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Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.

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par Emmanuel BRILLET
Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007
  

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C. « La rupture de 1975 et la politique de déconcentration » (M. Abi Samra, F.-J. Finas)

Jusqu'au milieu des années 1970, ce système d'accueil et de reclassement suit un cours que rien ne semble devoir ébranler : il subit certes, ici et là, des inflexions, mais ces réformes ne sont qu'incrémentales. L'esprit et le mécanisme originels demeurent, fondés sur une prise en charge collective et disciplinaire en lisière du droit commun. Ce n'est qu'en 1975, à la suite des premières révoltes de la génération des enfants, que les pouvoirs publics vont reconsidérer en profondeur le dispositif ségrégatif mis en place jusqu'alors. De fait, treize ans après l'arrivée des premières familles, des révoltes éclatent à Saint-Maurice l'Ardoise, au Logis d'Anne, et sur d'autres sites réservés. Les fils de harkis, à rebours de l'attitude souvent résignée des chefs de famille (fruit du traumatisme de l'exil et de l'attitude du personnel d'encadrement, qui s'échine à les infantiliser et les déresponsabiliser), expriment leur volonté de sortir d' « un environnement préfabriqué » où les perspectives d'avenir se résument à la « pérennisation du provisoire », à savoir : ces camps de transit devenus cités de relégation permanente au gré d'une sujétion statutaire et d' « un dispositif de rétention méticuleux et inquiet »877(*).

Marwan Abi Samra et François-Jérôme Finas dressent la liste des revendications des émeutiers du Logis d'Anne, dans les Bouches-du-Rhône878(*), mais ces revendications valent pour l'ensemble des camps, hameaux et cités maintenus dans une logique comparable :

- la démolition des baraquements insalubres et non réparables, conçus initialement pour être provisoires, et leur remplacement par des logements en dur ;

- la suppression de l'encadrement militaire et du statut d'exterritorialité de la cité / du camp / du hameau ;

- la mise en place de liaisons de transport plus fréquentes entre la cité / le camp / le hameau et les localités environnantes, toujours délibérément situées à bonne distance ;

- l'amélioration du cadre de vie : ouverture de commerces, installation de cabines téléphoniques, équipements divers ;

- l'aménagement de carrés musulmans.

 
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Ces révoltes ont marqué un premier tournant dans l'histoire de cette communauté et, surtout, dans la manière dont elle a été prise en charge par les autorités puisque, dans la plupart des sites concernés, ces revendications minimales ont été satisfaites, avec plus ou moins de célérité. Pour autant, en dépit du démantèlement du système d'accueil et de reclassement collectif qui maintenait sous tutelle un certain nombre de Français musulmans rapatriés (encore un millier de familles en 1975), la récurrence des révoltes et des mouvements revendicatifs (en 1991 et en 1997-1998 notamment) témoigne de ce que : (1) le démantèlement du système à un instant "x" ne peut empêcher à lui seul que ne pèsent et se pérennisent à moyen et long terme les handicaps accumulés au cours de sa mise en oeuvre : ainsi en va-t-il notamment des retards scolaires et du déficit de formation des enfants socialisés dans de telles conditions ; et (2) la suppression de la tutelle et d'un encadrement administratifs liberticides ne suffisent pas à corriger, pour ceux qui choisissent de demeurer sur place (et ils sont nombreux parmi les plus démunis), certains handicaps structurels, tel l'isolement géographique et la pauvreté ou la vétusté des équipements.

Le tableau que l'on peut dresser, a posteriori, de la situation socio-éducative et socio-économique des Français-musulmans rapatriés et de leurs enfants permet de mesurer l'impact sur le moyen et le long terme des conditions d'accueil initiales.

Pour ce qui a trait à la situation socio-éducative des enfants de harkis, André Wormser rapporte qu' « en 1972, dans l'enseignement primaire [et s'agissant spécifiquement des populations regroupées au sein du système d'accueil et de reclassement, donc dans les camps / hameaux / cités périurbaines], « la moitié des enfants avait un retard scolaire d'un ou deux ans dès le cours préparatoire, qui croissait régulièrement jusqu'au CM2 atteignant jusqu'à trois ans et 83,30% de l'effectif. Ensuite 45% se retrouvaient en classes pratiques ou de transition, voie sans issue, ne donnant aucune formation, même professionnelle ; 27% étaient versés dans l'enseignement pré-professionnel. Dans le secondaire, 75% suivaient le cycle court - celui de l'échec - 25% seulement étaient susceptibles de s'engager dans le cycle long, menant à la terminale et au baccalauréat. Il était alors impossible d'en dire plus, car les plus âgés, en très petit nombre, atteignaient à peine la Seconde ». « Mais, ajoute-t-il, en 1982, la situation ne s'est pas améliorée. Le retard scolaire du départ s'est atténué, il est le même que pour tous les enfants de milieu identique - quartiers populaires, travailleurs émigrés - etc. Mais 80% ne vont pas au-delà du primaire, et à 16 ans ont tout au plus un CAP ou un BEP. 20% seulement accèdent à l'enseignement secondaire, 0,8% obtiennent le baccalauréat - 0,5% (moins d'un enfant sur 200, et généralement une fille) franchit le seuil de l'enseignement supérieur »879(*). Quelques années plus tard, en 1990, Catherine Wihtol de Wenden constate que « la situation scolaire des enfants de harkis se caractérise par des retards et plus globalement, par un fort échec scolaire, en particulier chez les enfants arrivés très jeunes en France ou qui y sont nés entre 1962 et 1972 [et qui, pour beaucoup, ont été socialisés dans le cadre du système d'accueil et de reclassement géré par l'administration] »880(*). A la même époque, Mohand Hamoumou, rapportant les termes d'une étude du secrétariat aux Rapatriés (mais sans en préciser les bases méthodologiques, s'agissant notamment de l'échantillonnage), estimait que 40% des enfants de harkis en fin de cycle n'avaient aucun diplôme, et 15% seulement atteignaient un niveau supérieur ou égal au BEPC881(*). Cependant, au même moment, les recherches conduites par A. Souida sur les villes de Roubaix et de Tourcoing font apparaître - dans la lancée du phénomène de "rattrapage" constaté par André Wormser au début des années 1980 (à la suite du démantèlement du système d'accueil et de reclassement) - que « de manière générale et contrairement aux affirmations habituelles, ces populations (surtout les plus jeunes) connaissent des réussites scolaires très significatives comparées à la population globale de ces deux villes où "l'échec scolaire" et le niveau d'instruction sont parfois des enjeux municipaux tant la situation est préoccupante »882(*). Ce phénomène de "rattrapage" reste cependant somme toute relatif puisque, s'il invite à la mesure quant à la description de la situation scolaire des enfants et petits-enfants de harkis par rapport à celle d'autres populations "allogènes", cela ne suffit pas - loin de là - à combler l'écart persistant avec la majorité de leurs compatriotes. Ainsi, plus récemment, Halima Belhandouz et Claude Carpentier, qui ont mené une étude sur vingt jeunes scolarisés dans les collèges du quartier nord d'Amiens (huit garçons, douze filles : certains sont des enfants d'anciens harkis, d'autres appartiennent à la troisième génération)883(*), donc dans un environnement a priori comparable avec l'agglomération de Roubaix et certainement moins défavorable que certains isolats géographiques (anciens camps ou hameaux forestiers), relèvent « des performances scolaires dans l'ensemble assez faibles », avec des différences garçons/filles assez marquées en faveur de ces dernières (comme cela a pu être constaté par ailleurs). Des observations somme toute assez similaires à celles faites vingt auparavant déjà par Saliha Abdellatif dans le même quartier de la Briqueterie, à Amiens, dans le cadre d'une thèse intitulée Enquête sur la condition familiale des Français musulmans en Picardie884(*). La scolarisation des enfants de harkis y était décrite comme étant marquée par des rapports conflictuels, par l'agressivité et l'inattention, autant de difficultés imputables, selon elle, à la violence d'un milieu scolaire indifférent à leurs différences. Le double constat d'un rattrapage progressif par rapport aux populations issues de l'immigration mais aussi de difficultés persistantes n'est d'ailleurs pas sans incidence sur la manière dont les autorités gèrent ces difficultés : partagées entre la volonté de réintégrer les anciens harkis et leurs enfants dans le droit commun (volonté sans cesse proclamée depuis le démantèlement du système d'accueil et de reclassement) et celle de mettre en place des dispositifs spécifiques pour pallier les handicaps spécifiques inhérents aux conditions d'accueil et d'installation de cette population, les autorités centrales sont parfois amenées à prendre des mesures qui apparaissent être en décalage avec les réalités du terrain aux yeux des services déconcentrés et des agents de l'Etat. Halima Belhandouz et Claude Carpentier notent ainsi qu' « entre 1994 et 1997, l'administration, soucieuse de mettre à la disposition des établissements de jeunes conscrits afin d'assurer le soutien scolaire des jeunes «Français musulmans», demanda de procéder au recensement systématique de ces derniers. Hostiles à ce projet de discrimination positive en faveur des seuls enfants de harkis, les responsables pédagogiques affectèrent les conscrits au soutien scolaire de tous ceux qui devaient en faire l'objet. Pour des raisons qu'il ne nous appartient pas de juger, la spécificité «harkie» se trouvait ainsi récusée par les pédagogues »885(*). Plus fondamentalement, il apparaît que la réussite scolaire des enfants de harkis est généralement fonction du mode d'implantation des familles et varie significativement selon que les populations concernées ont été regroupées ou dispersées sur le territoire : « L'échec scolaire est moindre lorsque la population a été dispersée en milieu ouvert, au centre des villes, ou a bénéficié de la solidarité familiale de parents immigrés déjà présents sur le territoire sans avoir à dépendre de l'assistance administrative. Le témoignage du commandant Rivière à propos d'une population des Aurès originaire des mêmes villages le montre assez bien : «Pour des familles qui sont les mêmes, les études scolaires ont été meilleures en Indre-et-Loire (Château-Renault) qu'à Rouen. [De fait, alors qu'à Rouen les familles ont été regroupées dans une cité réservée périurbaine, à l'écart du reste de la population], à Château-Renault, les familles ont été disséminées parmi les Français, [et] il n'y a pas eu de ségrégation par l'habitat» »886(*).

S'agissant de la situation socio-économique des intéressés, le constat général est logiquement similaire : compte tenu des conditions d'accueil initiales offertes aux anciens harkis et leurs familles, la sectorisation est une donnée essentielle pour qui prétend évaluer le degré d'immersion des intéressés dans le tissu socio-économique de la nation. Et, de fait, les difficultés sont d'autant plus grandes que le mode d'implantation et de socialisation des familles a été marqué par l'enclavement géographique et relationnel. Les sites enclavés, généralement aménagés à la va-vite dans les années 1960 à proximité d'industries vieillissantes ou de chantiers de forestage susceptibles d'employer une main-d'oeuvre peu ou pas qualifiée, n'offrent aucun avenir aux nouvelles générations. Ainsi en va-t-il du lotissement de Volpilliaire, à Largentière, en Ardèche, où la mine qui employait les pères a fermé au début des années 1980. De ce point de vue, même s'ils sont eux aussi touchés par la précarité, les « disséminés » (les enfants de harkis résidant en région parisienne, par exemple) se voient offrir plus d'opportunités que les « assignés ». En outre, les aides spécifiques offertes aux anciens harkis en matière d'accession à la propriété ont eu pour effet pervers de fixer ces populations dans ces enclaves. A contrario, l'instauration d'une aide à la mobilité professionnelle avait pour objectif d'inciter les jeunes à s'émanciper du carcan communautaire dans lequel les avait enfermés la politique initiale de reclassement collectif.

Des chiffres circulent sur la situation d'emploi des fils et filles de harkis, mais ils sont généralement soit le reflet d'une situation locale difficilement extrapolable, soit des statistiques nationales établies par la Délégation puis la Mission interministérielle aux Rapatriés, mais qui, par définition, ne rendent compte que de la situation de ceux parmi les enfants de harkis qui se sont fait connaître auprès des services préfectoraux pour bénéficier d'un accompagnement à l'emploi ou à la formation (donc censément les plus fragilisés). Il n'existe pas de statistiques exhaustives en la matière, pour cette raison évidente que les enfants de harkis - Français par filiation - n'apparaissent pas en tant que tels dans les statistiques de l'INSEE (à l'exception, avons-nous dit, du recensement de 1968 qui n'est, en la matière, d'aucune utilité). Néanmoins, l'ensemble des estimations ou études faites, de quelque source qu'elles proviennent, s'accordent à aligner la situation d'emploi des intéressés sur celles des couches les plus fragilisées de la population française. Dans un communiqué de presse publié en janvier 1999, le Ministère de l'Emploi et de la Solidarité indiquait que « 70% environ des harkis ont aujourd'hui un revenu au maximum égal au minimum vieillesse, soit 3.550 francs pour une personne seule ». Il était par ailleurs indiqué que « le taux de chômage de leurs enfants oscille autour de 30% ». Répétons-nous : ces chiffres sont des estimations puisque les membres de la communauté harkie ne constituent pas une catégorie à part dans les statistiques publiques. Ces chiffres, et notamment le deuxième, sont d'ailleurs contestés par certaines associations, qui considèrent qu'ils procèdent d'une sous-évaluation des difficultés auxquelles sont confrontées les générations suivantes. Il est vrai - pour les raisons précédemment exposées - que ces estimations nationales peuvent être largement en deçà de ce qui peut être constaté localement.

Jacques Chirac, s'exprimant à l'Élysée devant les présidents d'associations à l'occasion de la première Journée d'hommage national aux harkis, le 25 septembre 2001, s'était lui-même essayé à dresser un bilan de la situation socio-éducative et socio-économique des Français musulmans rapatriés et de leurs enfants, ainsi que des politiques qui leur furent consacrées. Je le cite :

« Malgré l'intervention de l'État, des collectivités locales et l'action généreuse de nombreuses associations, les difficultés de l'accueil initial, marqué par le confinement dans des camps ou le regroupement dans des quartiers isolés, ont conduit à des situations de précarité et parfois d'extrême détresse. Les conséquences en sont encore visibles aujourd'hui.

« Sans doute une France profondément marquée et divisée par le conflit algérien n'était-elle pas préparée à l'accueil des rapatriés. Mais il faut aujourd'hui réparer les erreurs qui ont été commises. Alors que tout dans notre tradition républicaine refuse le système des communautés, on a fait à l'époque, dans l'urgence, le choix de la séparation et de l'isolement. 

« Les jeunes ont également souffert, victimes de l'installation trop précaire de leurs parents. Leur scolarité, leur formation se sont déroulées dans des conditions particulièrement difficiles, qui sont encore à l'origine de handicaps importants.

« Pour eux comme pour la France, tout cela représente une perte de chances intolérable »887(*).

Au terme de cette première partie, et avant d'en venir à l'examen du "jeu" entre le passé et le présent (donc à l'examen des logiques rétrospectives - sociales et politiques - de la stigmatisation autour de la communauté harkie depuis la fin de la guerre d'Algérie), il nous faut brièvement revenir au contexte originel et insister sur certains points essentiels pour juger du "travail de l'écart" entre ce qu'a été - et ce qu'a signifié - pour les supplétifs eux-mêmes leur engagement aux côtés de l'armée française d'une part, et la manière dont cet engagement - ou, plutôt, ces engagements - nous ont été présentés sur le moment par d'autres acteurs interdépendants d'autre part. Nous avons vu que la guerre d'Algérie, loin de se laisser enfermer dans une définition univoque, a été un conflit "multifacettes", à bien des égards "indécidable". Les différents protagonistes se sont bien évidemment attachés à "travailler" (au sens de schématiser) cette complexité à leur avantage immédiat (et au regard de l'Histoire), ciselant un imaginaire de guerre sur mesure, aux fins tant de mobiliser - au sens propre et au sens figuré - les populations civiles, que de coaliser au service de la "Cause" un maximum de relais d'opinion. A cet égard, Valérie-Barbara Rosoux souligne très justement que « les faits n'ont pas de taille absolue et que la dignité des moments susceptibles de susciter l'attention dépend de l'intrigue choisie »888(*). La mise en évidence de ces « stratégies d'appropriation de l'imaginaire » (Béatrice Pouligny) nous autorise à juger pour ce qu'elles sont les "étiquettes" - négatives mais aussi positives - accolées aux harkis en raison de leur engagement aux cotés de la France, à savoir : des constructions qui opèrent par sélection de traits et d'événements (l'illusion "pars pro toto" décrite par Norbert Elias), à savoir la schématisation des « bonnes raisons » des intéressés889(*).

A cet égard, il nous faut particulièrement mettre en exergue la dimension de guerre civile du conflit algérien, qui éclaire d'un jour particulier l'accusation de "trahison" véhiculée sur le moment par le FLN à l'encontre des supplétifs musulmans de l'armée française. Témoigne tout d'abord de cette dimension de guerre civile la masse des engagements de civils musulmans au sein des troupes supplétives de l'armée française, mais encore l'engagement continu - certes moins massif mais tout aussi risqué, sinon plus - de civils musulmans dans les structures administratives et/ou électives. Certes, ces engagements n'ont sans doute été que très marginalement motivés par la volonté des intéressés de voir se maintenir à l'identique la présence française en Algérie. Cependant, outre le fait que telle n'était pas non plus la volonté exprimée par nombre de partisans de l' « Algérie française », cet engagement massif témoigne a minima de ce que nombre de musulmans ne se reconnaissaient pas dans la prétention hégémonique et/ou dans l'exclusivisme "socioculturel" ou "socio-confessionnel" du FLN, qui prétendait réduire les contours du "peuple algérien" à ceux de sa seule composante musulmane, arabe en particulier.

Dimension de guerre civile dont témoignent également, par l'absurde, à la fois la définition extensive que donne le FLN de la qualité de "traître" (depuis les élus jusqu'aux simples gardes champêtres, en passant par les supplétifs de l'armée française, les anciens combattants ou les nationalistes "dissidents") et, corrélativement, l'exercice massif de la terreur à l'encontre des segments de la population civile musulmane qui ne lui étaient pas inféodés. Dans les faits, le FLN se reconnaissait ainsi force "ennemis" au sein même de populations dont il assurait pourtant, dans ses discours, recueillir l'assentiment unanime.

Une réalité mouvante dont François Meyer, ancien lieutenant chef de harka, se fait l'écho : « Lieutenant en Algérie, j'ai servi pendant quatre années au 23ème régiment de spahis en Oranie, de 1958 à 1962, dans une unité où le concours des Algériens musulmans était considérable, et j'ai commandé successivement deux harkas, en tant que chef de commando du Secteur opérationnel à Géryville, puis à Bou Alam, toujours en Sud-Oranais. Je crois avoir connu une guerre dont la réalité a échappé à de nombreux Français, la guerre civile entre les Algériens au moment de la décolonisation »890(*). De même, pour l'historien Jean Monneret, « l'engagement massif de plusieurs centaines de milliers de Musulmans, échelonné sur plusieurs années, rend incontestable le terme de guerre civile entre Algériens »891(*). Il ajoute : « Comment ne pas voir que l'Algérie se distingue alors par une exceptionnelle intensité de cette guerre civile entre autochtones, par une exceptionnelle mobilisation musulmane aux côtés de l'Armée française, et par une exceptionnelle violence des représailles contre les vaincus »892(*). Et l'historien Guy Pervillé d'estimer à son tour que « la guerre d'Algérie a été, autant qu'une guerre entre deux peuples étrangers, une double guerre civile [entre Algériens et entre Français] »893(*).

En fait, nous l'avons vu, au regard de la visée hégémonique du FLN sur la société algérienne (d'une logique de front unique à une logique de parti unique), l'invention de la figure du harki comme "traître" va au-delà des nécessités tactiques ou conjoncturelles de la guerre d'indépendance. Ce dont témoigne d'ailleurs - nous allons le voir - la perpétuation "ex-post" de cette figure. L'invention puis la perpétuation de la figure du harki comme "traître" (et, plus généralement, la désignation de tous les musulmans non inféodés au FLN comme "ennemis intérieurs") est bien plutôt une nécessité structurelle pour une organisation qui, dès l'origine, s'est affirmée envers et contre l'idée d'une libre expression des tendances au sein de la mouvance nationaliste, puis, dans cette lignée, a instauré un régime de parti unique une fois l'indépendance acquise.

D'où la nécessité après-coup, dans l'Algérie post-coloniale, de faire de la figure du harki à la fois une figure taboue - car malvenue au regard du mythe de l'unanimité des masses derrière le FLN - et une figure totem - une figure d'excommunication générique qui porte l'opprobre sur ceux qui, de propos délibéré ou non, s'opposent aux acteurs de la Révolution. Cet entre-deux est malaisé, qui voudrait à la fois minimiser l'importance de l'écho rencontré par le "parti de la France" pendant la guerre, tout en exagérant son influence - supposément occulte - sur la marche des choses en Algérie après la guerre. Les usages politiques de la figure du harki trouvent d'ailleurs comme un second souffle dans un contexte de guerre civile qui n'en finit pas d'ébranler l'assise politique du régime.

Symétriquement, en France, le rappel de cette dimension de guerre civile comme dimension constitutive de la guerre d'Algérie gêne les autorités, car il implique de faire retour sur un triple renoncement : i) la non-association des musulmans pro-français aux négociations d'Évian ; ii) leur non-rapatriement (ou, tout au moins, la volonté de le limiter au strict minimum) ; et iii) leur non-accueil (au sens de "non-intégration"). Devant la difficulté à justifier ouvertement le prix payé par ces populations, soudainement devenues quantité négligeable, nous verrons que les autorités ont jugé préférable, après-coup, de scotomiser leur existence en perpétuant la vision - à bien des égards réductrice, nous l'avons dit - d'une guerre de décolonisation mettant implicitement aux prises deux mondes homogènes et inconciliables : les colonisés et les colonisateurs.

Ainsi, la place faite à la figure du harki pendant puis après la guerre est symptomatique des conditions de fondation puis de stabilisation de l'ordre politique dans chacun des contextes visés. L'imposition de schèmes de lecture de la guerre d'Algérie qui en gomment la dimension de guerre civile - et donc l'implication massive de tierces parties : musulmans pro-français, nationalistes dissidents, OAS - est un enjeu majeur des pratiques mémorielles algériennes et françaises : les unes pour ne pas entamer le mythe de l'unanimité des masses derrière le FLN, les autres pour taire autant que faire se peut les conséquences humaines de la politique de « dégagement » visée et entreprise par les autorités françaises d'alors. Ainsi, la caractérisation de l'épreuve endurée par les musulmans pro-français en conséquence directe de leur engagement ne s'arrête pas à l'énumération des supplices et des vexations qui leur furent infligés à l'heure des règlements de compte. Les violences symboliques ont perduré bien après que les violences expiatoires exercées par les armes dans l'immédiat après-guerre eussent cessé, et visent aujourd'hui encore à avilir ou à mortifier ceux qui ont survécu, ainsi que leur descendance, en les confinant dans une sorte de "no man's land" identitaire. C'est précisément à l'abord des gestes rétrospectives qui, depuis la fin de la guerre d'Algérie, sur l'une et l'autre rive de la Méditerranée, régissent la mise au ban et/ou la mise sous l'éteignoir des anciens harkis (au sens large) que sera consacrée la deuxième partie. Au fil de cet examen, je distinguerai principalement trois formes d'atteintes symboliques qui, chacune à sa manière, contribuent à outrager, à schématiser, voire purement et simplement à occulter le sens ainsi que les causes et les conséquences de l'engagement des anciens harkis aux côtés de la France :

- le regard "adversatif" de la geste officielle algérienne ;

- le regard "réductionniste" des intellectuels français en guerre d'Algérie ;

- le "non-regard" de l'historiographie officielle française.

Nous verrons que, sous l'effet de cette triple conjonction, les anciens supplétifs de l'armée française sont, jusqu'à ce jour, l'objet d'avanies ou de censures certes différenciées, mais convergentes : convergentes en ce qu'elles participent, chacune à sa manière, de la formation d'une imagerie globale, et globalement négative des intéressés.

* 877 Marwan Abi Samra et François-Jérôme Finas, Regroupement et dispersion. Relégation, réseaux et territoires des Français musulmans, rapport pour la Caisse Nationale d'Allocations Familiales, Université de Lyon 2, mars 1987,, p.106.

* 878 Ibid, p.102.

* 879 André Wormser, « En quête d'une patrie. Les Français-Musulmans et leur destin », Les Temps Modernes, n°452-453-454, mars-avril-mai 1984, p.1851-1852. C'est nous qui soulignons

* 880 Catherine Wihtol de Wenden, « L'école et la formation », Hommes et migration, n°1135, septembre 1990, p.50.

* 881 Mohand Hamoumou, « Les harkis, un trou de mémoire franco-algérien », Esprit, « France-Algérie : les blessures de l'histoire », n° 161, mai 1990, p.39.

* 882 A. Souida, « Roubaix, les «RONA» dans la Cité », Hommes et migration, n°1135, septembre 1990, p.62. C'est nous qui soulignons.

* 883 Halima Belhandouz, Claude Carpentier, « Une construction socio-historique du "décrochage" scolaire - Le cas des Français musulmans du quartier nord d'Amiens », VEI enjeux, n°122, Centre National de Documentation Pédagogique, septembre 2000.

* 884 Saliha Abdellatif, Enquête sur la condition familiale des Français musulmans en Picardie, Thèse de troisième cycle, EHESS, Paris VII, 1981.

* 885 Halima Belhandouz, Claude Carpentier, « Une construction socio-historique du "décrochage" scolaire - Le cas des Français musulmans du quartier nord d'Amiens », VEI enjeux, n°122, Centre National de Documentation Pédagogique, septembre 2000.

* 886 Catherine Wihtol de Wenden, « L'école et la formation », Hommes et migration, n°1135, septembre 1990, p.50.

* 887 Discours reproduit sur le site de l'Elysée : www.elysee.fr.

* 888 Valérie-Barbara Rosoux, « Les usages de la mémoire dans les relations internationales », communication donnée dans le cadre de la journée thématique « Stratégies de la mémoire », le jeudi 26 avril 2001 à l'IEP de Grenoble.

* 889 Cf. Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons. La rationalité : notion indispensable et insaisissable ?, Paris, PUF, 2003.

* 890 Le drame des harkis en 1962, allocution donnée à l'occasion de la « Rencontre Histoire et Mémoire-Les Harkis, 1954-62 », rencontre organisée à Paris, au Pavillon Gabriel, le dimanche 7 mars 1999. C'est nous qui soulignons.

* 891 Jean Monneret, La phase finale de la guerre d'Algérie, Paris, L'Harmattan, 2001, p.322.

* 892 Ibidem.

* 893 Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d'Algérie, Paris, Picard, 2002, p.313.

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