dans le même sens en bradant leur idéologie dans la stupidité de « grande coalition » ? Puisqu'aucune voix ne s'élève pour proposer une autre vision du bien commun, l'unanimité, faute de confrontation, s'apparente à de l'inertie, avec cette conséquence perverse que la politique se fait et se décide au niveau de l'exécutif et de l'administration, non plus au Parlement. Ce qui est requis ce n'est ni une lutte partisane absolue, ni la simple approbation parlementaire, mais un compromis qui est, comme son nom l'indique, le résultat d'une rivalité idéelle. Ainsi que le propose Aron, il ne faut pas que ceux qui participent à la lutte partisane poussent trop loin la défense de leurs causes particulières et gardent le sens de l'intérêt collectif en même temps que de l'intérêt du jeu politico-économique lui-même.

C'est le schéma d'une opposition inopérante qui conduit à l'abstention, très vécue de nos jours. Quand les électeurs ne s'abstiennent pas massivement, ils votent plus par réflexe que par réflexion, par fidélité à une vulgate à laquelle ils continuent d'adhérer même s'ils n'y croient plus; les débats, on le sait, influent à peine sur les décisions. Pourquoi l'électeur se soucierait-il du vote si toutes les factions disent la même chose, si, au cours des campagnes, la publicité et le clip l'emportent sur la discussion, la démagogie sur la réflexion, le spectaculaire sur le profond ?

Mais il faut éduquer les masses en les demandant de quitter de l'abstention pour le vote-sanction. Le vote est en même temps un droit et un devoir civiques qu'elles doivent observer. Il reste donc qu'elles sanctionnent le personnel politique défectif. Car la capacité de gagner les élections n'est pas la capacité de gouverner.

Mais un autre obstacle se dresse devant les masses. C'est qu'il n'est pas toujours aisé de réaliser le vote-sanction tant les dirigeants mettent sur pied un arsenal de tricherie pour être hors de portée de la sanction. Il s'agit généralement de tripatouillages électoraux, des coups d'Etat constitutionnels ou tout simplement de muselation ou même de persécution de l'opposition. Et nous voici sur la deuxième raison que nous évoquions concernant l'échec du rôle de l'opposition.

En effet, les démocraties de façade, quand elles ne réussissent pas à créer une opposition de façade, criblent celle-ci de fausses accusations, d'actes illégaux. Cette mise hors la loi vise à entraver l'alternance (si chère à la démocratie), en emprisonnant ou en déportant les opposants susceptibles de troubler l'appétit du prince. Pour R. Aron, tout gouvernement a le droit légitime de se défendre contre ceux qui veulent l'abattre ; mais il ne doit pas oublier qu'il existe aussi une légalité et une légitimité des partis d'opposition qui ne peuvent pas simultanément être au pouvoir. D'ailleurs, ajoute-t-il, le rôle premier d'un parti politique c'est de participer à l'exercice du pouvoir et non forcément d'exercer le pouvoir.

Ce problème du statut de l'opposition a été étudié dans l'Antiquité grecque par Aristote, à travers le concept d' « ostracisme » qui, au départ était institué pour le besoin d'égalisation du peuple démocratique mais qui, par la suite, était devenu un procédé éliminatoire. Aristote dans la Constitution d'Athènes le définit comme la procédure par laquelle, à la suite d'un double vote secret de l'assemblée, on condamnait à un exil de dix ans un citoyen qu'on soupçonnait d'aspirer à la tyrannie. Le condamné ne perdait pas sa qualité de citoyen et ses biens. Ce système fut utilisé au Ve siècle pour écarter du pouvoir les hommes politiques les plus en vue.94(*)

Le problème de l'ostracisme poursuit-il dans la Politique, se pose, d'une façon générale dans toutes les constitutions, celles correctes comme celles perverties. Si les constitutions perverties pratiquent cette politique dans le but d'un intérêt particulier, il n'en demeure pas moins que l'intérêt commun l'exige aussi car, la législation ne concerne que ceux qui sont égaux, par naissance et par capacité. Mais l'ostracisme sera mis au service des factions qui, une fois au pouvoir, en font un moyen de longévité95(*).

Aujourd'hui encore plus que par le passé, le problème d'asile politique se pose avec une certaine acuité. On peut penser qu'il s'agit de la volonté des opposants qui demandent ainsi l'asile parce qu'ils ne s'accordent pas avec la politique menée mais les causes réelles sont involontaires. En effet, on les y contraint indirectement par des menaces de toutes sortes et à ce niveau, on peut dire qu'exil et asile sont politiquement deux mesures identiques. Si le premier est décrété par autrui et le second, entrepris par soi-même, ils ont pour dénominateur commun la contrainte. Et les démocrates trouvent cela légitime, surtout quand ils sont animés par un esprit machiavélique qui leur enseigne qu'il faut dans un premier temps constituer un Etat de façon à n'avoir pas recours à une telle médication et que si jamais cette éventualité se présente, il faut essayer de redresser la constitution par quelque moyen rectificatif de ce genre. C'est là un moyen de ruse. On modifie la constitution à sa guise, on la fait voter par une majorité acquise à sa cause, on personnalise ainsi le pouvoir mais on se plaît à arguer que la limitation des mandats en un régime démocratique est un acte antidémocratique comme si la non-alternance ainsi sous-tendue était un acte démocratique. C'est cela même qu'il convient d'appeler, si l'expression peut avoir un sens, coup d'Etat constitutionnel ; puisqu'on s'impose en s'appuyant sur la manipulation de la règle constitutionnelle. Aron en donne pour exemples la prise du pouvoir par Hitler en 1933 et le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958. Mais c'est surtout ce que révèle honteusement l'expérience africaine où les ambitions démesurées semblent avoir besoin d'un régime autre que parlementaire.

Pour R. Aron, la démocratie ne peut s'affranchir de ses multiples défauts pratiques qu'en réalisant simultanément l'accord entre les règles constitutionnelles et le système des partis, et l'accord entre l'ensemble de la constitution et des partis d'une part et l'infrastructure sociale ou les préférences de la collectivité d'autre part. Ce sont là les signes indicatifs de la stabilité et de l'efficacité démocratique. « Le jeu politique, dit-il, est démocratique lorsqu'il est pacifique et comporte une légitimité permanente de l'opposition, la limitation des pouvoirs exercés par les gouvernants. »96(*)

Peut-on aussi envisager la corruption possible du régime de parti monopolistique sans faire preuve de pléonasme ? On peut évidemment l'envisager et selon Aron, « la corruption d'un tel régime serait la désoviétisation de ce régime. La corruption, en un sens objectif, signifie l'abandon de certaines pratiques, caractéristiques du régime. 97(*)» Il s'agirait donc de la corruption d'une corruption. En clair, la corruption du régime pluraliste consiste en la dégénérescence en régime de parti monopolistique et la corruption de ce dernier consiste en la régénérescence en régime pluraliste. Cette dernière possibilité est souhaitable mais détestable pour les dirigeants soviétiques qui, à en croire Aron, « ne veulent pas d'une victoire au point ; manichéens, ils sont et ils restent, ils ne s'accommodent pas du non-manichéisme. » 98(*) Si rien ne permet pour l'instant de dire qu'ils aient le désir de mettre en compétition leur trophée, il y a lieu de dire que le régime de parti monopolistique ne représente pas une issue et qu'il faut désormais compter avec le régime démocratique, qui est curable.

Nantis des moyens qui peuvent nous assurer la sauvegarde des principes démocratiques, nous pouvons enfin adopter ce régime, tout en sachant qu'en cas de manquement ou de décomposition, nous aurons la solution. Les raisons de ce choix sont nombreuses, telles que R. Aron nous les livre ici.

* 90 Ibid., p. 148.

* 91 Ibid., p. 155.

* 92 Ibid., p. 175.

* 93 Ibid., p. 99.

* 94 Aristote, Constitution d'Athènes, p. 40.

* 95 Aristote, La Politique, Trad. J. Tricot, Ed. J. Vrin, Paris, 1970, III, 1284 a. 17-22, b. 15-22.

* 96 R. Aron, Immuable et changeante, p. 38.

* 97 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p. 319.

* 98 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 103.

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