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Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.

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par Emmanuel BRILLET
Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007
  

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II. La construction routinière du rapport « Nous / Eux » ou la difficulté d'être soi dans l'ordinaire des relations sociales

Selon Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Léonetti, « des processus de valorisation et d'invalidation traversent continuellement les relations sociales »1461(*). Le jeu des assignations statutaires participent de ce que ces auteurs appellent « la lutte des places ». Les contacts impersonnels entre inconnus, en particulier, sont le lieu d'élection des réactions stéréotypées : « Le maniement du stigmate n'est qu'un rameau d'une activité fondamentale dans la société, à savoir le stéréotypage, le "profilage" de nos attentes normatives quant à la conduite et au caractère d'autrui »1462(*). Symétriquement, le sujet n'accède à la conscience de son identité que dans un rapport à autrui où il dépend intrinsèquement de l'autre pour sa propre définition ; autrement dit, l'identité d'un individu dépend autant des jugements d'autrui que de ses propres orientations et définitions de soi. Erik H. Erikson :

« L'individu se juge lui-même à la lumière de ce qu'il découvre être la façon dont les autres le jugent par comparaison avec eux-mêmes et par l'intermédiaire d'une typologie, à leurs yeux significative ; en même temps, il juge leur façon de le juger, lui, à la lumière de sa façon personnelle de se percevoir lui-même, par comparaison avec eux et les types qui, à ses yeux, sont revêtus de prestige »1463(*).

Cette description cherche à mettre en lumière l'interaction étroite entre l'identité pour soi et l'identité pour autrui, l'appréciation personnelle et la comparaison sociale. A cet égard, Erving Goffman a souligné que l'un des enjeux fondamentaux de l'interaction sociale était la "face" que chaque protagoniste s'efforce de présenter et de faire reconnaître - la face étant la valeur sociale positive, l'image de soi, qu'une personne revendique à travers la ligne de conduite qu'elle adopte dans les relations sociales où elle est engagée ; l'identité sociale désigne donc la représentation de soi que le sujet cherche à construire et à donner dans les interactions où il est impliqué, représentation qui demande à être confirmée et reconnue par autrui.

« La notion d'identité parle d'un être et d'autres, donc des rapports entre celui-ci et ceux-là », écrit Denis-Constant Martin1464(*). Claude Dubar affirme, lui aussi, la dualité dans le social de la définition de l'identité. Identité pour soi et identité pour autrui sont à la fois inséparables et liées de façon problématique : inséparables puisque l'identité pour soi est façonnée par d'autres regards et conditionnée par la reconnaissance qu'ils lui offrent (je ne sais jamais qui je suis que dans le regard d'autrui) ; liées de façon problématique car je ne peux jamais être sûr que l'idée que je me fais de mon identité coïncide avec celle qu'autrui s'en fait. « L'identité, écrit Claude Dubar, n'est jamais donnée, elle est toujours construite et à (re)construire dans une incertitude plus ou moins grande et plus ou moins durable »1465(*). Et il ajoute : « Il n'y a pas de correspondance nécessaire entre l'identité prédicative de soi qui exprime l'identité revendiquée par une personne singulière conformément à son histoire vécue individuelle et les identités attribuées par autrui, qu'il s'agisse des identités numériques qui vous définissent officiellement comme être unique ou des identités génériques qui permettent aux autres de vous classer comme membre d'un groupe, d'une catégorie, d'une classe »1466(*).

Claude Dubar appelle actes d'attribution ceux qui visent à définir « quel type d'homme (ou de femme) vous êtes », c'est-à-dire l'identité pour autrui : l'attribution de l'identité par les institutions et les agents directement en interaction avec l'individu « ne peut s'analyser en dehors des systèmes d'action dans lequel l'individu est impliqué et résulte de "rapports de force" entre tous les acteurs concernés et de la légitimité - toujours contingente - des catégories utilisées (...). Le processus aboutit à une forme variable d'étiquetage produisant ce que Goffman appelle les «identités sociales virtuelles» des individus ainsi définis »1467(*) ; et l'auteur appelle actes d'appartenance ceux qui expriment « quel type d'homme (ou de femme) vous voulez être », c'est-à-dire l'identité pour soi : les actes d'appartenance « ne [peuvent] s'analyser en dehors des trajectoires sociales par et dans lesquelles les individus se construisent des "identités pour soi" qui ne sont rien d'autre que «l'histoire qu'ils se racontent sur ce qu'ils sont» [R.-D. Laing, Le soi et les autres, Paris, Gallimard, 1971, p.114] et que Goffman appelle les «identités sociales réelles». Celles-ci utilisent aussi des catégories qui doivent avant tout être légitimes pour l'individu lui-même et le groupe à partir duquel il définit son identité pour soi »1468(*). Claude Dubar fait de l'articulation entre les systèmes d'action prescrivant des identités virtuelles d'une part, les "trajectoires vécues"1469(*) au sein desquelles se forgent les identités réelles auxquelles adhèrent les individus d'autre part, la clé du procès de construction des identités sociales.

En l'espèce, le trouble né, au sein du noyau familial, de l'introversion des pères et de l'élision précoce du sentiment de filiation est redoublé, de l'extérieur, par des actes d'attribution contradictoires quant à la manière dont les autres (dé)considèrent les fils et les filles de harkis : tandis que les uns, déniant la spécificité de l'héritage mémoriel des intéressés, s'articulent autour de préjugés socioculturels et tendent à réduire les enfants de harkis à leur seule maghrébinité, les autres, à l'inverse, soulignant la spécificité de cet héritage pour mieux la flétrir, se focalisent sur le choix des pères en faveur de la France durant la guerre d'Algérie, et tendent à faire de ce choix une sorte de "tare morale" indélébile et transmissible d'une génération l'autre. Dans Stigmate, Erving Goffman identifiait, pour les distinguer, la situation de l'individu discrédité par son « appartenance à un groupe tribal stigmatisé » et, d'autre part, la situation de l'individu discrédité par « la présence chez les parents d'une tare morale contagieuse »1470(*). Or, précisément, la caractéristique première de la « ronde journalière »1471(*) des enfants de harkis est qu'elle met simultanément en jeu « l'appartenance à un groupe tribal stigmatisé » (gestion des marqueurs superficiels de l'origine - couleur de peau, patronyme, etc. - vis-à-vis du groupe majoritaire) et « la présence chez les parents d'une tare morale contagieuse » (gestion des attributs biographiques intimes - et notamment la qualité de fils ou de fille de harki - vis-à-vis des populations issues de l'immigration). Il y a donc là une géographie duale des logiques routinières de la stigmatisation autour de la communauté harkie.

Il en ressort qu'à la difficulté éprouvée par les enfants de harkis à cerner cet autrui significatif qu'est le père, s'ajoute, vis-à-vis de cet autrui généralisé que sont les composantes du corps social extérieures au groupe d'appartenance, la délicate gestion du stigmate : à qui les enfants de harkis doivent-ils des informations sur leur identité réelle étant entendu qu'ils sont a priori et quotidiennement exposés, en vertu ou plutôt à cause de leur "faciès", au « stigmate tribal » et confondus par le groupe majoritaire avec ceux-là mêmes (les enfants d'immigrés) qui, paradoxalement, s'ils venaient à découvrir leur identité intime, seraient susceptibles de stigmatiser les attributs mémoriels jugés infamants que les fils et les filles de harkis ont "hérités" de leurs pères ?

Par "construction routinière du rapport Nous / Eux", c'est précisément cette « problématique des relations intersubjectives vécues » que nous entendons aborder, en la saisissant moins à travers le jeu des déterminismes sociaux qu' « à travers un ensemble de discours et de pratiques empiriquement observables », ainsi que nous y invite Eric Landowski1472(*). De la sorte, toujours en suivant Eric Landowski, nous entendons aboutir à « la construction d'une problématique à caractère opératoire concernant les relations et les stratégies identitaires entre individus ou entre groupes sociaux »1473(*).

Il nous faudra d'abord examiner « le cycle des événements ordinaires qui limitent l'acceptation par la société de l'individu «discrédité» »1474(*), en s'attachant à distinguer entre les sources, contours, fonctions et effets sur l'individu de ces mécanismes d'assignation statutaire dévalorisants (section A).

Il nous faudra ensuite faire état des « difficultés qu'éprouve l'individu «discréditable» à contrôler l'information sur lui-même »1475(*) en rendant compte des techniques d'ajustement ou stratégies d'accommodation dont il use routinièrement pour "faire avec" ces catégorisations ou exo-définitions de soi. En d'autres termes, il nous faudra rendre compte de ses capacités d'adaptation dans un environnement stigmatisant. Il s'agira précisément d'analyser la façon dont les enfants de harkis, confrontés à une insécurité identitaire permanente (c'est-à-dire à une incertitude quant à ce que sera l'attitude - de rejet ou bien d'acceptation - d'une nouvelle connaissance), manient l'information personnelle au cours des interactions de la vie quotidienne : « Ce qui se révèle de l'identité sociale d'un individu à chaque moment de sa ronde journalière et aux yeux de tous ceux qu'il y rencontre ne peut manquer d'être pour lui d'une très grande importance », souligne Erving Goffman. (...) L'information quotidiennement disponible sur soi-même est la seule base de départ possible lorsqu'il s'agit de décider quelle tactique adopter à l'égard de son stigmate, quel qu'il soit »1476(*) (section B).

A. L'infirmation de soi dans le regard d'autrui ou la surexposition des enfants de harkis aux exo-définitions de soi

Les représentations sociales - dogmes, préjugés, stéréotypes - visent à « situer les individus dans des rapports sociaux et à légitimer cette place ». Les stéréotypes, en particulier, « définissent des places sociales » et « imposent aux individus une image d'eux-mêmes qu'ils ne peuvent éluder » (Vincent de Gaulejac). L'identité se constitue dans une relation soi-autrui où le regard de l'autre tient une place fondamentale. Ainsi, selon Alex Mucchielli, qui définit l'identité sociale comme la somme de toutes les relations d'inclusion ou d'exclusion par rapport à tous les groupes constitutifs d'une société, « on possède autant de facettes du Moi social qu'il y a d'opinions émises par les autres » : « Outre l'ensemble des énoncés que le sujet peut produire sur lui-même pour se définir, il faut intégrer dans la définition totale de l'identité - au sens général - l'ensemble des identités partielles, énonçables sur le sujet. Le nombre des identités partielles est élevé, car chaque partenaire et groupe peut avoir sa définition du sujet. Autant dire qu'en ce sens l'identité est difficile à atteindre »1477(*).

Ainsi, "l'identité totale" (Alex Mucchielli) de l'individu et/ou du groupe intègre, outre l'identité subjective (ou identité auto-attribuée), les identités attribuées de l'extérieur, c'est-à-dire les différentes définitions que les autres donnent de l'individu et/ou du groupe en question. La conscience de soi est aussi fondée sur la capacité à appréhender et "ré-élaborer" l'attitude d'autrui envers soi : l'individu peut s'éprouver lui-même en se plaçant aux divers points de vue des autres individus avec lesquels il entre en relation ; il se juge lui-même à travers le regard supposé des autres. Ainsi, pour G.H. Mead, être conscient de soi, c'est essentiellement devenir un "objet" pour soi, y compris - et surtout - en vertu ou à l'aune de ses relations avec les autres individus :

« Jusqu'à... il y a très peu... il y a cinq ans, je ne m'étais jamais posé la question : être fille de harki, ou pas... non, je vivais sans me... sans me poser de questions, sans me justifier, parce que déjà j'ai pas à me justifier, hein, mon père... il a fait ce qu'il a fait, mais j'ai commencé à me poser des questions quand j'ai commencé à entendre que le harki c'était un traître, le harki c'est ceci, le harki c'est cela... » (Dalila, 37 ans).

La notion de "soi reflété dans un miroir" ("the looking-glass self"), élaborée par Cooley, traduit le fait que le sujet s'imagine dans le regard d'autrui et anticipe les jugements que les autres peuvent porter sur lui. Ce jugement rétro-projeté - cette image de soi dans le regard d'autrui - influence constamment la conscience de soi et les sentiments qui lui sont liés (fierté, gêne, honte...).

En l'espèce, nous l'avons dit, le "Moi social" des enfants de harkis est le produit contradictoire d'une double influence. D'un côté, le sentiment d'appartenance des enfants de harkis - même et surtout s'il est faiblement étayé par la dynamique des générations au sein de la cellule familiale - se heurte de prime abord à la tyrannie des apparences (l'indifférenciation phénotypique avec la deuxième génération issue de l'immigration maghrébine) du fait de l'influence "mécanique" du système de stéréotypes fixé par la société d'accueil. La primo-caractérisation (ou perception première) des enfants de harkis par le groupe majoritaire est ainsi porteuse, dans les interactions face-à-face, d'une forme de "tragique latent" : la dépossession de soi par l'amalgame induit, pour les enfants de harkis, l'obligation corrélative de s'accommoder des préjugés nourris à l'égard des Beurs. Ici, le « délit de faciès », qui fait des intéressés des "Algériens par méprise" en même temps que des "Arabes méprisés", sonne comme un double déni de "l'être" par "l'apparaître" (section 1). D'un autre côté, dans la bouche de certains fils d'immigrés algériens, la condamnation des enfants de harkis à la dépossession de soi fonctionne sur le mode de l'extrapolation et tend à faire de la qualité statutaire de fils ou de fille de harki une forme de tare morale congénitale. De fait, les enfants de harkis sont également confrontés à des attitudes d'ostracisme fondées sur la réactivation, d'une génération l'autre et d'un continent l'autre, du contentieux lié à l'engagement des harkis durant la guerre d'Algérie. Ces attitudes d'ostracisme sont plus particulièrement le fait de la deuxième génération issue de l'immigration maghrébine, algérienne en particulier. C'est ainsi que nombre de fils et filles de harkis, évoquant la nature de leurs interactions "ès qualités" avec certains enfants d'immigrés algériens, nous ont fait part des tensions, voire des altercations que ce type de face-à-face était susceptible de provoquer (section 2).

1. La dépossession de soi par l'amalgame : le "délit de faciès", forme ordinaire de déni d'une mémoire singulière

De nombreuses recherches en sociologie1478(*) et en psychologie sociale1479(*) montrent qu'il y a à la base de la perception et de l'appréciation d'autrui - pour autant que cet autrui ne soit pas déjà connu - un mécanisme d'attribution de qualités stéréotypées, inférées sur la base de critères immédiatement perceptibles, a priori conçus comme "typifiants". L'évaluation de l'autre (individu ou groupe) se fait automatiquement et inconsciemment. Cette évaluation est liée à la perception elle-même. La première appréciation est ainsi fondée sur la perception d'un ensemble restreint d'éléments (une "forme") qui, par référence à un "répertoire d'identités" préconstitué, permet d'accéder à une "connaissance" immédiate d'autrui : « Les classifications qui en résultent tirent leur apparente légitimité (aux yeux de ceux qui y recourent) non pas d'une quelconque nécessité à caractère objectif mais seulement de la force de l'usage, qui «naturalise» les découpages ainsi obtenus, et les significations qu'on leur associe »1480(*).

Ces répertoires d'identité, en tant que grilles de perception et de décodage, contiennent comme par anticipation les significations qui leur sont associées : « Les sujets feront, dans cette optique, des attributions à autrui en fonction de la représentation cognitive qu'ils ont de la catégorie d'appartenance de cet alter »1481(*). C'est ce qu'a très bien montré Erving Goffman : lorsqu'un inconnu se présente à nous, nous formulons, sans en avoir toujours conscience, toutes sortes d'anticipations quant à son identité sociale, c'est-à-dire que nous cherchons à prévoir la catégorie à laquelle il appartient et les attributs qu'il possède. Nous appuyant alors sur ces anticipations, nous les transformons en attentes normatives, nous attendons donc de l'inconnu qu'il s'y conforme : cette caractérisation en puissance de l'inconnu compose son identité virtuelle. Quant à la catégorie et aux attributs qui particularisent en fait cet inconnu, ils forment son identité sociale réelle.

Or, il peut s'avérer que cet inconnu possède un attribut (c'est-à-dire une caractéristique physique, morale ou biographique) qui détonne par rapport au stéréotype que nous avons formulé à son égard et qui représente un désaccord particulier entre les identités sociales virtuelle et réelle. En l'espèce, pour ce qui a trait spécifiquement aux actes d'attribution opérés à l'endroit des fils et filles de harkis, les classifications fondées sur le décodage des seules qualités "manifestes" ou "superficielles" des individus - à commencer par l'apparence physique - sont génératrices de tels "désaccords". Ainsi, l'indifférenciation phénotypique de la deuxième génération issue de la communauté harkie et de la deuxième génération issue de l'immigration maghrébine interdit-elle, au quotidien, la reconnaissance des enfants de harkis "en tant que tels" :

« Ce que je veux c'est être reconnu en tant que tel. Mais je l'aurai jamais cette reconnaissance (...). Dans la rue on va dire : «C'est un Arabe». Voilà, c'est clair. Et... je peux te garantir que tu le vis mal, hein. Tu le vis mal (...). Moi, j'aimerais bien qu'un jour on me reconnaisse en tant que tel, qu'on me reconnaisse citoyen français, pas... mitigé, quoi, pas panaché. Pour vous, je suis un panaché, dans la rue, je suis un panaché. Même pas un panaché, un Arabe, un "bronzé" » (Karim).

Un stigmate représente donc un certain type de relation - une relation insatisfaite - entre l'attribut (Karim est de nationalité française, par filiation qui plus est, et se définit comme français par le sang versé) et le stéréotype (son "faciès" l'apparente à un fils d'immigré, dont la "loyauté" à la société d'accueil est a priori conçue comme incertaine par le groupe majoritaire). A l'inverse, Erving Goffman appelle "normaux" ceux qui ne différent pas négativement des attentes normatives formulées par autrui : « Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue. Ces points de vue sont socialement produits lors des contacts mixtes, en vertu des normes insatisfaites qui influent sur la rencontre »1482(*).

Eric Landowski souligne qu'en dépit de leur caractère réducteur, donc potentiellement "mensonger" (effets d'amalgame), ces activités de profilage/stéréotypage structurent fortement les relations sociales : « Ce n'en est pas moins sur la foi de préjugés de cette nature, ayant pour effet de valoriser systématiquement la possession de certains attributs sociaux, hérités ou acquis, par rapport à d'autres, que se fonde le plus communément la conscience et, plus encore peut-être, la fierté identitaire des groupes qui, dans le cadre d'une société donnée, se considèrent comme constituant le «Nous» de référence et, à ce titre, comme les seuls détenteurs du droit à être pleinement eux-mêmes, par opposition aux individus ou aux communautés particulières que leurs différences signalent (avec des degrés d'étrangeté infiniment variables) comme autant d'avatars prévisibles de «l'Autre» »1483(*).

Ainsi, dans une société d'accueil nivelée par un fort préjugé anti-arabe (et anti-algérien en particulier)1484(*), les enfants de harkis doivent composer tant avec des attributs héréditaires (le phénotype) qu'avec des pratiques coutumières (et notamment l'observance des règles attachées à la religion musulmane) qui les placent de prime abord en porte-à-faux avec l'image archétypale, stéréotypée que les Français ont d'eux-mêmes1485(*). Autrement dit, les attributs identitaires manifestes dont sont porteurs les enfants de harkis détonnent par rapport aux anticipations, aux attentes stéréotypées qu'ont les Français dits "de souche" (ou qui se considèrent comme tels) à l'égard de leurs semblables. Ce poids des anticipations, ce poids des étiquetages dans l'ordinaire des relations sociales aliène la caractérisation des enfants de harkis à certains indices "manifestes" (à commencer par l'apparence physique) et, à ce titre, réducteurs, voire potentiellement mensongers puisqu'ils ne rendent compte ni du vécu des intéressés, ni de leurs représentations ou sentiment d'appartenance :

« Si les gens savaient que j'étais comme ça, si les gens savaient que j'étais euh... harki, quoi, fils de harki, bon je pense que... (...) mais le problème c'est que je vais pas dévoiler euh... je vais pas dire : «Ouais, je suis fils de harki». Non, non, non, jamais de la vie (...). Je peux pas le dire, voilà. Me rabaisser ?! Je suis pas reconnu, je vais me rabaisser ? Attends, je vais pas baisser le pantalon quand même... » (Karim) ;

« J'ai rencontré énormément de harkis : des jeunes, des vieux, des enfants, des veuves, des divorcées, des... et... apparemment tout le temps le même problème, c'est... c'est ce problème identitaire, c'est cet amalgame qui est fait avec les Beurs, les immigrés, on va... alors on va pas aller dire à Pierre, Paul ou Jacques... qu'on est rapatriés, qu'on est des enfants de harkis : qui peut le savoir ? Qui peut nous aider ? Donc, finalement... on peut courir, on peut faire des pieds et des mains... si on ne dit pas, si à chaque fois on ne raconte pas que... on est issus de tel... de tel parent, que notre père a fait ça, si on ne montre pas les papiers, si on... bah... on existe pas a priori, notre parole ne vaut rien » (Dalila, 37 ans).

De la sorte, le paradoxe veut que les enfants de harkis, s'ils ne prennent pas l'initiative de faire connaître à leurs interlocuteurs leur qualité intime de fils ou de fille de harkis, sont spontanément confondus avec les jeunes issus de l'immigration maghrébine. Autrement dit, les enfants de harkis sont confondus avec ceux-là mêmes - les jeunes issus de l'immigration algérienne - qui, s'ils venaient à être informés de leur appartenance à la communauté harkie, seraient susceptibles de stigmatiser les enfants de harkis non pas pour ce qu'ils paraissent être, mais pour ce qu'ils sont réellement. Cette absence de "visibilité sociale" des enfants de harkis en tant que tels est d'autant plus durement ressentie par les intéressés qu'elle les expose, en dépit de leur nationalité (et au même titre que les "Beurs"), à des attitudes discriminatoires, au premier rang desquelles on trouve le "délit de faciès" ; le délit de faciès est une discrimination de fait (liée à des préjugés racistes) qui dénie l'appartenance de droit des harkis et de leurs enfants à la communauté nationale. L'oubli, la mémoire trouble des Français apparaissent ici en sous-oeuvre de l'amalgame et de l'intolérance :

« On devait avoir quatorze, quinze ans, on était à deux sur un cyclo, bon, ça ne se fait pas mais on l'avait fait : contrôle de gendarmerie (...). Et mon ami (...), qui lui est plus basané, moi bon, j'étais pas le type strictement arabe, mais lui, bon, c'est vraiment le... alors il dit, comme ça, bon d'une manière tout à fait innocente, il dit : «Ouais, M'sieur, soyez gentil, nous aussi on est Français». (...) Et ce brave gendarme nous dit : «Mais... t'as vu la gueule que t'as toi ?! T'es un Français ?!...». Bon, ça quand on est adolescent on peut pas le tolérer (...). On voit un représentant de l'Etat, qui est un gendarme, qui nous balance ça à travers le visage : «T'as vu la gueule que t'as ?!», c'est des mois, des années d'efforts pour s'intégrer qui peuvent être anéantis "en moins de deux" » (Mohamed, 42 ans).

Pour Rachid, fils de médaillé militaire, et Mohamed (35 ans), fils de harki et lui-même ancien sous-officier d'active, tous deux sans emploi, ces attitudes discriminatoires sont d'autant plus mal ressenties qu'elles les renvoient, la trentaine largement passée, à la réalité d'un monde où les apparences jouent contre les déclarations de foi :

« Pour ce qui est d'ici [Largentière], dis toi bien que si tu t'appelles pas Jean-Pierre ou Jean-Luc, t'as pas la tête... si t'es pas blond aux yeux bleus, dis toi bien dans ta tête, cette place, tu l'auras pas ; même si tu... tu dis être le fils du... de l'ancien combattant le plus décoré de France ; rien à faire, si t'as... un prénom ou un nom... tu vas chercher du côté... après Marseille, négatif, dis toi bien que t'as pas cette place. Et puis voilà, comme t'as vu, on prend des cafés, là, pendant que y'a des jeunes de notre âge qui... gagnent leur croûte. Nous, on est condamnés à parler de tout et de rien, et voilà, c'est notre train-train quotidien, ça, on nous condamne à rien foutre. C'est pas juste » (Rachid) ;

« Moi, je suis quand même sans emploi, donc, j'veux dire, quelque part, ça, on le vit très, très mal. Puis, par truchements respectifs, on vous fait croire que vous êtes soit trop qualifié - c'est souvent mon cas -, ou alors que vous ne correspondez pas au profil, ou alors que quelqu'un vient d'être embauché juste avant vous, enfin... c'est incroyable comme ça, à vous dire, c'est incroyable, quand je vous dis comme ça, vous vous dites : «Non, qu'est-ce qu'il me raconte là, c'est quand même la nation, l'A.N.P.E., c'est pas rien», mais quand vous voyez que l'A.N.P.E. elle-même euh... édite des brochures concernant... le fameux code B.B.R. ou 01, vous savez : Bleu-Blanc-Rouge : B.B.R. ou 01. ça fait partie des codes de l'A.N.P.E.. Quand vous avez une... une note comme ça concernant donc... une annonce d'emploi, le gars il met : B.B.R. ou 01. C'est-à-dire qu'il faut que ce soit un "French", quand je dis un "French", c'est... Alors, ça, vous me la retournerez comme vous voudrez, vous me direz : «Ah ! mais non, tu es déjà sur des préceptes...» ; non, c'est d'actualité, c'est ça aujourd'hui aussi. Pire, pire qu'hier. Pire qu'hier » (Mohamed, 35 ans).

Ainsi, « [dans la perspective] du groupe qui se pose et se comporte en occupant naturel et légitime - pour ainsi dire en propriétaire - de l'espace social considéré », et à l'aune du « système de stéréotypes identitaires fixé par [lui] », « certains membres de la communauté [nationale] en viennent tout naturellement à passer pour «un peu plus» sujets que d'autres - comme si, cumulant les marques d'appartenance sociale conventionnellement tenues pour les plus positives, ils incarnaient à eux seuls le type accompli du groupe considéré tandis que les autres n'en donneraient que des images par défaut, ou même en négatif »1486(*). Nicole Lapierre souligne à cet égard que, dans les familles d'installation récente où la transmission d'un univers référentiel englobant histoire et passé familial tend à l'identification avec la société d'accueil, « la problématique de l'origine et de la différence n'est réveillée que par l'affront des préjugés [raciaux] »1487(*). C'est typiquement le cas des familles de Français musulmans rapatriés. Là réside le "tragique latent" des primo-catégorisations imputables au groupe majoritaire : dans l'ordinaire fugace des relations sociales, c'est bien des qualités manifestes (i.e. immédiatement perceptibles) que l'on infère les "qualités d'âme", de manière pré-réflexive, conformément au système de stéréotypes propre à la société d'accueil. Autrement dit, c'est le "sang reçu" - ou plutôt son expression phénotypique - qui fonde le préjugé dans les interactions face-à-face, non le "sang versé" ; c'est le "faciès" qui vous classe, non la "vertu".

C'est dans ce déni ordinaire d'une mémoire singulière, fondé sur l'amalgame avec la figure-repoussoir de « l'Arabe » ou du « Maghrébin »1488(*), que se joue « l'expérience singulière d'appartenir à un groupe minoritaire stigmatisé et, en même temps, de se sentir complètement inséré dans le destin politique de la majorité qui le stigmatise »1489(*). De même, pour Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Léonetti, « [quoique] les autoreprésentations collectives conservent une certaine autonomie, celle-ci peut conduire à des contradictions lorsque certaines catégories sociales partagent les normes de la société alors qu'elles sont exclues des représentations collectives de l'ensemble »1490(*). Ainsi, dans le décalage entre l'attribut (le sentiment d'appartenance) et le stéréotype (les préjugés raciaux) se joue parfois la dépréciation de soi des enfants de harkis, conformément aux attentes non satisfaites du groupe majoritaire :

« Comment ressens-tu l'indifférence, plus ou moins, de la population ?

- J'suis une merde.

- A ton avis, pour eux, t'es une merde ?

- Ouais, exactement.

- Tu comptes pas.

- Je compte pas » (Karim).

"Discrédités" (au sens goffmanien du terme) par le stéréotype qui lie l'appartenance à la communauté nationale à « la croyance, ancrée dans la conscience collective des Français, qu'être blanc et catholique fonde les droits supérieurs d'un homme national (...) »1491(*), victimes de "stigmates tribaux"1492(*) tels le délit de faciès, déni raciste d'un choix sinon "affectif" du moins volontariste, celui de la France par les harkis, leurs pères, les enfants de harkis sont également "discréditables", c'est-à-dire potentiellement exposés au stigmate d'infamie (au cas où leur identité intime - en l'occurrence leur qualité de fils ou fille de harki - viendrait à être connue ou révélée auprès de leurs interlocuteurs membres de la deuxième génération issue de l'immigration algérienne), les attributs en cause (centrés sur des thèmes moraux et politiques) n'étant en effet pas immédiatement perceptibles mais liés aux usages de la mémoire de la guerre d'Algérie et à la rémanence trans-générationnelle d'un blâme historique. Et K.D. Bouneb de souligner que « la minorité migrante maghrébine et certains Français, qui font l'amalgame entre l'occupation allemande et le phénomène de décolonisation des pays du tiers-monde, sont là pour rappeler aux jeunes Français musulmans la «collaboration» de leurs parents »1493(*).

* 1461 Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Léonetti, dir., La lutte des places, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p.18.

* 1462 Erving Goffman, op.cit., p.68.

* 1463 Erik.H. Erikson, Adolescence et crise, la quête de l'identité, Paris, Flammarion, 1972, p.17.

* 1464 Denis-Constant Martin, op.cit., p.15.

* 1465 Claude Dubar, op.cit., p.113.

* 1466 Ibid, p.114.

* 1467 Ibid, p.115-116.

* 1468 Ibid, p.116.

* 1469 La notion de "trajectoire vécue" désigne la manière dont les individus reconstruisent subjectivement les événements qu'ils jugent significatifs de leur biographie sociale et/ou de la mémoire de leur groupe d'appartenance.

* 1470 Erving Goffman, op.cit., p.49.

* 1471 Selon Erving Goffman, « la ronde journalière représente un concept-clé, car c'est elle qui relie l'individu à ses diverses situations sociales. Il s'ensuit qu'on ne saurait l'étudier sans une intention précise, sans chercher à découvrir une réalité définie : si l'individu est une personne discréditée, le cycle des événements ordinaires qui limitent son acceptation par la société ; s'il est discréditable, les difficultés qu'il éprouve à contrôler l'information sur lui-même ; Erving Goffman, op.cit., p.112.

* 1472 Eric Landowski, Présences de l'autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, PUF, 1997, p.45.

* 1473 Ibid, p.48.

* 1474 Erving Goffman [1963], Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p.112.

* 1475 Erving Goffman [1963], Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p.112.

* 1476 Erving Goffman [1963], Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p.64-65.

* 1477 Alex Mucchielli, op.cit., p.66-67.

* 1478 Outre Erving Goffman (1963), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, voir notamment Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986.

* 1479 Voir notamment Jean-Claude Deschamps, L'attribution et la catégorie sociale, Berne, Peter Lang, 1977, ainsi que Jean-Claude Deschamps et Alain Clémence, L'explication quotidienne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000.

* 1480 Eric Landowski, Présences de l'autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, PUF, 1997, p.46.

* 1481 Jean-Claude Deschamps, L'attribution et la catégorie sociale, Berne, Peter Lang, 1977, p.12.

* 1482 Erving Goffman, op.cit., p.161.

* 1483 Eric Landowski, op.cit., p.46-47.

* 1484 En février 2003, un sondage CSA / Le Parisien / Aujourd'hui en France réalisé par téléphone auprès d'un échantillon national représentatif de 1.000 personnes âgées de 18 ans et plus montrait que 62% des Français avaient une mauvaise image de l'Algérie. Trois ans plus tôt, en février 2000, un même sondage faisait état de 82% d'opinions négatives (sondage CSA / MEDI 1 réalisé les 15 et 16 février 2000 auprès d'un échantillon national représentatif de 1.002 personnes âgées de 18 ans et plus).

* 1485 A cet égard, il n'est pas inutile de citer à nouveau le général de Gaulle, s'adressant à Alain Peyrefitte dans le cadre d'une conversation privée, en 1959 : « C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte et qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuplement européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Qu'on ne se raconte pas d'histoires ! » ; cf. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, tome 1, « La France redevient la France », Paris, Éditions de Fallois/Fayard, 1994, p.52. C'est nous qui soulignons.

* 1486 Eric Landowski, op.cit., p.46-47.

* 1487 Nicole Lapierre, Changer de nom, Paris, Stock, 1995, p.225.

* 1488 En France, la cristallisation de l'imaginaire xénophobe en un racisme anti-arabe résulte principiellement de l'association entre histoire coloniale et dynamiques migratoires selon Éric Savarèse (Histoire coloniale et immigration. Une invention de l'étranger, Paris, Séguier, 2000), du transfert de la mémoire de l'« Algérie française » selon Benjamin Stora (Le Transfert d'une Mémoire. De l' « Algérie française » au racisme anti-arabe, Paris, La Découverte, 1999).

* 1489 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l'exclusion, Paris, Fayard, 1997, p.21. C'est nous qui soulignons.

* 1490 Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Léonetti, dir., La lutte des places, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p.98.

* 1491 K.D. Bouneb, op.cit., p.127.

* 1492 Selon Erving Goffman, participent des stigmates tribaux (ou ethniques) la race, la nationalité et la religion.

* 1493 K.D. Bouneb, op.cit., p.61.

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