PARTIE 3
Ce que veut dire être harki dans l'ordinaire des
relations sociales et familiales
Partie 3
Ce que veut dire être harki dans l'ordinaire des
relations sociales et familiales
Les enfants de harkis sont le produit d'une histoire qui, de
nos jours en France, dans l'ordinaire des relations sociales, les place
à divers titres en porte-à-faux vis-à-vis de la
société d'accueil. Et ce d'abord vis-à-vis du groupe dit
"majoritaire" qui, plutôt que de faire droit à la
singularité de la trajectoire des enfants de harkis, les
considère de prime abord sur la base de leur faciès et des
préjugés qui y sont associés. Mais ce également
vis-à-vis des populations issues de l'immigration maghrébine (et
de l'immigration algérienne en particulier), lesquelles, à
l'inverse, ne manquent pas - lorsque cette singularité est connue - de
marquer l'"étrangeté" de l'exil politique des anciens harkis et
de leurs familles : un exil assimilé à un acte de
« trahison » (ou, plutôt, à sa
conséquence ultime), par contraste avec la migration des travailleurs
algériens, conçue comme résultant non d'un choix politique
mais d'une nécessité économique. Ceci n'est pas sans
conséquences sur - et appelle l'étude des sentiments de filiation
et d'identité de la deuxième génération,
socialisée dans un environnement a priori - quoique diversement -
stigmatisant, avec lequel elle doit apprendre à composer.
Précisément, il nous faudra examiner, à
travers la dynamique des générations qui les sous-tend, les
rapports problématiques entre "mémoire" et "identité" au
sein de la communauté harkie. Comment "l'indexation" globalement
négative de l'image des pères dans l'espace social et politique
(voir la Partie 2) pèse-t-elle sur la transmission de la mémoire
familiale et, par suite, sur la définition (ou l'indéfinition) de
l'identité sociale des fils et filles de harkis1380(*) ? Notre
hypothèse, à cet égard, est que la dynamique des
générations au sein de la communauté harkie est
marquée sinon par une "éclipse" du moins par une
"friabilité" de la transmission de la mémoire communautaire. De
cette cassure de la dynamique des générations résulte une
crise des identités qui spécifie (en même temps qu'elle les
trouble) les contours de la deuxième génération de
harkis ; crise des identités marquée par une
fragilité, une instabilité des critères d'identification
et des identifications elles-mêmes, donc, corrélativement, par une
perméabilité des catégories servant à se
définir (tant individuellement que collectivement), c'est-à-dire
une particulière sensibilité, sinon une grande
vulnérabilité, aux identités assignées par autrui.
Précisément, ce qui pose problème dans le cas des fils et
filles de harkis c'est, alors même qu'ils ont hérité de la
génération des pères de plus de questions que de
réponses à propos de leur identité, de se situer soi par
rapport aux autres et de situer les autres par rapport à soi quand les
autres renvoient de soi, outre une indifférence persistante, des images
antagonistes, voire paradoxales. Ceci - les rejaillissements
intergénérationnels de la destinée matérielle et
symbolique des parents - témoigne de relations tout à fait
spécifiques entre mémoire, identité et dynamique des
générations.
Pourquoi ce filtre heuristique du "ressenti" et de
"l'intersubjectif", cette focalisation sur la manière dont les gens se
définissent, définissent les autres et sont définis par
autrui ? D'abord parce que notre ambition, dans cette partie, est de
rendre compte du vécu des intéressés, de leur rapport
intime aux phénomènes sociaux (choses et êtres). A rebours
d'une explication globalisante et extérieure, se déprenant par
principe du sens commun, notre intention n'est pas d'expliquer les êtres
malgré eux, même si c'est là un risque inhérent
à toute étude sociologique. Nous avons longuement
développé ces points en introduction. Il suffit donc de rappeler
que notre démarche est d'essence compréhensive : c'est le
monde vécu de la stigmatisation, ou la stigmatisation telle qu'elle est
routinièrement "agie" et subie, qui nous intéresse ici. Sur des
bases analogues à celles d'un Vincent de Gaulejac1381(*), par exemple, il s'agira
d'explorer la dynamique de construction du sujet, face à son histoire,
à ses liens de filiation et au poids des assignations statutaires, et,
par-là, de montrer comment les phénomènes sociaux et
psychiques s'amplifient et s'influencent réciproquement, en particulier
autour du sentiment de honte1382(*).
Au plan cognitif, les sentiments sont des médiateurs
à travers lesquels l'individu éprouve concrètement -
"métabolise" en quelque sorte - des phénomènes sociaux
abstraits (telle la sociodynamique de la stigmatisation) qui, par leur ampleur
et la complexité de leurs ramifications, échappent ordinairement
à son champ d'appréhension intellectuelle (en même temps
qu'à son champ d'action et de responsabilité). Autrement dit,
lorsqu'un individu membre d'un groupe donné rend compte de la
manière dont il est affecté au jour le jour par les
exo-définitions de soi assignées par d'autres groupes
interdépendants, c'est d'abord des sentiments "bruts" (la honte, la
colère, l'embarras, etc.) et non un discours fini (des
élaborations conceptuelles) qu'il exprime. De même lorsqu'il
entreprend d'y réagir : c'est d'abord sur la base de ses affects
qu'il règle sa ligne de conduite immédiate. Ainsi, les sentiments
sont les catalyseurs des charges et réactions émotionnelles qui
régissent la « ronde journalière » de
l'individu1383(*). Et
« les sentiments de honte, d'humiliation ou de révolte, jouent
un rôle important dans la mise en oeuvre de stratégies sociales
répondant à une situation d'exclusion »1384(*). Or, nous verrons que,
dans l'entre-deux symbolique malaisé où se trouvent placés
les fils et les filles de harkis, c'est la honte qui, plus souvent sans doute
qu'à l'ordinaire de leurs concitoyens, régit leur
définition des situations d'interaction et commande, en réaction,
leurs stratégies de présentation de soi.
Mais qu'est-ce que la "honte", au juste ? À la
suite de Vincent de Gaulejac, la honte peut être définie comme un
« méta-sentiment », « un
conglomérat de charges et de réactions émotionnelles, de
sensations, d'affects où se mêlent des aspects psychoaffectifs et
psychosociaux »1385(*). Un état générique, donc,
d'essence à la fois affective et sociale qui, dans le cas
d'espèce qui nous intéresse, renvoie au moins à deux
ordres de ressentis :
- d'une part le sentiment de culpabilité des
pères, dont les "choix", nous l'avons vu, se sont
révélés lourds de conséquences, à la fois
sur un plan matériel et sur un plan symbolique ;
Ici, le sentiment de culpabilité sanctionne la
reviviscence d'un état de fait ou d'une succession de faits et de choix
dont l'individu se sait être (ou se sent, au moins en partie) moralement
comptable, et qu'il peine à assumer tant en raison de l'image
négative renvoyée par autrui qu'en raison de l'ambivalence de ses
sentiments propres sur la question. Le sentiment de culpabilité est
associé à l'inhibition, et libère une agressivité
plutôt tournée vers soi (ou les siens) : vis-à-vis de
l'extérieur, l'individu ne sait plus quoi faire, ou n'ose plus
agir ; il se mure dans le silence, s'abandonne parfois à l'alcool
et/ou à la violence conjugale ou familiale, s'égare dans le
délire, voire met fin à ses jours1386(*). Les exemples de cet ordre
abondent dans la littérature consacrée aux Français
musulmans rapatriés, qu'il s'agisse des études cliniques de tous
ordres qui furent consacrées aux anciens harkis durant les années
1970, ou des récits autobiographiques publiés par leurs enfants
au cours des années 1990 et 20001387(*).
- d'autre part, le sentiment d'humiliation des
enfants qui, confrontés à un environnement stigmatisant, ne
peuvent puiser dans la mémoire douloureuse de leurs parents les
référents nécessaires à l'édification de
contre-modèles valorisants.
Ici, le sentiment d'humiliation puise dans les
conséquences d'un choix qui n'est pas directement le fait de l'individu
mais auquel son image est invariablement associée. Le sentiment
d'humiliation vient ainsi de ce que l'individu est publiquement
désigné comme légataire d'une marque d'infamie :
« fils de traître ! »1388(*), lors même qu'il
n'aurait aucune prise sur la situation en cause : « l'individu se
sent objet impuissant d'un rapport de forces inégal, mais pas
responsable de la situation »1389(*). L'humiliation est associée au sentiment de
révolte et libère une agressivité plutôt
tournée vers autrui.
Au fil de cette partie, nous aborderons la sociodynamique de
la stigmatisation au sein (la stigmatisation telle qu'elle est subie)
et autour de la communauté harkie (la stigmatisation telle
qu'elle est agie) mais, à la différence de la
précédente partie, davantage en tant qu'aspect d'une relation
« installés-marginaux » (perspective
routinière)1390(*) qu'en tant qu'aspect d'une relation
« ami-ennemi » (perspective institutionnelle)1391(*). Autrement dit, il s'agira
moins, ici, de nous centrer sur les relations de pouvoir instituées
(mémoires officielles) ou les stratégies d'influence d'acteurs
constitués en communautés d'esprit ou d'adhésion
(mémoire collégiale des intellectuels en guerre d'Algérie,
par exemple) que sur l'ordinaire des relations sociales, ordinaire
habituellement réglé par des rites d'interaction et des
stratégies de présentation de soi et de désignation
d'autrui qui relèvent d'un ordre essentiellement extra-juridique et
extrapolitique1392(*).
Dans cette optique, la sociodynamique de la stigmatisation sera
envisagée comme le produit de la configuration formée par trois
groupes interdépendants, à savoir : le groupe dit
"majoritaire", les populations issues de l'immigration maghrébine et la
communauté harkie, engagés à des degrés et pour des
motifs divers dans ce que Isabelle Taboada Léonetti et Vincent de
Gaulejac appellent une « lutte des places »1393(*).
Communauté de destin, la communauté harkie est
le produit d'une histoire difficile à transmettre pour les pères
aussi bien que difficile à recevoir pour leurs enfants. Cette histoire
est d'autant plus difficile à transmettre pour les pères que,
d'une part, elle les renvoie - outre les traumatismes liés aux
événements proprement dits, depuis l'engagement aux
côtés de l'armée française jusqu'à l'exil -
à leur propre impuissance (au sens d'une incapacité à se
faire maîtres de leur destin) et que, d'autre part, elle les expose
potentiellement au désaveu de leurs enfants, socialisés dans un
environnement qui ne les prépare pas à valoriser ce choix.
D'autant que, même si les raisons de justifier ce choix ne manquent pas,
l'appareillage critique et la maîtrise de la langue font trop souvent
défaut aux pères (illettrés pour beaucoup) pour ce faire
ou, plus exactement, pour faire en sorte que ces arguments soient jugés
recevables non seulement par leurs enfants mais aussi par ceux-là
même qui, spontanément, n'éprouvent aucune sympathie
à leur endroit. En outre, cette histoire est difficile à recevoir
pour leurs enfants, et ce d'autant plus qu'elle les oblige - pour "être"
et "se connaître" - à transgresser l'interdit paternel et,
par-là, à encourir le risque du conflit. Une histoire qui, par
surcroît, nous l'avons dit, les place en porte-à-faux - et ce
à divers titre - vis-à-vis de la société d'accueil.
Il résulte de cette difficulté à dire et à recevoir
une situation de relative déshérence identitaire qui se manifeste
d'abord - au sortir de l'adolescence (et parfois bien plus tard) - par un
« brouillage des catégories servant à se définir
et à définir les autres »1394(*) (Chapitre I).
Cette situation induit corrélativement une grande
vulnérabilité aux catégorisations formulées par
autrui. Ceci est d'autant plus dommageable que, précisément, dans
l'ordinaire des relations sociales, les enfants de harkis sont exposés
à des flux d'informations contradictoires quant à la
manière dont les autres les (dé)considèrent. De fait, les
enfants de harkis se doivent de composer, d'une part, avec les
flétrissures liées à leurs attributs phénotypiques
et confessionnels, ou « stigmate tribal »1395(*) (flétrissures
générées à divers degrés par les
Français dits "de souche" ou qui se considèrent comme tels) et,
d'autre part, avec les flétrissures liées à la (mauvaise)
réputation des pères, ou « stigmate
d'infamie »1396(*), flétrissures principalement
générées - là encore à divers degrés
- par les populations issues de l'immigration maghrébine,
algérienne en particulier (chapitre II).
Les enfants de harkis se trouvent donc placés dans une
sorte d'entre-deux phénoménologique qui s'ajoute et recoupe en
partie l'"entre-deux feux" des atteintes symboliques - entre adversité
et indifférence - étudié dans la Partie 2. À
l'arrivée, le « brassage du vécu et du
transmis » - autrement dit, le rapport aux origines et à la
mémoire familiale, et la façon dont il peut produire la honte
dans l'ordinaire des relations sociales - peut engendrer une situation de
« déchirement » (Vincent de Gaulejac) ou
d'écartèlement des identifications (pour soi et par autrui) en
face de quoi les fils et filles de harkis sont en peine de trouver des
médiations ou des compromis satisfaisants. Cette situation décrit
ce que j'appelle un "triangle de stigmatisation". Ce triangle de stigmatisation
est une représentation modélisée du « cycle des
événements ordinaires »1397(*) qui font obstacle à
une pleine acceptation des enfants de harkis dans leur environnement social
(chapitre III).
* 1380 Par "fils et filles
de harkis", nous entendons exclusivement désigner les membres de la
deuxième génération.
* 1381 Cf. Vincent de
Gaulejac, L'Histoire en héritage. Roman familial et trajectoire
sociale, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
* 1382 Cf. Vincent de
Gaulejac, Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer,
1996.
* 1383 Pour une
définition précise du concept goffmanien de « ronde
journalière », voir plus bas l'entame du chapitre II de la
Partie 3.
* 1384 Vincent de
Gaulejac, Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer,
1996.
* 1385 Vincent de
Gaulejac, Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer,
1996, p.73.
* 1386 Voir plus bas la
section I.A.1. de la Partie 3 : « La difficulté d'en
parler (du côté des pères) ».
* 1387 Voir notamment le
récit de Djami (C'est la vie, Paris, La Pensée
Universelle, 1993), marquée par la très violente
décrépitude d'un père à jamais marqué par la
guerre, ou celui de Zahia Rahmani (Moze, Paris, Sabine Wespieser
Éditeur, 2003), dont le père, enfermé dans son mutisme et
le souvenir d'une éprouvante captivité, choisit de mettre fin
à ses jours un 11-novembre. Nous reviendrons sur ces deux récits
plus avant.
* 1388 Nombreux sont les
enfants de harkis à nous avoir fait part de la prégnance,
aujourd'hui encore, de telles interjections.
* 1389 Vincent de
Gaulejac, Les sources de la honte, Desclée de Brouwer, Paris,
1996, p.185
* 1390 Norbert Elias, John
L. Scotson, Logiques de l'exclusion, Paris, Fayard, 1997, p.51.
* 1391 Voir à cet
égard les éclairages critiques apportés par John Crowley
au sujet de la distinction opérée par Carl Schmitt selon laquelle
« la discrimination spécifique du politique, à laquelle
peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c'est la distinction de
l'ami et de l'ennemi » (Carl Schmitt, La notion de politique /
Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p.64), en
particulier la nécessité de ne pas céder à une
forme d'illusion anthropologique ou essentialiste en la matière, et de
considérer le caractère artificieux d'une telle distinction.
Ainsi, le propre de l'ennemi intérieur,
« considéré de manière sérieusement
schmittienne », est, selon John Crowley, « de se situer sur
le point d'indétermination de la distinction entre inimicus et
hostis » : « il n'est dans un rapport
d'inimitié avec tel ou tel, ajoute-t-il, que parce que
politiquement désigné comme tel » (John Crowley,
« Pacifications et réconciliations. Quelques réflexions
sur les transitions immorales », in John Crowley, Cultures &
Conflits, n°41 : « Pacifications,
Réconciliations » (tome 2), printemps 2001, p.82-83).
* 1392 En ce sens que,
dans les interactions de la vie quotidienne, les gens ordinaires se rattachent
ou sont identifiés de prime abord à des catégories
sociales définies de manière essentiellement "empirique" :
les Français dits "de souche", les populations issues de l'immigration
maghrébine, les fils et les filles de harkis, etc.
* 1393 Cf. Vincent de
Gaulejac et Isabelle Taboada Léonetti (dir.), La lutte des places,
Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
* 1394 Claude Dubar, La
socialisation, construction des identités sociales et professionnelles,
Paris, Armand Colin, 1991.
* 1395 Erving Goffman
[1963], Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1975, p.14.
* 1396 Ibidem.
* 1397 Erving Goffman
[1963], Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1975, p.112.
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