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Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.

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par Emmanuel BRILLET
Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007
  

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B. Le harki retrouvé ? Les chemins de traverse de la mémoire collective

En dépit de l'instauration - à bien des égards formelle - du multipartisme en 1989, la geste officielle de la guerre de "libération" n'a subi que peu d'inflexions ces dernières années. Et, ainsi que le souligne Guy Pervillé, « le véritable «parti de la France» qui s'exprime de plus en plus ouvertement en présence des journalistes étrangers, n'a pas le droit de s'exprimer légalement. En effet, la Constitution du 23 février 1989, qui a libéralisé le régime politique algérien en reconnaissant les libertés publiques et le droit des citoyens à choisir leurs représentants entre les candidats de plusieurs partis, a interdit par plusieurs de ses articles toute remise en cause des «valeurs de novembre» aussi bien que de l'islam. Et aucune force politique organisée ne peut ni ne veut prendre le risque d'abandonner le patrimoine moral des combattants de la guerre de libération, arme idéologique décisive, à ses concurrents et adversaires. Bien au contraire, elles rivalisent dans une surenchère patriotique de revendications de repentance adressées à la France pour tous les crimes qu'elle a commis en Algérie de 1830 à 1962 »1021(*). De fait, la vision consacrée de la guerre d'indépendance, héritée du parti-Etat FLN, est aussi, d'une certaine manière, une vision "obligée" : il est en effet difficile d'y manquer sans s'exposer aux foudres de la Loi. Ainsi, la Constitution de 1996 (modifiant celle de 1989), actuellement en vigueur en Algérie, énonce toute une série de dispositions visant à sanctionner « les pratiques contraires à la morale islamique et aux valeurs de la Révolution de Novembre » (article 9). Le droit de créer des partis « ne peut être invoqué pour attenter aux valeurs et aux composantes fondamentales de l'identité nationale », et « toute obédience des partis politiques, sous quelle que forme que ce soit, à des intérêts ou parties étrangers, est proscrite » (article 42). L'article 61 énonce que « la trahison, l'espionnage, le passage à l'ennemi (...) sont réprimés avec toute la rigueur de la loi », tandis que l'article 62 « garantit le respect des symboles de la Révolution, la mémoire des chouhada et la dignité de leurs ayants droits et des moudjahidine ». Enfin, et cela a déjà été dit, l'accès à la fonction présidentielle est étroitement verrouillé par l'article 73 qui énonce entre autres conditions que le candidat doit « jouir uniquement de la nationalité algérienne d'origine », « être de confession musulmane », « attester de la nationalité algérienne du conjoint », « justifier de la participation à la Révolution du 1er Novembre 1954 pour les candidats nés avant juillet 1942 » et « justifier de la non implication des parents du candidat né après juillet 1942, dans des actes hostiles à la Révolution du 1er Novembre 1954 »1022(*).

Ce n'est donc pas sans audace que Maître Ali Yahia Abdenour, président d'honneur de la Ligue algérienne des droits de l'homme, déclarait en 2000 dans un article publié par le Jeune Indépendant, en pleine résurgence du débat sur la torture en France, que « la révolution algérienne a également eu sa part d'exactions », précisant que « près de trois mille cadres de l'ALN ont été torturés, puis exécutés dans les maquis dans l'affaire de la «bleuite» [NDA : opération d'intoxication des services spéciaux français] », tandis que « les assassinats de dizaines de milliers de harkis ont eu lieu parce que l'ALN était assurée d'une parfaite impunité »1023(*). Un discours, il faut le noter, qui, désignant explicitement l'ALN, rompt sensiblement avec l'incrimination générique des "marsiens" officiellement en cours en Algérie à cet égard (voir la Partie 1 et la Partie 4). Cependant, quelques années plus tard, et comme s'il était impératif d'atténuer d'une manière ou d'une autre la portée de telles dénonciations, il se défiera publiquement de vouloir établir quelque parallèle que ce soit avec les violences perpétrées par la partie française : « Il est vrai que le FLN a les mains tachées de sang, que des victimes innocentes ont été immolées, mais dans une proportion minime par rapport aux massacres opérés par l'armée française, les milices des colons, l'OAS et les harkis, contre le peuple algérien »1024(*).

Cependant, dans un contexte où la parole publique est en tout ou partie muselée, et s'agissant d'une thématique dont l'abord n'est ni anecdotique ni anodin en Algérie1025(*), l'efficace sociale d'une représentation ne se mesure pas seulement à l'aune de sa propension à être reprise, diffusée et commentée publiquement, mais aussi de sa propension à faire sens pour tout un chacun, intimement. Car la vision officielle, même (apparemment) hégémonique dans l'espace public, ne saurait à elle seule traduire la diversité des représentations véhiculées, de manière plus ou moins souterraine, par les différents segments de l'opinion algérienne à propos de la guerre d'indépendance en général, des anciens harkis en particulier. Valérie-Barbara Rosoux souligne que « l'hégémonie de l'acteur politique qui dépeint l'historiquement correct n'est jamais totale », « la mise en scène officielle du passé ne [pouvant] complètement venir à bout de la transmission discrète mais efficace d'une «mémoire souterraine» »1026(*). « Cette résistance, ajoute-t-elle, varie essentiellement en fonction de trois facteurs, non exclusifs l'un de l'autre : la plus ou moins grande fidélité de l'interprétation officielle de la réalité du passé (1) ; le niveau de correspondance avec les attentes de la population (2) et le degré de légitimité du commémorateur (3) ».

A cet égard (le rapport à l'hégémonie), Jean Leca disait percevoir - dans une intervention faite le 18 mars 2002 dans le cadre d'un colloque organisé par la Fondation pour la Recherche Stratégique - une évolution sensible des formes d'articulation du discours politique ainsi que des registres d'imputabilité, tendant à une autonomisation des sociétés civiles dans les pays du Maghreb, en Algérie en particulier : « Sur le rapport à l'hégémonie, ce qui m'a frappé c'est l'émergence d'une société civile dans les pays du Maghreb au cours des dix dernières années. Dans une certaine mesure, ces sociétés civiles qui adressent à l'État un discours très critique - et c'est d'autant plus vrai en Algérie -, ont pour effet justement d'atténuer ce discours du rapport à l'hégémonie : l'explication française des maux en Algérie commence à s'atténuer par rapport à l'explication interne. Cela construit un discours politique beaucoup plus crédible que celui qu'on avait sur les vingt années qui ont suivi l'indépendance. On retrouve certes les relents «il y a toujours un harki quelque part», «il y a toujours le parti de la France», mais il reste que dans cette société civile d'aujourd'hui, la responsabilité première de la crise est d'abord et avant tout mise sur les élites qui ont géré le pays depuis vingt ans. Donc le rapport à cette hégémonie fantomatique française a tendance à se résorber »1027(*).

En octobre 2004, un sondage CSA-RTL-Le Monde réalisé en Algérie et en France par Hervé Gattegno et Philippe Le Coeur, témoignait semble-t-il d'un tel frémissement de l'opinion algérienne. D'après les résultats de ce sondage, 31% des Algériens (contre 57%) estimaient que « la France a beaucoup apporté à l'Algérie », et 29% (contre 44%) qu' « [elle] s'est mal comportée à l'égard des harkis ». Cependant, ce sondage ne disait rien de ce que les Algériens pensaient de la manière dont l'Algérie s'était comportée à l'égard des harkis. La question - était-ce le fruit du hasard ? - n'avait pas été posée1028(*).

À défaut d'avoir pu mener directement sur place des enquêtes fines, localisées et individualisées (via des entretiens semi-directifs, par exemple), il m'a fallu entreprendre d'approcher ces expressions tierces par une voie indirecte. Outre des obstacles matériels difficilement surmontables pour moi (l'inconnue sécuritaire étant redoublée par l'absence de relais familiaux ou amicaux), on peut légitimement se demander, dans le contexte qui est présentement celui de l'Algérie, si mon statut de "jeune-chercheur-français-venant-enquêter-sur-la-question-des-harkis" n'eût pas été producteur de biais importants. À tout le moins, cela eût certainement contribué à ce que je sois en butte à de fortes résistances de la part de mes interlocuteurs, autant sans doute en raison de la pression du milieu social que de ma propre personne. Le facteur personnel n'en reste pas moins potentiellement important puisque le fait d'être jeune, d'être chercheur et d'être français sont autant d'obstacles potentiels à l'établissement d'une communication directe véritablement libre et sereine sur ces questions. Seule une enquête au long cours sur place eût sans doute permis de vaincre progressivement ces résistances. Ce qui, sans l'appui (et la protection) d'un réseau de connaissances personnelles, n'est pas chose aisée dans l'Algérie des années 1990 et 2000.

Dès lors, à quelles sources s'en remettre pour capter les expressions anticonformistes et/ou souterraines à propos de la guerre d'indépendance (et notamment des harkis) si, par définition, elles sont rétives à s'exprimer publiquement ? Outre certains ouvrages et articles savants, qui peuvent effleurer la question sans en faire leur objet premier, ont été sollicités :

- les forums de discussion qui garantissent l'anonymat (y compris l'invisibilité) de ceux qui s'y expriment, tels les forums qui se sont multipliés ces dernières années sur Internet. Certes, ces forums, s'ils ont l'avantage de libérer la parole des intervenants (de tous les intervenants), sont aussi potentiellement des lieux de manipulation et de provocation. En outre, du fait de la spécificité (et de la relative rareté en Algérie) du média utilisé, à savoir Internet, certains avis ont certainement tendance à être surreprésentés. Dès lors, ce n'est ni la représentativité statistique ni l'exhaustivité qu'il faut ici viser, mais plus modestement l'expression d'une certaine diversité, d'une certaine « altérité » au regard des expressions conformistes ;

- des monographies qui appréhendent l'opinion algérienne - ou, plutôt, les opinions algériennes - de manière très localisée, via des études de terrain au long cours tablant prioritairement sur le recueil de récits de vie. Ces travaux dits qualitatifs, parfois conduits par des familiers des enquêtés, ou qui prennent le temps de le devenir, évitent généralement les biais inhérents aux interviews conduites "en coup de vent" par des intervenants totalement extérieurs (et qui le resteront), à savoir l'expression d'une parole convenue (et ce d'autant plus si le sujet abordé revêt une charge dramatique et/ou polémique) ;

- certaines chroniques journalistiques (de type "contre-enquêtes") qui, bien qu'elles soient elles aussi concernées par les écueils méthodologiques précédemment mentionnés, peuvent, sous certaines conditions (et sous couvert d'anonymat pour les sources), délibérément viser à susciter/relayer les expressions tierces.

? La ventilation des opinions dans quelques forums de discussion

Un débat lancé en mars 2002 sur le « forum du souk » (www.medito.com), dont l'accroche était « Pour ou contre le retour des harkis au bled ? », a suscité de nombreuses réactions, échelonnées sur près d'une année et réparties entre 70 intervenants (Algériens d'Algérie, Algériens de France et Français originaires d'Algérie, enfants d'immigrés ou de harkis). On peut classer ces réactions en trois catégories : 1) ceux qui, dans la droite ligne de la représentation officielle du passé (et en des termes parfois beaucoup plus virulents), se refusent absolument à envisager que les anciens harkis puissent de nouveau fouler le sol algérien ; 2) ceux qui souhaitent tourner la page et seraient prêts à accueillir les anciens harkis sans pour autant cautionner leur engagement ; 3) ceux qui estiment que l'on n'a pas à juger du choix des harkis, choix respectable et, à certains égards, compréhensible. Sans surprise, la première catégorie est la mieux représentée (33 intervenants, soit 47,14% de l'ensemble). La deuxième catégorie, en rupture relative avec la ligne officielle, rassemble près d'un tiers des intervenants (22 personnes, soit 31,43% des intervenants) et la troisième, en rupture totale, un cinquième (15 personnes, soit 21,43% des intervenants). Cet échantillon, certes non représentatif, est donc singulièrement plus contrasté que ce que donne à voir et à entendre l'Algérie officielle. J'ai extrait, catégorie par catégorie, quelques argumentaires types à même d'illustrer la tonalité générale de chacune d'elles.

La catégorie 1, qui rassemblait près de la moitié des avis exprimés sur ce forum de discussion, est totalement en phase avec la geste officielle algérienne. Ce commentaire de "Cherbi", qui compte néanmoins parmi les messages les plus "modérés" (ou les moins injurieux), en rend parfaitement compte : « Quand on a trahi son pays, il faut assumer. Ils ont fait leur choix, alors qu'ils restent «chez eux» entourés de barbelés ».

S'agissant de la catégorie 2, le témoignage de "Makhlouf" illustre cette volonté propre à un certain nombre d'Algériens (ou d'enfants d'immigrés d'Algériens, ce qui est le cas de l'intéressé) de tourner la page du contentieux historique sans pour autant cautionner l'engagement des anciens harkis. Ceux-là rejettent la rhétorique "revancharde", parfois haineuse, ressassée par les autorités. Bien plus, "Makhlouf", conceptualisant ce que d'autres disent parfois de manière plus désordonnée, dépeint les outrances des autorités algériennes à l'égard des anciens harkis comme un exemple archétypique de manipulation de la figure de l' « ennemi intérieur ». Je le cite : « Personnellement, quoique ma famille ait payé un lourd tribut pour l'indépendance de l'Algérie (7 membres de la famille sont morts au djebel), je suis d'avis à ce que la page soit définitivement tournée. La France, la première concernée par le drame algérien, nous lui ouvrons les bras, tous les pays qui étaient en guerre se sont réconciliés une fois la paix retrouvée, pourquoi est-ce que l'Algérie n'oublierait pas l'errement d'une partie de ses fils qui, soit dit en passant, n'ont pas toujours choisi leur camp. Ma famille était FLN, je le répète, mais j'ai aussi fini par apprendre qu'une bonne majorité de harkis a été poussée dans les bras de l'armée française... je passe les détails, mais je ne justifie pas non plus tous les harkis, même si, pour moi, la page doit être tournée pour tous. Nos gouvernements respectifs, depuis 1962, ont tellement diabolisé les autres, nous ont tellement ressassé la haine de l'autre que nous, ses enfants, avons grandi avec cette haine. Nous haïssons tout le monde : harkis, juifs, l'occident entier, mais nous bradons nos richesses à ces mêmes "rejetés". Finalement, il n'y a que le peuple, dupe à merci, qui tombe dans le panneau de nos gouvernants qui nous créent des ennemis... Maintenant que les Français ne sont plus chez nous, on nous crée un "ennemi intérieur". Cette même politique est menée chez nous depuis l'indépendance... Je dirais même avant, car qu'est-ce qui avait poussé la majeure partie des messalistes à devenir des harkis ? Cela n'engage que ma personne, mais j'y crois. Je préfère la réconciliation à la haine, car nos enfants pourraient cultiver cette même haine et la transmettre, comme nos parents nous ont transmis la leur. Vous n'avez qu'à voir le rejet réciproque existant actuellement entre les fils de ceux qu'on appelle les "harkis" et les enfants des autres Algériens, ici en France. Quant à l'Algérie, des policiers de la PAF se comportent très négativement devant les fils de harkis qui viennent visiter le pays de leurs parents (le leur en fait), si bien qu'ils pensent ne plus remettre les pieds dans ce bled ». Et il ajoute, dans un autre message : « Notre génération doit pouvoir tourner la page... Je suis vraiment sincère, je tiens ce langage à tous les niveaux, même si, en passant, je déclenche la foudre des miens... qui parfois me traitent de harki ».

Enfin, le message de "Mylord" traduit ce que peut être l'attitude neutraliste de ceux (catégorie 3), certes largement minoritaires mais représentant tout de même 1 avis exprimé sur 5, qui se refusent à incriminer le choix des anciens harkis et dénient aux autorités algériennes actuelles toute légitimité pour entraver la liberté de circulation des intéressés. Je cite ce message : « Bouteflika n'a rien à dire, ils ont choisi de rester français, ça les regarde. Il ont le droit de se rendre en Algérie ».

Un autre débat, hébergé par Oragora (www.oragora.com), et qui a rassemblé 15 intervenants au cours du mois d'avril 2001, a confirmé cette ventilation des opinions sur la question parmi les Algériens ou Français issus de l'immigration algérienne. Ceux des intervenants - un peu plus de la moitié du total - que l'on peut ranger dans la catégorie 1 ont rejeté toute idée de pardon à l'égard des anciens harkis, voire de leurs enfants, arguant que les intéressés étaient « indignes d'appartenir à la race humaine » car porteurs du « gêne de la trahison », le seul droit pouvant leur être concédé étant « celui de se taire » ("Tarek Ibnouziane"). Toute idée de retour est également rejetée au prétexte que « l'Algérie n'est pas un dépotoir » ("Fierté harrachi"). Ceux des intervenants que l'on peut classer dans la catégorie 2, quoiqu'ils condamnent eux aussi l'attitude des anciens harkis (tout en établissant une distinction entre ceux qui se seraient "mal conduits" et les autres), refusent que cette condamnation englobe leurs enfants et dénoncent les usages politiques de la figure du harki : « On nous endort avec des boucs émissaires, en l'occurrence les harkis » ; « le débat sur les harkis est un faux débat qui veut faire oublier les véritables traîtres d'aujourd'hui qui par leur irresponsabilité et leur avidité ont conduit l'un des pays les plus riches d'Afrique au rang de république bananière, ou plutôt "dattière" » ("D.G.") ; « Je crois qu'il faut arrêter de mettre ce qui se passe en Algérie sur le dos des autres : un jour c'est la faute des harkis, un autre des Kabyles et l'autre de la France... STOP !!! » ("Lilu"). Enfin, une troisième catégorie d'intervenants - le cinquième du panel - se refusent à juger le "choix" des anciens harkis et souhaiteraient que leur soit accordée la possibilité de circuler vers l'Algérie. L'intervention de "Louize" est significative de cet état d'esprit : « Combien de fois ais-je entendu des Tiziens dire que l'Algérie aurait dû rester française ? Revoyez un peu vos discours, sachant qu'aujourd'hui en Algérie, après la concorde civile, certains tueurs ont été "graciés" (je n'appelle pas cela autrement !), ils ont le droit de se promener, de respirer l'air que bon nombre d'Algériens souffrants respirent, de se refaire une vie, et pourtant ils ont tué ! J'aimerais comprendre aussi d'où vient cette haine vis-à-vis des harkis. Je connais des Kabyles qui vivent à Tizi-Ouzou et qui, grâce à leurs cartes d'anciens combattants, vont au Consulat de France demander la nationalité française tout en vivant en Algérie. Et ceci en 2001, alors que les harkis ne vivent plus là-bas depuis des années, ils ne sont pas responsables de la situation actuelle en Algérie (du fait de leur exil, ils n'ont contribué à rien depuis 1962), alors foutez-leur la paix, gardez votre haine, ou remballez là en réfléchissant bien sur qui est votre véritable ennemi aujourd'hui. Et sachez que "Dieu" est plus compatissant vis-à-vis des harkis que vis-à-vis des gens comme certains remplis de haine ».

? Le rapport au passé des gens ordinaires : les sources indirectes (monographies, chroniques journalistiques, essais)

Une étude de Nacéra Aggoun intitulée « L'opinion publique algérienne du Chélif algérois à la veille de l'insurrection de 1954 par les sources orales, ou la version des colonisés »1029(*), étude nourrie par sa thèse alors en cours sur « La résistance algérienne dans le Chélif algérien 1945/1962 » (soutenue en 1996 sous la direction de René Gallissot), confirme l'ambivalence du ressouvenir de la période coloniale en général, des harkis en particulier. L'auteure rapporte ainsi que, dans l'esprit des gens ordinaires, « la colonisation est ambivalente, [à la fois] négative dans la lignée du discours de l'État, ou âge d'or que l'historien peut interpréter comme une nostalgie de la jeunesse à l'échelle de l'individu ». Selon la même étude, l'ambivalence concerne aussi l'image du harki, « traître-collaborateur » ou « victime ». De même, l'historien Guy Pervillé1030(*) - qui était membre du jury lors de la soutenance de thèse de Nacéra Aggoun - rapporte toute une série de témoignages faisant état du décalage entre les représentations des gens ordinaires et la doctrine officielle en Algérie, dont celui de l'ancien maquisard Ali Zamoum qui s'étonne, « plus de trente ans plus tard », d' « [éprouver] la nécessité d'avoir à plaider pour défendre cette cause sacrée pour laquelle des milliers d'hommes et de femmes se sont sacrifiés » à force d'entendre certains de ses congénères dire que « nous aurions été mieux si la France était restée. Actuellement les émigrés sont mieux que nous... »1031(*) ; ainsi en va-t-il également du témoignage d'un ancien policier algérien réfugié en France, Djilali Manigue, dont les propos ont été recueillis par Hacène Belmessous : « Je me dis que si les combattants pour l'indépendance avaient imaginé que l'Algérie basculerait dans le chaos aussi vite, ils n'auraient pas versé leur sang durant toutes ces années de guerre. Je pense que l'Algérie aurait dû rester française. Beaucoup de gens pensent que cela aurait été préférable »1032(*).

Le journaliste Bernard Guetta, à la faveur d'une série de reportages réalisés au moment du référendum sur la Loi de concorde civile, en septembre 1999, avait été témoin du décalage manifeste existant entre le discours officiel (sur la France et le passé colonial) et les expressions "spontanées" glanées ici et là auprès des gens ordinaires : « Tout, désormais, peut se dire, même cette inavouable passion pour la France. Un jeune flic : «Vous aimez Alger ? C'est bien. C'est les Français qui ont tout fait. La France, ce n'était pas l'Angleterre : elle exploitait ses colonies, mais elle les a aussi développées» (...). Et puis cette jeune femme, la trentaine, rencontrée dans une pizzeria : «Quand j'étais petite, mon père m'a emmenée voir l'immeuble où il travaillait du temps de la France. Il m'a dit : «Regarde, c'était propre, l'ascenseur marchait. Tu comprendras un jour» »1033(*). La seule présence du journaliste français suffit à déclencher de petits mouvements de foule : « Une voix : «Quel est le fou qui nous a donné l'indépendance ? ». Ça devient houleux. Une autre voix : «Il a raison. Si les Français étaient encore ici, ce serait mieux» »1034(*).

De même, dans Le Figaro du 13 juin 20061035(*), le grand reporter Irina de Chikoff relevait que « quand on interroge les gens de tous les jours, à Alger, Oran ou Constantine, le décalage entre le discours officiel, victimiste ou accusateur, et les sentiments manifestés par la population, saute aux yeux ». Ainsi, à propos du parallèle établi par Abdelaziz Bouteflika, qui a parlé de « génocide » et comparé le comportement de la France pendant la guerre d'Algérie à celui des nazis durant la Seconde Guerre mondiale, « Hocine, 30 ans, fait un geste significatif de la main : «Quand je vois comment mes compatriotes reçoivent les pieds-noirs, comment ils pleurent ensemble, dit-il, je suis obligé de me poser des questions sur cette histoire de génocide. On n'accueille pas à bras ouverts quelqu'un qui a tenté de vous éliminer. Ma génération ne sait pas grand-chose sur les temps où l'Algérie était française. On nous a surtout enseigné la guerre de libération, le sacrifice des martyrs, la victoire du vaillant peuple algérien. Des thèmes intouchables. Sacrés. Si on cherche à sortir des stéréotypes, on est immédiatement assimilé au hizb frança, le parti de la France, qui ne songerait qu'à refranciser l'Algérie» ». Les réactions engendrées par la visite de Jacques Chirac, en 2003, ont décontenancé le journaliste d'El Watan, Boukhalfa Amazit, qui fut de la « génération des utopies » : « Pour beaucoup d'Algériens, ceux qui vivent toujours dans le mythe de la révolution, ce fut un choc de voir les gamins faire une véritable ovation à la France. Moi-même, j'avais du mal à y croire. Est-ce à dire que la colonisation a eu du bon ? Même si tout ne fut pas négatif, je revendique le droit d'affirmer que je n'ai jamais demandé qu'on me fasse du bien ! ».

De même, Lahouari Addi constatait lui aussi en 1997 « un fait qui heurte le sentiment patriotique. Des centaines de milliers de jeunes nés après l'indépendance, dont certains sont des enfants et des petits enfants de martyrs, sont en admiration de la France, des centaines de milliers de jeunes souhaitent partir en France pour y vivre et y acquérir la nationalité française, cette même nationalité que leurs parents ont refusée dans les années cinquante pour arracher un Etat indépendant. Force est de constater - et il est inutile de ne pas regarder la réalité en face - que la guerre livrée en 1954 par l'ALN à la France coloniale a été perdue trente ans après ! »1036(*).

Autre indice, plus éloquent encore, le chiffre étonnamment élevé des demandes de « réintégration dans la nationalité française » tel que rapporté par Le Figaro du 29 juin 2006, sur la foi des informations communiquées par le consul général de France à Alger : selon ce dernier, pas moins de 100.000 demandes auraient été enregistrées en 2005, les candidats n'hésitant pas, pour étayer leurs dossiers, « à évoquer un aïeul, soldat dans l'armée française durant l'une des deux guerres mondiales », voire même « à réhabiliter un vieil oncle harki, rejeté jusque-là comme la honte de la famille »1037(*).

Ancien haut fonctionnaire au ministère de l'Industrie algérien, Boualem Sansal est représentatif de cette génération désenchantée qui, née pendant la colonisation, ne se reconnaît pas dans le discours de l'exclusive et de la page blanche véhiculé jusqu'à l'obsession par les autorités algériennes depuis l'indépendance. Les propos de l'auteur du Serment des Barbares1038(*) affleurent même parfois la nostalgie, une chose inenvisageable au regard de la geste officielle de la guerre d'Algérie. Ainsi, évoquant Rouiba - où se situe l'intrigue de ce roman - dans une interview à Algérie Interface, en mars 2000 : « Les terres les plus fertiles ont été sacrifiées. On y a construit. Fini les fermettes. Comme s'il fallait effacer toutes traces de l'occupant. Tout cela est parti d'un esprit revanchard et vengeur. Qu'est-il advenu du domaine Borgeaud d'antan, un véritable paradis sur terre ? Que reste-t-il de Rouiba ? Il faut comprendre que je ne suis pas né en 62. J'ai Connu Rouiba quand elle avait cinq librairies. L'épicier et le boucher étaient des pieds-noirs, pas des colons. Ce qui est différent. Le contact était différent. Ils avaient des petits commerces et un esprit différent. C'est une autre forme d'occupation nullement comparable à celle qui se base sur la propriété foncière. L'Algérie est leur pays. (...) Le cas est identique [avec les harkis] et de plus soulève le problème de la génération des enfants de harkis. L'Algérie doit faire le deuil de son histoire et se réconcilier avec son passé ». La quatrième de couverture de son dernier roman, Poste restante : Alger1039(*), est à l'unisson de ce qui précède : 

« En France, où vivent beaucoup de nos compatriotes, les uns physiquement, les autres par le truchement de la parabole, rien ne va et tout le monde le crie à longueur de journée, à la face du monde, à commencer par la télé. Dieu, quelle misère ! Les banlieues retournées, les bagnoles incendiées, le chômage endémique, le racisme comme au bon vieux temps, le froid sibérien, les sans-abri, l'ETA, le FLNC, les islamistes, les inondations, l'article 4 et ses dégâts collatéraux, les réseaux pédophiles, le gouffre de la sécurité sociale, la dette publique, les délocalisations, les grèves à répétition, le tsunami des clandestins... Mon Dieu, mais dans quel pays vivent-ils, ces pauvres Français ? Un pays en guerre civile, une dictature obscure, une République bananière ou préislamique ? A leur place, j'émigrerais en Algérie, il y fait chaud, on rase gratis et on a des lunettes pour non-voyants ».

* 1021 Guy Pervillé, « La «première» et la «deuxième guerre d'Algérie» : similitudes et différences », communication présentée à la journée d'étude sur « France-Algérie : mémoire et oublis », organisée à l'Institut für Romanische Sprachen und Literaturen de l'Université Johan-Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le Main, le 14 mai 2004 ; article consultable sur le site de Guy Pervillé à cette adresse : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=55#nh13.

* 1022 Constitution de 1996 (modifiant la Constitution de 1989) ; texte consultable en intégralité à cette adresse : http://www.el-mouradia.dz/francais/symbole/textes/constitutions/constitution1996.htm.

* 1023 Propos rapportés dans Le Monde du 2 décembre 2000.

* 1024 « Lettre ouverte à des ministres français hôtes de l'Algérie », en date du 13 juillet 2004.

* 1025 Et ce d'autant plus, nous l'avons vu, que la figure du "harki" a valeur de contre-étalon symbolique à la fois pour les tenants du système et pour ceux qui aspirent à les renverser.

* 1026 Valérie-Barbara Rosoux, « Les usages de la mémoire dans les relations internationales », communication donnée dans le cadre de la journée thématique « Stratégies de la mémoire », le jeudi 26 avril 2001 à l'IEP de Grenoble.

* 1027 Jean Leca, « Récits et contre-récits de représentations politiques, sociales et religieuses au Moyen-Orient », intervention faite le 18 mars 2002 dans le cadre d'un colloque organisé par la Fondation pour la Recherche Stratégique ; le texte de l'intervention est consultable à cette adresse : http://64.233.183.104/search?q=cache:DVRc-xwiVG4J:www.frstrategie.org/barreFRS/publications_colloques/colloques/20020318/20020318.doc+%22h%C3%A9g%C3%A9monie+fantomatique+fran%C3%A7aise%22&hl=fr&gl=fr&ct=clnk&cd=1&ie=UTF-8.

* 1028 Résultats publiés dans Le Monde du 30 octobre 2004 et rapportés par Guy Pervillé in « La «première» et la «deuxième guerre d'Algérie» : similitudes et différences », communication présentée à la journée d'étude sur « France-Algérie : mémoire et oublis », organisée à l'Institut für Romanische Sprachen und Literaturen de l'Université Johan-Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le Main, le 14 mai 2004 ; article consultable sur le site de Guy Pervillé à cette adresse : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=55#nh13.

* 1029 Nacéra Aggoun, « L'opinion publique algérienne du Chélif algérois à la veille de l'insurrection de 1954 par les sources orales, ou la version des colonisés », in Régine Goutalier (dir.), Mémoires de la décolonisation. Relations colonisateurs-colonisés, l'Harmattan, 1995.

* 1030 Guy Pervillé, « Le nationalisme algérien en question » in Pour une histoire de la guerre d'Algérie, Paris, Picard, 2002, p.292-296.

* 1031 Ali Zamoum, Le pays des hommes libres, Tamurt Imazighen. Mémoires d'un combattant algérien, 1940-1962, Grenoble, La pensée sauvage, 1998, p.301-302 ; propos rapportés par Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d'Algérie, Paris, Picard, 2002, p.294.

* 1032 Témoignage cité in Hacène Belmessous, Algérie, généalogie d'une fatalité. Des réfugiés se racontent, Editions Paris-Méditerranée, 1998, p.85.

* 1033 « L'Algérie de Bouteflika », 2ème article, Le Monde du 15 septembre 1999.

* 1034 « L'Algérie de Bouteflika », 3ème article, Le Monde du 16 septembre 1999.

* 1035 « L'héritage français s'effiloche en Algérie », Le Figaro du 13 juin 2006.

* 1036 Lahouari Addi, « Réflexion politique sur la tragédie algérienne », Confluences Méditerranée, n°20, hiver 1996-1997, p.47.

* 1037 Arezki Ait-Larbi, Le Figaro du 29 juin 2006.

* 1038 Boualem Sansal, Le serment des barbares, Paris, Gallimard, 1999.

* 1039 Boualem Sansal, Poste restante : Alger, Paris, Gallimard, 2006.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry