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Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.

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par Emmanuel BRILLET
Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007
  

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B. Les ressorts rétrospectifs de la stigmatisation : une vision déplorative ? (depuis 1962)

Quelles furent les conséquences du mouvement de bascule idéologique observé au cours des vingt à trente dernières années sur la manière dont les intellectuels autrefois engagés en guerre d'Algérie (ou ceux qui s'en disent les héritiers) rendent compte a posteriori de leur engagement propre ? Et dans quelle mesure cette nouvelle donne idéologique a-t-elle influé sur l'image que les militants de la cause anticoloniale (et ceux qui se réclament de leur héritage) se forment rétrospectivement des harkis ?

Pour ce qui a trait à la geste des intellectuels en guerre d'Algérie, la première conséquence de ce changement de paradigme a été l'écrasement rétrospectif des ressorts idéologiques de l'intervention de ceux qui s'étaient fait les hérauts de la cause "anti-impérialiste" sous une posture (presque) uniment éthique - ou « dreyfusarde ». Autrement dit, lors même que, sur le moment, les attendus de l'engagement des intellectuels en guerre d'Algérie, marqués par une forme de "sinistrisme" idéologique, eurent tendance à s'aligner, au fur et à mesure de l'avancement du conflit, sur les positions les plus "radicales" (ou, tout au moins, les plus marquées politiquement à gauche), à l'inverse, depuis lors (et plus encore depuis une vingtaine d'années), les retours qui s'opèrent sur cette période se caractérisent par l'euphémisation relative de cette dimension plus strictement idéologique et militante. D'une certaine manière, donc, les jeux de miroir (marqueurs identitaires) et enjeux de mémoire (marqueurs idéologiques) propres à cette mouvance font écran quant à la nature véritable des prédicats qui, sur le moment, étaient corrélatifs de l'intervention des intellectuels en guerre d'Algérie, et faussent ou fragilisent son interrogation critique.

En insistant sur la seule dimension éthique, notamment à l'occasion de la réactivation des débats entourant les faits de torture durant la guerre d'Algérie, c'est une vision "éthérée" de la geste protestataire que nous donnent à voir les principaux médias et leaders d'opinion. Une vision comme "expurgée" de résonances idéologiques jugées désormais obsolètes, donc à même de brouiller l'image, sinon de jeter le discrédit sur ceux qui s'en firent les porte-voix. La manière dont Gilles Manceron portraiture quarante ans après Marcel Péju, ancien collaborateur de Jean-Paul Sartre aux Temps modernes, le présentant comme un défenseur des libertés publiques en France et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes plutôt que comme un militant de la cause révolutionnaire (via le soutien apporté aux luttes de « libération »), est à cet égard hautement symptomatique. Gilles Manceron : « Marcel Péju a été de ceux qui ont combattu la guerre coloniale en Algérie et souligné ses effets déplorables sur les libertés publiques en France »1326(*). De la même manière, dans un article intitulé « Ces «traîtres» qui sauvèrent l'honneur de la France »1327(*), Dominique Vidal, journaliste au Monde diplomatique, présente l'engagement des « porteurs de valises » sous l'angle des seuls principes éthiques, à l'exclusion de toute inféodation partisane ou idéologique. Ils sont « ces hommes et ces femmes qui eurent le courage de dire non », non à la guerre d'Algérie « contre laquelle ils s'engagèrent »1328(*). Le « refus », l'« honneur », la « France » : tels sont les totems pour le moins inattendus que met désormais en exergue une génération (et ceux qui s'en réclament) désireuse de survivre aux mythes qui l'avaient fait naître à la politique. Comme un ultime paradoxe, donc, c'est à la solennité de la geste gaullienne que l'on en appelle pour accréditer la légende dorée de ceux qui, en ces années, considéraient pourtant avec défiance le retour au pouvoir du général de Gaulle1329(*). Et de faire leurs des valeurs hier encore décriées (car amalgamées sous l'étiquette-repoussoir de l'« humanisme bourgeois »), chères à cette « gauche respectueuse » si longtemps vilipendée.

Or, cette recomposition de la geste anticolonialiste sous des atours plus consensuels n'est pas sans implications sur les ressorts rétrospectifs de la figuration des anciens harkis : c'est de fait tout un registre de désignation de l'adversaire qu'il faut recomposer, sans haine ni sectarisme apparents. L'occultation de la dimension doctrinale de l'engagement des intellectuels en guerre d'Algérie passe en effet nécessairement par une révision des formes d'assignation statutaire des autres parties prenantes du conflit. Ainsi est-on passé, s'agissant des harkis, outre une indifférence ou une "inappétence" persistantes pour cette figure, d'une vision directement "adversative" à une vision globalement "déplorative". Dans le contexte de la guerre d'Algérie, nous l'avons vu, les harkis étaient volontiers dépeints comme des « traîtres » ou des « collabos ». Désormais, ils sont plutôt dépeints comme des « malgré-nous ». Hier ouvertement flétris, les anciens harkis sont aujourd'hui déconsidérés "par implicite". De fait, continuer à dépeindre les harkis comme des adversaires conscients de la politique hégémonique du FLN, eût obligé les intellectuels « tiers-mondistes » et « bolcheviks » qui se firent les promoteurs de cette politique à expliquer pourquoi elle était souhaitable et en quoi s'y opposer rendait les harkis « haïssables ». Soit l'effet inverse de celui recherché par ceux qui, désormais, dans un tout autre contexte idéologique, souhaitent majoritairement "lisser" ou éluder les ressorts doctrinaux qui furent à la base de leur engagement.

Le réajustement progressif de la figure du harki est donc directement fonction de ces enjeux d'image évolutifs. Hier encore dépeints comme des profiteurs du système colonial, les harkis sont désormais décrits, au mieux, comme des faire-valoir candides du « mythe colonial », des esprits simples abusés par la propagande cynique des autorités ; au pire, comme des esprits serviles corrompus par la misère et portés à assouvir sous l'uniforme français leurs penchants les plus vils, sans autre vision d'avenir clairement définie. Dans le premier cas, le harki est portraituré comme l'exact symétrique du maquisard du FLN : non un acteur porté par quelque idéal ou mu par une conscience politique, mais le produit passif de l'aliénation coloniale (section 1). Dans le second cas, l'accent est mis sur la « minorité des pires », conformément au mécanisme générateur de ce que Norbert Elias et John L. Scotson appellent « l'illusion pars pro toto »1330(*) : la figure du harki est ramenée tout entière aux agissements de certaines de ses composantes, les plus en pointe dans la répression policière. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la mise en exergue fréquente des agissements de la Force de police auxiliaire de Paris (FPA)1331(*), et en particulier de leur rôle dans la répression des manifestations du 17 octobre 1961 (section 2).

- 1. Un esprit simple : le harki, produit passif de l'aliénation coloniale

* 1326 « Du 17 octobre 1961 à la question des harkis » ; entretien avec Marcel Péju, ancien secrétaire général des Temps modernes, Hommes et libertés, N°116, septembre - novembre 2001, propos recueillis par Gilles Manceron ; cf. http://www.ldh-france.org/docu_hommeliber3.cfm?idHomme=887&idPere=868. C'est nous qui soulignons.

* 1327 Dominique Vidal, « Ces «traîtres» qui sauvèrent l'honneur de la France », Le Monde Diplomatique, septembre 2000, p.28-29.

* 1328 On touche peut-être ici à l'un des plus grands poncifs de la guerre d'Algérie : le pacifisme supposé des soutiens français au FLN, lesquels soutinrent pourtant indéfectiblement une insurrection qui portait dans ses fonts baptismaux les espérances révolutionnaires de toute une frange de la gauche intellectuelle.

* 1329 Dans un article intitulé « Les grenouilles qui demandent un roi » et publié dans L'Express du 25 septembre 1958, Jean-Paul Sartre, qui appelle à voter "Non" au référendum constitutionnel qui doit se tenir trois jours plus tard, explique en ces termes les raisons de son choix : « Ne l'oubliez pas ; toute l'ambiguïté vient de là : de Gaulle n'est pas fasciste, c'est un monarque constitutionnel ; mais personne ne peut plus voter pour de Gaulle aujourd'hui : votre "Oui" ne peut s'adresser qu'au fascisme. Comprenons enfin qu'on ne tire pas un pays de son impuissance en confiant la toute-puissance à un seul homme ».

* 1330 Cf. Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l'exclusion, Paris, Fayard, 1997.

* 1331 Ce dont témoigne, par exemple, la réédition récente des opus de Paulette Péju [1961], Ratonnades à Paris et Les harkis à Paris, Paris, Éditions La Découverte, 2000.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry