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Le graffiti à  Beyrouth : trajectoires et enjeux dà¢â‚¬â„¢un art urbain émergent

( Télécharger le fichier original )
par Joséphine Parenthou
Sciences Po Aix-en-Provence - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

Disponible en mode multipage

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Aix-Marseille Université

Institut d'Etudes Politiques

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Mémoire pour l'obtention du diplôme

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Par Mlle Joséphine Parenthou

2015-2016

Sous la direction de Mme Audrey Freyermuth

Les opinions exprimées dans ce mémoire sont celles de l'auteur et ne
sauraient en aucun cas engager le directeur de mémoire ou l'Institut
d'Études Politiques d'Aix-en-Provence.

REMERCIEMENTS

Qu'il me soit permis tout d'abord d'adresser mes remerciements à Madame Audrey Freyermuth pour avoir accepté de diriger ce mémoire de fin d'études, ainsi que pour sa (très) grande disponibilité et ses précieux conseils.

Je remercie vivement ma famille et en particulier mes parents, Jacques et Florence, qui ont su me soutenir tout au long de cette année particulièrement chargée et me conseiller dans les moments décisifs.

J'adresse une pensée toute particulière à Monsieur Raoul Mallat, pour m'avoir encouragée et supportée avec tant de bonne humeur et d'attention - toute difficile que soit la tâche qui lui était confiée.

Je voudrais témoigner toute ma gratitude à Meuh, sans qui ce mémoire n'aurait jamais vu le jour. Je souhaite également remercier Fish, Spaz, Exist, Eps, Zed, Phat2 et Krem, pour m'avoir fait découvrir leur univers et avoir fait preuve de disponibilité et de sympathie lors des entretiens, ainsi qu'aux autres graffeurs.

Je suis reconnaissante envers mes proches pour leur tolérance face à mon obsession continuelle pour le Liban, Beyrouth et le graffiti.

Un grand merci, enfin, à toutes les personnes qui m'ont conseillée ou éclairée lors de l'élaboration de ce travail.

Mots-clés Beyrouth - graffiti - carrière - artification - espace urbain - intellectualisation

Résumé Le graffiti beyrouthin est une pratique récente et peu étudiée. Son analyse permet de

revenir sur les idées préconçues du graffiti, et montre qu'il n'est pas une pratique monolithique. Ses pratiquants proviennent de milieux artistiques et intellectuels plutôt aisés et créent une forme particulière de graffiti, qui s'apparente à un monde de l'art local. Ils sont toutefois confrontés à certaines contraintes et l'artification de leur activité reste en suspens. Tout comme la reconnaissance artistique de leur graffiti, les revendications qu'ils véhiculent par celui-ci sont sujettes à de nombreuses contraintes, liées à l'instabilité du système social et politique libanais. Mais, quoi qu'il en soit, l'absence d'illégalité du graffiti apparaît comme une opportunité novatrice au regard des autres scènes graffiti : c'est elle qui permet, notamment, de décommunautariser l'espace urbain de Beyrouth et de recréer une certaine forme d'espace public dans une ville fortement meurtrie.

SOMMAIRE

Lexique

Éléments de contexte : le Liban depuis 1975 Introduction

Première partie. Les logiques de l'engagement : des socialisations à l'entrée dans la pratique

· Des trajectoires familiales significatives malgré leur diversité ?

· L'influence majeure de la socialisation secondaire et de la multiplication des réseaux de sociabilité

· Une pratique alternative comme instrument d'intégration sociale ?

Deuxième partie. Faire du graffiti à Beyrouth : la constitution d'un monde de l'art local ?

· L'apprentissage des techniques et conventions du graffiti

· Créer ses propres conventions ? Entre démarcation personnelle et processus d'artification de la scène beyrouthine

· La constitution progressive de la réputation et de la reconnaissance artistique : enjeux et débats autour des différentes formes de reconnaissance

Troisième partie. Quand l'art permet de se raconter : les ambiguïtés de la mise en discours face aux enjeux sociopolitiques de Beyrouth

· La création de la figure de l'artiste : l'art urbain comme sortie de l'assignation communautaire

· Absence de consensus et hésitations face au cadre institutionnel : la définition du graffiti comme « art engagé » ?

· La construction d'une critique positive par la réappropriation de l'espace urbain

Conclusion Annexes

LEXIQUE

Blase : nom que l'artiste se donne.

Bubble style : graff épuré aux formes arrondies

Canvas : graffiti réalisé sur un support non-urbain, généralement une toile.

Caps : embouts des cannettes de peinture, ils sont interchangeables et permettent de varier les traits.

Character (ou perso) : personnage tiré de la culture populaire (bandes-dessinées, dessins animés, etc.) ou inventé par les graffeurs et qui accompagne parfois leur signature.

Crew : nom donné à un regroupement de graffeurs. Chaque crew possède son propre nom, généralement un acronyme, et tous les adhérents s'identifient et s'approprient ce même nom. Un graffeur peut faire partie de plusieurs crews simultanément.

Flop : formation rapidement exécutée de quelques lettres épaisses et de moyennes ou grandes dimensions. Les lettres sont produites avec deux couleurs, l'une pour le remplissage et l'autre pour le contour. Le flop représente le deuxième type de graffiti avec lequel le graffeur doit se faire un nom et gagner un respect auprès de sa communauté, comme avec le tag, avant de parvenir à la pièce.

Graffeur : nom généralement aux auteurs de graffiti, aussi appelé painters, writers, ou tagueurs.

Jam : événement légal organisé pour rassembler des graffeurs.

Old school : terme qui réfère à une plus vieille génération de graffeurs, bien souvent une génération reconnue comme étant pionnière.

Pièce (ou graffiti) : nom donné à l'oeuvre du graffeur, généralement un graff est une succession de lettres, il peut être accompagné

d'un character et/ou d'un background, différent du tag, il demande des heures de travail. Par extension on nomme également graffiti une oeuvre reprenant les mêmes codes artistiques des oeuvres faites sur papier, toiles ou tout autre support.

Sketch, sketching : esquisse, projet sur papier.

Spot : lieu où est réalisé le graffiti/tag. On peut nommer un bon spot soit un endroit où l'on peut peindre tranquillement soit un mur situé dans un endroit très visible.

Stencil (ou pochoir) : technique de peinture au spray découpé dans du carton ou des plaques métalliques, reproductible un grand nombre de fois et rapide à exécuter.

Sticker : terme utilisé par les graffeurs qui utilisent des autocollants pour faire la promotion de leur signature ou de leur character.

Street art : le street art se développe parallèlement à la culture du graffiti, mais recourt davantage à l'image qu'à la lettre. Il crée autant avec de la peinture aérosol qu'avec la peinture acrylique, le pochoir, l'autocollant, l'affiche, etc. Il utilise une variété de médiums et tend plus facilement vers une intelligibilité de son message que vers la signature du tag ou du graffiti.

Tag : signature stylisée d'un graffeur. Le tag représente la première forme accomplie par un graffeur débutant, avant de passer au flop et ultérieurement aux pièces.

Toy : titre donné au jeune graffeur débutant qui doit faire ses preuves pour obtenir une réputation.

Toyer : fait de recouvrir un blase.

Wild style : lettrage très recherché et très compliqué, parfois même illisible, par opposition au Simple style

1

ÉLÉMENTS DE CONTEXTE : LE LIBAN DEPUIS 1975

Le Liban étant souvent renvoyé à cette image « d'Orient compliqué », il semblait nécessaire de tracer, dans ses grandes lignes du moins, l'histoire récente de ce petit État aux groupes sociaux, ethniques, confessionnels divers. Il ne s'agira pas ici de relater une histoire exhaustive de la guerre civile du Liban (1975-1990) ou d'analyser la pratique du graffiti à l'aune de l'imaginaire d'un pays qui serait par essence communautariste ou religieux. Optant pour une analyse profane1 (Corm, 2013) de la guerre civile et de ses développements ultérieurs, nous tenterons plutôt de saisir le contexte social, politique, historique auquel les graffeurs se trouvent confrontés et pouvant influencer leur activité.

1987 - 2005 : la Syrie retourne au Liban après un premier échec à mener les négociations de paix. « L'occupation syrienne » se prolonge jusqu'en 2005 et son retrait du territoire.

2004 - 2005 : une série d'événements déstabilisateurs surviennent, à commencer par l'assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, alors perçu comme l'homme providentiel des jeunes. Le Hezbollah étant accusé pour son assassinat, celui conduit à de vives protestations, à une demande de retrait de la Syrie, qui aboutira. Dans le même temps, des manifestations étudiantes, appelées « printemps du cèdre », sont fortement réprimées par l'armée, causant la mort de plusieurs étudiants.

2006 : déclenchement de la guerre israélo-libanaise suite à un accrochage à la frontière entre le Hezbollah et Israël. Si elle n'a duré qu'un mois, les deux parties ont causé de forts dommages aux infrastructures civiles (eau, courant, voies de communication) et de pertes civiles.

2014 : début d'une seconde crise présidentielle, après celle de 2008.

2015 : début de la crise des déchets, provoquée par un scandale sanitaire et un désaccord financier entre l'entreprise Sukleen et l'État. Des manifestations se tiennent depuis août 2015, sous la forme du mouvement « You Stink ». Les mobilisations ont vite mené à une critique généralisée.

1975 - 1990 : guerre civile intercommunautaire libanaise. Elle débute avec le massacre d'un bus de Palestiniens à Aïn el-Remmaneh par les Kataeb. Le pays est vite polarisé par les milices et durablement déstabilisé par les interventions extérieures. La guerre se termine en 1990, mais la paix ne règle pas les problèmes sociaux et politiques à l'origine du conflit. En conséquence, elle entérine et institutionnalise l'éclatement confessionnel.

1982 : début de l'intervention israélienne au Liban pour résoudre le conflit et stopper les actions du Fatah et de l'OLP. Il s'agit globalement d'un échec, puisque le Fatah se réinstalle et que le Hezbollah se crée officiellement en 1985, sans que personne ne puisse contrôler son activité.

REPÈRES HISTORIQUES

1 CORM Georges, « Pour une analyse profane des conflits », Le Monde Diplomatique, février 2013, disponible à l'adresse http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/CORM/48760.

2

L'ÉCLATEMENT CONFESSIONNEL ISSU DE

LA GUERRE

La guerre civile débute par un clivage entre chrétiens et camps d'entraînement de l'OLP, menaçants pour la stabilité du pays (tirs de roquette en direction d'Israël, représailles, « État dans l'État », etc.). Toutefois, Georges Corm rappelle que ce sont surtout les inégalités et désajustements sociaux entre l'État et sa population qui soutiennent l'ensemble du problème libanais ; la lecture religieuse du conflit se généralise néanmoins après l'échec de la Syrie ainsi que d'Israël à négocier la paix. Les interventions extérieures et l'action des milices divisent la population ou la poussent à une migration forcée. Les déplacements intérieurs forcés ont homogénéisé les régions et quartiers quand l'émigration a vidé le pays de la moitié de sa population. Beyrouth cristallise cet éclatement de l'échiquier confessionnel puisque, très vite, la ville est divisée entre Beyrouth-Ouest musulman et Beyrouth-Est chrétien, de part et d'autre de la rue de Damas, renommée la « ligne verte »2.

Cet éclatement confessionnel mènera à un traumatisme intergénérationnel au sein de la population, notamment parce qu'elle a été activement mobilisée. Les milices recrutaient principalement parmi les jeunes hommes : la puissance d'attraction des milices est en partie due au manque de renouvellement politique ainsi qu'à l'émergence de nouvelles catégories sociales « frustrées ». Les civils ont participé autant qu'ils ont subi les exactions perpétrées par les milices, dès lors qu'ils se situaient dans le camp adverse : Georges Corm parle à ce propos de « violence cumulative »3. Cette violence physique s'est doublée d'une violence symbolique forte puisque, au sortir de la guerre, nombre de chefs de milices se sont reconvertis et

2 Voir la thèse en cours de Gregory BUCHAKJIAN « Habitats abandonnés de Beyrouth. Guerres et mutations de l'espace urbain (1860-2015) », INHA Paris-Sorbonne.

3 CORM Georges, Le Liban contemporain, histoire et société, Paris, La Découverte, 2012, 432 p., p. 205.

ont intégré le personnel politique dirigeant : Michel Aoun, Samir Geagea, Walid Joumblatt et Nabih Berri en sont quelques exemples. Leurs militants ont également pu intégrer « l'armée, les Forces de sécurité ou la bureaucratie civile »4 . Nadine Picaudou explique qu'il s'agit du compromis trouvé et accepté lors des accords de Taëf, toutefois cela a eu pour conséquence de transformer les tenants d'une violence physique illégitime en représentants du monopole de la violence légitime au sens de Max Weber. En définitive, l'éclatement social présenté comme essentiellement confessionnel et la violence héritée de la guerre se perpétuent de manière symbolique et institutionnelle, malgré les efforts de réconciliation, peu efficaces, de ce nouveau personnel politique.

UNE INSTABILITÉ POLITIQUE PRÉGNANTE

Cet éclatement confessionnel et ce traumatisme intergénérationnel ont pourtant donné lieu à quelques espoirs de reconstruction saine et apaisée des rapports entre État et population, ainsi qu'entre les populations elles-mêmes. L'arrivée de Rafic Hariri, le retrait syrien, laissaient supposer une avancée. Cependant, l'émergence progressive du Hezbollah, le maintien d'inégalités sociales, économiques et politiques et la mauvaise gestion étatique laissent le pays durablement instable. À tel point qu'en 2006, la guerre israélo-libanaise verra une armée libanaise plutôt impuissante face aux volontés du Hezbollah, grand gagnant symbolique de la guerre d'août. Les manifestations de 2005 et les déstabilisations qui s'en suivent montrent une relance avortée et l'incapacité des dirigeants politiques à trouver un consensus institutionnel. C'est à ce moment également que les

communistes disparaissent définitivement,

Voir aussi Incendies, film québécois réalisé par Denis Villeneuve (2010).

4 PICAUDOU Nadine, La déchirure libanaise, Éditions Complexe, « Questions au XXe siècle », 1989,274 p., p. 231.

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laissant la place aux partis miliciens et communautaires.

La déstabilisation touche également la classe politique elle-même, confrontée à deux crises présidentielles graves depuis 2008. La première ne dure que quelques mois, mais c'est surtout celle de 2014 qui expose l'incapacité du pays à se relever, sans président depuis deux ans et sans consensus entre la coalition du 8 mars et celle du 14 mars. L'afflux de près de deux millions de Syriens depuis 2011, qui viennent s'additionner aux réfugiés palestiniens et aux travailleurs étrangers, aggrave une situation précaire : ils sont mal gérés par une faible administration, leur statut largement exploité et pouvant mener à des dissensions. Ils contribuent surtout (et malgré eux) au déséquilibre démographique entre nationaux et réfugiés, et à une augmentation des bastions radicaux arrivés de Syrie. Leur présence est accusée par certains nationaux d'avoir causé la crise des déchets, rappelant la capacité à trouver un bouc émissaire pour se délester de ses obligations étatiques. En effet, l'État est une fois de plus inapte à trouver une solution concernant la crise les déchets qui dure depuis juillet 2015, pour cause d'un scandale financier et sanitaire et menaçant la santé des populations. En conséquence, une partie de la population se dit minée par une sorte de défaitisme ambiant, fait d'un manque d'espoir au vu de l'histoire récente et d'une peur de retomber dans une guerre civile.

UN PAYS ÉCONOMIQUEMENT ET
SOCIALEMENT INÉGALITAIRE

Avec la fin de la guerre on a assisté à un appauvrissement notable dans certaines communautés, principalement chiites. Cette précarité s'accompagne d'une destruction des infrastructures qui n'a pas été suivie d'une reconstruction suffisante. La rénovation du centre-ville sous Solidere et le mandat de Rafic Hariri a gentrifié le quartier, si bien que plus personne n'y habite. La spéculation immobilière contribue également à accentuer ces inégalités. Une grande partie de la population jeune et étudiante, en particulier après 2005, s'est exilée en Europe ou aux États-Unis, creusant un fossé dans la pyramide des âges.

Quant aux inégalités sociales, elles concernent majoritairement la confession et le statut des réfugiés. En raison du système communautaire, les administrés relèvent des communautés de références ; l'absence de statut civil (mariage, etc.) pose de nombreux soucis juridiques et sociaux et contribue à une dépréciation du statut des femmes. Les réfugiés, qui représentent près d'un tiers des résidents, souffrent de nombreuses discriminations. La situation des réfugiés syriens notamment reste extrêmement précaire, en particulier dans l'exploitation de la main d'oeuvre et les pratiques d'attribution des permis de résidence, discrétionnaires.

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INTRODUCTION

Parce qu'il bouscule les conceptions ordinaires de l'art en même temps qu'il défie la loi et saccage effrontément l'espace public, le graffiti se voit refuser toute catégorisation simpliste. Longtemps désigné comme un acte de vandalisme absolu, il fut et est, toujours, réprimé en conséquence. Pourtant, et c'est là qu'apparaît la difficile définition de cette pratique urbaine et moderne, le graffiti est désormais reconnu comme un art autant que comme une fraude.

Sa première apparition dans les années 1970 à New York se forme autour du tag et de figures devenues emblématiques, telles que Taki 183. L'Europe, en particulier la France, n'est pas en reste et Benjamin Pradel résume avec clarté et concision l'essor de crews comme 93 NTM. Ces jeunes investissent rapidement les rames de métro et les façades des trains. La prolifération des tags puis des graffitis entraîne des réactions contradictoires et néanmoins consubstantielles d'une pratique qui proclame la liberté licencieuse de ses auteurs. D'une part, les autorités légales élaborent de nouvelles politiques publiques de lutte contre le graffiti et, de l'autre, les graffeurs se constituent en communautés autonomes qui se voient progressivement attribuer le label d'art. Depuis les années 1980, cette reconnaissance procéda d'un chemin long, escarpé, et elle reste toujours débattue.

Aujourd'hui, certains graffeurs, requalifiés en « street artistes » sont parmi les mieux côtés du marché de l'art contemporain, à l'image de Keith Haring ou Banksy. Ce dernier et de nombreux autres préservent toutefois leur anonymat, justement parce qu'ils enfreignent la juridiction des Etats. Là se trouve le paradoxe résumé par l'avocat d'affaires Emmanuel Moyne, à l'occasion du procès de 56 graffeurs français en 2007 : « C'est toute l'ambiguïté. Les graffitis que la SNCF et la RATP perçoivent comme du vandalisme sont côtés sur le marché de l'art et ont leurs collectionneurs. Pour preuve, des artistes comme Futura ou Jonone, dont les oeuvres s'arrachent entre 20.000 et 25.000 euros dans les ventes aux enchères, ont eux aussi débuté en taguant dans le métro parisien »5.

Depuis presque cinquante ans, le graffiti continue de faire débat et peine à être consensuellement défini parce qu'il montre que ce qui semble être un simple marquage de territoire, ou une dégradation primaire de l'espace public, englobe des domaines variés et, parfois, antithétiques à première vue. Acte délictueux

5 DECUGIS Jean-Michel, « Les graffeurs, artistes ou vandales ? », Le Point, 12 juillet 2007, consultable à l'adresse http://www.lepoint.fr/actualites-societe/2007-07-12/les-graffeurs-artistes-ou-vandales/920/0/192148.

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ou pratique artistique ? Tag et graffiti vandales ou street art citoyen et embourgeoisé ? Les discussions et oppositions sur le graffiti sont nombreuses et leurs émetteurs, qu'ils soient défenseur ou détracteur, créent autant de définitions qu'il existe de positions sur le sujet.

Malgré ces positionnements subjectifs et passionnels le graffiti, en tant que pratique artistique, reste un sujet peu abordé en recherche et en littérature. Son artification, en particulier dans les pays européens et aux États-Unis, tend à croître mais reste sujette à débat : le graffiti demeure illégal dans nombre de ces pays, bien qu'il commence à être employé à des fins citoyennes ou artistiques, et souffre d'une image peu avantageuse, faite de criminalité et de dégradation de l'espace public. Perçu comme une nuisance et, dans tous les cas, comme un sujet non noble, il n'est que peu investi par le domaine de la recherche.

On compte à ce sujet deux travaux majeurs, qui tendent à sociologiser sa pratique, à comprendre ses buts et ses dynamiques, justement parce que la frontière entre art et nuisance devient poreuse. Richard Lachmann offre une étude détaillée du tag à New York dans les années 1980, dans Graffiti as a Career and Ideology (1988), à une époque où le tag constitue une pratique peu connue sinon par son aspect délictueux. L'observation de Frédéric Vagneron, sur les graffeurs d'Ivry en 2003, constitue un premier élément de comparaison temporel et géographique, ainsi qu'une première prise de distance vis-à-vis de la conception de Lachmann : Le tag : un art de la ville, met en exergue la dimension artistique et du graffiti, du moins perçue comme telle par ses acteurs. Ces travaux constituent une première approche, complétée par des mémoires de Master, en particulier celui de Benjamin Pradel et de Katrine Couvrette, portant respectivement sur le graffiti à Grenoble et à Montréal.

Pris ensemble, ils constituent un premier corpus, une introduction à l'analyse de cette activité et de ses dynamiques, d'autant plus que le graffiti se conçoit comme une pratique non-exclusive, non-limitée géographiquement. Néanmoins, ils s'abordent plus comme des éléments de comparaison avec la situation beyrouthine, assez différente puisqu'à l'inverse des études précitées le graffiti et le tag ne reposent pas sur l'illégalité, fondement essentiel des pratiques européennes et américaine. Ces recherches externes apportent un outil comparatif adéquat et constructif, puisqu'elles permettent de cerner et positionner le graffiti beyrouthin au regard de pratiques antérieures et de contextes divers ; de fait, la comparaison permet d'interroger l'exceptionnalité de la scène beyrouthine.

Ce corpus reste relativement maigre, et il était nécessaire d'élargir les recherches à la sociologie de l'art. La construction de notre analyse se fonde ainsi en grande partie sur l'ouvrage d'Howard Becker, Les

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mondes de l'art (1988) : sa méthodologie, autant que son analyse du fait artistique comme processus collectif, restent d'une grande actualité et donnent à voir la manière dont se construit un monde de l'art, un champ artistique, et la figure de l'artiste - qui n'est plus pensé comme un individu isolé mais comme un intervenant dans un champ et dont les interactions visent à le labelliser comme artiste.

De même, la faible institutionnalisation du graffiti à Beyrouth posait, au regard de l'analyse beckerienne, la question de sa labellisation en tant qu'art et, par dérivation, nous amenait à le confronter au processus d'artification, théorie développée par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro dans De l'artification. Enquêtes sur le passage à l'art (2012). La pratique artistique est envisagée comme un processus que la sociologie devient apte à analyser, rompant avec la prénotion de l'artiste génie, ainsi qu'avec l'image du régime vocationnel de l'art.

Or, ces analyses ne peuvent manquer de replacer un fait artistique dans son contexte social, partant du principe que l'art est le produit d'une société et d'un contexte spécifiques et que « le monde de l'art reflète la société dans son ensemble »6. À cet égard, il eut été peu probable de produire une analyse sociale de l'art sans le travail titanesque effectué par Pierre Bourdieu dans Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire (1992). Employé dans nombre de disciplines, la sociologie bourdieusienne requiert toutefois une prise de recul, en particulier dans des écrits sociologiques avec une visée « engagée » ou critique vis-à-vis du fait social observé. Le concept d'homologie structurale ainsi que son analyse sociale des artistes sont autant d'outils à (re)mettre en perspective au regard de la situation beyrouthine.

D'autres recherches et travaux, sociologiques et historiques, ont été mobilisés, dans un besoin de cadrage et d'approfondissement de nos connaissances sur le Liban, en particulier Beyrouth. Ces recherches concernent l'art, les pratiques sociales de la jeunesse en pays arabes, mais recouvrent aussi des questions d'urbanisme et de politique à Beyrouth ; le graffiti, plus qu'un fait social ou artistique, est incompréhensible sans prise en compte de l'environnement politique, historique et urbain de ses acteurs. Enfin, des ressources secondaires ont pu être mobilisées, les rares à discuter de ce sujet, encore jamais abordé dans les sphères universitaires. On compte essentiellement des ressources journalistiques et télévisuelles.

Ces références n'expliquent cependant pas l'intérêt qu'il peut y avoir à étudier cette pratique urbaine particulière dans le contexte tout aussi particulier du Liban : pourquoi produire une étude de plus sur le graffiti, pourquoi à Beyrouth ? Plusieurs raisons, qui sont autant de cadrages successifs de notre objet

6 BECKER Howard, Les mondes de l'art, Paris, Flammarion, collection Art, Histoire, Société, 2010 (1982), p. 379.

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d'étude, concourent à justifier ce choix - si tant est qu'il n'en découle pas directement. Analyser le graffiti beyrouthin exige d'appréhender ses auteurs et d'intégrer son histoire, tout en se défaisant des prénotions ou conclusions véhiculées dans les scènes instituées, en Europe et aux Etats-Unis principalement. Grâce et par ces allers retours successifs émerge, peu à peu, la spécificité du sujet, laquelle est tridimensionnelle.

La première dimension est politique et historique, et ne peut être considérée sans son versant urbain. Le Liban, petit Etat dont la taille ne dépasse pas celle d'un département français, est le fruit d'une histoire longue, aussi riche que meurtrière. Nous limiterons l'influence de celle-ci aux quarante dernières années : les conséquences de la guerre civile qui a durablement affaibli le pays sont les plus visibles encore aujourd'hui. En conséquence, il est impossible d'aborder une pratique artistique sans prendre en compte le champ sociopolitique et historique dans et avec lequel elle émerge. Le graffiti à Beyrouth est un produit des conséquences de la guerre, celle qui a opposé les Libanais entre eux selon une logique confessionnelle, mais également celles qui l'empêchent de se relever depuis 1990. Ainsi, la guerre israélo-libanaise de 2006 a directement impacté l'ensemble du pays, même si elle ne concernait que le sud-Liban et Beyrouth.

D'autres facteurs, comme la fragilité du système politique, l'accueil de nombreux réfugiés et les influences étrangères font du Liban un pays constamment instable. Dans le même temps, cette instabilité a donné lieu à l'élaboration de systèmes annexes, en particulier au sein de la société. Ce que les Libanais et les touristes se plaisent à nommer le « système D » en fait partie et crée un équilibre, précaire certes, mais qui limite la portée des crises successives. Il est, d'un point de vue extérieur et pour qui n'aurait jamais entendu parler de ce petit Etat aux influences diverses et souvent contradictoires, peu aisé de comprendre ce qu'il est, en dehors des préjugés qui lui sont généralement accolés ; pour mieux comprendre dans quel milieu sociopolitique et historique s'insère la pratique du graffiti, il est possible de se référer à l'encart « Éléments de contexte : le Liban depuis 1975 ».

La deuxième dimension est territoriale, et rejoint la première. L'objet d'étude est effectivement limité géographiquement à un pays, voire une seule ville : Beyrouth, capitale du Liban. À dire vrai, il s'agit d'une petite capitale en comparaison de certaines grandes capitales du graffiti telles que New York ou Paris, par exemple. Elle compte, intra muros, près de 360.000 habitants, et son agglomération entre 1,8 et 2 millions d'habitants. Plus qu'une simple précision géographique et démographique, c'est surtout la place qu'elle occupe au sein de la Méditerranée et de ce que l'on appelle communément (et peut-être abusivement) le « Monde arabe » qui compte. En effet, Beyrouth jouit d'une double réputation, à la fois positive et négative, qui vise à inscrire le Liban dans un imaginaire, mais aussi une réalité, très particuliers : à la fois « Suisse du Moyen-Orient » et lieu de tous les dangers dans le sens commun, il est vrai qu'elle est un lieu symboliquement et physiquement violent en même temps qu'une ville libre, dans un des rares pays « démocratiques » du Moyen-Orient. Elle a, de par son histoire longue, été façonnée par différentes

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cultures et influences, au point qu'il n'est pas abscond de la considérer comme le mélange plus ou moins réussi de « l'Orient » et de « l'Occident ». Dans tous les cas, si politiquement et historiquement cette double influence a pu se révéler mortifère, culturellement il peut s'agir d'une réussite a priori ; le graffiti à Beyrouth, en tant que pratique importée et réadaptée à son territoire d'implantation, en fait partie.

Elle rejoint, également, la troisième dimension, qui est esthétique. En effet, la ville est le lieu du graffiti, mais que fait l'un à l'autre et inversement ? Que fait un espace urbain détruit, ou différemment agencé des capitales européennes ou américaines, à la pratique artistique qui en est issue ? Quel est, à l'inverse, le rôle du graffiti dans la redéfinition d'un espace urbain déplaisant ? L'espace urbain est le lieu de rencontre par excellence de l'art et du politique... Que fait cette rencontre à chacun des acteurs concernés ? Une dernière précision, que nous aurons le loisir de détailler dans notre réflexion, mérite d'être apportée puisque c'est elle qui signe une rupture d'avec les autres scènes graffiti : l'absence d'illégalité de la pratique du graffiti remet-elle en cause toutes les conceptions préétablies sur le graffiti et sa relation avec l'espace public ?

Enfin, l'étude du graffiti à Beyrouth recouvre une dimension esthétique, éminemment importante puisque le graffiti, au Liban comme ailleurs, pose toujours la question de sa qualification en tant qu'art. En la liant à celles précédemment évoquées, la dimension esthétique recouvre plusieurs grands thèmes. Plus précisément, l'étude du graffiti dans le contexte spécifique de Beyrouth pose la question de son exceptionnalité. Dans sa forme moderne, le graffiti a émergé dans les pays dits occidentaux... Son appropriation par certains jeunes à Beyrouth est-elle, alors, une simple importation et assimilation de pratiques extérieures ? Ou, au contraire, assiste-t-on à une adaptation culturelle et esthétique du graffiti ? Ces questionnement ont partie liée avec un ensemble culturel et artistique plus large qu'est le hip-hop. Mettre en relation le graffiti beyrouthin et les autres scènes exige de se pencher sur ses particularités supposées, mais aussi sur l'univers duquel il est issu et ce que ce dernier lui fait. Les formes artistiques du hip-hop, dans le Monde arabe, sont-elles aussi adaptées à leur territoire d'implantation, recréant avec le graffiti, une culture hip-hop arabe ? Bien sûr, notre étude n'a pas les moyens d'y répondre, mais aborder au moins dans une maigre mesure cet aspect permet de comprendre et de statuer ou non sur l'exceptionnalité de la scène beyrouthine.

L'autre aspect est celui de la reconnaissance artistique : toujours précaire dans les scènes occidentales, cela ne doit pas nous empêcher de l'aborder ici, au contraire. L'artification d'une pratique nous fait entrer en profondeur dans la sociologie de l'art. Comment une pratique naît, se développe, construit des stratégies de reconnaissance ou s'intellectualise sont autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre. La finalité est bien d'analyser la manière dont ce qui n'est a priori (et ne l'est jamais) pas de l'art peut le devenir ou non. L'étude beyrouthine nous semblait d'autant plus intéressante (et problématique pour ce qui est de la prise de recul) que nous n'analyserons pas une pratique de manière absolument

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rétrospective. Au contraire, nous nous penchons sur une pratique en train de se faire. Le graffiti à Beyrouth est né il y a peu et est en pleine construction, ce qui a le mérite d'entrer pleinement dans les stratégies de chacun, plutôt que d'analyser des discours a posteriori, une fois que l'artification serait « achevée ».

Tous ces éléments sont autant de simplifications que nous devrons analyser et détailler au fur et à mesure ; les rassembler en une seule question extrêmement précise nous aurait certainement fermé des pistes de réflexion, justement parce que cette étude se construit de manière incrémentale, grâce aux informations obtenues peu à peu... D'où notre choix pour une problématique qui se veut délibérément ouverte :

Comment expliquer la pratique et les enjeux du graffiti à Beyrouth, enjeux tant artistiques que
sociopolitiques ? Quel est le sens que ses acteurs lui donnent ?

Ces questionnements, extrêmement larges a priori et que d'aucuns qualifieront, peut-être, de très « scolaires », posent néanmoins le problème même de cette pratique dans cet espace particulier qu'est Beyrouth : comment assembler tant d'informations si disparates et, surtout, comment comprendre qu'elles existent toutes ensembles, de cette manière si peu commune et justement disparate ? C'est, alors, en répondant à ces questions que nous pourrons, par l'analyse, comprendre et trouver le sens de ce chaos premier. Cette discussion suivra les différentes étapes de la carrière des graffeurs, concept sur lequel nous avons fondé nos recherches et sur lequel nous revenons par la suite. Ce qui apparaît comme le suivi chronologique d'une activité et pourrait, à raison, sembler excessivement descriptif, trouve en réalité une heureuse conciliation avec trois grands thèmes constitutifs de la compréhension du graffiti à Beyrouth.

Dans un premier temps, nous tenterons d'analyser les logiques qui concourent à l'engagement dans la carrière de graffeur. Quelles socialisations, quelles dynamiques font que tel individu, plutôt que tel autre, s'engage dans une activité encore peu connue ? Nous tenterons de passer en revue ce qui constitue la première phase de la carrière. Leurs trajectoires familiales sont-elles spécifiques et permettent-elles d'expliquer cet engagement, qu'en est-il de la socialisation secondaire... Surtout, l'expérience de Beyrouth comme capitale cosmopolite et aux scènes artistiques et culturelles vives joue-t-elle un rôle ? La compréhension de leur milieu d'origine, nous le verrons, nous mènera à la remettre en perspective au regard de l'activité ; plus clairement, le graffiti peut-il avoir une incidence sur leur milieu social de la même manière que celui-ci aurait impacté les pratiquants ?

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Apres avoir analysé la manière dont certains individus s'engagent dans une carrière de graffeur, nous entrerons dans le vif du sujet, à savoir comment ils font ce graffiti. Par l'analyse de la phase d'apprentissage des techniques et conventions communes au graffiti, il s'agira de retirer la substance de cette activité. Plus encore, cet apprentissage ouvrirait la voie à une « libération » de leur imagination et à la création de nouvelles conventions. C'est à partir de cet instant que l'on peut commencer à appréhender le processus d'artification de la scène beyrouthine. Par la création de nouvelles conventions et l'élaboration progressive de stratégies de reconnaissance, on peut effectivement tenter de situer cette scène au regard du processus d'artification et questionner la pertinence du concept de monde de l'art local appliqué à Beyrouth.

Enfin, nous aborderons la mise en discours de cette pratique par ses acteurs. Que font-ils dire à leur pratique artistique ? Dans quel but ? Quels en sont les enjeux et contraintes ? En effet, le graffiti et son intellectualisation permettent aux individus de se raconter par l'art, mais ils sont dans le même temps confrontés aux enjeux sociopolitiques du Liban. Plus précisément, nous aborderons le rôle de la figure de l'artiste comme sortie de l'assignation communautaire. Aussi, le graffiti à Beyrouth tendrait-il à se définir ou à être défini comme art « engagé » par ses pratiquants ? Que souhaitent-ils revendiquer, dans ce cas ? Justement parce qu'ils se voient imposer nombre de contraintes, notre dernière réflexion portera sur les messages positifs véhiculés par le graffiti, messages qui gagnent en importance au fur et à mesure que leur situation se stabilise et se renforce dans le champ artistique.

Le corpus littéraire et sociologique que nous avons délimité pour y répondre agit comme le soubassement analytique de notre terrain. Deux théories méthodologiques complémentaires correspondaient ou se rapprochaient de notre manière d'aborder le terrain et, plus encore, permettaient de le cadrer. Premièrement, nous avons eu recours à la méthode carriériste, présente chez Becker et développée dans la sociologie des anorexiques de Muriel Darmon (Devenir anorexique. Une approche sociologique, 2003). Communément considérée comme une démarche qualitative, l'analyse sociologique par le concept de carrière constitue surtout un outil commode pour un terrain restreint. Elle permet d'accentuer les trajectoires de chaque acteur, de proposer un modèle de carrière fluide et non figé.

La méthode carriériste, lorsqu'elle intègre la sociologie interactionniste, permet de rendre compte de la complexité du réel avec une grande acuité, en évitant, autant que faire se peut les biais d'interprétations et les généralisations consensuelles. Cette étude tente, à partir de ces schèmes conceptuels, de conserver le point de vue des acteurs, de le comprendre et l'analyser, tout en les replaçant dans leurs interactions avec les mondes sociaux qui les entourent et les influencent.

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Quant à la pratique, celle-ci forme un parcours particulier qui n'est pas allé sans poser de difficultés. Nous avons, en effet, commencé à fréquenter certains graffeurs à partir de février 2015, alors même qu'ils n'étaient pas envisagés comme un objet d'étude sociologique. Ce qui est a posteriori devenu notre terrain d'observation sociologique s'est perpétué jusqu'en août 2015, date de notre départ du Liban. À partir de septembre 2015 et de la transformation de ce qui apparaît, très sincèrement, comme une expérience personnelle en objet d'étude, nous avons effectués des entretiens, majoritairement non-directifs. D'autres entretiens, semi-directifs, ont été menés plus récemment, pour clarifier certains points abordés avec et par les graffeurs.

Le risque de cette étude tient à la probable subjectivité de l'observateur vis-à-vis de son terrain ; cette présomption de subjectivité requiert une prise de recul d'autant plus importante et délicate si elle ne veut pas se transformer en certitude. Une autre difficulté tenait à la sortie du terrain : comment mener des entretiens constructifs si l'on est plus sur le terrain ? Paradoxalement, la sortie du terrain a permis cette prise de recul qui faisait défaut jusqu'alors.

Il semblait pertinent d'aborder ici la question de sa relation au terrain, en particulier la manière dont un handicap (relations d'amitié avec son terrain, donc subjectivité a priori) peut se transformer en avantage et apporter des clés d'analyses inaccessibles si le terrain était abordé en tant qu'observateur. Entrer dans un terrain avant qu'il devienne un objet d'étude, être proche de celui-ci avant de le recontextualiser, ouvre la porte aux confidences avec les graffeurs. La pleine intégration à ce terrain permet une discussion plus ouverte, puisque non conditionnée par la figure de l'observateur. À l'inverse, les graffeurs avec qui nous nous sommes entretenus sans les avoir rencontrés au préalable témoignaient d'une plus grande méfiance, et les entretiens se sont parfois soldés par des refus, ou des restrictions dans la discussion.

De plus, l'observation et la participation quotidiennes à la vie de certains graffeurs offrent une vue d'ensemble, en même temps qu'une vision détaillée de leurs habitudes, caractères et débats ; une observation participante temporaire eut peut-être résulté en un recueil de données moindres et, certainement, en un manque de perception de ce qu'ils font quotidiennement. Cela n'ôte rien aux difficultés vécues lors de notre mise en retrait vis-à-vis de l'objet d'étude mais, plutôt que d'en faire un handicap insurmontable, il semblait constructif de voir ce que cela offrait à notre analyse.

Cette proximité permettait, enfin, de confronter les vues échangées lors de l'observation aux entretiens ultérieurs, à la modification probable du discours des graffeurs une fois que le cadre de l'interaction était redéfini par une situation « d'interrogateur - interrogé ».

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Nous espérons avoir montré que la proximité avec le terrain, plutôt qu'une fatalité, peut donner lieu à une analyse plus poussée sur un sujet qui n'a par ailleurs jamais été abordé en sociologie, soit le graffiti à Beyrouth. Plus qu'une justification face à une potentielle accusation de subjectivité, ce qui reste probable, il s'agissait d'en faire une opportunité. Elle montre que la sociologie n'utilise pas une pratique et une technique uniques et figées, même si, dans le cas présent, elle a demandé une prise de recul parfois violente, sur son terrain et sur soi-même. Elle doit, enfin, permettre de développer une capacité à objectiver (dans la mesure du possible) son terrain, qu'il soit composé de proches ou non, quitte à ne pas plaire.

Notre démarche vise à comprendre à la fois comment une pratique artistique émerge et accède ou non au rang d'art. Elle tente, également, de comprendre ce que l'art fait à l'espace urbain dans lequel il s'insère, physiquement et symboliquement. Il est, en réalité, fort probable que ce travail amène plus de questions qu'il n'en résout, toutefois nous espérons pouvoir apporter quelques éléments de réponse sur la question du graffiti et du rôle, au-delà de la simple discipline artistique, qu'il peut remplir dans un environnement instable et politiquement lourd de sens.

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PREMIÈRE PARTIE. LES LOGIQUES DE L'ENGAGEMENT :

DES SOCIALISATIONS À L'ENTRÉE DANS LA PRATIQUE

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I. DES TRAJECTOIRES FAMILIALES SIGNIFICATIVES MALGRÉ LEUR

DIVERSITÉ ?

La complexité identitaire libanaise trouve une première concrétisation dans les trajectoires de vie des graffeurs, très diverses. Lors des entretiens et observations, aucune variable a priori ne pouvait être extraite avec pertinence de ces témoignages familiaux. Néanmoins, la comparaison a rendue possible une certaine prise de recul, ce qui nous permet d'aborder la socialisation familiale et d'interroger son impact sur l'engagement des acteurs selon trois facteurs principaux. Cette diversité semblerait, a priori, trouver dans l'origine plutôt internationale des graffeurs un dénominateur commun, tout comme leur position relativement élevée dans l'échelle sociale libanaise. Enfin, leur rapport au facteur communautaire, relativement faible voire hostile, peut apparaître comme une clé d'analyse adéquate pour expliquer leur engagement dans cette activité, bien qu'il fasse toujours l'objet d'interrogations et de débats.

A. Identités plurielles et trajectoires de vie diverses

Écrivain franco-libanais, Amin Maalouf est l'auteur des Identités meurtrières (1998) : essai qui manque certainement d'arguments et données empiriques, il reste toutefois une illustration pertinente de cette multiplicité d'identités au Liban. Si l'ouvrage s'adresse à tous, le positionnement d'Amin Maalouf montre en effet la difficulté que peuvent ressentir les Libanais à se définir comme tels et, aussi, à répondre à l'injonction de plus en plus prégnante de se définir une identité « cohérente ». En prenant exemple sur sa propre expérience, il illustre la difficulté, ainsi que la richesse, d'assumer ses diverses appartenances : « le fait d'être à la fois arabe français et chrétien est une situation très spécifique, très minoritaire, et pas toujours facile à assumer ». Bien que les graffeurs n'utilisent pas directement ces termes, leur positionnement familial se rapproche grandement de ce que décrit Amin Maalouf, situation particulière au Liban, encore plus aux graffeurs dont les familles bénéficient généralement d'un capital international plus important que le reste de la population.

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Les mouvements humains sont historiquement nombreux dans cette partie de la Méditerranée et relativement au reste du monde, faisant du Liban un territoire multi-ethnique et multi-identitaire. Toutefois, cette multiplicité de trajectoires identitaires et internationales est en partie due à l'importante émigration libanaise ayant eu cours tout au long du XXème siècle et d'événements plus ou moins meurtriers, à l'image de la guerre civile de 1975-1990 ; migrations forcées et migrations volontaires se côtoient alors dans des dimensions variables, avec pour conséquence une diaspora quasi équivalente au nombre de nationaux. Cette émigration s'est faite tant en direction des pays frontaliers qu'à l'international, en particulier en Afrique subsaharienne, en Europe (France principalement) et aux États-Unis. Les émigrations régionales, quant à elles, ont tendance à diminuer depuis le début du conflit syrien en 2011, l'instabilité en territoires palestiniens, et l'interdiction de séjourner en Israël. En conséquence, si les émigrations vers l'Europe et les États-Unis sont toujours d'actualité, on a affaire à une inversion des rapports migratoires depuis 1975 et 2011, réfugiés palestiniens et syriens venant alimenter ces mélanges entre nationalités ; quant aux relations avec les pays du Golfe, ils sont autant affaire d'émigration que d'immigration, le plus souvent pour des raisons commerciales. Pour plus de détails, se référer à l'Annexe III « Dynamiques migratoires et explosion urbaine à Beyrouth ».

Rappel

1. Nationalités multiples et expérience de l'international

Les expériences internationales et les multi-nationalités sont particulièrement visibles chez les graffeurs ou dans leur entourage familial : sur les vingt-deux graffeurs recensés à Beyrouth, six au moins ont soit plusieurs nationalités, soit sont étrangers, soit ont une origine étrangère proche (parents ou grands-parents). Il s'agit d'un véritable patchwork de nationalités et d'origines différentes, à l'image de Fish, officiellement gréco-libanais mais dont les origines sont plus vastes et englobent une partie arménienne ainsi qu'une autre, palestinienne, de sa famille. D'autres comme Eps sont franco-libanais, ou revendiquent des origines palestiniennes entre autres, voire enfin le cas de Meuh, Français et parfaitement intégré la scène graffiti beyrouthine. Outre ces origines diverses plaçant les graffeurs dans un

rapport particulier à leur identité
« purement » libanaise, l'expérience de leur famille ou d'eux-mêmes à l'étranger est plus élevée que le reste de la population et s'est accompagnée d'un retour sur le territoire d'origine. Une partie de la famille de Fish habite toujours en Grèce (où il a grandi avant de rejoindre le Liban), celle d'Ashekman à Dubaï, pays où a également vécu Eps après avoir grandi à Abidjan. Ils y retournent régulièrement, ce qui leur permet d'avoir une vue de l'extérieur ainsi que des financements et commandes conséquents. Quant aux parents de Kabrit, ils se sont exilés au début de la guerre civile vers les États-Unis, où ils ont résidé durant quinze ans. Meuh, enfin, catalyse à lui seul l'exemple de ces « styles de vie internationaux »7 : s'il a grandi en France, il a également vécu deux ans en Angleterre, quelques mois

7 WAGNER, Anne-Catherine, « Culture internationale et distinction sociale » in Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte « Repères », 2007, p. 51.

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en Afrique, avant de s'installer pendant trois ans au Liban. Son expérience propre se rapproche toutefois plus de celle d'une expatriation de court/moyen terme. Le reste de la scène graffiti n'est pas en reste : la moitié d'entre eux a déjà visité un ou plusieurs pays d'Europe, généralement sous forme de « roadtrip », dont le mot d'ordre est de découvrir d'autres graffeurs et de poser ses graffitis dans d'autres pays.

Ces différentes expériences, directes et indirectes, amènent à « la connaissance de plusieurs pays, l'habitude de voyager, l'aisance dans les relations avec des étrangers » ce qui, pour Anne-Catherine Wagner, conduit à « définir des formes spécifiques, internationales, de capitaux culturels et sociaux »8. Le graffiti tel qu'il se construit actuellement à Beyrouth ne relève pas d'une pratique entièrement importée, cependant il ne s'agit pas non plus d'une pratique endogène : l'expérience internationale de ces graffeurs impacte très directement leur pratique et le choix de celle-ci. « Cosmopolitisme familial », expérience de différents pays, « réseau international » menant, enfin, à une « culture internationale » leur ont permis de découvrir une forme d'activité artistique qui n'existait pas au Liban et très peu ailleurs dans la région, (territoires palestiniens principalement), donc de transposer consciemment et inconsciemment une pratique internationale dans le local. Ce type de processus existe dans d'autres communautés diasporiques, les Kurdes ayant par exemple adopté le cinéma par l'expérience - souvent contrainte - de l'émigration9. L'émergence du graffiti par ces acteurs témoigne ainsi plus d'un mouvement de l'international vers le local que du local vers l'international, à l'inverse des débuts du graffiti aux États-Unis par exemple. Les nombreux désavantages pour les détenteurs de passeports libanais10 constituent un coût important et rédhibitoire pour une partie conséquente de la population ; les voyages, expériences internationales se perçoivent alors comme une pratique distinctive, proche de ce que Wagner théorise comme la culture internationale des hautes classes11. Cet impact de l'international se retrouvera, par la suite, dans la manière dont les graffeurs construisent rétrospectivement leurs relations dans les cercles de socialisation secondaire. Cette première donnée n'est qu'un prémice qui favorise, dans le cadre d'une analyse a posteriori, la probabilité de l'engagement mais ne l'explique que très partiellement. Par ailleurs, nombreux sont les Libanais avec un profil similaire, pour autant tous ne rentrent pas ou ne sont pas « voués » à épouser une carrière de graffeur, et ce bien qu'ils fassent largement partie des milieux culturels, artistiques ou d'affaires.

8 Ibid., p. 43.

9 YILMAZ, Ozdil, « Le rôle de la diaspora dans la naissance du cinéma kurde », Hommes et migrations, 2014 (n° 1307).

10 Peu de pays acceptent les entrées sans demande de visa préalable, impossibilité de se rendre en Israël, longueur et pratiques discrétionnaires des services administratifs.

11 WAGNER, Anne-Catherine, op. cit., p. 48.

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2. Influence de la diversité libanaise au sein du territoire national

La situation géographique et historique du Liban rend compte d'une diversité interne qui peut, en certaines occasions, influencer les futurs graffeurs. Cette influence est finalement proche de celle vécue par ceux dont les origines ou l'expérience familiale les ont portés vers l'étranger. Leur provenance géographique, au niveau national, est limitée à quelques régions, voire quelques villes : Tyr pour le Liban sud (Bros crew), Mont-Liban, région du Chouf (Spaz, Exist, Sup-C), voire Beyrouth même (Zed, Ashekman, Yazan). Ces zones géographiques sont en réalité les plus proches de la capitale ; elles sont, surtout, relativement hétérogènes, même s'il existe toujours une communauté plus ou moins majoritaire (maronite pour le Mont-Liban ou druze pour le Chouf). En conséquence, il n'est pas étrange de voir une sous-représentation des régions les plus éloignées comme la Beqaa, le mohafazah12 de Nabatiyeh (sud-est) ou encore Saida et Tripoli : éloignées géographiquement certes, elles sont également peu hétérogènes puisque Tripoli et Saida concentrent une très large majorité de sunnites. Ces dernières abritent par ailleurs certains bastions radicaux, à l'image du quartier de Bab et-Tabbaneh à Tripoli. De plus, si un graffeur est actif à Tripoli, il ne descend pas à la capitale et n'est pas considéré comme un membre de la scène beyrouthine. Les graffeurs proviennent en majorité du « village » comme ils le répètent à de nombreuses reprises lors des entretiens, toutefois lorsqu'on y regarde de plus près l'origine provinciale est déjà distinctive selon que l'on se trouve près ou non de Beyrouth, selon qu'il existe une diversité communautaire ou non.

La différence se perçoit également entre les Beyrouthins d'origine et ceux provenant du « village ». Ces derniers distinguent clairement l'ambiance du village et celle de la ville : « je venais d'un, d'une ville montagnarde quoi, tu as le, tu vois la communauté un peu plus village, tu vois on traîne à côté de l'high club, on joue au billard, on boit des bières dehors et tout ça alors que ça, c'était pas ça à Beyrouth du tout... » (Kabrit). Cette différence d'origine dénote dans la manière dont l'activité sera envisagée et construite, bien que cela reste relativement fluide. Si les styles des Beyrouthins Zed, Yazan, voire Ashekman se rapprochent plus de la fresque, les autres tendent à développer un style plus « graff », plus en adéquation avec l'univers du graffiti tel qu'il a pu être décrit par Frédéric Vagneron13 ou Richard Lachmann14 : prédominance du tag, du flop, de la pièce centrée sur le lettrage et le perso. Notons encore que cette origine est analysée a posteriori, une fois que les graffeurs sont entrés dans l'activité et présents à Beyrouth ; elle ne peut dès lors être comprise comme un facteur d'explication global, et ne représente qu'une variable parmi un ensemble d'éléments explicatifs. Quoi qu'il en soit, cette apparente hétérogénéité révèle plutôt une

12 Le mohafazah, ou « gouvernorat » est une division administrative que l'on peut apparenter à la région en France.

13 VAGNERON, Frédéric, « Le tag : un art de la ville (observation) », Terrains & Travaux, 2003/2 (n° 5), p. 87-111.

14 LACHMANN, Richard, « Le graffiti comme carrière et comme idéologie (traduction de Jean-Samuel Beuscart, Loïc Lafargue de Grangeneuve, Claire Lemasne et Frédéric Vagneron) », Terrains & Travaux, 2003/2, (n° 5), pp. 55-86.

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certaine constance dans les parcours identitaires de chacun : que ce soit à l'international ou dans des villages où la diversité communautaire reste présente, offrant un accès facilité à la capitale, tous ont bénéficié d'une socialisation primaire relativement tournée vers une pluralité d'identités et d'échanges humains, à des degrés plus ou moins élevés.

3. Une génération relativement concentrée

Dans l'idée d'interroger la pertinence du terme de génération appliqué aux acteurs de la scène graffiti beyrouthine, nous pourrions en premier lieu remarquer qu'il s'agit d'individus issus d'une classe d'âge relativement concentrée d'un point de vue numéraire : tous les graffeurs sont nés entre 1980 et 1995 et représentent, en 2015-2016, une classe d'âge allant de la fin de l'adolescence au début de l'âge adulte. Pourquoi, toutefois, parler de « début de l'âge adulte », alors même que Fish ou les jumeaux Ashekman ont respectivement 36 et 32 ans en 2015 ? Comment peut-on considérer que des graffeurs approchant la vingtaine d'années puissent faire partie d'une seule et même génération aux côtés des plus âgés ? Dans le but d'aborder cette question, il est nécessaire de ne pas s'en tenir à ce que Marie Cartier et Alexis Spire, en reprenant la typologie de Karl Mannheim, appellent une situation de génération15, soit une « potentialité commune » qui « constitue un horizon partagé, mais pas nécessairement actualisé, par un ensemble de personnes nées à une même période »16. On peut ajouter que, dans cette première étape vers la constitution d'une unité de génération ou génération sociale17, la délimitation de la classe d'âge concernée est extrêmement variable et ne peut être réduite à une définition désincarnée qui voudrait, par exemple, qu'une génération recouvre systématiquement 20, 35 ou 47 ans... Cette délimitation constitue alors un objet problématique, où « seul un même cadre de vie historico-social permet que la situation définie par la naissance dans le temps chronologique devienne une situation sociologiquement pertinente »18. Il est, en somme, nécessaire de prendre du recul par rapport à une définition purement démographique de la notion de génération pour voir ce qui, dans le contexte historique et sociopolitique, permet de distinguer cette génération de graffeurs. Il faut, de plus, « rompre avec la tendance à indexer toute génération sur un événement « politique » au sens de la vie politique officielle » et analyser les réactions de ces acteurs à « des événements discrets, propres à l'histoire de [leur] groupement »19 - donc analyser leurs propres perceptions et discours. Aussi, semblait-il pertinent de mettre en lumière l'idée que cette génération peut être articulée selon deux axes, afin de rendre compte de la complexité de ce travail de cadrage : l'une, plus sociale, tend

15 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, « Approches générationnelles du politique », Politix, 2011/4 (n° 96), p. 7-15, p. 11.

16 COAVOUX, Samuel, « Karl Mannheim, Le problème des générations », Lectures, Les comptes rendus, 2011.

17 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 11.

18 MANNHEIM, Karl, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990 (1ère éd. all. 1928), p. 52.

19 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 113

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à définir les contours d'une génération effectivement homogène dans la théorie de Mannheim, et l'autre, qui considère la génération relativement à la sociologie de l'art et ouvre la discussion sur la confrontation entre générations de tagueurs « Oldschool » et « Newschool »20.

Il est, dès lors, possible de considérer l'existence d'une génération sociale homogène puisque ces graffeurs sont nés dans un contexte socio-historique particulier, repris à leur compte lorsqu'ils narrent l'histoire de l'émergence de cette scène graffiti. Les plus âgés sont nés durant la guerre civile, quand les plus jeunes, nés entre 1990 et 1995, estiment subir l'impact ultérieur de cette guerre : les socialisations familiales et secondaires, ainsi que le trauma intergénérationnel ont façonné pour partie leur identité. À cela s'ajoute l'expérience de la guerre israélo-libanaise de l'été 2006, commune à tous les graffeurs et consacrée comme « date de naissance » du graffiti à Beyrouth. Fish y fait souvent référence et considère que : « it wasn't until the 2000's that I started going up on walls whenever I could, but during the 2006 war in Lebanon I took full advantage and went around painting more and more, and ever since then I haven't been able to stop »21. Dès 2007, Kabrit et Mouallem rejoignent la scène, suivis entre 2009 et 2011 par l'ensemble des graffeurs actuellement connus à l'exception de Meuh, qui n'habitait pas au Liban et de Krem2, encore peu intégré. S'il s'agit effectivement d'événements politiques, ceux-ci sont appropriés par les graffeurs qui en font des événements structurants de leur unité de génération. Cela les distingue de la génération antérieure, qui a vécu la guerre civile et ses conséquences à un âge déjà adolescent ou adulte, contrairement aux graffeurs qui ont grandi dans un environnement instable sans y avoir réellement participé (passivement et activement). Cela ne suffit pourtant pas à expliquer qu'ils forment une génération au regard des plus jeunes et des individus du même âge, rappelant par-là qu'une même classe d'âge ne signifie pas que l'on a affaire à une génération socialement homogène. Il convient dès lors de rappeler le contexte familial et social particulier dans lequel ils vivent : forts d'une socialisation internationale et/ou intercommunautaire, ils proviennent de milieux non-populaires et peu portés sur le religieux ou l'appartenance communautaire. Cette distinction importe, puisqu'ils évoluent dans un pays où les injonctions sociales et les valeurs familiales restent très prégnantes : les jeunes du même âge, ou plus jeunes, habitent jusque tardivement chez leurs parents en raison de ces pratiques. S'y ajoute le prix de l'immobilier, très élevé en terme de rapport qualité/prix et relativement au niveau de vie de l'ensemble de la population libanaise. Ces données peuvent être corrélées à la quasi-absence de femmes au sein de la scène graffiti, à l'exception d'étudiantes étrangères de manière occasionnelle : si nous nous refusons à toute analyse simpliste, force est de constater qu'il est délicat pour une femme de pratiquer une « activité d'homme » ou de vivre seule (sans les parents) dans la capitale. Concernant l'autre dimension de la notion de génération du point de vue de l'activité artistique en elle-même, parler d'une seule génération mérite d'être discuté, ainsi que de prendre

20 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 91.

21 Graff Me Lebanon, 2013, consultable à l'adresse http://graffme.fr/?page_id=35.

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en compte les « conditions d'entrée et de formation au sein d'une institution ou d'un groupement fonctionnant comme instance de socialisation »22 - ici la communauté de graffeurs. La difficulté de trancher, si tant est qu'il faille le faire, tient aussi au fait que l'on se trouve face à une communauté en pleine émergence, à une activité en train de se faire et, bien qu'un fait social ne soit rarement sinon jamais monolithique, l'absence de recul vis-à-vis de la scène graffiti par endroits demande de prendre des précautions plus importantes encore. Si l'on regarde aux débuts de la scène graffiti, il semble qu'on puisse être face à deux générations distinctes. La première, dont seul Fish est encore présent au Liban aujourd'hui (et largement importée de pays étrangers), pourrait représenter, mentalement et artistiquement, le Oldschool défini par Frédéric Vagneron à propos des graffeurs d'Ivry : ils représentent les « pionniers du tag français qui ont défini sa pratique légitime ». La seconde, ou la Newschool, engloberait alors « les nouveaux tagueurs qui arrivent en masse »23 à partir de 2006-2007. Cette interprétation peut comporter une certaine validité rétrospective, toutefois la situation beyrouthine reste peu comparable à l'analyse des générations de graffeurs à Ivry ; la distinction entre deux générations, qui se sont rapidement croisées entre 2007 et 2009, n'a pas amené à ce que Vagneron interprète comme un conflit de générations24 entre Anciens/Oldschool et Modernes/Newschool, probablement du fait d'un espace peu concurrentiel et du départ progressif de graffeurs tels que Rat (aujourd'hui inactif), Prime ou Fabu (deux Français dont le statut ressemblait plus à celui de « graffeur - visiteur », et rappelant encore l'importance de cette socialisation internationale). La deuxième nuance à apporter concerne plutôt la scène graffiti telle qu'elle se dessine et se sédentarise actuellement, puisqu'il est peu possible de définir deux générations distinctes. Si certains optent ou conservent un style Oldschool comme Fish, il s'agit de caractéristiques esthétiques plus que de propriétés sociales positionnant les graffeurs d'un côté ou l'autre d'une frontière générationnelle.

B. Un milieu social d'origine non populaire et combinaisons variables

des capitaux

L'origine sociale des graffeurs est sujet de controverses et de débats, en particulier entre eux. Si aux États-Unis le graffiti était à l'origine une pratique populaire, issue des ghettos, cela ne fut le cas ni en France ni en Allemagne. Les graffeurs provenaient des classes moyennes voire bourgeoises, orientées vers les milieux artistiques, en contradiction avec la vision du sens commun sur le graffiti. Il existe une dissension, parfois difficile à concilier, entre l'imaginaire du graffeur/tagueur « ghetto » et la réalité sociale de ses participants. Quoi qu'il en soit, la pratique du graffiti au Liban semble se constituer (et se décider)

22 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 12.

23 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 91 ; 101-102.

24 Ibidem.

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sur fond de capitaux relativement élevés, et constituerait une pratique artistique plutôt élitaire. Nous utiliserons comme trame analytique la théorie des trois capitaux développée par Pierre Bourdieu, en nous centrant toutefois sur le cercle de socialisation primaire, représenté par la famille ; il semblait plus pertinent d'analyser le capital social propre au graffeur dans ses interactions et socialisations secondaires.

1. Un capital culturel relativement élevé

Comprenons ici la notion de capital culturel comme l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu et, a fortiori, l'univers familial dans lequel il évolue. Ce capital culturel existe, en particulier chez les parents des graffeurs, sous trois formes : « à l'état incorporé, c'est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l'organisme ; à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machins, qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques, etc. ; et enfin à l'état institutionnalisé, forme d'objectivation qu'il faut mettre à part parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au capital culturel qu'elle est censée garantir des propriété tout à fait originales »25. Si lors des observations et des rencontres avec certains parents, notamment ceux de Kabrit, la présence d'un capital culturel à l'état incorporé ainsi qu'à l'état objectivé était facilement détectable, son état institutionnalisé par le titre scolaire l'était moins ; ce dernier concernera alors plutôt l'analyse des parcours scolaires des graffeurs eux-mêmes et nous lui substituerons le type de profession exercé par les parents. Lorsqu'on s'attache au cas particulier de la famille de Kabrit, on remarque effectivement une forte présence des professions distinctives, marquant un certain capital culturel, a fortiori artistique, qui remonte au moins aux grands-parents. Dans la seconde moitié du XXe siècle, son grand-père était réputé à Beyrouth pour être l'un des meilleurs joailliers du Liban, tant grâce à ses innovations qu'à son carnet d'adresses, prestigieux. Il a reçu des clients tels qu'Eleanor Roosevelt dans les années 1950. Sa fille, la mère de Kabrit, n'a pas suivi la voie de la joaillerie - bien que celle-ci soit toujours tenue par une partie de leur famille - mais elle occupe une profession qui peut être considérée comme supérieure et libérale, puisqu'étant décoratrice d'intérieur. Les frères, soeurs, voire les cousins proches participant directement à la socialisation primaire des graffeurs peuvent aussi occuper des professions exigeant un capital culturel conséquent : le frère de Zed occupe d'un poste de choix au Music-Hall de Beyrouth, l'un des lieux culturels dont la programmation est la plus dense et la plus prestigieuse du pays, ou encore la cousine d'Eps, en charge de l'événementiel dans une salle des ventes à but humanitaire, Helping Hand Group. Le capital culturel institutionnalisé de ces derniers est d'ailleurs plus facilement traçable, et ils sont souvent détenteurs de masters ou équivalent, obtenus au Liban dans des universités

25 BOURDIEU, Pierre, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 1979/11 (vol. 30), p. 3-6, p. 3.

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reconnues dans le secteur culturel et artistique comme l'USEK (Holy Spirit University of Kaslik), ou à l'étranger, la cousine d'Eps étant détentrice d'un diplôme du College of Event Management de Sydney. Ainsi, il semble effectivement que « les auteurs de graffiti se recrutent plutôt parmi les classes moyennes, notamment les milieux artistiques »26.

La liaison entre ce fort capital culturel et l'expérience de la diversité identitaire est aussi directement perceptible chez les graffeurs dans leur pratique des langues. Tous sont a minima bilingues en dialecte libanais et en anglais, et dix sur vingt-deux d'entre eux sont trilingues français - anglais - libanais. Cela n'exclue pas que d'autres, comme Exist ou Spaz, ne parlent pas français mais le comprennent relativement correctement. Le bilinguisme et le trilinguisme ne sont pas des faits rares à Beyrouth (cela est moins observable pour le reste du pays), mais ils n'en sont pas moins une forme de capital culturel incorporé avec une forte valeur distinctive, propre à un espace social correspondant lui-même à un espace territorial bien particulier27. En effet, en superposant cartographie linguistique et cartographie socioéconomique, il apparaît que les graffeurs appartiennent à des quartiers plutôt aisés et multilingues relativement à l'ensemble de la population. Achrafieh, Furn es-Chebbak, Hamra ou les abords de Geitawi28 concentrent une forte population étrangère, et d'importants capitaux culturels (a fortiori sociaux et économiques), en comparaison de quartiers comme Karm el-Zeitoun29 ou Ras en-Nabah, quasi exclusivement composé de chiites et où les dialogues autres qu'en arabe sont extrêmement rares voire inexistants. La maîtrise des langues représente un « privilège culturel » acquis par des acteurs « élevés dans des environnements bilingues », facilitant la constitution d'un réseau international30 ; ce capital culturel aura par la suite un fort impact sur la capacité des graffeurs à internationaliser Beyrouth comme scène artistique. Enfin, cette éducation culturelle se perçoit dans la manière dont les parents et proches peuvent soutenir leurs enfants. Chez Wyte, la figure du père lui semble ambigüe, puisqu'avant d'être rejeté par lui, il était sa première motivation :

Regarding drawing, I really can't remember why I did it, but what I remember as blurry video shots is that

I was too young, before getting into school, I used to steal my older sister's copybooks and pens and try to illustrate, maybe I was at that time influenced by her a bit, on the other hand I remember my father at that time so happy of what I could do at my age, and that was one of the first really early motivation (Wyte, février 2016).

26 BEUSCART, Jean-Samuel, LAFARGUE DE GRANGENEUVE, Loïc, « Comprendre le graffiti à New York et à Ivry (note liminaire aux textes de Richard Lachmann et de Frédéric Vagneron) », Terrains & Travaux, 2003/2 (n° 5), p. 47-54, p. 51.

27 KATTAR, Antoine, « Espace de tradition au quotidien. À propos des adolescents libanais », Adolescence, 2007/1 (n° 59), p. 87-94, p. 87.

28 Se référer à l'Annexe IV « Plan de Beyrouth ».

29 Ibidem.

30 WAGNER, Anne-Catherine, op. cit., p. 45.

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2. Un capital économique variable, de la « classe moyenne » aux catégories sociales supérieures

Retranscriptions d'entretien et usage de l'anglais

Suite à certaines hésitations, nous avons choisi de retranscrire les propos des graffeurs dans la langue d'origine (à l'exception du libanais, peu usité lors des entretiens), soit l'anglais. Il ne s'agit pas d'un choix arbitraire : la traduction de l'anglais en français venant modifier leurs propos et leur sens, la conservation de l'anglais apparaissait comme un moyen de conserver au mieux les propos tenus.

Cette appartenance à la classe moyenne recoupe une dimension économique. La détermination de ce que serait une « classe moyenne haute » reste délicate, au vu de l'insuffisance des données récoltées à propos du niveau de richesse (revenus ou rentes) des parents. Les données de la Banque mondiale, ainsi que les pratiques impliquant un coût économique pour ces acteurs, pallient quelque peu cette lacune. Il est d'abord important de rappeler que le Liban, en dehors de cet imaginaire de « Suisse du Moyen-Orient », reste un pays économiquement très inégalitaire, entre les différentes couches sociales de nationaux et entre Libanais et travailleurs étrangers31. Ces derniers ne rentrent que peu dans les données officielles, conséquence d'un important travail illégal. Cela relativise les données de la Banque mondiale, qui devraient certainement être revues à la baisse. Le revenu national brut par habitant (méthode Atlas) en 2014 au Liban était de 10030$, soit un peu moins de 836$/mois par habitant (en comparaison, le RNB par habitant français en 2014 était de 42960$, soit 3580$/mois par habitant). Le taux de pauvreté s'élevait quant à lui à 28,6% de la population en 2004 ce qui, depuis 2011 et l'afflux de près de deux millions réfugiés syriens32, a encore dû augmenter.

Le positionnement du milieu familial des graffeurs dans ce bref panorama semble confirmer l'impossibilité d'un capital économique restreint et d'une origine populaire, voire défavorisée. Le fait est que tous ont eu la possibilité de suivre des études supérieures dans la capitale, où les prix de l'immobilier avoisinent ceux de villes comme Paris ou Lille33. Cette possibilité fait dès lors office de sélection : les agents ayant les moyens financiers d'habiter Beyrouth et d'y étudier auront un accès facilité à une pratique artistique réduite à cette même capitale. Tous les graffeurs habitent actuellement à Beyrouth, dans les quartiers que nous avions déjà cités (Achrafieh, Furn es-Chebbak, Hamra). À l'exception de Spaz, actuellement en période de transition entre sa fin d'études et la recherche d'un travail à la rémunération suffisante : « Actually I left Beirut few months ago since I can't afford the rent anymore », arguant avec humour qu'il préférait rester

31 Ces travailleurs proviennent principalement d'Asie du sud-est, du Soudan et désormais de Syrie.

32 Fin décembre 2015, 1835840 réfugiés ont été recensés par le HCR pour l'ensemble du Liban.

33 Une chambre de 10m2 dans un appartement « relativement » salubre à Achrafieh ou Furn es-Chebbak coûte en moyenne 400 - 500$/mois, un studio dans un quartier annexe entre 800 et 1000$/mois.

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chez ses parents pendant un moment pour profiter de la nourriture... « I choose food, you should do the same unless you don't want to be as fat as me (rires), that's why I'm staying at my parents now » (janvier 2016). Certains graffeurs proviennent enfin de milieux d'affaires, ce qui tend à les faire entrer dans une catégorie au capital économique plus conséquent. Il s'agit en effet d'individus dont les parents occupent des fonctions plus commerciales, le père de famille étant « homme d'affaires », investisseur, ou dirigeant d'entreprise. Ainsi, le père et l'oncle de Chad The Mad sont respectivement chef d'entreprise et autoentrepreneur, le père et le frère aîné des jumeaux Ashekman dans les milieux d'affaires internationaux, notamment entre le Liban et les États-Unis où une partie de la famille y est installée. Si ces derniers appartiennent à un milieu plutôt forgé par des professions et des relations d'ordre économique, certaines pratiques culturelles ont été transmises par leur mère, peintre amateur.

3. Combinaisons des capitaux et absence des catégories populaires ou défavorisées

Les capitaux détenus et transmis aux graffeurs s'équilibrent selon diverses combinaisons, parfois plus axées vers les ressources économiques, parfois vers un capital culturel familial conséquent, remontant à plusieurs générations. L'entrée dans la pratique peut être facilitée et orientée par ces capitaux, tout comme ces derniers deviennent obligatoires pour pouvoir pratiquer une telle activité et s'y maintenir ; le coût de l'engagement dans la pratique du graffiti exclue de facto les catégories populaires. Il nécessite une certaine connaissance artistique ainsi que des surplus financiers pour pouvoir, par exemple, acheter des bombes de peinture, inaccessibles pour un individu dont les parents gagneraient ne serait-ce que les 836$/mois du RNB moyen par habitant. Quant au capital social issu de cette socialisation primaire, il est difficile d'illustrer exactement ce qu'il représente, sinon que par des exemples directement perçus et vécus lors des observations, conversations, et événements. Ceci-dit, et en considérant le capital social comme « l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles d'un agent qui sont liées à un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance »34, les graffeurs proviendraient effectivement d'un milieu assez homogène, concentré sur Beyrouth ou avec des relations dans cette ville, participant au même type d'activités et d'événements (humanitaire, vernissages, cérémonies d'ouverture...) dans lesquels les mêmes individus se connaissent, se reconnaissent et s'attendent, selon une logique d'entre-soi propre à ces catégories moyennes - hautes.

La définition de ce type de milieu s'avérait d'autant plus problématique qu'il était nécessaire de se distancier, lors des entretiens, de l'illusion biographique et des biais d'interprétation présents dans les

34 DESCHENAUX, Frédéric, LAFLAMME, Claude, « Réseau social et capital social : une distinction conceptuelle nécessaire illustrée à l'aide d'une enquête sur l'insertion professionnelle de jeunes Québécois », SociologieS, 2009.

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récits de soi des graffeurs. En effet, s'il ne s'agit pas de « mauvaise foi », les graffeurs ont toutefois tendance à raconter leur vie, en liaison avec leur pratique du graffiti, comme « un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d'une « intention » subjective et objective d'un projet »35. Illusion qui, de plus, tend à faire fi du monde social dans lequel ils évoluent. Si Kabrit défend l'idée qu'ils viennent vraiment de la rue, cela n'est que peu vérifiable au regard de ce que nous venons de démontrer. En revanche, ce sentiment, une fois analysé, se comprend au regard de ce que lui-même considère comme ne pas être de la rue : ainsi, il estime leur positionnement social relativement aux catégories qui lui semblent supérieures. De manière assez vague, il s'agirait des familles d'investisseurs immobiliers, des élites financières et politiques, concentrées dans le quartier de Downtown. Cette illusion ne peut être rectifiée qu'en prenant en compte leur propre évaluation de ce que représente et de qui représente la richesse. Cette illusion a encore pu être confortée par la séparation effective qui existe entre ces grandes fortunes, parfois issues des pays du Golfe, et le reste de la société ; leur milieu social d'origine apparaît paradoxalement plus proche des catégories un peu plus modestes qu'eux, en terme de contacts sociaux mais aussi parce que la fragmentation spatiale est moindre. Un autre exemple d'illusion biographique, où les acteurs se racontent sans prendre ou se rendre compte de l'univers social dans lequel ils ont évolué, et son influence sur leur pratique artistique, est particulièrement visible dans le discours d'un des frères Ashekman : lorsqu'il parle de la manière dont lui et son frère ont construit leur concept hip-hop, englobant le graffiti, il raconte « I was born with a spray can, and my twin brother with a microphone »36. Zed (janvier 2016), à l'inverse, se place dans une démarche active et volontariste face à l'art, laquelle serait indépendante de toute influence extérieure :

- How did it came to you, this desire of making art?

- Zed : It didn't come... I went.

C. Un passé communautaire ou militant peu renseigné : entre rejet et

tabou

Nous sommes partis d'une « analyse profane »37 d'un phénomène social, notamment parce que nous souhaitions mettre en lumière la nécessité de rompre avec des schémas d'interprétation guidés par le religieux dès lors que certains acteurs décrivent l'espace dans lequel ils évoluent. Aborder l'aspect communautaire et interroger sa pertinence au regard de l'engagement des graffeurs semblait toutefois

35 BOURDIEU, Pierre, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986/6 (vol. 62-63), p. 69-72, p. 69.

36 Ashekman on CNN international, « Inside the Middle-East show », mis en ligne le 12 avril 2011, consultable à l'adresse https://www.youtube.com/watch?v=SgvAYrkdJqc.

37 CORM Georges, « Pour une analyse profane des conflits », Le Monde Diplomatique, février 2013.

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être un « passage obligatoire », entendant que cette analyse se fonde sur les représentations de ce qui serait communautaire ou non. Remarquons également que la notion de militantisme s'insère aux côtés de l'appartenance communautaire, par effet de fusion - ou plutôt de confusion - de ces deux concepts dans l'espace libanais.

1. L'incompréhension des graffeurs lors des entretiens

L'accentuation des recherches sur le degré d'appartenance communautaire ou de socialisation militante dans le milieu familial des graffeurs s'est très vite révélée problématique, en particulier lors des entretiens. Il est plutôt aisé de deviner la communauté d'appartenance d'un individu à l'origine de son nom et/ou prénom, et à la régularité de ces derniers au sein d'une communauté donnée. La difficulté provient en réalité des entretiens, puisque connaître la communauté de référence ou le passé militant d'un acteur n'a ici que peu d'intérêt ; le discours qu'il adopte sur ceux-ci en revanche pourrait permettre de comprendre s'ils ont un impact sur son engagement ou son activité. C'est précisément à cet endroit que nous avons eu affaire à des refus de terrain. Ces refus sont, en toute honnêteté, autant dus à nos propres réticences face à une situation délicate, qu'à l'incompréhension des graffeurs lorsque nous leur posions des questions sur la potentielle importance du sentiment communautaire (religieux) dans leur famille, ou si leurs parents avaient pris part à une activité militante quelconque. Le contexte libanais, plus ou moins instable selon la conjoncture politique et régionale, rendait ces questions délicates, à toutes fins peu utiles. Nous devrons alors nous contenter des rares expériences d'entretiens que nous avons récoltées sur le sujet. D'ailleurs, ces refus ou « échecs » dans l'établissement de la conversation deviennent partie de l'enquête puisque « même lorsqu'on se voit refuser l'entrée sur le terrain, on peut transformer en matériau d'enquête une expérience sociale désagréable pour l'enquêteur »38 .

Ici, il ne s'agissait pas de refus catégoriques, mais plutôt d'une incompréhension de la part des enquêtés qui pourrait se formuler comme telle : quel est l'intérêt de nous poser des questions sur la religion ou la politique alors qu'on parle de mon activité comme graffeur ? Cela n'a a priori pas de sens. Il était difficile pour ces graffeurs de faire un lien entre le sujet de l'entretien et ces questions, tout comme il nous était difficile de les justifier ou de les reformuler. Il semble qu'il était même impossible de transposer des termes et expressions d'un contexte à l'autre, d'employer des concepts issus de la sociologie française au contexte libanais. Des termes comme « militantisme » ou « politique » ne disposent pas d'une connotation négative en France et sont généralement compris selon un référentiel de valeurs partagées propres à ce territoire.

38 DARMON, Muriel, « Le psychiatre, la sociologue et la boulangère : analyse d'un refus de terrain », Genèses, 2005/1 (n° 58), p. 98-112, p. 100.

27

Au Liban en revanche, le simple mot « politique » provoquait des réactions de rejet quasi-systématique, en particulier du fait que « les adolescents [et jeunes adultes] confondent guerre civile, affrontement entre leaders politiques »39, sphère politique et communautarisme... Confusion compréhensible au regard de la constitution du système étatique. Même en tentant d'expliciter ce terme et l'intérêt de ces questions, les réponses ressemblaient généralement à celle donnée par Spaz : « so... yes, I don't have a problem... politics actually... I'm not that into politics, but I've tried my best to deliver the best answer. »

2. Un milieu d'origine et des graffeurs eux-mêmes peu communautaires

Ces interrogations, qui ne font pas sens pour les graffeurs, relient le fond des questions originelles, puisqu'aucun d'entre ne semble appartenir ou revendiquer l'appartenance à un milieu familial fortement communautaire ou militant. L'appartenance familiale communautaire, entendue dans ses acceptations religieuse, politique et symbolique semble avoir d'autant moins de sens qu'ils développent des croyances plutôt personnelles : certains se considèrent délibérément athées, d'autres comme Fish revendiquent une croyance dans le « chaos », d'autres enfin n'ont pas d'avis sur la question. Lors des observations, la question du religieux n'est que rarement abordée, en tout cas pas dans le sens d'une appartenance communautaire et identitaire. La pratique de la religion est quant à elle, absente à un niveau individuel. Dans les rencontres avec certains parents, aucun signe de religiosité n'était affiché, revendiqué ou simplement perceptible - cela vaut pour l'engagement militant ou la couleur politique. L'hypothèse d'une faible appétence pour l'engagement militant ou l'expérience d'une appartenance communautaire/religieuse particulière dans ces milieux supposerait une intériorisation de cette socialisation parentale.

En complément, il serait inexact de penser qu'il s'agit d'un ensemble homogène, preuve en est de Chad the Mad ainsi que d'Abe et Wyte, deux frères faisant partie du Bros crew40. Très peu d'informations sont disponibles à leur sujet et il s'agit plutôt d'une question non résolue, qui mériterait d'être approfondie. Ils semblent cependant tous trois provenir de familles plus attentives à la religion, pratiquantes (bien qu'eux ne le soient pas) et à la confession directement identifiable (habit, références aux textes). Nous souhaitions enfin insister sur l'importance de ne pas faire de l'appartenance à une communauté en particulier un facteur d'explication de l'engagement dans le graffiti. Cela aurait pour conséquence d'essentialiser ces dernières, les considérer comme des blocs monolithiques, voie dangereuse qui peut provoquer, comme ce fut souvent le cas, des glissements vers leur hiérarchisation. L'appartenance (administrative) à telle ou telle

39 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 92.

40 « Bros » étant le diminutif « Brothers ».

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communauté ne facilite ou n'offre pas de prédispositions particulières au graffiti ; d'ailleurs, il n'existe aucune communauté d'appartenance officielle41 qui serait majoritaire au sein de la scène graffiti.

3. La question de l'engagement et du communautarisme comme tabou encore présent

Les divergences d'interprétation de termes ou de concepts s'appliquent également et au thème de la potentielle socialisation militante héritée des parents ou proches de la famille. Cela semble plus délicat encore que dans le cas communautaire, avec en trame de fond un imaginaire particulièrement violent : pour le dire de manière prosaïque, demander à un graffeur si ses parents étaient engagés ou défendaient une cause quelconque revient, ni plus ni moins, à demander s'ils faisaient partie d'une milice durant la guerre civile. Kattar explique avec pertinence la manière dont les adolescents libanais42 confondaient le politique et le communautaire, ou associaient le politique à la guerre civile, et au système milicien. Cette confusion est due à la manière dont le système étatique et politique est construit, ce qui débouche sur une forme de l'engagement extrêmement limitée. En effet, certains groupuscules politiques ou militants sans teinte communautaire existent, mais ils restent inexistants sur les scènes politique ou médiatique officielles. Il en va de même des communistes libanais, qui ont quasiment disparus après 1975. Il ne resterait alors, dans leur esprit que le choix de l'engagement milicien, alors même que le rôle des milices durant la guerre civile a eu un impact traumatisant à long terme sur la population. L'auteur rappelle ainsi comment certains parents de milieux plus populaires interdisent à leurs enfants de s'engager dans une milice : « mes parents essaient de m'éloigner des milices ou partis politiques. Par exemple, ils m'autorisent à mettre des photos, des posters, mais l'important est que je ne m'engage pas »43.

41 Affiliation obligatoire à une confession en raison du système politico-administratif communautaire.

42 Il étudie ceux du quartier de Karm el-Zeitoun, mais ce point correspond à une large majorité de la population.

43 Ibid., p. 90.

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Pour revenir plus précisément sur les graffeurs, le seul témoignage dont nous disposons est celui de Kabrit, qui expliquait que son père avait effectivement, au début de la guerre civile, intégré les Kataeb. Plus connus sous le nom de Phalanges libanaises, il s'agit à l'origine d'une milice chrétienne nationaliste, aujourd'hui reconvertie en parti politique. Le père de Kabrit aurait néanmoins rapidement quitté cette milice, par manque d'engouement et puisqu'il s'est ensuite exilé aux États-Unis avec sa mère ; ainsi « l'intégrité morale » du père reste intacte, n'ayant pas participé aux actions violentes qui ont pu être perpétrés par les Kataeb. Cela nous amène, en définitive, à nous demander si ces données ont une réelle pertinence au regard des trajectoires des graffeurs, si cela a un réel impact : un militantisme préalable au sein du cercle familial ne semble pas avoir d'influence sur ces trajectoires et, s'il en a, ce serait plutôt par un désintérêt effectif pour les formes d'engagement politique passant par des structures officielles.

Les graffeurs profitent d'une socialisation internationale : expériences internationales, diversité des nationalités ou hétérogénéité communautaire de la région d'origine les ont frotté à l'international et aux influences extérieures. Ainsi, leur socialisation se rapproche des « styles de vie internationaux » et de la « culture internationale ».

Ils proviennent de catégories sociales moyennes voire hautes : le graffiti n'est pas ici une pratique populaire, mais plus le fait de jeunes avec un fort capital culturel, parfois économique, et social. Certains viennent de milieux d'affaires, mais surtout d'une « élite » intellectuelle propre à Beyrouth.

La génération des graffeurs est néanmoins marquée par l'histoire nationale du Liban : ils n'ont pas connu directement (ou peu) la guerre civile de 1975-1990, mais souffrent de ses conséquences. Ils ont par ailleurs assisté à la guerre israélo-libanaise de 2006, consacrée comme acte de naissance du graffiti à Beyrouth.

Leur milieu et leur discours les éloignent d'une tradition militante ou fortement communautaire.

À retenir

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II. L'INFLUENCE MAJEURE DE LA SOCIALISATION SECONDAIRE ET DE LA MULTIPLICATION DES RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ

Le graffiti est, à Beyrouth, une activité appropriée par une population plutôt jeune et libre vis-à-vis des interdits ou contraintes familiales. Ceci produit un accès facilité aux lieux de socialisation secondaire et à la multiplication de ceux-ci. D'où l'intérêt de s'y pencher et de questionner leur rôle sur la carrière du graffeur, qu'il s'agisse de son engagement dans la pratique ou de la structuration de celle-ci. Comprendre comment et pourquoi, à de rares exceptions, les graffeurs ont des profils universitaires et professionnels similaires est aussi un moyen de comprendre ce que ces trajectoires font à leur activité. La dimension collective de l'activité, la formation du groupe, apparaissent à ce moment et nous amènent à nous pencher plus intensément sur le rôle qu'auraient ou non, et dans quelles dimensions, les pairs et les mentors sur les choix successifs du graffeur. Enfin, le sujet des socialisations secondaires s'étend bien au-delà des amitiés et de l'entourage direct : cette influence collective résulterait de dynamiques culturelles et sociales propres à Beyrouth - d'où l'importance de l'espace social et territorial dans lequel se positionnent les acteurs.

A. Des parcours universitaires et des choix professionnels similaires ?

L'école constitue l'un des premiers lieux de socialisation secondaire, là où l'enfant, puis l'adolescent, se confronte et crée des liens autres que ceux issus de la famille. Bien que les stades de l'éducation primaire et secondaire importent moins, celui du passage à l'université éclaire la manière dont les acteurs se rencontrent entre eux, évoluent dans des cercles de sociabilité et d'apprentissage semblables. On pourrait, a priori, s'attendre à ce qu'ils exercent des professions similaires ; en réalité, l'ambivalence des trajectoires professionnelles mérite de se demander s'il existe encore un lien entre profession, graffiti et groupe de pairs. Y a-t-il, à un moment, une sorte de déconnexion entre graffiti et projet professionnel ? Le graffiti serait-il relégué à une activité de loisir ou à une période plus « adolescente », qui provoquerait une rupture de la forme d'engagement ?

1. Des trajectoires universitaires quasi-identiques

L'université occupe un rôle central dans la carrière des graffeurs : il s'agit à la fois d'un lieu d'apprentissage technique, intellectuel, et d'apprentissage social. Peut-être étrangement, la proportion de graffeurs à s'être rencontrés à l'université semble moindre que celle fruit de rencontres « impromptues »

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ou « hasardeuses ». « Étrangement » puisque, sur les quatorze graffeurs dont on connaît le parcours universitaire, neuf d'entre eux étaient à l'Université libanaise, en section Beaux-Arts. Quant aux spécialités les plus courantes, on retrouve les secteurs du graphisme, du multimédia, voire de l'animation. Le reste d'entre eux opte également pour des études tournées vers les secteurs artistiques, culturels ou d'architecture, dans d'autres universités comme l'Académie libanaise des Beaux-arts, ou la Holy Spirit University of Kaslik (USEK). Seul Meuh n'a pas étudié dans ces domaines, étant détenteur d'un master d'histoire, de journalisme (USJ Paris), ainsi que d'une spécialisation en géopolitique nucléaire obtenue à Londres. Cette « exception » se comprend par son arrivée tardive à Beyrouth, comme son entrée dans le graffiti, conditionnée par ses rencontres au Liban. Lorsqu'on les interroge sur leur investissement dans des études artistiques, les Beaux-arts en priorité, certains avancent le même type d'arguments que ceux retenus lorsqu'ils expliquent leur activité de graffeur : le secteur artistique répondrait à une nécessité intérieure, un besoin, discours qui se greffe à l'idée de régime vocationnel de l'art développée par Nathalie Heinich44. Ces discours sont alors plutôt portés vers cette idée de l'art comme affaire fortement individuelle, toutefois ponctuée de pragmatisme :

- Comment est-ce que tu as choisi ça, l'animation ? Est-ce lié au graff ou...?

- Kabrit : Euh... je sais pas d'abord, peut-être trois ans avant que je rentre dans le, dans la fac, je savais

que j'allais rentrer en art donc je me suis dit « ok my next, my next level is you to go somewhere ». I was staying in Lebanon parce que je pouvais pas quitter à l'époque, j'avais même pas l'idée de quitter à l'époque. Je me suis pas dit « ok, peut-être je pars quelque part », je me suis dit « ok khalass45 je rentre à l'Alba » et... après la première année, déjà la première année je suis rentré en arts graphiques, en graphic design, et en publicité et du coup en deuxième année j'avais fait un cours d'animation et... on m'a dit qu'il y a un cours, une spécialisation en animation. Je me suis dit « ah, c'est génial quoi ! L'animation ». Mais... j'étais jamais en, j'étais vraiment très intrigué par l'animation à part que... ouais, j'aimerai bien continuer. Parce que j'aime bien l'animation c'est sûr mais... C'est juste par chance je pense, le fait d'avoir, d'avoir un cours d'animation.

Cette « chance » relève plutôt de la possibilité, grâce à l'offre de formation, de rentrer en animation. Plus loin dans les entretiens, il apparaît que d'être en art pour pouvoir satisfaire ce besoin46 importe plus que la

spécialisation elle-même. Ainsi, c'est étudier dans les arts qui importe, plus que de se spécialiser dans le graphisme ou l'animation 3D.

44 HEINICH, Nathalie, Du peintre à l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge classique, Paris, Éditions de Minuit, collection Paradoxe, 1993.

45 Khalass = « assez », « ça suffit ».

46 « Through art I was searching for a small way of freedom, like a way to reach existence in such world, be heard, to inspire people », Spaz

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L'entrée dans ce type d'université constitue une période charnière, puisqu'une formation en art préfigure la légitimation du graffiti : je fais du graffiti, mais je suis aussi artiste, je sais dessiner, animer, peindre sur d'autres supports et dans d'autres sujets. D'ailleurs, si la socialisation primaire de ces acteurs a dans une certaine mesure influencé ou conditionné ce type de parcours universitaire, son importance n'est pas totale et les contre-exemples subsistent. Le père de Wyte, qui l'encourageait à dessiner plus jeune, souhaitait néanmoins que son fils devienne médecin et rejette désormais son parcours artistique, d'autant plus qu'il est centré sur le graffiti plutôt que sur les beaux-arts et l'art classique. Deuxièmement, l'étape universitaire se révèle centrale dans - et a contrario des représentations de soi des acteurs - la constitution d'une communauté de pratiques47. L'espace et le temps de l'université deviennent des lieux de socialisation et de renforcement des liens acquis par le biais d'une formation partagée. Vulbeau, cité par Beuscart et Grangeneuve48, montre comment, en France, les graffeurs sont souvent étudiants aux Beaux-Arts. Pour autant, il s'agit bien d'un renforcement des dispositions et relations acquises, ainsi que de l'engagement, plus qu'une découverte du graffiti grâce aux autres étudiants. Qui plus est, ce renforcement, que Muriel Darmon appelle plus adroitement le « maintien dans l'engagement »49, est facilité par la concentration des universités et donc des graffeurs sur Beyrouth. Exist, Spaz et Sup-C se sont rencontrés avant l'entrée dans le supérieur, mais c'est en optant pour le même type de formation, dans la même université et la même ville, qu'ils ont pu s'installer en colocation et développer concrètement leur pratique.

2. Des trajectoires professionnelles toujours en formation

Peu de graffeurs occupent une profession stable en rapport direct avec le graffiti. Ceci s'explique d'abord par l'âge : beaucoup d'entre eux sont toujours en période d'études, les autres entrés depuis peu dans la vie active. Bien que certains vivent effectivement du graffiti, la plupart d'entre eux travaillent dans des secteurs plus ou moins liés à celui-ci. Meuh travaillait comme journaliste freelance et doublait des séries en français, Spaz travaille dans une entreprise d'animation, Exist paie ses études grâce à son job de vendeur dans un magasin de bombes de peinture, etc. Lorsque Kabrit expliquait son choix pour l'animation, il ajoutait qu'il souhaiterait effectivement continuer dans cette voie, alors même que le graffiti représente pour lui des revenus non négligeables. Il semble que cette déconnection apparente entre l'orientation professionnelle et la pratique du graffiti soit causée par le caractère instable de cette dernière, et le peu d'assurance d'un revenu régulier.

47 BEUSCART, Jean-Samuel, PEERBAYE, Ashveen, « Urbanité(s) (avant-propos) », Terrains & Travaux, 2003/2 (n° 5), p. 3-6, p. 4. 48Ibid., p. 51.

49 DARMON, Muriel, Devenir anorexique. Une approche sociologique, La Découverte, collection Poche, 2008, 349 p.

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La conciliation entre graffiti, souhaits personnels et orientation professionnelle s'avère compliquée ; lorsque Vagneron relate l'expérience de Chloé, une graffeuse d'Ivry, il considère qu'elle « n'envisage pas de sacrifier sa pratique à son avenir professionnel »50. La difficulté de faire du graffiti une profession à temps plein relèverait d'un calcul « coût - avantage » qui ne serait pas compris comme une décision purement rationnelle, mais comme la conscience d'une conciliation nécessaire. Ces acteurs adaptent alors, pas à pas, leur projet professionnel aux débouchés potentiels, débouchés qui sont également déterminés par leur niveau de reconnaissance. Lucie Bargel, dans son étude sur les carrières des jeunes militants du Mouvement des Jeunes Socialistes51, met en lumière la manière dont ces jeunes tentent de combiner ressources acquises, contraintes et projet professionnel : la difficulté des jeunes militants tient notamment à ce qu'ils doivent être capables de transformer des ressources partisanes militantes en ressources politiques dans le temps et l'espace donné du parti. Or, la plupart d'entre eux échouent par exemple à faire carrière et à devenir des professionnels de la politique et sont, de plus, durablement réduits à leur passé militant lorsqu'ils tentent de s'orienter vers le secteur privé. Un investissement total et exclusif, chez eux comme chez les graffeurs, les enfermerait dans une situation d'entre-deux dont il est malaisé de se défaire, sur le type de la Path Dependency. Il semble alors plus « souhaitable » de conserver une profession reconnue (et officiellement enseignée) que de s'investir à temps plein dans le graffiti, activité en pleine construction et dont la reconnaissance n'est pas assurée. Cela pourrait être un facteur d'explication de cette distanciation entre pratique artistique première - le graffiti - et la voie professionnelle choisie. Quant à ceux qui, comme Ashekman, Zed ou Eps, subviennent à leurs besoins grâce au graffiti, il est souvent complété par d'autres activités. Le graffiti d'Ashekman s'insère dans un concept plus large lié au hip-hop, puisque les jumeaux Kabbani ont également un groupe de rap et une ligne de vêtements. Zed est peintre, expose en galeries et répond à des commandes privées non liées au graffiti, tout comme Eps, dont les revenus se fondent presque intégralement sur les commandes de graffiti, mais travaille en parallèle pour une école et magasin de surf. Ainsi, même chez ceux pour qui le graffiti devient une profession, il ne s'agit pas d'une activité à temps plein ; la nécessité d'un revenu régulier les contraint à partitionner leur temps et faire valoir des aptitudes diverses.

B. Des pairs aux mentors, un choix éminemment collectif

Dans le sens commun, la figure de l'artiste est souvent abordée sous l'angle du régime vocationnel de l'art, avec en premier lieu l'impression que l'activité artistique serait un fait hautement individuel. Cela

50 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 100.

51 BARGEL, Lucie, « S'attacher à la politique. Carrières de jeunes socialistes professionnels », Sociétés contemporaines, 2011/4 (n° 84), p. 79-102.

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a certes l'avantage de répondre au mythe du génie créateur. Sans qu'il soit question de diminuer la portée ou le contenu même des oeuvres de l'artiste, des sociologues comme Howard Becker ont cependant montré que la production artistique relève plus exactement d'une dynamique collective52. Le blase du graffeur se substitue à la signature du peintre et identifie un individu en particulier. Néanmoins, il ne faut pas que ce blase occulte la dimension collective de l'art. Cela passe certes par une division du travail53, mais surtout, pour ce qui nous intéresse, par les relations nouées qui auront un effet d'entraînement sur l'engagement des acteurs. L'importance des relations sociales et du facteur collectif est d'ailleurs telle qu'elle « rend peu probable que des individus ne connaissant pas personnellement des graffeurs le deviennent eux-mêmes »54.

1. Commencer sur les trousses des copains

Bien que cela relève d'une supposée évidence, c'est au sein de l'institution scolaire que se développent les relations sociales de l'enfant, puis de l'adolescent. Dans le cadre de notre réflexion, ces relations apparaissent comme des préliminaires significatifs à l'entrée dans la pratique. Il est courant d'entendre, dans les entretiens, que les graffeurs dessinent depuis leur plus tendre enfance, pour autant cela ne les distingue pas tellement des autres jeunes de leur âge, la pratique du dessin étant assez généralisée chez les enfants - d'autant plus lorsqu'ils suivent des cours d'arts plastiques à l'école. Le rôle des pairs s'affirme en revanche à partir du collège et du lycée, avec en premier lieu un effet d'entraînement. La formation des affinités entre tel et tel jeune est difficilement analysable, notamment parce que les graffeurs parlent souvent de « hasard » ou de « chance » vis-à-vis de ces rencontres. Le choix de l'école opéré par les parents peut faire office de filtre, sans toutefois expliquer la construction de ces relations au sein de la cour de récréation ou des salles de classes. En tout cas, certains acteurs construisent des relations d'amitié et des affinités avec d'autres, sûrement en fonction de goûts préalables qui constituent un « terrain d'entente » commun ; de cette relation peut émerger progressivement une stimulation, réciproque ou non. Soit la rencontre permet aux deux individus de se développer l'un l'autre, en dessinant ensemble par exemple, soit celui qui dessine peut être incité par le second à continuer. A priori triviale, la customisation des fournitures scolaires et les incitations des camarades de classe joueraient un rôle non négligeable :

- Le dessin ouais ça m'est venu un peu plus avant, surtout à l'école !

- À l'école ?

- Ouais, surtout en classe (rires).

52 BECKER, Howard, Les mondes de l'art, Paris, Flammarion, collection Art, Histoire, Société, 2010 (1ère éd. amé. 1982), 379 p.

53 Ibid., p. 32.

54 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 62.

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- Quand tu t'ennuies ?...

- Oui, sur les bouts de papier, sur les calculatrices de, des amis, genre j'étais commissionné un peu pour,

taguer leurs trousses, mais ça c'était plus quand, quand je taguais. Des trousses, sur les sacs à dos et les calculatrices...

La découverte de ce qu'est le graffiti, souvent décrite comme un « accident » (Wyte, mars 2016), peut aussi provenir de ces pairs. Chez Wyte comme chez Exist, ce sont les pairs (ou proches dans le cas d'Exist) qui leur ont fait découvrir, directement et indirectement, le terme de « graffiti » :

At the age of 17, a British friend from the high school introduced me by accident to the word graffiti (...) It was that « water rocket » science project at high school, and it was a group project. In my group, one of the members was a British guy, and while we were working on the rocket base, we bought two spray cans to color it, I took one and headed to the roof wall and told the guys «I'm going to draw on that wall, like those you see in the movies». The English guy said «you do graffiti ?» - Me : «What?» - «Graffiti!» he said. I found it funny and couldn't believe that was an English word, he then explained the word to me, and later I knew the key word for my upcoming deep research and studies (Wyte, février 2016).

D'une part, nous pouvons remarquer l'importance du milieu et des relations sociales qui s'y nouent, ici avec un étranger, originaire d'un pays européen où le graffiti est déjà une pratique connue, négativement et positivement. D'autre part, le fait que Wyte ne connaisse alors pas le terme de « graffiti », de même qu'Exist, témoigne de l'extrême rareté et visibilité de ce type de pratique au Liban, alors même que les autres formes d'art (peinture, dessin, architecture, cinéma...) sont largement utilisées dans la scène artistique locale.

L'influence des pairs rencontrés dans le cadre de l'école ne peut se comprendre sans l'influence exercée par les « grands », perçus comme modèles ; on envisage alors plus le temps de la scolarité que l'institution scolaire elle-même. Le collège et le lycée représentent en effet une période où les acteurs observés vont se définir par rapport à d'autres, ceux qui deviendront parfois leur mentor. Cette identification porte aussi sur les grands frères et aux amis de ceux-ci. La connaissance du graffiti et de ses imaginaires devient alors plus importante et structurante de l'identité de l'individu. Ce dernier est, autant dans notre analyse que dans sa construction, transformé en activité, activité qui consiste principalement à imiter ces « grands », devenus des références personnelles. L'imitation a alors plus trait au « jeu » qu'à une activité artistique réfléchie et consciente. Souvent accompagnée de recherches sur internet, cette imitation fait entrer l'acteur dans l'univers hip-hop et ses mythes : le graffiti apparaît donc comme une activité qui rend l'individu « cool », et lui confère un caractère « street » qui le démarque des autres personnes du même âge. Il commence par reproduire ce qu'il voit dans la rue lorsqu'ils descendent à Beyrouth le weekend, et sur internet :

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Ou bien je tague seul et y a toujours des amis à moi qui sont autour de moi donc à Brummana55, et à Brummana y avait un tout petit village juste au-dessus à, à deux minutes, et c'était le village rival (rires). Y avait toujours des bagarres entre nous, je me souviens une fois j'avais tagué un gros « Brummana » juste à côté de la euh, près de la maison de ma belle-mère, et j'avais écrit « you are your all section », « you are your all section » tu vois à travers toute cette section de Brummana, genre « ouais c'est nous », et tu vois c'était hyper territorial (rires). Et c'était pas ça nécessairement ma mentalité mais c'était plutôt un fantasme de, de hip-hop et tu vois de crew et tout ça alors... (Kabrit).

L'influence qui préside, en partie, au développement de cet intérêt pour le graffiti tient également à la composition familiale, plus entendue au sens des pairs : les grands frères véhiculent généralement des univers pris comme modèle en présence de leurs amis, ou de leurs propres goûts. Exist a découvert le terme de « graffiti » grâce aux chansons que ses deux frères écoutaient avec leurs amis, et finit par s'identifier à ce qu'il entend : « I have two older brothers and hip-hop tapes were always playing at home since I was a kid and with time you just get more into it and start listening properly to it, until it becomes something that resembles you, your background, a part of your identity. » Enfin, cette imitation et cet entraînement réciproques sont facilités par la fratrie et les amis communs dans la pratique elle-même. Les frères Tellayh (Wyte et Abe) ont développé cet intérêt en présence d'un de leurs amis, SMOK, et ont par suite créé le Bros crew, qui les réunit tous les trois dans un esprit de « fraternité » largement issu de l'imaginaire du crew.

2. La rencontre avec le mentor comme « point d'entrée » dans la carrière

La notion de mentor a été développée à propos de fait sociaux extrêmement divers, allant de la carrière artistique, chez Lachmann, à l'engagement politique des jeunes en France, chez Lucie Bargel. Dans les travaux de cette dernière sur les carrières de militants au MJS, le mentor revêt un rôle fondamental dans l'engagement et la constitution de la carrière d'un individu : le mentor l'introduit à et dans l'univers concerné, dispense un apprentissage envisagé comme « un processus d'unification des dispositions et des pratiques des membres »56, et préside à la constitution d'un capital social au sein du milieu concerné. L'analyse carriériste et interactionniste est éloquente une fois appliquée à la sociologie de l'art, en particulier lorsque Lachmann analyse le rôle, d'abord social, du mentor dans l'engagement des graffeurs à New York :

55 Brummana est un petite commune située à 15 minutes en voiture, au nord de la capitale.

56 BARGEL, Lucie, op. cit., p. 79.

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Le concept de carrière est utile pour suivre l'influence des mentors et du public sur l'engagement des

auteurs dans le monde du graffiti. Becker a observé que le consommateur de marijuana « doit apprendre

jeune Télémaque. Aujourd'hui, le mot « mentor » est utilisé comme nom commun pour désigner, dans son acceptation la plus réduite, une personne qui partage son expérience, ses connaissance avec quelqu'un de plus novice.

la technique requise pour produire, en fumant, des effets qui permettent une modification de la conception de la conception de la drogue », tout comme l'artiste doit acquérir « les compétences techniques, les qualités sociales et l'appareil conceptuel qui rendent possible (et aisée) la production d'art. » Dès lors, Becker prédirait que les novices apprennent les techniques et la désirabilité du graffiti de mentors déjà qualifiés, et donc que les concentrations géographiques et sociales des auteurs de graffiti devraient se reproduire dans le

temps57.

Pour parfaire cette théorie, il ajoute que « les apprentis tagueurs découvrent les motivations, et acquièrent le savoir-

faire spécifiques à cette discipline, au contact d'un mentor aguerri ». Nous verrons plus tard quel type de savoir-faire ces apprentis-tagueurs acquièrent, nous intéressant ici à ce que fait la figure de l'initiateur à la phase d'engagement du novice. La confrontation des données empiriques à la littérature sur le sujet fait clairement apparaître la rencontre avec le mentor comme le point d'entrée dans la carrière par excellence. Meuh, Kabrit ou Wyte tendent à dater leur engagement dans cette pratique au moment où ils rencontrent celui qui sera désigné comme mentor. Nous pouvons nous pencher sur le cas précis de Kabrit et de son mentor, Fish. Deux précisions doivent auparavant être apportées pour comprendre cette rencontre : premièrement, si cette rencontre apparaît comment l'élément fondamental de l'entrée dans la pratique, cela n'exclue pas que l'apprenti ait découvert l'existence du graffiti à une date antérieure, comme nous l'avons montré. Deuxièmement, il ne s'agit pas d'une relation à sens unique où l'apprenti chercherait à attirer l'attention de l'initiateur, mais bien d'une interaction entre les deux acteurs, le mentor participant activement à sa désignation en tant que tel. Pour Kabrit, la découverte de graffitis sur les murs de Beyrouth, dont ceux de Fish, a eu l'effet d'un « détonateur ». La vue d'un graffiti de Fish a attisé sa curiosité et conditionné son premier pochoir, réalisé exclusivement pour attirer l'attention de celui qui deviendra son mentor :

- Ça m'a vraiment surpris ça, c'est fou. Alors je me suis dit « ok, je

vais, je fais mon premier tag à moi » et du coup j'ai utilisé que des, que des bombes... J'ai utilisé des bombes à l'ancienne, des

(c) Raoul Mallat

57 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 56.

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bombes industrielles des trucs de... de voiture à fond tu vois, à 2000 (rires), à peine 1€ you know. Et j'ai tagué ça, et j'avais mis mon, mon pochoir juste à côté et du coup c'était ma première intégration à la scène. Y avait la grosse pièce de Fish, et de Siska, que je t'avais montrée, c'était une des plus grandes à Beyrouth et... ça l'est toujours autre que le gros block buster d'ACK. Donc « Beirut an Haket » [ndlr. le graffiti de Fish], « si Beirut parlait », qui est extraite euh, d'un livre je pense (...) Et j'avais, hm, j'avais mis le pochoir juste au-dessus de ce tag, deux semaines plus tard y a Fish qui me parle qui me parle sur Facebook, il me dit « ah c'est toi ! ».

- Il savait déjà que c'était toi ? Comment t'a-t-il trouvé tu penses ?

- J'sais pas, aucune idée... Euhm c'était plutôt facile je pense, à

l'époque y avait quoi, y avait quatre ou cinq personnes qui taguaient.

L'interaction réciproque entre le novice et le futur mentor est ici explicite, à la fois parce que Kabrit a cherché à attirer l'attention de Fish, et que ce dernier y a répondu. D'autres manières « d'attirer l'attention » peuvent être employées par les apprentis, à l'image de Meuh qui, pour être remarqué, puis pour intégrer le crew ACK, taguait le plus possible dans la rue. Ainsi la répétition, qui permet une certaine visibilité, oriente et attire le regard des autres graffeurs.

L'engagement dans la carrière ne se fait qu'à partir du moment où l'initiateur intériorise sa fonction de mentor, donc qu'il se labellise autant qu'il est labellisé. Sans nier les affinités qui se nouent entre l'apprenti et le maître, cette relation relève de l'échange réciproque : le jeune va recevoir un enseignement et, en retour, le maître sera rétribué sous forme de publicité et d'admiration. Cela semble d'autant plus efficace que le nouvel entrant est jeune : « « y' sont comme mon petit frère, y' me respectent ». Exposer « aux gosses tout ce qu'on sait », et leur enseigner « son style » est gratifiant pour un ancien et lui permet d'obtenir une confirmation de ses qualités. En retour, les débutants parlent autour d'eux de la capacité de leur « maître » à manier la bombe de peinture »58. En conséquence, l'engagement des graffeurs peut être conçu « comme un produit de leurs liens avec leurs mentors » puis, à plus long terme « avec leurs collègues et leur public »59. Le caractère collectif, d'abord perçu dans la relation apprenti - mentor, semble indispensable à l'entrée dans le graffiti, tant du point de vue de l'apprentissage que du soutien nécessaire dans une pratique qui va au-delà de la distraction enfantine ou adolescente ; le graffiti ne peut effectivement « se faire en dilettante et demande un investissement assez lourd en temps (outre le temps passé sur le terrain, le temps de

58 Ibid., p. 62.

59 Ibid., p. 59.

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réalisation des esquisses et tout ce qui prépare le terrain, connaître le lieu, le thème, etc.) »60. La composante collective et le rapport au mentor sont encore renforcés dès lors qu'un « parrain » est désigné, ce que Vagneron désigne par pionnier lorsqu'il parle des premiers graffeurs d'Ivry. Fish est désormais surnommé « Uncle Fish » par l'ensemble des graffeurs des crews REK (fondé par Fish) et RBK (fondé par Meuh). S'il reconnaît lui-même ne pas être le premier introducteur du graffiti au Liban dans les années 2000, il est le seul à toujours être actif et présent sur le territoire. Ce titre honorifique n'est de fait pas contesté, et la symbolique de « l'ancêtre commun » permet aux autres graffeurs de créer des repères dans la construction d'une histoire du graffiti, de se rattacher à une identité commune, ainsi qu'à une communauté de pratiques.

3. Des débuts « individuels » ?

N'est-il pas possible, contrairement à ce que la sociologie de l'art et la sociologie interactionniste affirment, de considérer qu'il existe des débuts individuels ? L'intérêt d'une analyse fondée sur les discours des acteurs est de justement considérer leurs représentations. Il faut chercher à comprendre pourquoi et comment celles-ci se sont construites. Il serait de fait incorrect de ne pas nous pencher sur les voix dissidentes, qui considèrent ne pas avoir eu de mentor et qui se seraient donc engagées de manière autonome dans le graffiti. À cet égard, beaucoup de graffeurs se définissent comme complètement autodidactes : les jumeaux Ashekman, Potato Nose, Yazan, Spaz, Exist, Sup-C... Si l'on s'attache aux discours de Spaz et Exist en particulier, on a, à première vue, l'impression que leur engagement dans le graffiti relevait d'un choix absolument personnel. L'apprentissage de la pratique ne se serait réalisé que de manière solitaire et par des recherches sur internet. Pourtant, Exist reconnaît aisément l'influence de ses frères, mais ils n'ont pas agi comme des mentors, n'étant pas graffeurs ; il aurait donc choisi lui-même cette activité (« I had no mentor, though I'm proud I didn't have any help to get into it »). A posteriori, cette idée d'avoir commencé seul devient une fierté, en accord avec l'imaginaire du hip-hop entendu comme Way of living. Mais qu'est-ce qui, dans sa pratique, lui permet exactement d'affirmer cela ? Dans les entretiens, il considère avoir commencé le graffiti il y a quatre ans, se « débrouillant seul » dans un apprentissage qui s'approche de l'incrémentalisme :

I started sketching and then noticed that it would be followed by trying things on walls with spray paint, it's obviously not the same as using a pen and a paper so I had to find the closest shitty paint shop got some bombs and visited some abandoned buildings in the village where I can practice. And... it was difficult because, well... graffiti belongs to the city where the chances of interaction exist but I had some thoughts

60 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 98.

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and feelings and ego telling me « you need to prove something », get up, paint more... So managed to train there until I moved to Beirut where it got easier to paint and practice more.

S'il semble effectivement ne pas avoir eu de mentor, deux pistes de réflexions peuvent être abordées. Premièrement, la difficulté avec laquelle il date son entrée dans le graffiti, et l'enjeu qu'il peut y avoir dans le « choix » de celle-ci. Deuxièmement, les difficultés qu'il relate et qui sont liées à cet enjeu de datation posent la question de savoir si, et quel effet l'absence de mentor a pu avoir sur sa pratique. Concernant le premier point, on peut justement noter qu'il fait une distinction entre le moment où il déclare avoir commencé à graffer, soit il y a quatre ans, et le moment où il a commencé à peindre « properly » et à intégrer la scène graffiti, il y a deux ans donc. Des difficultés rencontrées entre ces deux périodes découlent à la fois cet enjeu de datation et une fierté personnelle. Avoir commencé sans mentor représente effectivement une forme de fierté, tout autant que cela a impacté négativement sa progression : « Actually I started the wrong foot, I first noticed the big murals not the core of graff which is the tag and so on, but then got slapped in the face like « nah man you're doing it wrong... » until I got on the right track and started evolving baby steps. »

Le problème de la délimitation sociologique des étapes de la carrière réapparait : la difficulté tient à concilier des séquences communes à tous et définies par un ensemble de facteurs particuliers, sans occulter les représentations des acteurs et la définition de leurs propres étapes. En définitive, nous ne devons pas nous-mêmes imposer une grille analytique fermée et tenter d'y faire entrer tous les graffeurs, à l'image d'un tiroir dans lequel on rangerait avec force un objet trop gros ou non adapté à celui-ci. Il est nécessaire de conserver une analyse souple de la notion de carrière, permettant de rendre compte de la complexité du réel, plutôt que de tenter d'adapter ce réel à des conceptions rigides et finalement inadéquates. Quoi qu'il en soit, si l'étape de l'engagement pour ces acteurs semble plus floue et distillée dans le temps, le facteur collectif retrouve de l'importance dans le maintien et l'apprentissage de la carrière. La relation décisive entre Wyte, Abe et SMOK dans leur engagement, tout comme la relation fraternelle d'Ashekman permet d'inscrire l'activité dans un processus collectif pratiquement dès l'origine. Qu'en est-il des graffeurs tels qu'Exist, ou Spaz, dont les débuts semblent individuels ? Même sans mentor « attitré », la dynamique de groupe a joué ; Exist reconnaît que son intégration à la scène s'est faite lorsqu'il a pu rejoindre les crew RBK, ACK et, plus récemment, REK. Quant à Spaz, s'il considère avoir débuté sans jamais savoir « that graffiti was the name of it », sa rencontre avec Sup-C puis Exist, lui a permis de commencer à peindre sur des murs, de découvrir ce qu'était un perso et que c'était « son truc » (« I was introduced to characters and I found that it is my thing »). Pour eux, la colocation a très largement contribué à développer leur activité, à aller peindre à un rythme hebdomadaire et à dessiner quotidiennement.

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C. Arriver à Beyrouth : multiplication des réseaux et insertion dans la scène artistique underground

Nous avons mentionné à plusieurs reprises le rôle que pouvait jouer la capitale dans l'éducation, en particulier culturelle, des graffeurs. Il s'agit ici de lier ces considérations à la pratique, en somme comprendre ce que la concentration géographique fait à la scène graffiti. Il ne s'agit pas que d'une concentration géographique, mais aussi de l'influence que peuvent avoir les autres scènes artistiques beyrouthine, en particulier le hip-hop. Enfin, l'édification de Beyrouth comme capitale cosmopolite affecte-t-elle le graffiti ?

1. Habiter à Beyrouth facilite-t-il l'engagement dans la carrière ?

Pour Spaz, Exist, Sup-C, Kabrit ou encore le Bros crew, l'arrivée dans la capitale et les nouvelles connaissances traduisent un moment clé dans la carrière. En réalité, il ne s'agit pas d'un facteur isolé mais plutôt d'une variable parmi celles déjà proposées. En amont de cet engagement, les visites sur Beyrouth, le weekend notamment, constituent déjà une sensibilisation au graffiti. Les entretiens d'Exist ou de Kabrit sont éloquents à ce sujet, Beyrouth est perçue comme le lieu où il devient plus facile de faire du graffiti. Plus encore, la ville est le lieu du graffiti, et comme l'espace d'exposition à une telle pratique artistique :

J'ai commencé à m'exposer un peu à la scène à Beyrouth, mais alors je t'avais raconté j'étais, j'habitais toujours les montagnes et descendais à peine à la ville, une fois par semaine... deux fois... toutes les deux semaines... ou trois fois tous les trois mois (rires). Et du coup je descends, et y avait la scène qui commençait un peu à s'exposer un peu partout dans la ville.

Cette concentration réduit l'accès aux oeuvres d'autres graffeurs, mais aussi au matériel. Plus simplement, habiter à Beyrouth facilite la mobilisation des ressources, humaines et matérielles, indispensables à la production d'une oeuvre d'art61. Enfin, de manière très prosaïque certes, habiter Beyrouth même constitue un gain de temps précieux : en comparaison d'étudiants qui font quotidiennement le trajet depuis leur ville d'origine, et au vu de conditions de circulation extrêmement instables, ceux qui habitent Beyrouth dégagent un temps précieux qui leur permet d'envisager une activité annexe. C'est, à l'inverse, une des raisons qui peut expliquer la difficulté pour ces acteurs de s'engager sérieusement dans la pratique lorsqu'ils habitent encore dans le « village ».

61 BECKER, Howard, op. cit., p. 91.

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Cette concentration permet d'instaurer une véritable dynamique au coeur de l'activité artistique : les nouveaux graffeurs, accompagnés des « anciens », surtout durant la période 2007 - 2009, se retrouvaient alors dans des endroits particuliers de la ville. Cela est toujours le cas aujourd'hui, toutefois à cette époque les graffitis restaient encore assez peu présents sur les murs, et la concentration des graffeurs dans ces quartiers, voire sur quelques murs seulement, aurait contribué à dynamiser et densifier la pratique et le nombre d'oeuvres. En somme, cela aurait provoqué un véritable essor de la pratique du graffiti à Beyrouth. Les propos de Lachmann diffèrent peu dans son analyse de certains quartiers de New York, et de certaines stations de métro, bientôt connues sous l'appellation de writers' corners.

Plusieurs stations ont une fonction de carrefour dans le système ferroviaire urbain de New York. Les pratiquants peuvent donc s'installer quelques heures dans ces stations où passent bon nombre de lignes différentes et regarder défiler sous leurs yeux une portion conséquente des graffitis circulant sur les métros de la ville. Lancés en 1972, de tels writers' corners constituent des forums pour les graffeurs de différents quartiers qui permettent de tisser des liens et de former une communauté de pratiquants sérieux à l'échelle de New York62.

À Beyrouth il n'est certes pas question de rames de métro puisque ni le métro ni le train n'existent, cependant la comparaison avec la situation new-yorkaise reste pertinente sur certains aspects. La configuration particulière de la ville63 permet, comme à New York, de se réunir pour un laps de temps assez long dans des endroits précis, alors constitués comme des forums. De plus, ces lieux peuvent changer assez régulièrement sans que cela n'entrave la constitution d'une communauté de pratiquants ; ces changements sont généralement notifiés les uns aux autres, par le biais d'interconnaissances ou par la découverte de nouveaux graffitis à tel ou tel endroit de la ville. Nous nous attardons ici sur le graffiti puisque, étant plus long à réaliser qu'un tag ou un flop, il demande un certain temps et rend ses auteurs plus immobiles, alors que le tag s'effectue en quelques secondes et peut être reproduit à grande échelle dans l'ensemble de la ville. Ainsi, l'axe autoroutier de la Quarantaine, puis le rond-point Dora, ou encore Tabaris64, l'axe majeur reliant l'ouest musulman à l'est chrétien, ont tour à tour fait office de lieux de rencontres et d'expérimentations privilégiés :

Quand je descendais à Beyrouth on cherchait vers Karantina [ndlr la Quarantaine] c'était plutôt vers Karantina, c'était là-bas où ça a commencé vraiment avec différents styles, différents crews, différents artistes, c'était à Karantina... un melting-pot, oui genre c'était vraiment là-bas où tu avais tout le monde au

62 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 73.

63 Nous reviendrons reviendrons plus tard sur cette configuration, puisqu'elle participe pleinement à la définition de Beyrouth comme scène artistique locale.

64 Voir Annexe IV « Plan de Beyrouth ».

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moins, pendant les six premiers mois (rires), de la naissance du tag libanais. Donc, euh, first day steps at Karantina where it smells like... (rires), and yeah c'était fou.

2. Influence de la scène hip-hop

L'arrivée dans la capitale facilite aussi symboliquement l'engagement : historiquement, les scènes graffiti se sont développées au sein d'un ensemble plus large, le hip-hop, d'abord conçu aux États-Unis et en Europe comme une contre-culture, avant d'être requalifié plus récemment de sous-culture. Contrairement à Lachmann qui analyse les tagueurs new-yorkais au travers de la figure du déviant et du concept de sous-culture, il est ici préférable de reprendre le terme de Carole Corm, lorsqu'elle parle d'avant-garde musicale65. Comment effectivement, et probablement de manière rhétorique, affirmer une contre-culture quand aucune culture officielle n'est définie ou, qu'à l'inverse, cette scène hip-hop n'a pas été labellisée comme « contre » ou « sous » culture ? Dans tous les cas, l'émergence de cette scène musicale et, plus largement, artistique, à partir des années 1990 se révèle indispensable au développement du graffiti : à la fois par l'influence qu'elle produit sur les graffeurs, et par les pratiques artistiques conjointes des graffeurs et musiciens. Les groupes de rap libanais qui émergent durant les années 1990 et, surtout, à partir des années 2000 proviennent, comme les graffeurs, de milieux plutôt aisés, à la différence qu'ils sont rapidement rejoints par des Palestiniens, puis des Syriens. L'essor de la scène musicale hip-hop comprend des courants divers comme le rap, le slam, le RnB et le beatbox. Les représentations musicales permettent d'attirer les jeunes dans des endroits très particuliers, généralement une rue ou deux, baptisées « capitales de la fête » pour quelques années, avant que les pubs et restaurants ne se déplacent ailleurs ; cela amène à une « forme de nomadisme festif nocturne, où les différents publics sont toujours susceptibles de se croiser. »66. Dans les années 2000, le quartier de référence était Hamra : toute l'activité hip-hop se concentrait dans une sorte d'ébullition musicale permanente, au sein du quartier festif de Beyrouth. Nicolas Dot-Pouillard raconte comment le bar-concert Ta Marbouta, fondé en 2006, se voulait à l'avant-garde et se faisait l'hôte des « concerts de groupes de rap palestiniens venus des camps de réfugiés », à l'image de « Kabiteh Khamse - Bataillon 5 - originaire du camp de réfugiés de Burj al-Barajné »67. D'ailleurs, bien que les graffeurs reconnaissent l'influence du hip-hop américain et français, les artistes ayant profondément participé à leur définition de soi proviennent des pays limitrophes et se sont produits à Beyrouth à un âge où ils étaient capables de s'y identifier ou d'assister directement aux représentations : Aksser, Katibeh Khamseh, Rayess Beck, El-Rass, Dizaster en font partie. Plus récemment,

65 CORM, Carole, « Une véritable avant-garde musicale », La pensée de midi, 2007/1 (n° 20), p. 102-114.

66 DOT-POUILLARD, Nicolas, « Boire à Hamra. Une jeunesse nostalgique à Beyrouth ? », p. 126 in BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013, 368 p.

67 Ibid., p. 130.

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Chyno, Ramallah Underground (bien qu'ils habitent toujours en territoires palestiniens), Edd Abbas, Mad Prophet ont acquis leurs lettres de noblesse face à d'autres, plus jeunes et dont on attend qu'ils « fassent leur preuves ». Ils se produisent désormais à Mar Mikhaïl, nouvel endroit branché des nuits beyrouthines, dans des pubs tels que Radio Beirut. Les jeunes, déjà engagés dans le graffiti ou non, peuvent se regrouper dans des endroits tels que celui-ci et y rencontrer les plus âgés, ce qui concoure à la création de nouvelles sociabilités, dans et en dehors du graffiti. Cette émulation est renforcée par le fait que ce courant musical s'envisage comme un mode de vie (Spaz, Exist) avec, en son centre, l'esprit hip-hop. Carole Corm exprime justement comment le hip-hop constitue un puissant facteur d'identification :

Si l'on cherche une appartenance nationale, c'est dans le rap ou le hip-hop que l'on trouve le plus de libanité. Chantant en arabe, les rappeurs crient le malaise d'une jeunesse et d'une société qui n'en peut plus d'un destin si incertain, parfois sur un ton agressif, parfois sur le mode de la dérision. (...) Les chansons racontent les pots-de-vin, la superficialité de la société, l'ignorance des marchands de disques quant aux groupes de rap... Le rap devient un mouvement qui grandit au fil des années. L'affaiblissement économique, la progressive disparition de la classe moyenne et les forces politiques internes que le gouvernement ne contrôle que par Finul interposée, vient grossir le cahier de doléances des rappeurs68.

Le rappeur Edd Abbas, Radio Beirut, photo
personnelle

(c) Secret Walls x Beirut

L'influence de la scène hip-hop, antérieure à la pratique du graffiti, est réaffirmée lorsque graffeurs et musiciens travaillent conjointement et se développent l'un l'autre. Tout d'abord, certains rappeurs ou musiciens de hip-hop ont pu apporter avec eux des états d'esprit, mais surtout69 des techniques artistiques de graffiti observées ou expérimentées, des influences et des styles, français ou allemand par exemple. Ensuite, le nombre d'événements conjoints a fortement augmenté depuis 2013/2014, en particulier avec l'importation à Beyrouth, par Chad the Mad, du concept Secret Walls. Il s'agit de battles de dessin en live entre deux artistes, qu'ils soient graffeurs ou non, reconnus ou non. Seul le noir est accepté, les travaux

68 CORM, Carole, op. cit., p. 108.

69 En particulier pour les musiciens les plus connus et qui ont eu l'occasion d'avoir (comme les graffeurs) une socialisation ou une expérience à l'international.

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préparatoires et références interdits, et le temps est limité à 90 minutes pour peindre une toile de 1,80 x

1,80 m.

D'une part, cela offre une visibilité aux graffeurs vis-à-vis d'artistes et publics issus d'autres milieux et, d'autre part, plusieurs rappeurs sont invités à animer musicalement la compétition. HeadBusta70, fondateur de Bandit Bay et du collectif sha3be, participe également de ce syncrétisme artistique, en organisant divers événements de hip-hop. Ceux-ci se déroulent généralement dans les mêmes lieux, Radio Beirut ou le bar-boîte Yukunkun, instituant une certaine régularité. Les artistes présents sont également souvent les mêmes, et bénéficient d'un public régulier. Le dernier événement de ce type auquel nous avons assisté se déroulait en juillet 2015, et rendait flagrante la collaboration entre musiciens et graffeurs : les uns incitaient le public à acheter les toiles des autres, lesquels peignaient affiches et dédicaces en l'honneur de leurs collègues et/ou amis. Les jumeaux Ashekman synthétisent cette relation quasiment directe entre le graffiti et l'univers plus large du hip-hop, puisqu'ils sont à la fois rappeurs et graffeurs. Leur discours et la justification de leur art ne change pas selon qu'ils endossent la casquette de graffeur ou celle de rappeurs : « le rap libanais s'adresse à la jeunesse « qui veut parler des problèmes politiques sociaux » »71, ce qu'ils avaient déjà décrit à propos du graffiti dans certaines de leurs interviews.

3. Une capitale cosmopolite, entre cultures moyen-orientales et européennes

La prépondérance de la scène hip-hop dans l'univers des graffeurs n'exclue pas d'autres influences, qui englobent ces différents acteurs dans un univers artistique plus large et cosmopolite. Les capitales auraient une forte tendance à accueillir des étrangers et seraient le lieu d'échanges internationaux privilégiés. Mais il faut préciser à nouveau la place particulière qu'occupe Beyrouth au sein du Maghreb - Mashrek : contrairement à d'autres capitales dans des pays plus instables, à l'instar de Bagdad ou du Caire, elle apparaît comme un lieu d'expression artistique extrêmement libre et diversifié. Cette liberté d'expression permet par exemple de bénéficier des influences et productions occidentales. Pour Wyte, la libre diffusion des cartoons Français et Américains a constitué un socle d'inspiration conséquent dans sa pratique du dessin, puis du graffiti, en particulier Bugs Bunny, Tom & Jerry, puis Dragon Ball Z. Les bandes dessinées importées sont aussi un puits de références pour nombre de graffeurs, qu'il s'agisse des comics américains de Marvel et DC Comics (en particulier Transmetropolitan), ou des illustrateurs comme Moebius. Les arts classiques ne sont pas à négliger, un graffeur comme Zed puisant la majorité de ses thèmes chez les

70 Nous remarquons d'ailleurs que le « blase » est loin d'être une pratique propre aux auteurs de graffiti et concerne la scène hip-hop de manière beaucoup plus étendue.

71 Ibid., p. 109.

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peintres français et italiens - inspiration remarquable à son style, plus tourné vers la fresque et les compositions picturales propres aux tableaux classiques. Cette liberté passe également par une absence de censure sur internet, instrument privilégié des jeunes graffeurs pour s'inspirer de différents courants et comprendre comment un graffiti se réalise ; Internet agit comme un puissant complément à l'apprentissage de terrain, ce que relate Anahi Alviso-Marino en retraçant le parcours d'un jeune street artiste yéménite : « il découvre - en s'informant principalement sur internet - les techniques du graffiti, du pochoir (stencil), du collage de photographies et de la peinture murale »72.

De plus, Beyrouth catalyse et réinterprète cultures moyen-orientales et européennes. Dans les lieux de rencontre précédemment cités, étudiants bilingues, Français, Allemands, Américains expatriés au Liban côtoient quotidiennement les nationaux. Cet aspect cosmopolite présente aussi l'avantage de réunir diverses classes d'âge, et il n'est pas rare de voir, à Radio Beirut, les graffeurs et leurs parents se réunir et échanger à l'occasion d'un concert de hip-hop, de jazz, ou de rock... Arabes. En effet, si l'on s'intéresse de plus près à la scène artistique libanaise, on remarque avec quelle régularité des champs artistiques originellement américain ou européen ont été réadaptés à la culture libanaise, recréant des scènes locales à part entière. Lorsque nous parlons de cette scène artistique, nous la distinguons de la « musique commerciale, destinées à faire rêver des peuples réprimés à tous les points de vue », dont l'illustration la plus manifeste seraient les chanteuses libanais Haïfa Wehbé ou Nancy Ajram73. Il est nécessaire de reconnaître, avec Carole Corm, que ces milieux artistiques ne sont encore accessibles qu'à une certaine élite culturelle et avertie, dont les graffeurs font partie. Influences et publics nationaux et internationaux se retrouvent et échangent dans les mêmes lieux, apprécient le même type d'artistes. Ces derniers y trouvent d'ailleurs l'opportunité, autant qu'ils en sont le produit, de réaliser des oeuvres originales ; nous pensons par exemple à Zeid Hamdan, Naâman (chanteur de reggae libanais) ou le groupe de rock Mashrou' Leila, qui remplit désormais des salles comme l'Alhambra à Paris ou le Royal Albert Hall de Londres. Le groupe Acid Arab, dans son oeuvre et sa composition, représente ce métissage culturel par excellence : formé de deux Français et d'un percussionniste jordanien, ils déclarent sans ambages leur attachement au Liban et rappellent la qualité du public libanais. Leur style de musique est électro et influencé par la scène française, mais leur marque de fabrique consiste à agrémenter leurs sets de musiques orientales traditionnelles. Ils décrivent eux-mêmes leur production comme « an oriental acid music which combines the coldness of techno and the emotional and dramatic power of the East ». Finalement, l'étroitesse de cette scène artistique, pourtant en pleine expansion, constitue un point de rencontre et un lieu de

72 ALVISO-MARINO, Anahi, « Les murs prennent la parole. Street art révolutionnaire au Yémen », p. 321, in BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), op. cit..

73 CORM, Carole, op. cit., p. 103.

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discussion privilégiés entre graffeurs et artistes, menant à des collaborations et inspirations extrêmement diverses.

L'engagement dans la carrière opère plus de façon incrémentale : il n'existe pas de volonté a priori de faire du graffiti, et la carrière se construit peu à peu. De même, la carrière graffiti ne relève pas d'une extrême rationalité, les choix opérés par les graffeurs sont autant conscients qu'inconscients, déduits de leur situation particulière et du contexte dans lequel ils évoluent.

Les trajectoires universitaires des graffeurs sont extrêmement semblables, tournées vers les arts et le graphisme. Néanmoins, elles agissent comme un facteur de maintien et de renforcement dans la carrière plus qu'elles n'expliquent l'engagement d'un individu. Quant aux trajectoires professionnelles, elles restent lâches et en formation, mais elles restent peu tournées vers une carrière d'artiste graffeur à temps plein.

La scène graffiti beyrouthine s'insère et se développe dans et grâce à une scène artistique et intellectuelle plus large. En particulier, l'influence de la scène hip-hop, très active à Beyrouth, agit comme une référence culturelle et une opportunité de développement. Le reste de la scène culturelle à Beyrouth rassemble cette « élite » intellectuelle beyrouthine, et contribue au développement du capital social des graffeurs.

Les pairs sont essentiels à l'engagement et au maintien de l'individu. La rencontre avec le mentor marque, hormis quelques exceptions, le point d'entrée dans la carrière d'un graffeur.

À retenir

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III. UNE PRATIQUE ALTERNATIVE COMME INSTRUMENT D'INTÉGRATION SOCIALE ?

Les graffeurs proviennent de milieux sociaux particuliers, qui peuvent faciliter l'engagement, au terme d'une analyse a posteriori, plus qu'ils n'en sont l'unique cause. Pourtant, cette analyse vient contredire les premiers travaux sur le graffiti, perçu comme vandalisme ou, par suite, comme sous-culture représentant des groupes socialement, économiquement ou politiquement dominés. L'origine moyenne - haute des graffeurs nécessite de se questionner sur le rôle que peut avoir le graffiti sur leur positionnement social : est-ce, comme dans le cas new-yorkais des années 1980, l'apanage de catégories, toutes aussi élevées qu'elles soient, marginalisées dans le champ social libanais ? Le graffiti a-t-il un effet sur le positionnement social de ses acteurs ? Serait-ce, dès lors, un instrument d'intégration sociale ? Ou, encore, les graffeurs ne peuvent-ils s'engager dans cette voie que parce qu'ils sont déjà intégrés - en somme, le graffiti ne se comprendrait-il que comme la confirmation de positions sociales héritées ?

A. Le graffiti : une pratique sociale et culturelle comme moyen d'intégrer la société ?

L'exploration de chacune des hypothèses émises débute par celle où le graffiti fonctionnerait comme un instrument d'intégration sociale. Comment ? Jusqu'à quel point ? Si ces questions sont difficilement dissociables de notre seconde hypothèse et nécessitent, sans cesse, d'être nuancées, deux grandes réponses peuvent néanmoins y être apportées. D'abord, le graffiti pourrait se comprendre comme une domestication de soi, en particulier sociale, en dehors des modifications de soi qui seraient uniquement liées à la dimension artistique de cette activité. Ensuite, parce que ce qui apparaît comme une pratique « transgressive et distinctive » - et souvent dénommée, abusivement peut-être, comme une sous-culture - pourrait tout aussi bien être « intégrative et connective ».

1. Le graffiti comme domestication de soi

Muriel Darmon a montré, à propos des anorexiques, la manière dont l'engagement et le maintien dans une carrière amenaient à une modification des dispositions héritées parfois extrême, ou permettait

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l'acquisition de nouvelles dispositions74. Plus que physique, cette modification de soi serait avant tout sociale et peut donc se comprendre comme une domestication sociale de soi, qui s'apprend tout au long de la carrière du graffeur. Cette domestication de soi aurait partie liée avec le processus de reconnaissance, ou l'augmentation de la notoriété des graffeurs, qui supposeraient que plus l'acteur en question est « connu » ou « reconnu », plus il seraient attendu de lui des comportements en accord avec le champ social dans lequel il vise à s'insérer. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une relation à sens unique, où le champ social modifierait de manière univoque le comportement du graffeur ; celui-ci, par adaptation, fait accepter de nouvelles productions aux acteurs qui composent ce champ. Ce processus est particulièrement visible dans le cadre des commandes ou des financements accordés aux graffeurs, tout comme dans le processus de présentation de soi face aux acteurs médiatiques. D'ailleurs, c'est justement face à ces derniers que cette domestication apparaît le plus clairement : l'uniformisation des discours des graffeurs, notamment via l'utilisation d'un lexique particulier et différent de celui généralement employé dans le graffiti, permettrait alors de faire accepter son activité et reconnaître sa place d'artiste. Cela va certes de pair avec le processus de reconnaissance, mais s'en distingue également puisque cette domestication se fait uniquement en direction des agents que les graffeurs perçoivent comme socialement dominants, alors que le processus de reconnaissance se fait également (et d'autant plus) en direction des pairs et initiés. Le discours de Phat2 éclaire sur la manière dont la domestication (qui peut aussi se comprendre comme un « lissage » du discours et des attitudes incorporées) crée une forme de dualité dans le personnage du graffeur en fonction des récepteurs auxquels il s'adresse. Phat2 a, effectivement, construit un personnage de graffeur vandale, le défendant corps et âme lors des entrevues entre pairs, ce qu'il réitère de manière plus pacifiée sur Facebook, réseau social où sa personnalité est plus réfléchie et construite en fonction des récepteurs. Ainsi, sur ce type de média, tout en défendant une position vandale75, il use de termes moins violents que ce que nous avons pu recueillir (et que nous ne relaterons pas ici) : « When a writer forgets to do any actual research before or after writing an article - enjoy this latest mockery from OLJ [ndlr Orient Le Jour] ». Lorsqu'il s'adresse directement à des médias, les propos sont encore davantage réfléchis et lissés, à l'image de la longue interview qu'il donnait fin mars 2016 pour Bombing Science. Si ce graffeur en particulier modère et modifie son langage en fonction du nombre ou du type de récepteurs potentiels, cette modération ne l'empêche pas de faire accepter à ces derniers ce mode vandale, à l'inverse même de ce qu'il serait dans l'intimité selon ses pairs... « Phat2 for example, Phat2, he's very aggressive, he's very territorial and he's very, you know, «the king of the streets» and «the streets are ours» you know, whereas if you meet him he's just like euh, he try to be like, but very gentle sir ».

74 DARMON, Muriel, Devenir anorexique... op. cit.

75 Cette position de « vandale » est ambivalente par ailleurs puisqu'il ne refuse pas la visibilité, à l'encontre de ce que serait la figure mythique du vandale

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À l'inverse, le refus de conformation à ces « sphères sociales », où se trouvent généralement mécènes, clients, agents de la reconnaissance d'un artiste, peut avoir un coût sur l'intégration effective d'un graffeur, artistiquement mais aussi et surtout socialement. Le refus de commandes ou de répondre exactement aux attentes du client peut avoir pour effet de fermer des portes à un graffeur. Kabrit expliquait que son refus de réaliser exactement ce qu'un client lui avait demandé l'avait empêché, par suite, d'agrandir son cercle social et professionnel :

- Kabrit : y a des fois ça passe pas, c'est tout.

- Et c'est déjà « pas passé » ?

- Kabrit : ouais, plusieurs fois. Je me suis fait engueuler plusieurs fois (rires), y a même des gens qui ont

refusé de me payer, ou payé la moitié. Ils m'ont dit « ok c'est pas la même chose, on te paie la moitié », ce qui est chiant parce que... C'était plutôt des gens très riches qui vont plus m'exposer à plusieurs contacts...

Ainsi, le refus de conformation montre comment son inverse peut, ou aurait pu dans le cas présent, agir comme un facteur d'intégration et d'élargissement des contacts, permettant au graffeur de s'insérer dans un univers social particulier, celui des « gens très riches ». En définitive, cette « relation directe entre ce que les mécènes [etc.] recherchent ou peuvent comprendre et ce que les artistes réalisent » permettrait à chacun « d'affirmer leur rang dans un tel monde »76, artistique mais aussi social, dès lors que cette pratique artistique est commercialisée et demandée dans un champ social particulier.

2. Des pratiques transgressives et distinctives perçues comme intégratives et connectives

Ces modifications du comportement s'insèrent dans une réflexion plus large sur la dialectique entre une pratique théorisée comme subversive et son effet intégrateur. La réflexion de Lachmann sur la notion de contre-culture appliquée au graffiti nécessite d'être repensée dans le cas présent, puisqu'il l'accole directement au concept de déviance développé par Becker. Or, ici, comment peut-on comprendre le graffiti ? Il apparaît que cette activité ne peut être envisagée comme une pratique transgressive (au sens où elle romprait avec un interdit légal) puisque son statut n'est pas défini au Liban. Subversion et transgression se perçoivent alors dans l'aspect inédit, nouveau du graffiti, en rupture avec les formes artistiques antérieurement répandues au Liban. Logiquement77, ce type de pratique ne devrait pas être accepté en dehors d'un cercle « remarquablement fermé aux non-initiés »78, et par voie de conséquence

76 BECKER, Howard, op. cit., p. 122.

77 Au regard des études sur les pratiques contre ou sous-culturelle. Voir à ce sujet « Contre-Culture n° 1 », Volume !, 2012/1 (9 :1), 256 p.

78 Ibidem.

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faire reconnaître le graffeur comme déviant plus que comme acteur social intégré. Comment se fait-il que, dans les faits, le phénomène inverse puisse se produire ? D'autres pratiques ont pu remplir la même fonction, selon des modalités similaires : c'est le cas des jeunes musiciens de l'association SOS Bab-el-Oued en Algérie, décrypté par Layla Baamara79. Elle explique que ces jeunes musiciens bénéficient d'un réel soutien grâce à leur engagement associatif, dans un contexte plus restrictif qu'au Liban. Plusieurs facteurs rendent cette opportunité possible, à commencer par le fait que SOS Bab-el-Oued représente l'une des rares associations tournée vers le domaine de la culture, ce qui lui « confère une certaine singularité ». Face aux difficultés rencontrées par les jeunes Algériens, elle permet de canaliser leurs peurs, revendications, ou au moins les mettre en forme et les éloigner, par exemple, des mouvements islamistes. L'association se conçoit, de plus, comme un réservoir de talents dont la visibilité est amplifiée par l'organisation associative, ce qui, à terme, peut faire de SOS Bab-el-Oued un « tremplin professionnel »80. Son rôle socialisateur s'avère extrêmement important pour ces jeunes. L'expérience algérienne appelle pourtant à plusieurs distinctions d'avec le cas libanais : les graffeurs restent, dans leurs rapports avec le monde social, fortement individualisés et ne sont pas issus des milieux populaires que Baamara relate à propos du cas algérien. Quelle peut alors être la pertinence de la comparaison ? Cela est à voir dans les similarités et l'interprétation des différences que l'on peut faire entre ces deux cas de figure.

Ces différences sont d'ailleurs peu significatives, une position sociale plus élevée à l'origine chez les graffeurs libanais n'empêche pas que leur activité puisse avoir le même type d'effet que pour les jeunes algériens. De plus, l'absence de rapport à une association peut se compenser par l'étroitesse de la scène graffiti actuelle et sa forte cohésion : ainsi, ce n'est pas tant le réseau associatif que les solidarités - affectives en particulier - qui remplissent ce rôle socialisateur. De fait, l'aspect transgressif du graffiti rejoindrait la notion d'avant-garde artistique, plus que d'illégalité. Le graffiti peut se comprendre comme un instrument d'intégration sociale par la désignation de l'artiste. Il n'est pas conçu comme déviant mais comme artiste, professionnel ou amateur. D'où, d'ailleurs, l'impossibilité de penser ensemble cas libanais et expériences américaine ou européenne du point de vue des processus de labellisation de la déviance. Quoi qu'il en soit, le graffiti permet à ses acteurs de leur assigner un rôle, donc de trouver une place qui aurait pu être occupée par d'autres (décorateurs d'intérieurs, peintres, etc.). L'avantage de cette pratique sur ces « autres » est son caractère nouveau, nous l'avons dit ; l'avant-garde permet de définir ce qui est en vogue et devient attractif pour les mécènes, clients, journalistes, pour cette même raison. Le graffiti est d'autant plus attractif qu'il est peu cher et de bonne qualité ce qui, trivialement, permet à ceux qui font appel au talent des graffeurs, d'être responsables du développement artistique de cette scène, et d'être

79 BAAMARA, Layla, « A SOS Bab-el-Oued. Rappeurs et rockeurs entre intégration et transgression à Alger » in BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), op. cit.

80 Ibid., p. 236.

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rétribués par cet investissement, qui leur confère un rôle de « précurseur » à bas coût. Dans le cas libanais comme dans le cas algérien, « en reprenant les mots de Denis-Constant Martin, il semble finalement que les pratiques culturelles et sociales des jeunes rencontrés soient autant distinctives et transgressives que « connectives et intégratives car elles visent plus à l'acquisition d'une place dans la société qu'à démanteler cette dernière » »81. Le graffiti aurait alors une fonction inclusive, permettant une reconnaissance artistique et professionnelle, et par là-même sociale.

B. Une place dans la société qui serait déjà « acquise » et confirmée

par le graffiti ?

Nous pouvons considérer, à raison, que le graffiti a une fonction d'intégration sociale pour ses agents. Pour autant, cela ne rentre-t-il pas en contradiction avec ce que nous avons développé tout au long de ce chapitre, à savoir que les graffeurs proviendraient de milieux socialement intégrés ou, du moins, peu marginalisés ? Ce que Baamara considère comme un instrument d'intégration sociale à propos des jeunes algériens ne peut-il pas se comprendre plutôt comme une confirmation de dispositions sociales déjà acquises ? Enfin, faut-il réellement trancher en faveur de l'un ou l'autre, plutôt que de les considérer de manière complémentaire ? Il sera question d'analyser cette apparente contradiction, à la fois en réinterrogeant l'origine socioculturelle des acteurs et en la faisant dialoguer avec la création de conventions sociales par ces derniers, conventions qui apparaissent comme une tentative de conciliation entre l'idéaltype du graffeur et sa réalité sociale.

1. Une origine socioculturelle pleinement intégrée à la société libanaise

Sans revenir en détail sur l'origine socioculturelle des graffeurs, notons qu'elle empêche de facto de leur appliquer le qualificatif de déviant ou d'outsider du monde social dans lequel ils s'insèrent par la pratique. Même d'un point de vue artistique, la notion de « contre » ou « sous » culture est problématique au Liban : si les acteurs, les artistes beyrouthins, les sociologues ayant traité de ces derniers, les journaux reconnaissent de manière consensuelle l'existence d'une scène underground, celle-ci se perçoit très clairement, dans la rue même, comme une scène underground à « ciel ouvert ». Le graffiti apparaît plus comme une confirmation de dispositions sociales héritées que comme une véritable intégration à un univers qui serait inconnu aux graffeurs. Cela peut aussi se comprendre comme une ascension sociale,

81 Ibid., p. 238-239.

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quoique moins observée : le statut d'artiste est-il perçu comme un signe d'ascension sociale ou simplement une différenciation sociale par rapport aux postes occupés par les parents et proches ? Bien sûr, ce propos n'est ni exclusif ni généralisable, puisque certaines différences sociales persistent entre les graffeurs, quand bien même ils se positionneraient tous au sein de la classe moyenne - moyenne ou haute. En fait, si l'on doit combiner deux idées théoriquement antithétiques, ne pouvant considérer l'une ou l'autre comme « porteuse de vérité exclusive », une hypothèse émerge en priorité. Il est toutefois nécessaire de noter que ce « devoir » ne traduit pas tant une volonté de faire entrer dans des cases des idées qui ne le pourraient pas, mais qu'au contraire cela découle très directement des observations et entretiens réalisés. Cette hypothèse tient à ce que cette confirmation d'une place dans la société déjà acquise serait en même temps une intégration : le graffiti aurait pour fonction de transformer ces dispositions sociales acquises en position sociale effective, et néanmoins jamais définitive.

Cette hypothèse trouve une réalité dans ce que le graffiti est une activité peu accessible pour ceux ne bénéficiant pas des dispositions sociales que nous avons développées. L'entrée dans l'activité permet de développer un réseau social tel que nous l'avons démontré, mais ces réseaux sont aussi permis parce que les graffeurs proviennent de milieux ouvrant déjà la voie à ce type de sociabilité. Ainsi, même la relation avec un client est possible parce qu'une confiance, fondée sur une interrelation de connaissance et de reconnaissance, existe : « un réseau de relations, c'est un certain nombre de personnes qui vous connaissent suffisamment pour remettre entre vos mains le sort d'une partie de leur projet. L'élément primordial de ce réseau, c'est la confiance »82. L'acquisition d'une expérience artistique, ouvrant la voie à une reconnaissance artistique et sociale, ne s'active que grâce à des connaissances préalables qui placent leur confiance dans le talent du graffeur. Ces connaissances ne sont pas uniquement le fruit d'un réseau directement hérité des parents, les trajectoires peuvent être plus indirectes : il en va ainsi de Zed ou d'Ashekman par exemple qui n'ont pas réinvesti directement le réseau hérité du cercle de socialisation primaire, mais se sont servi de celui-ci pour acquérir une reconnaissance sociale autre et antérieure à celle de graffeur. Plus clairement, ces artistes seraient reconnus et intégrés socialement comme tels par leur activité annexe, la peinture pour Zed, le concept hip-hop pour les frères Ashekman. Cette intégration préalable leur permet, en sus, de faire valoir une reconnaissance dans le graffiti, artistique et sociale. Pour revenir sur la notion première de disposition sociale, rappelons que, d'accord avec Bourdieu et « de façon générale, ce sont les plus riches en capital économique, en capital culturel et en capital social qui sont les premiers à se porter vers les positions nouvelles (proposition qui se vérifie, semble-t-il, dans tous les champs, dans l'économie aussi bien que dans la science) »83. De fait, ces dispositions sociales décrites sous forme de

82 BECKER, Howard, op. cit., p. 106.

83 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1998 (1ère éd. 1992), 567 p., p. 431.

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capital chez Bourdieu influent l'orientation des acteurs vers le graffiti, qui fait office de « position nouvelle ». Or, pour reprendre notre démonstration, largement inspirée du travail de Layla Baamara, cette position nouvelle permet une intégration sociale. Celle-ci pourrait alors s'envisager comme une affirmation de ces dispositions sociales, qui se concrétisent en position sociale. Le détour par le graffiti permet de transformer ces dispositions sociales acquises en position sociale, qui n'est plus celle des parents bien qu'elle s'en rapproche (et c'est, dès lors, une des raisons qui tend à confondre deux dynamiques qui seraient différentes) mais bien celle du graffeur en tant qu'individu. De manière extrêmement schématique, ceci pourrait se résumer de cette manière :

Milieu social d'origine

Permet
l'acquisition
d'une position
sociale

Facilite
l'engagement
dans la
pratique

Dispositions
sociales
héritées

Ce type de confirmation sociale de dispositions héritées ne va pourtant pas sans poser de problèmes : comment, effectivement, concilier une origine sociale non populaire réaffirmée par une activité artistique dont l'imaginaire se construit pourtant en opposition avec cette même origine sociale ?

2. Rejet et création de conventions sociales plus qu'artistiques

Cette dichotomie entre imaginaire et réalité sociale du graffeur pousse dès lors certains d'entre eux à rejeter, dans les discours, cette dernière. Cela passe, en particulier, par la création de conventions sociales qui, plus qu'artistiques, visent à créer une distinction entre graffeurs qui n'existerait pas « objectivement ». Plus simplement, une partie des graffeurs tente de créer une ligne de démarcation, emprunte d'illusion biographique certes, entre eux, vrais graffeurs et d'autres, qui ne le seraient pas pour des raisons que nous allons explorer, distinction peu visible dans le champ social. Il ne faut pas omettre que la création de ces conventions sociales a partie liée avec des considérations commerciales et de reconnaissance artistique, même si ces dernières n'en sont pas un moteur central et servent plutôt d'argument justificatif aux distinctions opérées par les graffeurs eux-mêmes. La définition du bon graffeur est éminemment sociale : le paradoxe dans lequel se trouvent les graffeurs libanais est dû à ce qu'ils tentent de faire valoir une attitude et une culture street, tout en étant légitimés, reconnus et issus de milieux contre lesquels, dans d'autres scènes, le graffiti s'est historiquement opposé. La vindicte d'un graffeur grenoblois, Richbool84,

84 RICHBOOL et CHIVAIN, Graffiti et street art : du vandale au vendu ? Quand les aérosols décorent le capitalisme, 2010, brochure disponible sur Indymedia.

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contre ces milieux qui se légitiment par la commercialisation, illustre avec une extrême clarté le fossé creusé par les « vrais graffeurs », « vandales » contre les « faux », « vendus » :

« Les vandales, graffiti-addict inscrivent rarement leur pratique dans une approche politique globale et cohérente. Il demeure que « leur » graffiti a le mérite de faire vivre un esprit moins complaisant avec l'ordre établi (...) », ce qui ne peut être le cas que parce que le graffiti serait une « culture résolument populaire, expression d'un sous prolétariat urbain à qui l'existence sociale est niée et qui se réapproprie le langage de la ville en imposant effrontément sa présence aux classes dominantes ». Il ajoute, enfin, que « ces deux activités se mènent même parfois en parallèle : gentil peintre citoyen le jour, horrible tagueur vandale la nuit. Mouais. Toujours est-il que certains d'entre eux se sont transformés en fiers guerriers du capitalisme, se trimballant de boutique en mairie avec leurs feuilles de tarifs et leurs plaquettes de pub », guerriers qu'il qualifie aisément de « fossoyeurs de l'aérosol libre ».

Si ces dires semblent ambigus (voire contradictoires) au regard de l'essor du graffiti à Grenoble, il n'est pas de notre ressort de les qualifier et, de fait, d'entrer dans un débat subjectif et idéologique. Plutôt, ce type de discours reprend les caractéristique de l'idéaltype, voire de l'imaginaire, du tagueur : vandale plutôt que vendu, dissociation fondamentale entre graffiti populaire dirigé contre le « capitalisme », les « classes dominantes », les « marchands » et les « artistes citoyens ». Les graffeurs beyrouthins associent plus facilement ces deux facettes du graffiti, toutefois le malaise quant à la manière de se définir en graffeur authentique qui reçoit des commandes et est reconnu autrement que par ses pairs sans être non plus « commercial » s'avère persistant.

La distinction, très présente dans le terrain, tient à cette tentative de se définir comme « venant de la rue », chose que nous avons déjà mentionnée. Cette origine, principalement perçue et vécue comme telle par une partie des graffeurs, se constitue en convention sociale puisqu'elle permet de les comparer et de les distinguer des graffeurs qu'ils ne souhaitent pas reconnaître comme tels. Cette distinction et cette légitimation de soi sont présentes chez les membres des crews REK, RBK, Bros et ACK vis-à-vis des frères Ashekman. Ces derniers bénéficient d'une large reconnaissance au sein des journaux et des clients nationaux et, pourtant ne sont absolument pas reconnus par leurs pairs, voire sont critiqués. Cette critique ne porte pas tant sur le fait qu'ils « trichent » en utilisant des méthodes qui ne seraient pas « graff » que sur ce qu'ils représentent. En effet, les graffeurs interrogés et observés reprochaient à Ashekman leur prétention à se revendiquer « de la rue », chose improbable par ailleurs, alors qu'eux en viendraient vraiment, chose peu probable également. Comment cette distinction peut-elle avoir lieu ? Cela viendrait, principalement, de la différence qu'il y a entre ce qu'Ashekman présente dans leur stratégie de visibilité et la réalité de la pratique, puisqu'étant isolés du reste des graffeurs (certains ayant d'ailleurs souhaité peindre avec eux, ce qui s'est soldé par un rejet) et des habitants de Beyrouth. Cette distinction reposerait sur le « mensonge » d'Ashekman, sur leur inauthenticité, caractéristique rédhibitoire de l'attitude du

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graffeur. Cela se corrèle à des pratiques qui ne seraient pas du tout dans l'esprit du graffiti, et qui servent dès lors d'arguments et de preuves qu'il existe un fossé entre Ashekman et les autres. On peut relater ainsi les propos de Meuh à propos du tournage d'un documentaire sur le graffiti en mai 2015 et sur lequel il travaillait cette fois en qualité de journaliste. Ayant décidé, avec le réalisateur, de réunir l'ensemble des graffeurs beyrouthins, Ashekman y compris, il rapportait que le tournage a viré au « ridicule », et pouvait ainsi lui-même, en tant que graffeur, délégitimer Ashekman : « réservation » du mur sur lequel ils souhaitaient peindre, « peur » de se faire arrêter par les forces de police85, et, surtout, l'épisode où l'un des frères, face caméra, aurait déclamé un slogan « street » après avoir peiné à finir la pièce. Tous ces éléments deviennent autant de possibilités pour créer une frontière entre vrais graffeurs et les autres, frontière peu évidente a priori du fait d'une origine sociale similaire et d'une qualité artistique semblable, si tant est qu'on puisse se permettre ce type de qualification.

Le graffiti agit comme une domestication de soi sur ses acteurs. L'augmentation des contacts, clients, soit du réseau social d'un graffeur le force à s'adapter à ses récepteurs. Cela lui permet de s'intégrer et de faire valoir une réputation d'artiste à même de le replacer dans ce champ social.

Toutefois, les graffeurs proviennent de milieux sociaux non populaires. Le rôle inclusif du graffiti se perçoit dans la manière dont une pratique artistique permet aux acteurs de convertir des dispositions sociales héritées en position sociale effective, mais non figée.

L'intégration sociale permise par le graffiti ne se fait qu'au prix d'ajustements, et de création de conventions sociales plus qu'artistiques. Le rejet de ce qui est vendu au profit d'une figure de vandale traduit la difficulté à se considérer comme authentique dans un art tout en étant intégré à un milieu social plutôt élitaire.

En conséquence, une pratique initialement perçue comme « transgressive et distinctive » peut se révéler « intégrative et connective ».

À retenir

85 Non parce que la peur est ridicule, mais parce que cela traduisait, selon Meuh, une déconnection totale d'avec le pays dans lequel ils évoluent et où il n'y a pas à avoir peur de la police au Liban, le graffiti n'étant pas réprimé par la loi.

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CONCLUSION

Nous avons tenté de souligner les facteurs concourant à l'engagement d'individus a priori neutres dans la carrière de graffeur. Il s'agissait de dresser, de manière rétrospective, leurs « profils », tout en conservant une certaine souplesse analytique. L'apparente diversité de ceux-ci peut paradoxalement être appréhendée comme un dénominateur commun. Elle ouvre la voie à des socialisations primaires similaires, d'autant plus lorsqu'ils évoluent au Liban dans un contexte durablement instable. S'il s'agit de faits « politiques » objectifs, ils sont réappropriés par ces acteurs qui leurs donnent un sens et créent du liant entre ces individualités apparemment disparates. Une fois encore, il ne s'agit que de potentialités qui se retrouvent d'ailleurs chez nombre de jeunes beyrouthins rencontrés entre septembre 2014 et août 2015. Cet univers social mêle une culture internationale, une origine non populaire, et s'enrichit des réseaux de sociabilité construits lors de la socialisation secondaire. Ici, Beyrouth retrouve toute son importance, puisque c'est en son sein que les graffeurs rencontrent le reste d'une élite intellectuelle et artistique dynamique. Ces réseaux sont importants, puisqu'ils sont un facteur motivant d'autant plus la prise d'engagement, en particulier les mentors et les pairs. Mais l'ensemble de cette « élite » concoure à la définition des influences et des motivations du graffeur ; d'ailleurs les graffeurs adoptent une démarche active face à ce milieu qui représente une riche source d'inspirations et d'états d'esprit. Tous ces facteurs constituent des explications a posteriori de l'engagement dans la carrière ; plus exactement, ils permettent de centrer le « profil » du graffeur beyrouthin autour de quelques caractéristiques, variables dans une certaine mesure.

Le rapport du graffeur à son milieu social et la discussion entre sa pratique et ce milieu permettent de comprendre comment le graffiti peut agir comme un instrument d'intégration sociale. Pourtant, ils ne sont pas exclus ou considérés comme déviants à l'origine... En réalité, cette socialisation est extrêmement particulière au Liban et à ces milieux artistique et intellectuel. Ils se trouvent dans une sorte de contradiction, au sens où ils sont fortement éduqués, sécularisés, ont une vue de la vie à l'international, mais se voient refuser certains droits et souffrent de l'instabilité du pays. Non nouvelle, cette dichotomie apparaît dès les années 1975 et crée des « catégories frustrées »86 face aux échecs du système institutionnel, se plaçant eux dans une démarche plus progressiste. Il s'agit d'une population complexe à analyser, avec une culture et des références très particulières et en porte-à-faux avec les catégories les plus pauvres mais, surtout, avec les plus aisées et le système institutionnel. Dans un autre registre que celui du graffiti, le roman graphique de Zeina Abirached, Le piano oriental, permet de visualiser cet univers social particulier, tiraillé entre influences occidentales et orientales, ni tout à fait l'un ni tout à fait l'autre.

86 CORM Georges, Le Liban contemporain... op. cit.

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DEUXIÈME PARTIE. FAIRE DU GRAFFITI À BEYROUTH : LA

CONSTITUTION D'UN MONDE DE L'ART LOCAL ?

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I. L'APPRENTISSAGE DES TECHNIQUES ET CONVENTIONS DU

GRAFFITI

Richard Lachmann use largement de l'analyse des mondes de l'art beckerienne, ainsi que du concept de sous-culture, que nous ne reprendrons pas directement ni dans les mêmes proportions, pour la simple raison que la situation new-yorkaise (en particulier les rapports entre institutions et graffeurs), n'est pas transposable à la situation beyrouthine. Quoi qu'il en soit, les carrières décrites par Lachmann, puis par Frédéric Vagneron et Katrine Couvrette87 semblent relativement homogènes. Il s'agira de retracer analytiquement les différentes phases mettant en lumière les particularités de l'apprentissage du graffiti et des conventions supposées communes à cette pratique. La fonction de la signature, d'ordinaire conçue comme partie intégrante du passage à l'art, est remise en question dans le graffiti. Par suite, l'apprentissage comme activité collective ouvre la voie, selon des degrés divers, à une complexification des oeuvres et des styles propres à Beyrouth - du moins, il s'agit d'un cheminement que nous testerons pour analyser la pertinence du terme de monde de l'art local appliqué à Beyrouth.

A. Commencer par le commencement : le choix du blase

Optant pour une démarche qui tente de rendre compte des différentes phases de l'engagement dans la carrière de graffeur, il serait adéquat de revenir sur son commencement et, à vrai dire, sa caractéristique centrale, soit le choix du blase. Central et premier, parce que ce choix est antérieur à toute pratique, à tout apprentissage, lesquels reposent dans le graffiti sur ce blase. Il ne vient pas tant signer une oeuvre qu'il ne la constitue pleinement. C'est par le blase qu'un graffeur peut être repéré par ses pairs, et apprendre à leurs côtés. Cela ne doit pas, toutefois, prévenir toute réflexion sur les exceptions et les stratégies diverses de reconnaissance par le blase, et les raisons qui président à ces choix.

87 COUVRETTE, Katrine, Le graffiti à Montréal : pratique machiste et stratégies féminines, Mémoire pour l'obtention du grade de M.A en histoire de l'art, Université de Montréal, Département d'histoire de l'art et d'études cinématographiques, 2012.

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1. Le choix du nom, passant par le tag, est antérieur à l'apprentissage pratique du graffiti en cela que ce dernier repose en tant qu'art urbain sur la signature

Les travaux de Nathalie Heinich supposent que « la signature va de pair avec l'accession d'une activité au rang d'art, et d'un producteur au rang d'artiste ou d'auteur »88. Plusieurs remarques émergent, d'abord vis-à-vis de ce qu'elle appelle la signature autographique, signature qui est « obligatoirement manuscrite, portant donc la trace matérialisée du corps de l'artiste, dont elle émane directement »89. En tant que signature matérielle, elle s'inscrit sur une « oeuvre elle-même matérialisée en un objet unique, non reproductible (sauf à en perdre son authenticité) »90. Le blase, à l'inverse de la signature dans la peinture ou la sculpture, ne permet pas d'identifier directement l'auteur d'un tag ou d'un graffiti. Certes, les pseudonymes ont été largement utilisés par les artistes, mais ici il devient consubstantiel à la forme artistique considérée. Cela ne peut se comprendre sans deux facteurs propres au tag puis au graffiti. Le premier est historique et relève de la protection, dans le sens où les premières scènes graffiti ont émergé aux États-Unis et en Europe, où la dégradation de l'espace public entraîne des sanctions : signer de son vrai nom constituerait une invitation explicite à être arrêté et sanctionné par les forces de l'ordre. Le deuxième provient du fait que la signature, passant par le tag, est antérieure à toute autre forme de création artistique pouvant être considérée comme du street-art. La signature, appelée blase, devient l'oeuvre elle-même - et, de fait, la reproductibilité de celle-ci constitue autant d'oeuvres ou plus exactement de pré-oeuvres, plutôt qu'une perte d'authenticité. D'ailleurs, pour parler d'oeuvre, il est bien nécessaire de considérer le tag comme antérieur au graffiti ou à la pièce, et non comme une fin en soi. Richard Lachmann montre qu'à New-York, beaucoup de jeunes taguaient et bénéficiaient d'une réputation de king à un moment donné, mais ils ne pouvaient pas être considérés comme artiste pour autant : très peu d'entre eux ont abordé le graffiti et ils s'en sont tenus au tag, sur une période relativement courte (de deux - trois mois à un, voire deux ans), et la dimension territoriale revêtait un caractère central de la pratique. Outre l'analyse des oeuvres, le processus d'artification ne peut se comprendre sans les représentations, voire les intentions des acteurs concernés. L'intention de faire de l'art se perçoit dans les discours des acteurs ; la volonté d'Exist de faire de grandes pièces, de l'art, était et reste présente, toutefois il considère lui-même s'être « trompé » entre l'intention de faire de l'art directement et le processus d'apprentissage l'amenant à en faire. Il est alors retourné vers le tag, sorte de base essentielle si l'on veut pouvoir s'améliorer par la suite. Il en va de même de Krem2, adolescent d'une quinzaine d'années qui aurait commencé à graffer en 2012, bien qu'il revienne par la suite sur cette date d'entrée pour la déplacer en 2014, où il a commencé le tag

88 HEINICH, Nathalie, « La signature comme indicateur d'artification », Sociétés & Représentations, 2008/1 (n° 25), p. 97-106, p. 106.

89 Ibid., p. 98.

90 Ibidem.

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et, partant de là, à apprendre ce que serait le « bon graffiti » avec des « vraies lettres », alors qu'avant il était « dans le faux ».

Le blase est d'autant plus central qu'il pose la question d'une démarche artistique a priori. Choisir un blase et la manière dont s'opère ce choix créeraient une distinction de facto, antérieure à toute réalisation artistique visible entre l'individu et le graffeur. Nous nous attacherons ici particulièrement à la démarche artistique, bien que nous tenterons de la corréler par la suite à des résonances plus sociales de cette distinction, résonances formulées a posteriori. Richard Lachmann l'aborde très succinctement lorsqu'il déclare « qu'ils se créent une identité propre sous la forme d'un tag - signature stylisée ou logo propre à chaque auteur de graffiti »91, mais c'est bien Katrine Couvrette qui développe une riche réflexion sur ce dédoublement ou cette séparation de la personne opérés par le blase et le tag. Elle écrit ainsi :

La signature graffitique met en scène un individu qui passe outre la juridiction légale de son acte en s'affirmant par l'intermédiaire d'un pseudonyme. Par l'écriture d'un nom de plume, elle est conséquemment une signature fictive parce qu'elle réfère à une entité qui n'existe pas légalement. On se retrouve alors vis-à-vis de deux entités pour une seule et même personne. La première identité est réelle : elle s'authentifie par la signature classique d'un document juridique au moyen du nom propre figurant sur l'acte de baptême, et renvoie assurément à une entité qui existe légalement. La deuxième identité est fictive et illicite : sa signature n'authentifie absolument rien, indique un nom propre inventé cachant et transgressant sa véritable identité, et désigne du même coup un être qui n'existe pas légalement (...). Visiblement, ce nom de plus représente un enjeu symptomatique de la signature graffitique : toute la culture du graffiti est une culture de noms fictifs (...). La signature graffitique accentue les questions identitaires par une mise en lumière plus importante sur le moi illicite de l'artiste (...). Essentiellement, plus plutôt que de servir de signe de validation juridique permettant parallèlement de désigner une identité reconnue légalement, la signature graffitique correspond à l'affirmation absolue d'un moi s'exprimant en toute liberté.92

Premièrement, la notion de signature illicite, dans ses écrits, réfère autant au caractère non officiel du blase qu'au caractère illégal du tag au sein de l'espace public dans lequel il s'expose. Deuxièmement, le caractère sous-culturel ou illégal du graffiti ne trouve pas le même type de résonance à Beyrouth du fait d'une relative liberté des graffeurs vis-à-vis des institutions ; ainsi le blase relève d'une importation ou, du moins, d'une reprise de cette culture graffiti. Troisièmement, la création d'une figure fictive est une intuition ressentie par les graffeurs et réaffirme le positionnement central du tag dans l'activité. L'auto-désignation des graffeurs comme writers plutôt que painters ou street-artist par exemple témoigne de l'importance de l'écriture et, pour se désigner comme tel, il convient d'écrire son nom. La diversité des tags présentés

91 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 65.

92 COUVRETTE, Katrine, op. cit., p. 42-45.

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montre que le style et ce qu'il représente vont de pair, soit que signifiant et signifié sont deux éléments indissociables du tag permettant l'expression de ce moi quasi-romantique. Ce que le blase donne à voir, c'est l'identité cachée, interdite, refoulée du tagueur. Elle est d'ailleurs ambigüe, puisque ce que le blase donne à voir se comprend autant comme un alias artistique que comme une libération très personnelle de l'individu.

- Kabrit : dans mon cas Kabrit [ndlr « briquet » en libanais] c'était... c'est plutôt une image tu vois c'est

pour ça... C'est pas moi en tant que personne, plutôt en tant qu'alias, de la rue quoi.

- Comment tu vois Kabrit dans la rue ? Tu dirais qu'il est différent de Raoul ?

- Kabrit : Le truc ouais je pense c'est que, puisque tu sens que tu es, tu sens une présence anonyme tu

vois, dans le quartier tu es une personne qui est là quelque part, qui existe, mais que tu connais pas exactement. He's just like, he try to be like... But then again he's going back down to the streets to do what he feels you know. En conclusion c'est ça, tu sens que tu peux pas vraiment exprimer qu'à travers...

- Ton opinion, ou ta personnalité... ?

- Kabrit : c'est ça, tu peux pas vraiment l'exprimer en tant que toi-même. Tu peux pas, à travers, à moins

que tu sois vraiment un poète ou un bon écrivain, ou bien un philosophe... Alors que si t'es plutôt... incliné vers le visuel, tu le fais sortir à travers le visuel et quelque part, je pense ça, ça résume ta personnalité. Ca résume ce que ton âme peut dire (rires). Tu vois ton personnage c'est Kabrit, c'est supposé être un personnage qui est, je sais pas à la limite, un peu une personne qui est un héros quelque part. On en a tous un petit héros et ce petit super héros ne peut, ne peut pas vraiment sortir dans le public.

- Il doit rester secret, il doit rester ton alias ?

- Kabrit : ouais, il doit quelque part rester anonyme. Tu vois quand je sors je dis pas que je suis Kabrit

mais... somewhere this Kabrit is what you cannot... C'est la partie de toi qui est, qui n'arrive pas à sortir. Mais par contre, tu vois, en même temps là c'est complètement de la contradiction parce que si le gars [ndlr. Kabrit] est vraiment ce que moi je suis il aurait arrêté quand il a vu les petits insectes quand ils sont sortis du mur au lieu de, de repeindre. Au lieu de passer dessus avec de, de les tuer.

La désignation de soi, ou plus exactement de « Kabrit », à la troisième personne à un moment de l'entretien donne l'impression d'un dédoublement complet de l'individu, qui ne parle même plus de lui sous son nom de graffeur mais en parle comme d'une personnalité indépendante et différente. Pourtant, elle reste toujours accolée à sa « première » identité, officielle. Le choix du blase, chez Kabrit comme chez d'autres, renvoie à une dimension symbolique permettant d'identifier très rapidement un univers construit qui leur

appartiendrait en propre, plus que le prénom qui ne renverrait pas à une personnalité particulière. Meuh, dont le nom se rapporte directement aux sons produits par les bovins, parle d'un choix en accord avec ce

qu'il « est », soit quelqu'un qui refuse de prendre au sérieux le caractère le plus territorial ou vandale du

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Tag d'Exist dans les rues de Beyrouth
(c) Nour Ai

graffiti, pour en conserver l'aspect ludique ; ce nom renvoie tant à sa personnalité de graffeur qu'à une volonté de la transmettre et, à l'occasion, de faire sourire le passant qui aurait remarqué son tag. Quant à Exist, on assiste à une confusion, si ce n'est fusion, très claire entre l'identité illicite contenue dans le blase et la volonté de s'adresser directement à l'observateur. Le nom est alors conçu comme un message : son tag, pour le profane, n'apparaîtra pas tant comme la marque du passage d'un individu que comme un message, « Exist I » qui lui est adressé au moment même où il l'aperçoit.

2. L'apparition de nouveaux blases sur les murs comme moyen facile d'être repéré et de repérer de nouveaux entrants potentiels

Tags de Meuh, photo
personnelle

Le choix du blase apparaît comme une démarche artistique a priori mais, pour ce faire, il ne peut être dissocié d'une fonction visant à porter le graffeur ou futur graffeur à la connaissance des mentors et des pairs. Ces derniers sont essentiels au graffeur pour qu'il s'inscrive peu à peu dans une communauté de pratiques, et évolue en partie grâce à elle et aux ressources (matérielles, symboliques, humaines) qu'elle fournit. Il faut souligner les interactions existant entre des graffeurs considérés comme des personnels intégrés93 au sein de la scène beyrouthine et de nouveaux ou potentiels entrants. Nous avons déjà développé l'importance du mentor pour un élève et, à l'inverse, les bénéfices en terme de réputation ou de reconnaissance que ce dernier pouvait apporter au mentor. En conséquence, chacun va développer des stratégies visant à attirer l'attention ou, de l'autre côté (mais moins fréquemment) à trouver l'auteur d'un tag qui serait nouvellement apparu. Meuh a posé son tag dans des quantités prodigieuses94 avant de commencer à graffer et réaliser des pièces plus poussées. Son parcours diffère un peu de celui des autres, bien que les grandes phases d'apprentissage restent les mêmes : habitant à Paris durant la première partie de sa vie, il se limitait effectivement au tag, ce n'est que lors de son arrivée à Beyrouth et la rencontre avec d'autres graffeurs (permise par la pose de son tag) et, dans une certaine mesure, son

93 BECKER, Howard, op. cit., p. 238-242.

94 La récurrence de son tag atteignait parfois entre 30 et 40 fois sur un même segment de rue.

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métier de journaliste, qu'il a commencé à peindre95. Kabrit a, quant à lui, attiré l'attention de Fish en posant directement sous un de ses graffitis. D'autres stratégies, plus directes, peuvent être employées : c'est le cas d'Exist et de Krem2, en demandant directement conseil à Phat2. Pour autant, ces demandes se sont accompagnées de critiques et d'un recadrage de la part de Phat2, influençant leur réorientation vers le tag ou, par suite, le lettrage simple.

Le rôle du tag dans la visibilité d'un graffeur est significatif de la conception d'une pratique qui aurait une vocation artistique et, partant, à être vue. Bien que le tag constitue une première étape dans la carrière, il s'agit d'un processus sans cesse renouvelé en fonction des attentes et des objectifs des graffeurs. L'adoption d'un style ou d'un blase particuliers peut effectivement faire l'objet de stratégies de visibilité, fruits aussi de nombreuses interactions, conseils et conceptions de ce que devrait le bon graffiti par celui qui l'a enseigné ou les influences reçues par les graffeurs.

- Krem2 ça vient d'où ? Comment est-ce que tu t'es dit « je vais poser ça dans la rue » ?

- Krem2 : simplement, j'ai fait plusieurs alphabets de lettres, j'ai choisi les lettres que je faisais le mieux

et j'ai fait un mot avec... et le « 2 » c'est parce que y a déjà Krem en France... Et mon nom à la base c'était Eniotna, j'avais pris mon nom à l'envers...

Krem2 expliquait que son tag, comme sa concentration sur un lettrage simple, permettait une meilleure lisibilité en direction des passants susceptibles de remarquer son travail. En comparant son premier blase au second, ainsi qu'à ceux des autres graffeurs, celui-ci posait effectivement plusieurs problèmes au regard des conventions retenues dans le tag et le graffiti : difficile de prononciation (d'autant plus au Liban où la langue arabe ne connaît pas le son « é »), long au regard des autres blases (généralement composés d'une ou deux syllabes) et ne renvoyant pas à un mot connu qui favorise sa mémorisation. À l'inverse, le blase de M3allem (prononcer Mouallem), signifiant « professeur » en arabe, est aussi transposable en lettrage latin qu'en arabe (ãáÚã), et peut être compris par l'ensemble des libanais.

3. Quelques exceptions traduisant des stratégies diversifiées de (re)connaissance par le blase

Ni le blase ni le tag qui le rend visible ne peuvent être pensés de manière monolithique et comme des généralités absolues. La reconnaissance par le blase peut être extrêmement diverse en fonction du type de public que l'on cherche à atteindre ou de la manière dont l'activité est conçue, ces différents facteurs sont variables selon le positionnement de chaque acteur, au sein de la scène graffiti comme de l'espace

95 Peindre ou « painting » étant également une expression largement employée par les acteurs avec lesquels nous nous sommes entretenus.

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social dans lequel il évolue plus largement. Cela tend, aussi, à perpétuer la question du tag au regard de son inscription dans une démarche artistique, qui n'arrive pas seulement à un moment donné mais se pose continuellement. Le blase fait l'objet de redéfinitions et de modifications constantes, d'abord sur un mode ludique, voire de l'amusement. En effet, de nombreux graffeurs tendent à jouer avec leur blase. Fish, Exist, Kabrit, Parole ou encore Wyte ont tendance à inverser les lettres, modifier l'orthographe ou l'esthétique de leur tag, donnant un ensemble varié de blases et, parfois, de significations : Shefi, Britak, Brit, K-brit, Yt, L'Opéra... Il ne s'agit pas d'une pratique nouvelle, puisqu'on retrouve ce type de pratique à Marseille et Toulouse, avec TCHO (thé chaud, t'es chaud, tcho) ou Reso (réseau). Bob adopte quant à lui une position intéressante, puisqu'il est impossible de le reconnaître dans la rue à moins de connaître le blase qu'il utilise à un moment donné : Abe, puis Rage, Beast, etc.. Les autres graffeurs l'appellent d'ailleurs Bob (surnom libanais donné à son prénom, Ibrahim) pour pouvoir le désigner facilement, bien qu'il ne l'ait jamais graffé ou tagué. Cette pratique instaure une barrière entre les initiés et les profanes. En conséquence, son tag et ses pièces, exclusivement en wild style, s'adressent à un public restreint, et remettraient a priori en cause la signature artistique comme principe d'identification et de certification de l'oeuvre produite. Ou on peut l'admettre comme le témoignage de « la liberté que peut conférer une artification si réussie que les praticiens de cette activité peuvent se permettre de jouer avec ses conventions les plus constitutives », visible dans l'art contemporain avec des figures telle que Duchamp96. Néanmoins, ce jeu sur la signature sous-entend une artification pleinement réussie, ce qui reste encore à démontrer.

Enfin, un dernier cas relate la non-utilisation du blase ou, s'il existe, il est conçu comme une marque. Yazan Halwani reprend le principe de la signature des arts picturaux et non celui propre au graffiti, signant de son nom légal. Il s'agit d'ailleurs d'un graffeur qui ne tague pas, et montre que le tag n'est pas un préalable absolu à la reconnaissance en tant qu'artiste. Il faut toutefois noter que cette « déviation » des phases communément définies et acceptées dans la carrière du graffeur n'est permise que parce qu'il se positionne très différemment des autres graffeurs. Il ne se place ni dans une scène graffiti bien qu'étant graffeur par activité, ni dans une communauté de pratiques. L'invocation du processus de labellisation est pertinente, puisqu'elle peut différer en fonction du type de reconnaissance visée et, de plus, modifier la pratique. S'il peut objectivement être considéré comme graffeur puisque peignant des pièces en milieu urbain, avec le même matériel que les autres graffeurs, il ne se définit pas comme writer. De plus, l'utilisation de son nom complet permet une identification officielle et simple, plus accessible au grand public, profane, et aux acteurs médiatiques susceptibles d'écrire sur lui et de favoriser sa reconnaissance dans des milieux institutionnels. Il se passe de la reconnaissance des pairs. D'autre part, le choix des frères Kabbani de s'appeler Ashekman révèle, nous l'avions notifié, d'une stratégie de reconnaissance plus

96 HEINICH, Nathalie, op. cit., p. 101.

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commerciale. En effet, il ne s'agit pas d'un blase à proprement parler, ni même d'un crew, mais plutôt d'un nom de marque, englobant différentes activités qui seraient constitutives de la culture hip-hop : marque de vêtement, graffiti et groupe de rap sont dès lors rassemblés sous un seul et même nom.

B. Apprendre les conventions supposées communes à l'ensemble des scènes graffiti

La phase d'apprentissage constitue une étape centrale de la carrière du graffeur, tant pour l'apprentissage des techniques artistiques que des conventions telles que définies par Becker. Analyser ces processus permet d'aborder les particularités inhérentes à cet apprentissage dans le contexte beyrouthin, démarche essentielle pour tenter de comprendre s'il est effectivement un monde de l'art local. Pour cela, nous nous attacherons à expliquer comment les graffeurs apprennent à maîtriser les instruments et ressources propres au graffiti. Cette maîtrise irait de pair avec l'apprentissage d'un vocabulaire spécifique, qui créerait progressivement une ligne de démarcation entre initiés et profanes. Enfin, cette étape de la carrière paraît d'autant plus importante qu'elle est le moment où le graffeur se transforme, tant par son attitude que par ses propriétés physiques et de savoir-faire ; c'est par cette transformation de soi que l'on peut tenter de comprendre pourquoi et comment l'engagement se maintient, et renforce cette distinction entre celui qui devient artiste et celui qui, même initié, ne s'engage ou ne se maintient pas dans l'activité.

1. La maîtrise des instruments et des ressources disponibles

Loin du mythe de l'artiste génie ou du régime vocationnel de l'art, les acteurs sont avant tout dépendants d'un certain nombre de contraintes. La mobilisation des ressources constitue un préalable essentiel à l'activité, d'autant plus lorsque leur disponibilité n'est pas assurée ou que le matériel s'avère coûteux. Plus encore qu'une limitation de l'accès au matériel ou aux ressources organisationnelles, humaines, etc., « ces carences auront des répercussions sur l'oeuvre produite »97. Ainsi, le coût de l'apprentissage est défini pour partie par l'offre globale de ressources, lesquelles devront être appréhendées et maîtrisées progressivement. Dans le cas beyrouthin, outre la progression d'un individu dans sa maîtrise des ressources matérielles disponibles, l'ensemble de la scène elle-même évolue en fonction de l'apport progressif de nouveaux matériaux ; ces deux types d'évolution sont alors tributaires de « l'organisation de la production économique dans la société considérée, [laquelle] détermine quels

97 BECKER, Howard, op. cit., p. 91.

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marchés sont disponibles et dans quelles conditions ». En conséquence, « la liberté de choix que permet cette offre est variable », notamment parce que le graffiti repose sur un matériel dont la technicité est telle qu'il ne peut être produit artisanalement. Les bombes de peinture, les caps, voire les différents types de marqueurs sont des « produits conçus et fabriqués à l'intention »98 de cette pratique ; le matériel n'est que peu, voire pas interchangeable avec d'autres matériaux, à moins de changer de discipline artistique. Remplacer la bombe de peinture par le pinceau déplacerait le curseur du graffiti à la fresque. Dès lors, l'évolution d'une pratique artistique et des artistes dépend largement du fabriquant, du distributeur, qui imposent des limitations, contraintes et orientations fortes. À Beyrouth, ils ne dépendent pas tant du fabriquant, aucun site de production de ce type de matériel n'existe, mais des importateurs et distributeurs. L'importation de tels produits doit donc être motivée par une demande suffisante, ce qui n'était pas le cas. Certains graffeurs ont alors rempli le rôle de fournisseur et d'artiste, à l'instar de Phat2 qui a ouvert son propre graffiti shop.

Même si les ressources deviennent plus accessibles, leur utilisation est fonction des progrès du graffeur, soit l'apprentissage artistique est en partie corrélé à la maîtrise technique des instruments mobilisés. Le débutant commence par maîtriser le marker, l'entraînement et l'expérimentation de ce type de matériel permettant de développer l'esthétique de son tag. L'utilisation de bombes de peinture spécifiques, même disponibles, dépend de ces facteurs et de la nécessité financière, d'autant plus lorsque le graffeur est jeune. Rares sont ceux qui débutent avec des bombes Montana par exemple, relativement chères : « quand je me suis dit, ok, « j'fais mon premier tag à moi », j'ai utilisé que des, que des bombes... J'ai utilisé des bombes à l'ancienne, des bombes industrielles des trucs de... de voiture à fond tu vois, à 2000 (rires), à peine 1 euro. » (Kabrit). L'utilisation de certains types de bombes peut aussi relever de considérations esthétiques conventionnelles : l'utilisation du chrome provient de la nécessité, pour les graffeurs américains et européens dans les années 1980 et 1990, de trouver une peinture facilement applicable et durable lorsqu'ils graffaient les trains ou rames de métro. Par suite, le flop à fond chromé et contour noir est devenu un classique, dont l'aspect pratique et technique est largement dépassé et inutile au Liban. Enfin, il convient de noter qu'une « première prise en main » des matériaux est nécessaire, sur la forme du mode d'emploi, pour pouvoir exécuter une pièce. Mais la maîtrise de ces instruments n'est pas un phénomène figé et se réinvente sans cesse, à des visées d'expérimentation artistique comme de découverte d'instruments nouvellement confectionnés. Lors des entretiens, cette relation entre le graffeur et son matériel est presque romancée, narrant une adaptation de l'artiste à sa bombe plus que l'inverse :

- Comment expliquerais-tu cette volonté de changer de style ?

98 Ibid., p. 92.

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- Kabrit : c'est la technique. C'est la technique de la bombe. Ça dépend de la bombe que j'utilise, de ce

que j'ai bien envie de faire... Je m'amuse par exemple à peindre de façon diagonale jusqu'à ce que ça donne d'un côté un peu plus net et l'autre côté que ça soit dégradé, je fais ça. Par exemple un peu ce que j'ai fait au Train Station. J'utilisais cette technique tout le temps tu vois et, euh, et c'est venu un peu là où j'ai fait les petits caractères, les petits persos. Et honnêtement genre, cette technique a servi dans, je me dis, juste pour ça. Donc c'est bon, j'ai trouvé...

- Tu as trouvé ?

- Kabrit : j'ai trouvé genre quel euh, cette technique sert quel genre de, de texture ou bien quel genre de

matière, tu vois cette matière, euhm, I mean, sous-marine, muqueuse et transparente quelque part, et qui brille, genre plutôt des méduses, des calamars transparents et tout ça tu vois.

Détails de la fresque graffitique réalisée par Kabrit, avec l'aide de Meuh et Exist, pour le Train Station, photo personnelle

2. L'apprentissage d'un vocabulaire spécifique et de ses applications

L'apprentissage et l'utilisation d'un vocabulaire spécifique au graffiti recouvrent une dimension technique propre à la pratique. C'est, dans le même temps, un processus de labellisation et de définition

des conventions, processus essentiel à la constitution d'un monde de l'art : se doter de termes spécifiques

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agit comme un référentiel commun visant à fédérer plusieurs individus en une communauté de pratiques, lesquels participent eux-mêmes à sa labellisation et son artification. Ce « lexique particulier aux initiés »99 fonctionne comme un facteur de distinction, à la fois par rapport aux « esthétiques dominantes » et aux activités « non-artistiques ». En somme, les graffeurs participent à la définition du bon graffiti, donc à édifier les « catégories du « beau », de « l'artistique », de « l'art », du « grand art », du « laid », du « non-art », etc. »100. Cette fonction est d'ordinaire dévolue aux esthéticiens et aux critiques pour Becker, or le graffiti à Beyrouth (et ailleurs) connaît peu, voire pas, ce type d'organisation dans la définition du beau. S'agit-il d'une propriété de l'art urbain, qui serait radicalement différent des arts traditionnels puisque n'étant jugé que par les pairs ou le public ? À ce jour, aucun critique artistique de graffiti n'est apparu, contrairement aux disciplines classiques de l'art. Ou serait-ce parce qu'il s'agit d'un art encore peu institutionnalisé ? Nous tenterons d'y revenir dans la question de la reconnaissance institutionnelle du graffiti, toutefois force est de constater que personne ne s'est érigé en esthéticien ou critique du graffiti, sinon ses participants. En définitive, la mise en mots permet de « formuler des jugements sur des oeuvres d'art particulières et [d']expliquer ce qui en fait la valeur ». Il s'agit d'un « système de conventions qui permet aux membres des monde de l'art d'agir ensemble (...) Par ailleurs, une esthétique cohérente et défendable contribue à la stabilité des valeurs, et par là à l'homogénéité de la pratique »101.

Dans la pratique, « la création d'une esthétique déterminée peut précéder, suivre ou accompagner l'élaboration des techniques, des formes et des oeuvres qui composent la production d'un monde de l'art, et elle peut être le fait de n'importe quel participant »102. Le vocabulaire commun aux graffeurs puise allègrement dans la langue anglaise, et sa réutilisation les associerait au monde de l'art du graffiti plus largement. C'est, aussi, un gage de mise en conformité de soi par rapport aux conventions et de connaissance du milieu. Le lexique est alors conçu comme prérequis à la pratique et au positionnement du graffeur dans une activité artistique déterminée et relativement homogène : « le blase, synonyme de signature, le caps (embout de la bombe de peinture permettant de couvrir une surface plus ou moins grande), le perso (motif figuratif distinct du lettrage), la multitude des noms de crews, de tagueurs ». La connaissance de ce lexique et de ce à quoi il renvoie oriente effectivement l'activité des graffeurs, qui la définissent et convergent vers ses formes acceptées, témoignant du caractère non-figé ou univoque de « l'esthétique [conçue] comme une activité et non comme un corps de doctrine » 103. Savoir ce qu'est un flop permet d'en réaliser et de s'intégrer au milieu graffiti. Cela est certes insuffisant, puisque la maîtrise et l'expérimentation restent essentielles. Cependant, notre propre observation et les enseignements reçus

99 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 89.

100 BECKER, Howard, op. cit., p. 147.

101 Ibid., p. 147-150.

102 Ibidem.

103 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 89.

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des graffeurs permettent de définir aisément ce que serait un bon graffiti a priori. Par la connaissance des termes et de leur technique, nous pourrions penser réaliser un graffiti de taille moyenne, en lettrage simple (simple style), avec une certaine régularité et homogénéité des lettres, verticalement et horizontalement. Nous saurions également que, pour placer les shines, il est nécessaire de définir une source de lumière, le plus simple étant à droite ou à gauche. Pour la 3D, un point d'ancrage sera nécessaire également, il s'agit alors de faire converger les tangentes des lettres vers ce point d'ancrage et de les matérialiser ; cela fonctionne également pour les ombres, même si celles-ci devront être une duplication en arrière-plan du graffiti. Cette connaissance simplifie l'élaboration d'un graffiti lors de la période d'apprentissage, puisqu'elle définit un nombre de composantes satisfaisant aux attentes du graffiti. D'un point de vue plus méthodologique, la connaissance personnelle de ces termes permettait de s'entretenir plus aisément avec les graffeurs, surtout ceux inconnus jusqu'alors : nous pouvions discuter de leur travail ou de leurs conceptions du graffiti sur un pied d'égalité puisque, d'une certaine manière nous parlions « la même langue ».

3. Une transformation constante de soi et de l'attitude du « graffeur » en construction

Ce travail s'attache à montrer que la carrière est faite d'interactions, de modifications et de réévaluations constantes de l'engagement. Ici aussi, l'avancement dans la carrière amène à une transformation constante du graffeur, de son comportement, de son corps, et de ses rapports à son environnement. Muriel Darmon a justement montré ces dynamiques à l'oeuvre dans la carrière des anorexiques. Elle considère que la phase d'engagement provoque effectivement une modification du corps et des comportements, pour autant ces transformations recouvrent une dimension « totale » dès lors que l'engagement est maintenu. La deuxième phase de maintien dans l'engagement (« malgré les avertissements »104) amène à une transformation de soi plus poussée encore, puisqu'il ne s'agit plus uniquement du corps ou des aptitudes à se priver de nourriture : il faut également développer des stratégies visant à cacher ce maintien ou à rassurer famille et médecins. Dans le cas des graffeurs, il ne s'agit effectivement pas du même type de maintien, aucune menace ou nécessité de falsification n'existant réellement - pas même la répression policière. Le maintien dans l'engagement provoque des modifications du corps, assez marginales, mais ayant tout de même un impact sur leur santé. Les sites difficiles d'accès impliquent de se maintenir dans des positions inconvenantes, et peuvent provoquer des problèmes de dos : hernies, scolioses, etc. Qui plus est, on remarque chez les graffeurs réguliers et longtemps actifs l'apparition de problèmes pulmonaires dus aux résidus toxiques et particules de peinture ; le port du

104 DARMON, Muriel, op. cit.

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masque, s'il s'avère nécessaire, n'est pas la norme. D'ailleurs, malgré son utilisation relativement faible, le masque devient une composante de l'imaginaire du graffeur, les contraintes des graffeurs sont directement réinvesties dans leurs oeuvres, à l'image de certains graffitis de Kabrit, du logo du crew REK, représentant un masque à gaz, ou encore du logo de Phat2, représentant un caps sur des os croisés, reprenant l'esthétique des drapeaux de pirates et renvoyant à l'idée d'un « graffiti mortel ».

Cette modification redéfinit la position de l'individu dans l'espace urbain, tout comme le public initié sera amené à le faire. On assiste à un accroissement de l'attention portée au paysage urbain ; ainsi la ville, souvent oubliée, gagne l'attention des graffeurs puisque tout peut être sujet à graffer. La recherche, le choix des murs, l'analyse de l'espace

Logos respectifs du REK crew, de Spaz
et de Phat2.

nécessitent d'investir physiquement

la rue et de se poser, pratiquement, en position de
« chasseur de spot ». La recherche du meilleur spot est inhérente à la recherche de visibilité, mais aussi à l'adéquation entre le mur et le matériel, ou la pièce envisagée. Cette pièce peut à l'inverse être le fruit d'un spot sur lequel « il faut absolument peindre », sans pour autant avoir d'idée préconçue du type d'oeuvre à réaliser ; la pièce s'adapte au mur autant que le mur correspond à une idée de pièce. Les grands axes autoroutiers, à l'intérieur et vers la sortie nord de la ville, les murs en hauteur ou dans un espace dégagé deviennent alors des espaces de visibilité accrue, propices à la réalisation de grandes pièces, plus construites et non limitées au graffiti. Le rond-point de Dawra, la Quarantaine ou encore le boulevard Tabaris105 sont devenus des lieux connus de tous et, s'ils restent accessibles, il est peu probable d'y voir un flop ou un graffiti simple. La recherche de ces spots privilégiés amène parfois à une compétition, voire à sortir du cercle conventionnel pour ce qui est d'Ashekman, lorsqu'ils ont « réservé » le droit aux autres graffeurs de peindre la place Sassine. Cette attention constante en milieu urbain est également accaparée par la recherche de références et d'influences. Sortir dans la ville, c'est remarquer quelles pièces sont récemment apparues, quel graffeur a amélioré sa technique, quels lieux peuvent devenir attractifs et lesquels tendent à être délaissés. De fait, le comportement des acteurs se modifie par rapport à ce qu'ils observent dans la rue et, conséquemment, par rapport à ce qu'ils aperçoivent des autres graffeurs, sans les rencontrer physiquement. Les graffeurs apprennent à se rencontrer autrement, le dialogue peut avoir lieu lors d'interactions physiques, mais aussi dans la ville. Le niveau d'ancienneté ou les rapports entre

105 Voir Annexe IV « Plan de Beyrouth »

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graffeurs peuvent, à un certain degré, se percevoir dans la ville : peu de novices iront poser sur un lieu fortement visible tant qu'ils n'ont pas progressé ou n'ont pas été reconnus par leurs pairs, alors que les « doyens » adoptent une attitude plus détachée et détendue vis-à-vis de l'espace urbain.

Le blase est, à l'inverse des autres formes artistiques, antérieur à toute pratique du graffiti. Le graffiti se construit effectivement sur le blase, au centre de la pratique. Toutefois, les stratégies de reconnaissance et de construction du blase sont diversifiées, il ne s'agit pas d'un processus monolithique et comprenant une conception figée du graffiti.

Cela vaut également pour l'apprentissage des conventions communes au graffiti, bien qu'elles soient consensuelles et communes aux scènes étrangères. Ce socle commun est essentiel à l'introduction de l'individu dans la pratique : il permet une meilleure compréhension, un apprentissage « efficace » ouvrant la voie à des pièces plus diversifiées.

C'est durant l'apprentissage technique que se construit réellement l'engagement et que se profile la phase du maintien dans la carrière de graffeur. En effet, cet apprentissage nécessite un investissement de plus en plus poussé, qui ne pourra bientôt plus se faire en dilettante.

À retenir

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II. CRÉER SES PROPRES CONVENTIONS ? ENTRE DÉMARCATION PERSONNELLE ET PROCESSUS D'ARTIFICATION DE LA SCÈNE

BEYROUTHINE

De l'apprentissage des conventions surgissent des pistes de réflexions quant à la conception du graffiti comme un monde de l'art au sens beckerien. Néanmoins, il s'agit de considérations vagues, qui se rapportent au graffiti dans son ensemble. D'autres scènes que le Liban, désormais reconnues comme art, subissent dans le même temps une requalification de leur label, qui passe du graffiti au street-art. Il était possible de prendre le même qualificatif, mais les oeuvres de street-art autres que le graffiti (pochoirs, collage, fresque) restent plutôt marginales et ne sont pas désignées par les acteurs comme telles. Quoi qu'il en soit, quelle est la spécificité de Beyrouth dans l'univers du graffiti ? Existe-t-elle ? Ses acteurs tentent-ils de particulariser cette scène par leurs discours et représentations ? Si le graffiti peut effectivement aujourd'hui être considéré comme un monde de l'art, il est plus pertinent de se pencher sur la notion de monde de l'art local, qui vise à désigner la scène graffiti beyrouthine comme une scène artistique particulière. Pour ce faire, une étude de l'activité une fois la phase d'apprentissage technique acquise s'impose, et révèle une certaine maîtrise de leur activité ainsi que de leurs oeuvres. Cette accession progressive au rang d'artiste est étroitement corrélée aux évolutions de la scène beyrouthine dans son ensemble, qui pose la question de la glocalisation du graffiti. Cela nous amènera, enfin, à réitérer et tenter de répondre, autant que faire se peut, à notre réflexion sur l'existence effective d'un monde de l'art local à Beyrouth.

A. Le passage à la « maîtrise » : complexification des oeuvres et diversification des supports

La phase de l'engagement dans la carrière, qui traduit un apprentissage technique, mène à un maintien plus poussé, seul à même de favoriser le développement artistique des graffeurs. Ainsi, la maîtrise technique ne suffit pas à déterminer ce qui peut être évalué comme art ou non, et il devient nécessaire pour les acteurs de se démarquer progressivement de leurs collègues pour prétendre au rang d'artiste. Plusieurs dynamiques sont à l'oeuvre au cours de cette période, à commencer par la multiplication des formats utilisés : celle-ci traduit un investissement (temporel et de compétence) plus poussé. C'est à partir de cette séquence que les graffeurs développent des aptitudes à concevoir des oeuvres pensées de manière

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plus englobante. Toutefois, si le graffeur en vient à se démarquer par son style, le facteur collectif vient une fois encore dynamiser et soutenir l'engagement individuel.

1. Une multiplication des formats utilisés comme entraînement technique et création progressive de son univers artistique

Étudier de manière très prosaïque ce que font les graffeurs (au risque de paraître descriptif) importe dans la mesure où cela permet de comprendre ce qu'ils font exactement et ce que représente cette pratique. Cela l'est d'autant plus que les graffeurs s'attachent à décrire longuement comment ils font, et la façon dont cela participe à ce maintien dans l'engagement. Ainsi, le graffiti ne peut être pris à part et la phase de multiplication des supports utilisés en fait pleinement partie. Cette multiplication traduit un investissement plus poussé et dénote une volonté de progression. L'usage de la tablette graphique, de toiles, l'intensification du sketching témoignent de ce maintien, puisqu'il faut pouvoir consacrer du temps à ces différents médiums et des ressources financières importantes. Le sketching, quoique essentiel et souvent antérieur à la pratique murale, est de plus en plus conçu comme une oeuvre elle-même. Si ces travaux, esquisses ou épreuves préalables touchent l'ensemble des arts picturaux, ils diffèrent ici et acquièrent un statut presque équivalent aux oeuvres finies. Ils sont, de plus, imbriqués dans les stratégies de visibilité des graffeurs : sur Facebook ou Instagram des graffeurs comme Spaz, Exist ou Sup-C, présentent avec la même importance pièce et sketchs, dessins sur tablette graphique, etc. La réalisation de logos, du graffeur ou de son crew à l'aide de la tablette montre effectivement cette tendance à considérer ensemble ces différents supports, et témoigne un état d'investissement qui participe bientôt des stratégies de visibilité des graffeurs. Il ne faut pas cependant occulter la fonction de perfectionnement technique de cette diversification. La publication de « sketches-oeuvres » se fait à partir du moment où ces supports commencent à être correctement exploités ; ils s'insèrent dans une progression, dans l'art et dans l'investissement dans la carrière. Ils permettent par exemple de mieux comprendre la formation d'une lettre, d'un perso, avant de passer au mur, même si ce type de dessins est rarement suivi d'une réalisation effective. La déconnection entre le sketch et la pièce permet a fortiori de faire du premier une oeuvre finie.

Hors du perfectionnement technique, le développement du dessin et la multiplication de ces médiums permettent de définir, puis de perfectionner le style propre d'un graffeur. La maîtrise progressive de la tablette graphique permet à Spaz de développer ses persos, qui deviennent sa « marque de fabrique » (voir l'Annexe V « Évolutions techniques et stylistiques des graffeurs »), dans le graffiti. Quant à Meuh, la réalisation de feuilles complètes de son blase permet de développer plusieurs styles et son lettrage, très centré sur le Bubble style. Progressivement, la création d'univers propres à chaque acteur les singularise en tant que graffeur ; la pure maîtrise technique ne permet pas les distinguer. Cette singularisation passe

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en sus par la manière dont ils travaillent et choisissent de progresser, orientations que l'observateur averti peut retrouver sur les murs par suite. Certains, comme Eps avec son perso « singe », Exist ou Meuh avec leur blase, jouent sur la répétition d'un perso ou d'une pièce précise, d'autres comme Zed, Kabrit ou Fish optent pour une diversification des styles et de sujets (voir, à ce sujet, l'Annexe V) au risque parfois de progresser plus lentement. Cette double manière de procéder se retrouve dans d'autres scènes graffiti dans des conditions similaires, et le discours de Kabrit ne diffère en réalité pas de celui d'une graffeuse d'Ivry interrogée par Frédéric Vagneron106 :

- Kabrit : Genre ouais je peux très bien, j'ai mes lettres et tout. Je peux me dire, « ok c'est bon, j'ai mes

lettres, je vais continuer à les taguer pendant douze années jusqu'à ce que je les maîtrise à fond et

tout et c'est bon, je suis un maître des lettres ». Je préfère aller un peu dans toutes les directions...

- Et développer tout en même temps ?

- Kabrit : en parallèle, quelque part ouais. Je suis pas sûr que c'est productif, aussi productif que prendre

étape par étape... Je suis pas sûr (...) but it kind of challenges the person who is doing it and it kind of challenges the person who is looking at it so... In a way it's... kind of exercising your brain.

L'expérience de Zed est d'autant plus significative qu'il se considère comme dessinateur et peintre avant d'être un graffeur. Le graffiti apparaît alors comme une initiation « au mélange des disciplines artistiques, à la recherche et à l'usage de techniques diverses du street art »107. Son style, très inspiré de la peinture, fait de ses graffitis des oeuvres qui se rapprochent de la fresque, mais en conservant l'utilisation de la bombe, ce qui contribue à rendre son activité très particulière et différenciée des autres graffeurs.

2. Complexification des oeuvres et recherche de nouveaux procédés techniques

La stabilisation de l'engagement par la multiplication des supports ouvre la voie à une pensée plus globale des oeuvres réalisées, concourant très directement à la formation de la figure du graffeur comme artiste. Nous ne parlons pas tant ici du processus de labellisation qui vient consacrer un artiste comme tel, mais bien plus de la manière de concevoir l'oeuvre elle-même. Celle-ci tend à devenir plus réfléchie, et conçue a priori dans sa totalité. Sans remettre en cause les pièces réalisées précédemment, il semble qu'on entre dans une activité qui n'est plus simplement le fait de « bricolages », de réalisations techniques ou de divertissement, à l'image des graffitis réalisés en une ou deux heures parce que le moment et l'endroit s'y prêtent. Cette recherche est concomitante de la recherche de murs : elle peut dès lors prendre jusqu'à plusieurs jours de travail, ou lors des jam sessions collectives où chacun prépare sa pièce plusieurs jours à

106 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 106.

107 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 323.

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Eps, tentant de nouvelles techniques lors du tournage
(c) Carmen Yahchouchi

l'avance. Cohérence, homogénéité et esthétique priment d'autant plus ici que les pièces deviendront des vitrines du talent du graffeur, de sa capacité à confectionner une oeuvre. Concrètement, les réalisations deviennent plus imposantes, bénéficient d'une réelle composition (au sens où on l'entend dans la peinture), multiplication des couleurs et des sources de lumière y participent également. C'est, aussi, l'opportunité renouvelée de chercher de nouveaux procédés techniques et graphiques, en dehors des conventions précédemment intégrées et maîtrisées. Lors du tournage de la scène finale pour un documentaire sur le graffiti libanais dans une usine désaffectée de Beyrouth, Eps a par exemple pu montrer sa capacité à être innovant, créatif, enfin, à sortir des sentiers battus. Il a, à cette occasion, utilisé le « cul » des bombes, en les remplissant de peinture avant de la projeter sur le mur, ce qui permettait de styliser sa pièce, de lui donner un rendu final unique.

Cette complexification, technique et esthétique, permet de souligner plusieurs dynamiques au regard de la carrière des graffeurs. Tout d'abord, et bien que répétitif, elle révèle une maîtrise des conventions et techniques inhérentes au champ ainsi qu'à son passé spécifique108. Deuxièmement, il semble bien que ces acteurs passent d'une phase d'apprentissage, d'intégration au monde de l'art, à celle d'innovation et d'influence directe sur la constitution de celui-ci. Le détournement des ressources matérielles et la conception de pièces complètes paraissent centraux dans la construction de la carrière artistique individuelle et du monde de l'art. Il semble, de plus, pertinent de corréler l'étude beckerienne à celle de Bourdieu. Dans Les règles de l'art, il analyse avec acuité ce travail de réflexivité de l'artiste, dans sa relation au champ auquel il appartient. Ainsi, cette complexification puis innovation, soit ce que l'auteur appelle dépassement, n'est rendue possible que parce que les acteurs du champ connaissent son histoire, conçue comme cumulative.

108 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art... op. cit., p. 398.

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3. Une production de plus en plus collective et un engagement maintenu par le facteur collectif

L'histoire du champ peut se comprendre dans un sens parallèle à celui de Becker, puisqu'elle montre que l'activité artistique relève d'une production de plus en plus collective. Cette production collective fonctionne comme un facteur de maintien de l'engagement plus fort encore que les innovations de chaque graffeur prises séparément. En conséquence, du point de vue bourdieusien, l'oeuvre est à la fois le produit de l'histoire du champ et du dépassement, qui n'est rendu possible en grande partie que parce qu'il résulte de cette histoire (voir Annexe VI « Histoire du champ et réflexivité de l'oeuvre chez Bourdieu »). L'innovation (ou dépassement) constitue un facteur inhérent et rendu possible grâce à la connaissance du champ dans laquelle elle se situe. Plus loin, la création de conventions propres à venir définir un artiste comme avant-gardiste et structurant un monde (ou champ) de l'art particulier est aussi rendue possible par cette connaissance et cet héritage communs.

Pour compléter cette analyse par une explication plus beckerienne de l'activité collective, la production n'est pas tant collective au sens où les graffeurs dépendent des intermédiaires, mais plus par l'activité en elle-même. Au fur et à mesure de l'avancement dans la carrière et l'intégration à une communauté de pratiques, les graffeurs dessinent ou peignent principalement ensemble. Cela leur permet de progresser en recevant des avis, conseils, et de créer une dynamique au sein d'un groupe informel. Il s'ensuit un renforcement de l'engagement. La constitution informelle de binômes de graffeurs fondés sur le facteur affectif (à l'image du binôme Kabrit-Fish et, surtout, Spaz-Exist) rend le coût social de l'abandon plus élevé. McAdam développait cette notion de coût social de l'abandon à propos des étudiants engagés dans le Freedom Summer109, aidant les Noirs des États du sud des États-Unis dans les années 1960 à s'inscrire sur les listes électorales, dans le cadre du Civil Rights Movement. La distinction entre les étudiants qui maintenaient cet engagement et ceux qui ne s'engageaient pas ou faisaient défection était due à une plus grande solidarité et plus de relations dans ce premier groupe de participants. Si l'on compare les trajectoires des graffeurs que nous venons de citer à

109 MCADAM, Doug, KLOOS, Karina, Deeply Divided: Racial Politics and Social Movements in Post-War America, Oxford University Press, 2014, 408 p.

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Bob par exemple, ce dernier s'est longtemps retiré de la scène graffiti, pour des raisons personnelles certes, mais aussi parce qu'étant orienté dans une activité très personnelle et peu intégrée à cette dynamique de groupe, le coût social de l'abandon apparaissait bien plus minime. Des productions artistiques communes sont aussi réalisées dans ce but précis. Les jam sessions mettent la réalisation d'une oeuvre commune au centre de l'événement : il s'agit de rassembler les graffeurs sur une journée ou deux en un endroit pour réaliser une oeuvre autour d'un thème ou d'une gamme chromatique précis. La jam session « BBQ Burners » de Dawra en mars 2014 ou celle du « Sea Paint and Sun » de Tayouneh en juin 2015 en sont des illustrations directes : la première, sur fond bleu, est principalement composée de persos et de graffitis quand la deuxième se fait sur fond jaune et bleu, avec des pièces cohérentes et centrées sur le thème de la plage et de la mer. Chaque graffeur peint en fonction de ce thème et de ses pairs, afin de produire une oeuvre dont le résultat final serait un mur complet, conçu comme une oeuvre elle-même complète ; l'observateur doit la voir comme une globalité plutôt que comme un alignement de graffitis déconnectés et fortement individualisés, quand bien même ils auraient été produits en même temps.

 

Jam Session du

BBQ Burners,
Dawra.

(Page

précédente : jam session Sea Paint and Sun)

(c) Alfred Badr

B. Une glocalisation de la pratique du graffiti ?

La complexification des oeuvres met en scène la capacité accrue des graffeurs à « créer » une oeuvre d'art relativement à leur avancement dans la carrière. Mais on ne peut aborder la question d'un monde de l'art local qu'à partir du moment où ils créent des nouvelles conventions, jusque-là inconnues dans les autres scènes graffiti. Nous tenterons dès lors d'appliquer la notion de glocalisation à la pratique du graffiti et de tester à la fois son effectivité et sa cohérence pour décrire la singularité de la scène beyrouthine par rapport aux autres. Il est essentiel, dans ce cas, de garder en mémoire qu'il s'agit d'une scène artistique en pleine émergence, et qu'on ne peut dissocier l'évolution particulière des graffeurs de l'évolution du champ dans lequel ils s'insèrent. L'un et l'autre participent à un processus d'artification

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commun. Les diverses utilisations des particularités et conditions locales de production de l'art sont autant d'éléments qu'il est pertinent d'interroger, et de comparer à cette idée de monde de l'art local par la production, plus encore que par le facteur géographique par exemple.

1. Faciliter la compréhension des oeuvres, ou l'exploitation des opportunités locales

Certes, le terme de glocalisation est généralement employé dans les milieux entrepreneuriaux et marketing, il semblait toutefois opportun de tester sa capacité à être invoqué dans le cadre de la sociologie de l'art. La glocalisation se définirait ainsi comme la « combinaison des termes « globalisation » et « localisation » »110, terme emprunté à Roland Robertson mais qui proviendrait d'une expression japonaise employée par certains hommes d'affaires dès les années 1980. Plus largement, cette glocalisation se comprend comme « la simultanéité de tendances à universaliser et à particulariser », soit, de partir d'un fait global et de l'adapter aux marché et contexte locaux. Appliquer le concept de glocalisation à la pratique du graffiti, de manière non-abusive nous l'espérons, consiste à questionner la manière dont une pratique globale (ou globalisée), le graffiti, est réappropriée par des acteurs locaux dans le contexte libanais. Pour ce faire, il convient dès lors d'observer le type d'adaptations locales concourant à une possible « glocalisation » de cette activité.

Graffiti « Min Beirut »
(« De Beyrouth ») par
Ashekman
(c) Ashekman

 
 

Pièce de Mouallem
« professeur »
(c) Rami Mouallem

Le graffiti à Beyrouth recouvre une

110 http://www.e-marketing.fr/Definitions-Glossaire/Glocalisation-241919.htm

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dimension locale en premier lieu parce qu'il est issu de cette même ville et du territoire libanais. Cela relève de l'évidence, mais ne l'est pas tant au regard des mouvements internationaux de graffeurs : ils peuvent importer une pratique telle quelle sans réadaptation, sans que les locaux soient concernés dans son émergence première. C'aurait pu être le cas à Beyrouth, au vu du nombre de graffeurs étrangers ayant rapidement effectué des voyages dans cette ville. Émergeant localement, par des acteurs locaux, ce graffiti est véhiculé sous des formes intelligibles par l'ensemble de la population, simplement grâce à l'introduction du lettrage en arabe. Inexistant auparavant, pas même en territoires palestiniens ou au Yémen111, le graffiti arabe à Beyrouth fait figure d'innovation totale. Le lettrage en arabe adapte le graffiti à ses potentiels récepteurs et le rend compréhensible. En effet, si Beyrouth est connue comme ville cosmopolite et que ses habitants, plus que dans les périphéries, pratiquent plusieurs langues, graffer en libanais et en arabe permet à l'ensemble de la population - et, en conséquence, moins aux étrangers ne les parlant pas - de comprendre les messages qui seront véhiculés dans ce dialecte et cette langue. L'introduction des lettres arabes par Fish dans la seconde moitié des années 2000 est suivie de nombreuses initiatives, comme Kabrit ou Meuh qui ont parfois écrit en arabe. D'autres ont directement choisi leur blase en arabe, à l'image de Mouallem et d'Ashekman, transcription libanaise d'un mot français, « échappement » (pour « pot d'échappement »). Deux remarques peuvent être faites quant à l'utilisation de l'arabe dans le graffiti. Premièrement, il semble « étonnant » que des graffeurs qui ne parlent que peu et, surtout, n'écrivent pratiquement pas en arabe par rapport au reste de la population réinvestissent cette langue dans leur pratique artistique. Comment cela se fait-il, quel en est l'intérêt ? Au regard des entretiens menés, l'intention d'être compris par l'ensemble de la population, l'esthétique ainsi que la symbolique de l'utilisation de l'arabe constituent des facteurs décisifs. Par ailleurs, dans les discours, cette adaptation locale peut être le fruit d'enjeux de visibilité ou de représentation de soi particuliers, nous y reviendrons.

2. La réadaptation des formes artistiques locales graffiti

Certains graffeurs tendent, comme dans le cas de l'arabe, à actualiser des formes artistiques connues ou spécifiques au « monde arabe », parfois au seul Liban. La calligraphie est, à l'origine, « l'art par excellence de l'islam » où « l'esthétique de la parole lue est liée au sens que les mots inscrits véhiculent, à la rythmique de la récitation et de la scansion, et à la forme même de l'écriture ». Nadeije Laneyrie-Dagen, historienne de l'art, ajoute que « le rôle fondamental de la calligraphie s'explique par le caractère sacré du Coran, « révélation » consignée par écrit dès le milieu du VIIème siècle. Sur les objets, sur les monuments,

111 Dans ces deux pays, les scènes sont plus récentes encore ou étaient effectivement investies par des étrangers. On pense par exemple à Banksy qui, en 2005, avait peint le mur de séparation entre Israël et territoires palestiniens.

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les inscriptions ont un caractère sacré »112. Alors que la calligraphie arabe a longtemps été réservée aux arts religieux, à la joaillerie ou aux arts classiques, le graffiti constitue une redécouverte et une modernisation de cette forme artistique. Cependant la calligraphie, en alphabet latin, a déjà été reprise dans le graffiti ; le graffiti en calligraphie arabe peut alors se comprendre comme le mélange d'une pratique graffitique et d'un art local. Qui plus est, là où la calligraphie arabe est essentiellement religieuse, les graffeurs la réutilisent à des fins profanes. Ce que certains vont jusqu'à appeler du calligraffiti garde l'esthétique comme composante centrale de l'oeuvre, plus que les graffitis en langue arabe qui conservent la centralité du message véhiculé. Il serait d'ailleurs presque impossible de lire les fonds en calligraphie arabe peints par Yazan Halwani ou Ashekman. La calligraphie est alors principalement utilisée pour la réalisation de fonds, ou pour dessiner des personnages dont le remplissage est calligraphié.

Pièce et photo (c)Yazan Halwani

Plus localement, les graffitis en calligraphie arabe sous forme de médaillon émergent progressivement. Si la calligraphie arabe a souvent été utilisée pour réaliser des formes et dessins particuliers, il s'agit ici, pour

112 LANEYRIE-DAGEN, Nadeije, Histoire de l'art pour tous, Paris, Hazan, 2011, p. 318.

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les acteurs, d'une forme spécifiquement libanaise de calligraphie, initialement utilisée dans la joaillerie. Certainement empreint d'illusion biographique, cet attachement reste significatif, puisqu'ils considèrent qu'elle aurait été introduite par le grand-père de Kabrit dans les années 1950 - 1960, joailler. Cette forme particulière ne peut, dans tous les cas, pas se concevoir sans la calligraphie arabe, et contient une dimension symbolique forte, qui renvoie à la fois aux formes calligraphiques du graffiti, à la calligraphie arabe, et à son adaptation libanaise. L'utilisation de la calligraphie dans le graffiti se conçoit comme une fenêtre d'opportunité pour les graffeurs : elle permet d'entrer sur le terrain de l'innovation, tout en connectant celle-ci aux récepteurs. Cette réadaptation a partie liée avec les trajectoires biographique et artistique des acteurs, leur relation personnelle à telle forme d'art ou aux réactions qu'elle peut susciter :

L'analyse biographique ainsi comprise peut conduire aux principes de l'évolution de l'oeuvre au cours du

temps : en effet, les sanctions positives ou négatives, succès ou échecs, encouragement ou mises en garde,

consécration ou exclusion, à travers lesquels s'annonce à chaque écrivain

(etc.) - et à l'ensemble de ses concurrents - la vérité objective de la position qu'il occupe et de son devenir probable, sont sans doute une des méditations à travers lesquelles s'impose la redéfinition incessante du « projet créateur », l'échec encourageant à la reconversion ou à la retraite hors du champ tandis que la consécration renforce et libère les ambitions initiales113.

,

Un

3. L'utilisation de personnalités ou de références symboliques au Liban

Enfin, l'adaptation locale du graffiti passe par l'utilisation de références claires et largement diffusées dans la culture libanaise qui contribueraient à développer, dans la culture graffiti beyrouthine, un imaginaire libanais ou libanité. Cela est particulièrement visible chez Yazan Halwani, spécialisé dans le « mix entre portrait et calligraphie ». On retrouve ainsi des figures « emblématiques » (voir Annexe IX « Graffitis et réappropriation de l'espace »), du Liban ou de la culture arabe et particulièrement appréciés au pays du cèdre : Fairouz, Dalida, Mahmoud Darwich, Asmahan... Il explique lui-même qu'il souhaite remplir les murs de « figures qui font l'unanimité à Beyrouth et dans le monde arabe ». Ashekman reprend parfois le même type de sujet, comme la fresque de Fairouz réalisée sur le boulevard Mar Mitr. D'autres éléments peuvent être insérés : billets de banque libanais, tarbouche, etc. Quoique ces adaptations soient comprises et émanent de la culture libanaise, on perçoit une sorte d'aller-retour continuel entre territoire libanais et appartenance plus large à la « culture arabe ». La réalisation de pièces sur lesquelles figurent Fairouz ou

113 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 428.

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Mahmoud Darwich par Yazan en Tunisie montre que ce type de référence culturelle paraît facilement transposable et recevable d'un pays à l'autre. Cela nous amènera à nous questionner sur ce qui pourrait véritablement faire de Beyrouth un monde de l'art local car, si l'on peut parler d'une glocalisation de la pratique du graffiti au regard des scènes européennes et américaines par exemple, sa définition en tant que telle se heurte aux ressemblances qui peuvent exister avec les pays voisins. En d'autres termes, est-ce spécifiquement libanais, ou plutôt « arabe » ?

Avant cela, rappelons que le Liban occupe une place unique au Moyen-Orient, grâce à sa diversité communautaire et le cosmopolitisme de sa capitale. Cette diversité est réaffirmée par le graffiti, en particulier celui de Phat2. Il s'attache à adapter ses graffitis au quartier dans lequel il pose, ainsi qu'à sa culture. Ainsi, dans le quartier arménien il modifie son blase, qui passe de Phat2 à « Phatian », tout comme à Furn es-Chebbak, où une importante communauté française réside, il se renomme lui-même en « Jean-Phat » (voir Annexe IX), non sans humour. Observer ce type d'adaptation nous renseigne abondamment sur ce que le graffiti produit comme effets sur le communautarisme dans l'espace urbain. Si ces adaptations rendent visibles les communautés résidant dans tel ou tel quartier, elles n'opèrent pas tant dans une optique communautaire ou confessionnelle (et donc de segmentarisation urbaine) que culturelle et humoristique, sorte de clin d'oeil positif aux différentes composantes du Liban.

C. Le graffiti beyrouthin peut-il réellement être considéré comme un monde de l'art local ?

Howard Becker développe, par la sociologie interactionniste, l'idée que la création artistique est le produit d'un monde de l'art, donc d'une activité profondément collective. Plutôt que de s'attacher à la « métaphore assez floue » utilisée par les auteurs écrivant sur l'art, il définit le monde de l'art comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des oeuvres qui font précisément la notoriété du monde de l'art » 114. Dès lors, la définition d'un monde de l'art comporte un aspect collectif ainsi que la vocation à être vu, donc labellisé comme art. Qu'est-ce qui, dans le graffiti beyrouthin, peut concourir à sa qualification en tant que tel ? Premièrement, pour être considéré comme tel il faudrait pouvoir relever une artification réussie. Deuxièmement, le concept de monde de l'art local chez Becker offre un point d'analyse pertinent pour une scène restreinte, en nombre et en territoire: a-t-elle, en conséquence des spécificités artistiques locales ?

114 BECKER, Howard, op. cit., p. 22.

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1. Comment situer la scène beyrouthine au regard du processus d'artification ?

Inspirées des travaux d'Alan Bowness, Heinich et Shapiro tentent d'analyser le processus par lequel une pratique devient art. Pour autant, le graffiti constitue une exception, justement parce que ses auteurs sapent les intermédiaires entre eux et le public. La connotation péjorative du graffiti a également conduit à ne pas le considérer comme une pratique artistique jusque dans les années 2000, et il n'est pas entièrement reconnu de tous. Si certains graffeurs en Europe ou aux États-Unis sont aujourd'hui reconnus, ce serait notamment par leur entrée dans le marché de l'art contemporain, et une modification du type d'oeuvre produite (du mur à la toile). Un écart important existe de fait entre ceux non reconnus et ceux passant par les appareils de consécration officiels. À Beyrouth, cette distinction semble déjà moins perceptible, du fait du statut avantageux des graffeurs face à la juridiction libanaise. Par comparaison, le nombre de toiles de graffeurs en galeries est extrêmement faible, les graffeurs beyrouthins à investir les galeries de même. Outre les considérations morales, cette rare présence dans les lieux de consécration officiels témoigne d'une artification toujours précaire. Les intermédiaires se multiplient certes, mais il s'agit d'une scène récente en pleine construction. Elle est principalement le fait des pairs et des initiés, nous l'avons dit, et s'adapte peu aux formats privilégiés comme la toile. En fait, la situation montre l'intérêt qu'il y a à travailler sur une pratique en pleine émergence, puisqu'on remarque une imbrication de processus qui peuvent tendre à la faire reconnaître comme art et de ceux qui en font une pratique toujours très indépendante. Les Secret Walls adaptent le format du graffiti à la toile, et certains clients demandent des toiles, mais peu sont exposés en galerie, à l'exception de Potato Nose. Quant à l'aspect indépendant, il mérite qu'on s'y penche puisqu'il est plus ambigu qu'il n'y parait. Conserver une forte présence dans la rue empêche-t-elle le processus d'artification ? Pas tant, si l'on regarde les Photo Graff Beirut Tour, qui ont adapté l'investissement du public à la forme artistique considérée, soit le mur et l'espace urbain. Cette démarche montre qu'il y a processus d'artification, mais qu'il est « inachevé » si l'on doit s'en tenir au concept proposé par les auteures. Les « étapes » qu'elles offrent peuvent se retrouver à Beyrouth, mais de manière informelle et non systématique. Par ailleurs, on n'a pas encore assisté, du moins pas encore, à l'apparition de « dispositifs organisationnels » (compagnies, etc.) ou à une « modification des conditions d'entrée dans la pratique », qui n'est pas institutionnalisée.

La situation beyrouthine a quelques similitudes avec l'artification « particulière » qu'elles proposent du graffiti, mais toujours dans une faible mesure : « la montée en artification s'est opérée par l'accès d'un certain nombre de créations aux circuits de l'art contemporain, par la mise en avant de leur caractère

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artistique dans les médias, par l'essor d'un secteur éditorial spécialisé et par le soutien d'amateurs »115. Les graffeurs n'accèdent que peu au marché de l'art contemporain, en revanche leur reconnaissance dans les médias, si on peut leur donner le rôle d'appareil de consécration, est efficace. Le nombre d'articles et de documentaires dédiés au graffiti à Beyrouth croît fortement depuis 2013-2014, supports médiatiques qui reconnaissent explicitement le graffiti comme un art. Des films documentaires ont été réalisés à propos de cette scène, et leurs pratiques discursives entrent en adéquation avec celles des graffeurs. Si cette artification semble quelque peu incomplète, elle est néanmoins présente et ancre la ville de Beyrouth dans une pratique artistique énoncée clairement. D'ailleurs, elle semble s'opérer relativement aisément, puisqu'à l'exception d'un article sur la commercialisation du graffiti116, il existe un large consensus pour reconnaître cette scène. Enfin, l'artification du graffiti différerait des autres disciplines, puisqu'il peut y avoir artification tout en restant dans une structure lâche et en conservant le caractère temporaire (possibilité d'être effacé) initial du graffiti. La situation beyrouthine porte à s'interroger sur ce que serait finalement une artification réussie du graffiti. D'une part, il est toujours en construction, ce qui le laisse dans une situation instable et dépendante du contexte, de l'action des pratiquants et de la volonté des acteurs médiatiques et des marchands. Mais sa reconnaissance n'en est pas moins ancrée, à ce stade, et il peu probable qu'on assiste à une remise en cause de sa valeur artistique. D'autre part, une artification « réussie » du graffiti peut-elle conduire à ce qu'il soit reconnu par des intermédiaires de plus en plus présents sans qu'il y ait « embourgeoisement » de la pratique, soit rupture du caractère temporaire et passage définitif du mur à la toile ? Si cela peut effectivement conduire à une artification sans heurts, il s'agit d'une artification partitionnée entre les marchands et collectionneurs, qui reconnaissent aux commandes (toiles ou fresques) et les initiés, plus à même d'aller « dans la rue ». C'est bien, en définitive, le problème posé actuellement par l'artification du graffiti beyrouthin : peut-il y avoir reconnaissance complète ou « réussie », si elle se divise entre une reconnaissance « commerciale » et une autre, faite d'initiés ? L'intellectualisation, décrite comme phase ultime de l'artification chez Heinich et Shapiro, ne semble en être qu'à ses débuts, et cela dépendra (il s'agit d'une supposition) de la capacité des graffeurs à allier ces deux types dans un discours cohérent. Cette intellectualisation découvre un autre enjeu de la reconnaissance, directement lié aux considérations sur la commercialisation, à savoir la coordination entre reconnaissance individuelle de l'artiste et reconnaissance de la scène (ou champ) dans lequel il s'insère.

115 HEINICH Nathalie, SHAPIRO Roberta, De l'artification... op. cit., p. 159.

116 FACHE, Wilson, « Le graffiti commercial est-il vraiment du graffiti ? », L'Orient le Jour, 5 août 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/937665/le-graffiti-commercial-est-il-vraiment-du-graffiti-.html.

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2. Peut-on réellement parler d'un monde de l'art local tel que conçu chez Becker ?

L'artification globale du graffiti en tant que discipline artistique semble relativement acquise, celle de Beyrouth ne dérogeant pas tant à la règle. Mais si le graffiti est reconnu ailleurs, quelles sont les caractéristiques propres à faire reconnaître Beyrouth comme une scène particulière ? Qu'est-ce qui en fait la substance, existe-t-il un « style » libanais ? Becker apprivoise le monde de l'art local à la fois par sa spécificité esthétique et par sa territorialité. Ainsi, le monde de l'art local émerge d'une idée neuve, d'un nouveau procédé technique ou autre mais aussi parce qu'il est ancré localement :

On note que des groupes locaux de dimensions variables élaborent des versions locales des nouvelles possibilités. Des groupes expérimentaux se rassemblent à l'échelon local parce qu'ils ont des contacts directs, s'écoutent ou s'observent les uns les autres. Cela limite les échanges entre confrères au voisinage immédiat, à moins que des pionniers dispersés ne puissent se connaître et disposer d'autres moyens de

communication117.

Dans le cas beyrouthin, ces dynamiques sont effectivement à l'oeuvre. Les spécificités esthétiques de ce graffiti ont été abordées lorsque nous posions la question de la glocalisation de la pratique, mais en même temps il demeure fortement inspiré des conventions du graffiti à l'international. C'est, justement, la fusion et la coopération entre échelon local et international qui le rendent particulier. Ancré localement de par son esthétique et ses moyens de diffusion, il intègre néanmoins des codes extérieurs et internationalisés. Cela ne peut ne se comprendre sans prendre en compte leur socialisation internationale, ainsi que la culture même du Liban. La conjonction entre cette pratique, la socialisation et le milieu social et territorial dans lequel les graffeurs évoluent rassemble en un temps et un endroit une des spécificités du Liban. La culture libanaise s'est effectivement construite par le mélange entre formes locales, qu'elles soient typiquement libanaises ou arabes, et les influences extérieures, méditerranéenne et européenne. C'est cela même qui cause des problèmes dans la définition identitaire du Liban, en particulier de Beyrouth, mais qui dans le même temps donne à voir l'échange positif entre influences « occidentales » et « orientales ». On peut, en conséquence, parler d'un monde de l'art local à propos du graffiti beyrouthin, même si cette localité se définit justement par l'imbrication du local et du global.

Enfin, c'est aussi parce que les graffeurs et autres acteurs de la reconnaissance discutent et valorisent (ou intellectualisent) cette pratique comme un art ancré localement qu'il est considéré comme tel. La phase d'intellectualisation du processus d'artification rejoint ici la sociologie beckerienne, en particulier sur le concept de labellisation. Si Becker a développé cette notion dans d'autres domaines que la sociologie de l'art (on pense, notamment, à la carrière des fumeurs de marijuana et de la labellisation de la déviance), un monde de l'art se constitue aussi grâce à la labellisation. Forme de prophétie auto-réalisatrice peut-

117 BECKER HOWARD, op. cit., p. 319.

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être, il n'empêche que les représentations et pratiques discursives déployées par ces acteurs agissent factuellement sur leur reconnaissance. Un monde de l'art, local qui plus est, existe parce qu'il existe des discours propres à le définir en tant que tel ; ainsi, la seule pratique ne suffit pas à décréter l'existence d'un monde de l'art. Ces différents acteurs participent activement et passivement de la définition du graffiti beyrouthin en tant que tel, selon des stratégies et des intérêts diversifiés mais dont le résultat reste sensiblement le même : faire accéder le graffiti à Beyrouth au rang d'art.

Par cette mise en discours et les spécificités esthétiques de la pratique, on peut se permettre de considérer que le graffiti est un monde de l'art local, lequel repose sur l'interrelation des influences « occidentales » et « orientales » propre à Beyrouth. Quant à son artification, elle est effective mais toujours incertaine ; plus qu'une artification « réussie » ou « ratée », ce processus met en exergue l'idée qu'elle est en train de se faire.

La multiplication des formats et la complexification des oeuvres s'insèrent dans une phase de progression dans la carrière, préfigurant le passage de la réalisation technique à celle, artistique. Le graffiti ne peut donner lieu à une pratique en dilettante, puisqu'il nécessite un investissement temporel, financier et humain conséquent.

Dans le même temps, on assiste à un renforcement du facteur collectif, essentiel à la constitution d'un monde de l'art. En effet, il agit sur les pratiquants comme un lieu de perfectionnement, d'inspirations mutuelles et de constitution progressive d'un discours sur leur activité.

À retenir

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III. LA CONSTITUTION PROGRESSIVE DE LA RÉPUTATION ET DE LA RECONNAISSANCE ARTISTIQUE : ENJEUX ET DÉBATS AUTOUR DES DIFFÉRENTES FORMES DE RECONNAISSANCE

La théorie de la réputation vise à démystifier celle-ci et à l'analyser comme un processus social. L'on s'efforcera de comprendre les processus concourant à l'allocation de la réputation aux graffeurs ; en somme, qui en sont les acteurs, leurs interactions avec l'artiste, comment ils concourent, ensemble, à la labellisation de ce dernier en tant que tel. Largement inspirée des écrits de Becker sur la réputation comme phénomène social, cette analyse puise également dans la théorie d'Alan Bowness sur les cercles de reconnaissance. À partir de ces deux instruments d'analyse, il devient possible de suivre le processus de reconnaissance des graffeurs, en accord avec le franchissement des différentes étapes de la carrière. Aussi, ce processus réputationnel affecte à la fois l'individu et le champ artistique dans lequel il évolue. D'où certaines ambiguïtés ou difficultés dans les stratégies déployées par chacun : vaut-il, parfois, mieux être reconnu individuellement, avec le risque d'entacher la réputation en pleine construction de la scène libanaise, ou conserver l'intégrité de celle-ci, au risque d'être personnellement pénalisé ? Ce balancier continuel pose en effet problème à un moment où la reconnaissance est encore majoritairement allouée par les pairs et certains clients, soit par un public restreint, qui vient en souligner la précarité. Cela amène, également, à se demander dans quel sens les graffeurs optent pour des modes de diffusion et de visibilité médiatique divers, et les effets de ces stratégies sur la réputation. Enfin, et justement parce que la scène beyrouthine est encore jeune, en pleine émergence et peu fixée, quel peut être l'impact de sa commercialisation ? Peut-elle agir comme un indicateur de professionnalisation des acteurs ou, au contraire, réveiller des débats, présents ailleurs qu'au Liban, sur la relation entre graffiti et marché de l'art ?

A. De la reconnaissance des pairs à celle des clients : un public encore relativement restreint

Le développement récent du graffiti à Beyrouth se perçoit très clairement dans le public qui lui est disponible. D'ailleurs, qu'entend-on par public, dès lors que le graffiti se conçoit comme un art urbain, sans lieu d'exposition sinon que la rue elle-même ? Ce public, restreint, est majoritairement constitué des pairs eux-mêmes. Ils ne sont toutefois pas les seuls, d'autant plus que le graffiti bénéficie d'une visibilité grandissante, en particulier ces trois dernières années. Il attire autant qu'il est le produit des clients, mécènes, qui contribuent à la labellisation du graffeur et à sa reconnaissance en tant qu'artiste. Enfin, et

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cela a partie liée avec ces clients et autres, la réputation au sein du territoire beyrouthin passe majoritairement par la constitution d'un réseau, selon un effet de renforcement et d'élargissement mutuels.

1. La prééminence de la reconnaissance des pairs

La reconnaissance des pairs demeure la plus courante à Beyrouth, en particulier parce qu'elle semble essentielle et légitime aux graffeurs dans la (re)connaissance de leur niveau, de leur talent et de leur potentiel. L'élaboration de la réputation est partiellement accolée à l'élaboration constante de conventions symboliques et esthétiques nouvelles, ce qui en fait un processus fluctuant et en perpétuelle construction. Dès lors, conventions et réputation se construiraient conjointement, sur la base de l'incrémentalisme et de formes héritées des autres scènes graffiti. Cette prédominance des pairs dans l'allocation de la réputation est aussi due au fait que le graffiti constitue un « cas limite de la production de l'art », encore peu connu du grand public, où « certains acteurs « recherchent le label artistique mais se le voient refuser » » 118, parce qu'il est peu connu et se « met à distance des esthétiques dominantes »119. Pour autant, si chacun tente d'être reconnu et de reconnaitre un de ses pairs selon des critères d'évaluation identiques, la réalité de cette attribution est autrement plus instable et propre à la subjectivité de ceux qui, à la fois pairs et critiques, contribuent à la réputation et la reconnaissance d'un de leurs homologues. Cette subjectivité dans le jugement d'une oeuvre ne se conçoit que par comparaison avec la théorie de la réputation de Becker. Elle découpe le processus réputationnel et le formule ainsi :

1) des gens possédant des dons particuliers 2) créent des oeuvres exceptionnellement belles et profondes qui 3) expriment des émotions humaines et des valeurs culturelles essentielles. 4) Les qualités de l'oeuvre attestent les dons particuliers de leur auteur, et les dons particuliers de l'oeuvre. 5) Comme les oeuvres révèlent les qualités foncières et le mérite de leurs auteurs, c'est la totalité de la production d'un artiste, et elle seule, qui doit être prise en compte pour sa réputation120.

Dans l'allocation de la réputation des graffeurs, il apparaît toutefois que d'autres variables que le « talent » entrent en considération : positionnement de l'artiste dans la carrière, dans le champ artistique, relations entretenues avec les pairs, confrontation de son oeuvre aux conventions retenues par ces derniers. Dès lors, la renommée de Fish ne porte pas tant sur ses qualités artistiques que sur la place qu'il occupe dans la scène : elle est ainsi plus portée sur son rôle de parrain (ou désigné comme tel). Rares sont les graffeurs

118 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 87.

119 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 320.

120 BECKER, Howard, op. cit., p. 349.

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qui détaillent ses qualités de graffeur et fondent cette reconnaissance en priorité sur ce critère. Les réticences à reconnaître Ashekman comme des artistes participent du même type de processus, aucune mention n'est faite de leurs qualités artistiques. Sont-elles d'ailleurs remarquées ou analysées ? Meuh, Fish ou Kabrit n'y prêtaient absolument pas attention et, lorsque nous abordions cet aspect, peu de remarques leurs venaient si ce n'est que, peu importe les qualités qui pourraient leur être reconnues, elles étaient dégradées par leur « tricherie ». Bien sûr, les dynamiques propres à la constitution de la scène artistique y jouent pour beaucoup ; il semble donc que le processus d'allocation de la réputation par les pairs est autant affaire de conventions et d'affinités sociales que de propriétés esthétiques.

Marchands et collectionneurs

Grand public

Experts

Pairs

Cette absence « d'objectivité », ou du moins d'un référentiel stable pour juger d'une oeuvre, mène à la question de la pertinence des pairs dans la désignation de ce qui est art, et de qui est artiste. Une reconnaissance des pairs, préalablement à toute autre forme de reconnaissance, est-elle essentielle et indispensable ? Que fait-elle à celui qui sera alors désigné, ou non, comme talentueux ? Alan Bowness, dans The Conditions of Success. How the Modern Artist Rises to Fame, cherche à distinguer quatre cercles de reconnaissance : les pairs, puis les experts (critiques, conservateurs, commissaires d'exposition, etc.), les marchands et collectionneurs et, enfin, le grand public. Ces cercles de reconnaissance sont cumulatifs et progressifs, et Bowness considère, à partir de cas concrets, qu'un individu qui serait immédiatement reconnu par le grand public aurait plus de difficultés à se faire reconnaître comme artiste, justement parce que les cercles précédents n'ont pas validé cette reconnaissance, ni l'artification de la pratique. Le graffiti occupe une place très particulière puisque les experts, acteurs essentiels de la reconnaissance artistique, sont absents de ce processus. Quoi qu'il en soit, la pratique montre effectivement qu'il est difficile, pour des graffeurs qui n'auraient pas été reconnus en premier lieu par les pairs, d'être reconnus ensuite pour leur talent : Yazan, Potato Nose, Ashekman, sont autant de graffeurs qui peinent à se faire reconnaître par le reste des graffeurs beyrouthins. Cette consécration par les pairs devient d'autant plus importante que le champ s'autonomise, ou qu'il se construit de manière autonome. Chez Heinich et Shapiro comme chez Bourdieu, l'autonomisation du champ artistique est primordiale au processus de reconnaissance. Elle réaffirme d'autant plus le rôle des pairs dans l'allocation de la réputation qu'ils ne sont pas dépendants des mécènes

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ou du public. L'autonomie du champ et, par conséquent de l'artiste, devient un critère essentiel de la reconnaissance par les pairs. Cette autonomie se comprend alors comme une indépendance vis-à-vis des marchands ainsi que de l'État (d'où, nous le verrons, le fait qu'Ashekman soit si vivement vilipendé). La consécration des graffeurs dépendra de plus en plus de leurs pairs, à la fois organisés et autonomes, et donc de la place qu'un individu occupe au sein de cette organisation. Or, cette allocation de la réputation par les pairs n'implique-t-elle pas des conséquences sur celui qui est reconnu ou qui se voit refuser cette reconnaissance ? Et sur le groupe dont il est issu ? À ce sujet, Bourdieu retire deux types de conséquences, lesquelles affectent l'artiste comme le champ qui le reconnait et le désigne comme tel. D'une part, si la consécration dépend de la position occupée dans le champ, cette même consécration ouvre de nouveaux possibles pour l'artiste dans ce champ lui-même :

Principes des aspirations qui sont vécues comme naturelles parce que immédiatement reconnues comme légitimes, ce droit au possible fonde le sentiment quasi corporel de l'importance, qui détermine par exemple la place que l'on peut s'accorder au sein d'un groupe - c'est-à-dire les lieux, centraux ou marginaux, élevés ou bas, en vue ou obscurs, etc., que l'on est en droit d'occuper, l'ampleur de l'espace que l'on peut décemment tenir, et du temps que l'on peut prendre (aux autres). Le rapport subjectif qu'un écrivain (etc.) entretient, à chaque moment, avec l'espace des possibles dépend très fortement des possibles qui lui sont statutairement accordés à ce moment, et aussi de son habitus qui s'est originairement constitué dans une position impliquant elle-même un certain droit aux possibles. Toutes les formes de consécration sociale et d'assignation statutaire, celles que confèrent une origine sociale élevée, une forte réussite scolaire ou, pour les écrivains (etc.), la reconnaissance des pairs, ont pour effet d'accroître le droit aux possibles les plus rares et, à travers cette assurance, la capacité subjective de les réaliser

pratiquement121.

L'aspect éminemment collectif du graffiti donne à voir directement cette ouverture. La possibilité de réaliser une pièce lors de « l'ABC jam » de mars 2015, par exemple, dépendait de la reconnaissance qui était accordée, en particulier celle que Kabrit, responsable de l'événement, pouvait donner à tel ou tel graffeur. À l'inverse, le cas de Krem2, jeune sur la scène et à qui on demande de « faire ses preuves », montre toute la difficulté qu'il y a à ne pas être (encore) reconnu par les pairs : si Meuh le prévenait lors de sorties graffiti, depuis son départ, les autres pairs considèrent qu'il n'a pas encore acquis sa place. Ce champ des possibles est limité de facto, d'autant plus qu'il est difficile de se maintenir dans l'engagement sans la présence du facteur collectif. D'autre part, la consécration d'un artiste par les pairs, comme tremplin vers une reconnaissance plus large, aurait un effet sur la constitution et les solidarités du champ artistique lui-même : « Petites sectes isolées, dont la cohésion négative se double d'une intense solidarité affective, souvent concentrée dans l'attachement à un leader, ces groupes dominés tendent à entrer en crise, par un

121 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 429.

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paradoxe apparent, lorsqu'ils accèdent à la reconnaissance, dont les profits symboliques vont souvent à un petit nombre, sinon à un seul, et que s'affaiblissent les forces négatives de cohésion (...) »122. Ces évolutions sont autant de « risques » pressentis par les graffeurs, en particulier ceux membres d'ACK, REK et RBK, dont certains commencent à acquérir une réputation qui n'est plus seulement le fait du jugement des pairs. La réputation d'Eps montre bien ce mécanisme puisque, à mesure que sa réputation augmente, les dédicaces à ses crews d'appartenance diminuent. Les relations affectives paraissent intactes, surtout dans les discours tendant à réaffirmer ces relations d'amitié. La consécration d'un graffeur parmi les autres, l'augmentation des relations avec le secteur commercial, soulèvent néanmoins la crainte de certains acteurs que la scène ne parte dans le « mauvais chemin ». En fait, il s'agit plus exactement d'une crainte à ne plus disposer du premier rôle dans l'allocation de la réputation et de laisser des profanes ou marchands remplir ce rôle, avec pour conséquence de dévier (voire dévoyer) le processus d'artification et de reconnaissance artistique de la scène beyrouthine et de ses acteurs, à un niveau plus individuel.

2. La reconnaissance des clients et passage d'une labellisation de « graffeur » à celle

« d'artiste »

L'absence de reconnaissance par les pairs de graffeurs comme Ashekman ou Yazan est partiellement causée par celle issue des marchands et collectionneurs. La constitution de la réputation relève d'une stratégie différente ; sans être reconnus des pairs, ils acquièrent toutefois une certaine forme de reconnaissance. L'importance des pairs dans ce processus n'est pas occultée mais elle doit être relativisée, fonction du type de reconnaissance que ces graffeurs cherchent à acquérir. De plus, les types de reconnaissance octroyés par différents acteurs peuvent se superposer sans se croiser ou être la conséquence d'une première reconnaissance par le cercle des pairs. La temporalité joue parfois un rôle central : un graffeur peut être reconnu par une partie des pairs, des clients, et rester totalement inconnu aux générations de graffeurs suivantes. Kabrit a construit sa réputation sur l'attachement aux pairs et a également pu se faire reconnaître progressivement par ses clients et leur réseau. Toutefois, s'il a conservé ces deux niveaux de reconnaissance, les graffeurs entrés sur la scène à partir de 2012-2013 comme Spaz, Exist ou Sup-C, ne le connaissaient pas jusqu'à leur rencontre en 2014. Ainsi, une reconnaissance acquise dans un cercle à un moment donné s'actualise constamment pour être conservée. La désignation consensuelle de Kabrit comme « meilleur » par ces graffeurs en particulier est autant le fruit d'une réputation précédemment acquise que de la reconnaissance par ses clients. En somme, la reconnaissance des pairs peut être renforcée et réaffirmée grâce au passage par une reconnaissance des clients : le nombre

122 Ibid., p. 439.

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d'oeuvres réalisées dans le cadre de commandes vient donner du poids, ou, plus clairement, vient confirmer et avaliser cette réputation par les pairs, ce qui est aussi visible chez Eps.

Quelques indices témoignent de la construction de la réputation par les marchands et collectionneurs, bien différents de ceux généralement avancés par les pairs : taille de l'investissement financier, nombre de commandes reçues, rappel et augmentation du nombre de clients et recommandations. Si ces cercles se conçoivent comme autant de passages cumulatifs, la diversité des modes de reconnaissance au sein de chacun d'entre eux empêche tout passage systématique de l'un à l'autre selon un processus purement linéaire. Bien souvent, il s'agit plutôt de reconnaissances qui se superposent et qui, au fur et à mesure qu'elles s'acquièrent, finiraient par trouver une certaine cohérence, peut-être construite a posteriori. Il apparaît même que le prestige ou la réputation du client vient valider ou invalider la réputation du graffeur ; Kabrit gagne en prestige lorsqu'il travaille pour le centre commercial ABC (et qu'il invite ses pairs à y participer), ou au Train Station. La « qualité » des clients est indispensable à la construction de la réputation puisque ce sont eux, principalement, qui permettent de labelliser l'artiste ainsi que d'agrandir son réseau et portefeuille de clients. Le rôle de l'intermédiaire aurait tendance à s'accroître, notamment grâce aux particuliers, et aux femmes : « les femmes de l'aristocratie et de la bourgeoisie occupent dans le champ du pouvoir domestique une position homologue de celle que tiennent les écrivains et les artistes, dominés parmi les dominants, au sein du champ du pouvoir : cela contribue sans doute à les prédisposer à jouer le rôle d'intermédiaire entre le monde de l'art et le monde de l'argent, entre l'artiste et le « bourgeois » »123. Ce sont elles qui contribuent à rendre visible un graffeur et qui, souvent, créent des relations de confiance avec celui-ci. À tel point que Kabrit, qui a déménagé en Irlande en septembre 2015, trouve ça « très bizarre qu'il y ait toujours des gens qui [l']appellent » depuis le Liban pour effectuer des commandes. Comment comprendre la démarche de ces clients, alors que la scène graffiti est extrêmement jeune et qu'elle représente un placement potentiellement risqué, peu reconnu et institué ? Tout aussi risqué que puisse être l'investissement financier dans ce type d'art, il représente une opportunité pour ses acheteurs, financière et réputationnelle. En comparaison avec le reste du marché de l'art, le graffiti est actuellement très peu onéreux : « c'est un petit pays genre, tu sais très bien... Et y a des gens qui ont les moyens de payer un luxe comme un nouvel art comme, comme du graffiti, qui est d'ailleurs pas très cher au Liban ». Cette opportunité financière se corrèle à la rétribution en terme de prestige et de distinction que les clients pourraient en tirer, puisque « le culte de l'art tend de plus en plus à faire partie des composantes nécessaires de l'art de vivre bourgeois, le « désintéressement » de la consommation « pure » étant indispensable, par le

123 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 412-413.

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« supplément d'âme » qu'il apporte, pour marquer la distance à l'égard des nécessités primaires de la « nature » et de ceux qui y sont soumis »124.

B. Une diversification des modes de diffusion et de visibilité

médiatique

Tous les graffeurs n'ont pas, du moins pas encore, la possibilité d'être reconnu par les marchands et collectionneurs. Qui plus est, la spécificité du graffiti tient à son absence des lieux de consécration « classiques » comme les galeries, qui accueillent les critiques. Le médium même de cette pratique est l'espace urbain, donc non transportable. La multiplication des réseaux d'information et de communication peuvent, dès lors, apparaître comme des appareils de consécration privilégiés. Cette visibilité, qui appelle plus l'international, déconnecterait l'oeuvre de son ancrage local ; en même temps elle ne peut être détachée de phénomènes plus locaux. Le bouche à oreille constitue, à l'intérieur du territoire national, un vecteur essentiel de la visibilité des acteurs. D'autant plus que les oeuvres, pièces de graffiti, ne peuvent être transportées ; le mur où repose la pièce, sans la présence de son propriétaire, contribue à cette reconnaissance territoriale restreinte, plus que restreinte puisque ne dépassant pas les murs de Beyrouth. L'articulation du local et de l'international n'est permise que par ces circuits d'information et de communication, contribuant à un élargissement de la reconnaissance des graffeurs, quand bien même ils resteraient actifs à Beyrouth uniquement.

1. Le bouche à oreille et la présence, vecteurs essentiel de la visibilité artistique des graffeurs

Le « bouche à oreille » fait passer le graffeur d'une pratique personnelle à une activité ouvertement reconnue comme artistique, mais n'est pas monopolisé par les acteurs « commerciaux ». Le bouche à oreille permet aussi aux graffeurs de se faire connaître de ceux qui deviendront un public initié. La constitution de ce public restreint rappelle d'ailleurs les propos de Bourdieu sur l'homologie structurale entre monde social et art : le type de public apte à recevoir et à s'intéresser au graffiti l'est parce que ce dernier reflète leurs intérêts et les valeurs, socialisations ou mondes sociaux dans lesquels ils ont eux-mêmes évolué. Plus encore, cette rencontre entre auteurs de graffiti et public d'initiés n'est possible que parce que, d'une certaine manière, ils proviennent d'un même milieu social, milieu qui, comme Wagner125

124 Ibid., p. 415.

125 WAGNER Anne-Catherine, op. cit.

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le montrait, peut trouver à s'internationaliser. Ainsi, ces graffeurs trouvent public dans un univers social et culturel similaire ou identique, et qui repose sur ce bouche à oreille. Avec le recul, nous reconnaissons que notre propre intérêt pour le graffiti naît d'une logique de réseau, donc par des espaces sociaux et territoriaux communément fréquentés. La rencontre avec Meuh procède d'un contexte tout autre que celui du graffiti. Comme chez Vagneron126, Meuh, compris comme un informateur du fait de sa place particulière au sein de la scène graffiti, a constitué « le biais d'entrée dans notre terrain » avant que celui-ci ne devienne un terrain d'analyse sociologique. Sa place particulière au sein de la scène graffiti tient à son entrée récente, à ce qu'il n'est pas Libanais et n'est resté que trois ans au Liban ; de plus, sa double casquette de journaliste et de graffeur le pose en médiateur privilégié entre graffeurs et public d'initiés, public qu'il contribue lui-même à développer. Graffeur, il est aussi le communicateur, si ce n'est le communiquant, de cette scène, en direction de relations personnelles sur le mode de la « mission » qu'il se serait lui-même imposée : faire reconnaître le graffiti et ses acteurs comme un art. Quoi qu'il en soit, la rencontre avec Meuh, puis les autres graffeurs, réduit dans un premier temps notre qualité d'initié à l'enseignement de ce premier informateur. Par suite, l'initié peut devenir informateur à son tour, donnant à connaître à d'autres personnes de son entourage l'existence du graffiti et contribuant (ou non d'ailleurs) à sa reconnaissance comme art. Même lorsque ces stratégies de visibilité atteignent un plus haut degré de visibilité, le phénomène de bouche à oreille reste central. Cette pratique s'imbrique aisément avec celle des réseaux sociaux. Les Photo Graff Beirut Tour, proposés par Meuh et le photographe Bilal Tarabey, combinent ces deux logiques. La publication sur Facebook de ce type d'événements peut avoir un certain effet et amener d'autres individus à s'intéresser au graffiti, mais qui reste marginal pour ceux qui ne connaîtraient ni les organisateurs ni le graffiti. Les personnes présentes à ces événements sont très majoritairement des connaissances, amicales voire festives : le coût de l'engagement dans ce type d'événement pour ceux qui constituent le public des graffeurs parait moindre.

Cela vaut également pour les clients, le réseau se constituant principalement grâce à ce bouche à oreille. Celui-ci tient autant à l'importance des relations entretenues entre un graffeur et un client, qu'à ce client avec son propre réseau, qu'aux relations entre graffeurs. Le réseau construit par un graffeur ne constitue pas une opportunité de commandes exclusivement individuelles, mais peut effectivement s'élargir et concerner ses pairs. Ainsi, le réseau de Kabrit est principalement constitué de « gens qui connaissent d'autres gens », tel un entre-soi culturel et social : « c'est une classe sociale assez précise, qui se connaît, qui se connaît entre elle, donc je pense que c'est ça, t'as fait un resto, euh y a un gars qui rentre et c'est le pote du patron, il dit « - ah c'est cool - ouais, ouais je te montre un peu ce qu'il a fait, je te montre les détails et tout euh, c'est le même gars qui avait fait le, la chambre du fils de je sais pas qui », il dit « - ah ok, ok,

126 VAGNERON Frédéric, op. cit., p. 88

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passe-moi son numéro », c'est ça... ». Ce transfert de contacts, voire de répertoires de clients, se fait aussi « entre artistes... on passe des contacts, c'est ce que je fais maintenant pour Exist et Spaz et Sup-C et Meuh d'ailleurs, parce que Meuh en a toujours besoin (rires) ». La constitution de la réputation par le bouche à oreille nécessite de connaître les « bonnes » personnes, celles qui, pairs comme clients, peuvent contribuer à la promotion au rang d'artiste. Ces transferts sont d'autant plus visibles que, tout en étant très locaux et portés sur la présence et la relation directe, ils ne sont pas limités territorialement : Eps ou Ashekman, par la constitution d'un réseau à l'étranger lié à leurs connaissances personnelles, peuvent obtenir des commandes et une publicité extérieures, en particulier à Dubaï et d'autres pays du Golfe. Enfin, la multiplication de ce bouche à oreille, qui passe tant par les commandes que par les stratégies de communication de la production personnelle (au sens d'indépendante de tout impératif commercial), peut être réinvestie lorsque les graffeurs souhaitent mobiliser un public autour d'événements particulier ; les Secret Walls x Beirut ou Sha3be Bandit Bay renforcent leur visibilité, sur un terrain où le public initié peut directement assister à leurs performances.

2. L'oeuvre sans son propriétaire : la visibilité en espace urbain

L'espace urbain est le médium clef de la reconnaissance pour qui chercherait à se faire connaître des autres graffeurs. Parallèlement, il devient le lieu d'exposition des pièces les plus avancées (dans la carrière). La recherche et l'occupation de spots largement visibles sont monopolisées par les graffeurs confirmés, qui souhaitent faire valoir leur technique et leur talent. La réduction considérable du nombre d'intermédiaires entre l'auteur et son public supprime le coût d'accès à l'art, coût tant symbolique (démarche d'aller en musée, réseau social en galeries, etc.) que matériel (prix d'entrée). L'argument d'un art qui viendrait au public plus que le public ne vient à l'art est fortement investi et partagé entre les graffeurs. Il sera ensuite réinvesti dans un discours plus réflexif et socialement « engagé ». Les murs ne constituent qu'un niveau de reconnaissance, qui peut être additionné, complété, et dialoguer avec d'autres, mais il reste, dans la plupart des cas, indépendant de ces autres lieux ou niveaux de reconnaissance. La réputation qu'a Fish sur les murs est inexistante dans le marché institutionnel ou particulier de l'art, la reconnaissance d'Eps sur les murs est bien différente - et moins conditionnée - que celle qu'il acquiert lors de la réalisation de commandes, etc. Sans nier ces autres niveaux de reconnaissance, il apparaît néanmoins que le mur devient la vitrine officielle du graffiti, qu'il est la nouvelle toile127 de l'artiste. De plus, en « mettant volontairement son travail sur les murs, dans la cité », le graffeur se place « hors du marché » et donc des appareils de consécration qui gravitent autour de celui-ci ; c'est par ce placement que les graffeurs conservent

127 PRADEL, Benjamin, Une action artistique en milieu urbain : le graffiti ou l'impossible reconnaissance, Mémoire pour l'obtention du diplôme d'Institut d'Études Politiques de Grenoble, 2003, 145 p., p. 75.

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« l'indépendance nécessaire pour pouvoir faire un art engagé selon [leurs] propres conditions »128. L'avantage est surtout de pouvoir garantir une autonomie et un plein contrôle quant à la gestion de sa visibilité, puisqu'ils sapent très clairement les intermédiaires traditionnels et consacrés du marché de l'art contemporain.

En revanche, l'autre pendant de cette visibilité tend à dissocier dans cet espace la reconnaissance de l'artiste de celle de l'oeuvre. De plus, elle pose la question de la désacralisation, voire de la non-sacralisation de l'oeuvre, ce qui entre en rupture profonde avec la théorie de la réputation de Becker. Cette dissociation entre l'oeuvre et l'artiste s'opère à plusieurs échelles, recréées dans l'espace urbain lui-même. Premièrement, la reconnaissance par un public plus large (les passants) porte sur une oeuvre jugée plaisante ou belle, et très peu sur l'artiste : il resterait cette « présence anonyme dans le quartier », cette « personne qui est là quelque part, qui existe, mais que tu connais pas exactement » (Kabrit). À l'inverse, le marché de l'art institutionnel, les clients, collectionneurs et marchands vont très peu dans la rue, et reconnaissent l'artiste par ses commandes plus que par son oeuvre personnelle, placée dans la rue. La conciliation entre reconnaissance de l'individu et de l'oeuvre revient, encore, à ce public extrêmement restreint que représentent les pairs et initiés, qu'ils soient des amis, des connaissances, ou des relations familiales. Quant au problème de la sacralisation de l'oeuvre, il entraîne plusieurs sous-questions : peut-on considérer comme art ce qui ne peut être sacralisé, en raison même de son support ? Le graffiti reste-t-il du graffiti s'il est « sacralisé » ? Peut-on reconnaître le graffiti comme un art, lorsqu'il bouscule les appareils de consécration conventionnels ? Ces questionnements mériteraient de plus amples recherches, que nous ne pouvons malheureusement effectuer ici. Nous pouvons cependant avancer quelques pistes, à commencer par le fait que le graffiti à Beyrouth semble plus sacralisé que dans les autres scènes, qui se sont longtemps attachées à le rayer du paysage urbain. Toutefois, la présence dans l'espace urbain tend à confondre l'oeuvre et l'espace, puisqu'elle n'est pas placée au-dessus du cadre de vie habituel des individus mais y est pleinement intégrée : volonté des graffeurs certes, mais qui a pour conséquence de fondre l'oeuvre jusqu'à ce qu'elle devienne parfois inaperçue du grand public. Tout au plus, une pièce fera office de décoration, c'est justement « joli », « regardable », « gai » mais, des passants que nous avons rencontré lors des observations peu l'ont qualifié comme un « art ». Les pièces sur les murs ont tendance à recevoir cette reconnaissance et cette « sacralité » de la part des pairs et initiés ; quant aux marchands (etc.), la sacralisation de l'oeuvre survient lors du passage à la toile, soit quand elle rentre à l'intérieur, en galerie ou propriétés privées. Finalement, une dernière question surgit, à laquelle nous ne pouvons répondre : l'art a-t-il besoin d'être sacré ou sacralisé pour être art ?

128 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 324.

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3. Un développement récent de la visibilité par les réseaux sociaux et circuits de diffusion officiels

Outre ces questionnements divers sur ce que devrait ou ne devrait pas être art, les problèmes de reconnaissance posés par l'espace urbain peuvent être surmontés grâce au développement progressif, et très récent, des stratégies de visibilités sur les réseaux sociaux et circuits de diffusion officiels - entendons par-là les journaux, émissions, documentaires ou travaux, dans leur version originale ou internet. Bien que représentant une extraordinaire opportunité, ces médiums requièrent la maîtrise d'un certain nombre de compétences et ressources communicationnelles. La gestion d'une page sur les réseaux sociaux devient préférable. Il faut savoir la rendre attrayante et gérer la temporalité des publications : publier son travail assez souvent pour « fidéliser » l'observateur virtuel, mais pas trop pour ne pas inonder son fil d'actualités, au risque de ne plus rendre visible les oeuvres que l'on souhaite valoriser. Spaz fait preuve d'une compétence indéniable en la matière, à la différence de Kabrit, dont l'activité et la visibilité sur internet sont quasi-inexistantes. Dans leurs relations avec des médiums plus officiels, en particulier les journaux et sites internet, c'est la capacité à s'exprimer et faire valoir ses idées, sa personnalité, son talent, de manière concise et claire qui importent, soit la nécessaire adaptation du discours à la forme médiatique. Eps, Meuh ou encore Ashekman se distinguent positivement par cette mise en scène de soi - ce qui ne correspond pas à une perte d'authenticité pour autant. Ils sont capables de rendre clairement des propos plus homogènes et cohérents que lors des entretiens ou des débats entre pairs. La comparaison entre la forme de l'interview et celle de l'entretien est particulièrement constructive, d'autant plus avec les graffeurs habitués à s'exprimer en direction des médias. Cette comparaison traduit également la difficulté d'accéder à un niveau supérieur dans la conversation avec ces graffeurs. Avec Phat2, l'entrée dans une discussion plus profonde s'avérait ardu : premièrement, parce que la différence entre entretien sociologique et interview pour un journal restait ténue selon lui. Deuxièmement, parce qu'habitué à fournir des réponses claires et concises, adaptées au format médiatique, il était compliqué d'obtenir des réponses plus détaillées sans détailler nous-mêmes nos questions - au risque d'influencer ses réponses. Il a donc fallu un certain temps, l'élaboration d'une relation de confiance et la confirmation par ses pairs que nous n'étions pas là pour critiquer ses propos dans les médias, avant d'obtenir des réponses plus détaillées et des réflexions plus spontanées.

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L'utilisation du virtuel rend possible, facile et rapide l'extension de sa reconnaissance, dans des dimensions qui eurent été impensables autrement. Ces réseaux permettent, avec un investissement relativement faible, de développer la reconnaissance d'un artiste en dehors des frontières nationales et des réseaux de sociabilité ordinaires. Cela est, en revanche, compensé par une concurrence accrue sur les réseaux sociaux face aux autres graffeurs, beyrouthins comme internationaux. De plus, cela crée une dichotomie entre reconnaissance virtuelle et reconnaissance réelle, sur le terrain, d'un même artiste. Ainsi, des graffeurs peu reconnus par les pairs et peu présents dans l'espace urbain acquièrent une renommée considérable sur ces réseaux et dans les journaux, à l'instar de Potato Nose. Retombées positives et négatives sont à prévoir : d'un côté, Potato Nose a été vivement et publiquement critiqué par le photographe et historien de l'art Gregory Buchakjian, qui avoue de son propre-chef ne pas l'avoir fait s'il n'était pas tombé « par hasard sur le net », sur un article parlant des graffitis réalisés par ce graffeur sur le Holiday Inn Hostel de Beyrouth, et qu'il ne le connaissait pas avant. De l'autre, cette reconnaissance médiatique et virtuelle a permis à Potato Nose d'organiser une exposition dans la galerie Cynthia Nouhra de Beyrouth en septembre et octobre 2015. Le passage d'une reconnaissance virtuelle à une reconnaissance de fait, réintégrée à l'espace beyrouthin, semble rappeler que ces niveaux de visibilité et de reconnaissance peuvent dialoguer et se compléter dans le but

SAGOT-DUVAUROUX Dominique, MOUREAU Nathalie, « De la
qualité artistique à la valeur économique » in Le marché de l'art
contemporain
, Paris, La Découverte, « Repères », 2010, 128 p.

d'une reconnaissance plus générale.
L'allocation de la réputation ne procède pas d'une voie « royale » et immuable, mais plutôt d'interactions constantes entre différents niveaux de visibilité au sein et entre lesquels les graffeurs restent relativement libres de construire des passerelles et stratégies de reconnaissance diversifiées et non figées.

C. La commercialisation comme indicateur de professionnalisation ?

Les graffeurs adoptent certes des stratégies de reconnaissance diverses, mais qu'est-ce qui permet effectivement de les reconnaître comme des artistes professionnels ? À partir du moment où elle permet de percevoir des revenus réguliers, la commercialisation définit-elle l'auteur et son activité comme professionnels ? Lorsqu'une scène artistique est en pleine émergence et ses canons peu fixés, la rémunération peut apparaître comme un indicateur incrémental de l'état de professionnalisation des

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graffeurs beyrouthins. Toutefois, cette logique commerciale, plus qu'un moyen de reconnaissance artistique, peut également révéler une nécessité financière. Ces deux cas de figure, enfin, appellent à reprendre et analyser les représentations et discours des graffeurs sur la commercialisation du graffiti. Ils puisent dans l'imaginaire du graffiti et, ce faisant, réveillent les dissensions entre une vision du graffeur vandale face à l'autre, commercial, qui serait perçu comme un vendu.

1. La rémunération et la rétribution comme baromètres de l'état de professionnalisation et

de reconnaissance

Becker considère avec réalisme que « la participation au système de distribution officiel est un des indices qui permettent à un monde de l'art de distinguer les vrais artistes des amateurs »129. La manière dont le nombre de commandes et le montant des rémunérations contribuent à accorder du crédit à un graffeur en est une première illustration. Bien entendu, il ne s'agit pas de dire ce qui est en soi professionnel, mais plutôt d'analyser le processus de labellisation de certains graffeurs comme professionnels, en particulier par les émetteurs de commandes. À partir de là transparaît une distinction nette entre ceux qui seraient professionnels et les autres, amateurs : ce qui en vivent sont opposés à ceux pour qui il ne s'agit encore que de rétributions valorisantes130. Eps ou Yazan Halwani sont considérés comme professionnels parce qu'ils reçoivent un nombre important de commandes de particuliers et d'entreprises. Cela s'accompagne, souvent, d'une diminution du temps employé à la réalisation de pièces personnelles, ainsi que d'un détachement plus ou moins marqué vis-à-vis des pairs. Qui plus est, nous l'avions dit, la qualité de la réputation d'un client peut avoir des répercussions sur la reconnaissance professionnelle d'un graffeur : Meuh était impressionné, par exemple, par les clients d'Eps, notamment à Downtown, quartier le plus « huppé » de Beyrouth. Si ces clients sont parfois dénigrés, la plus-value réputationnelle vient de la difficulté à accéder à ces milieux, encore plus à être reconnus par eux comme professionnel. Le montant des rémunérations perçues, s'il n'agit pas à l'état brut comme élément de comparaison entre graffeurs, montre toutefois un certain état de professionnalisation. En effet, un graffeur qui acquiert une réputation de professionnel sera en mesure de demander une rémunération plus élevée qu'un graffeur débutant pour un travail similaire. La rétribution joue ce rôle de baromètre d'autant plus efficacement que, contrairement à la typologie proposée par Heinich et Shapiro, les conditions d'entrée dans la pratique n'ont pas encore été modifiées en vue du processus d'artification : aucune formation diplômante en graffiti n'existe en université, que ce soit à Beyrouth ou à l'international.

129 BECKER, Howard, op. cit., p. 116.

130 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., . 323.

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Outre le nombre de commandes et le montant des rémunérations, la démarche des clients rend perceptible ce passage de l'amateur au professionnel. Au fur et à mesure qu'un graffeur obtient des commandes et les satisfait, qu'il est reconnu comme artiste, les clients auront tendance à le payer en sa juste qualité d'artiste. Ainsi, l'autonomie et l'indépendance du graffeur ne seraient pas contrariées parce qu'il travaille pour quelqu'un, puisque ce quelqu'un le paie pour « être artiste ». Chez Kabrit comme chez Phat2, cette perception de la professionnalisation de leur activité apparaît très clairement, sachant qu'elle est à la fois un but et un moyen de reconnaissance :

- Phat2 : the better my technique the better I can paint. The better I can paint, the better works I produce.

The better works I produce, the more people will notice. The more known I get, the more people will want to buy my work... and selling more work means money means living costs and then it means living as an artist and making money from it... happiness.

- So, would you say that retribution for your art is one of its main goal ? Are you currently living from it ?

- Phat2 : yes, as a full time freelance artist and designer, and yes of course that's my main goal, getting

better and better as an artist for 1) my own satisfaction and fulfilment and 2) for making money without being a slave or a prostitute, by doing what I love doing...

- How can you save yourself from being a slave or a prostitute in graffiti ?

- Phat2 : I have no boss. No god. No strings. So I can't be controlled, and nobody can give me any orders,

I'm free !

- Even those who are paying you ?

- Phat2 : even those who are paying me, because if I don't like it I can just cancel them... I'm an artist, not

a worker. People don't give me directions on how to work or what to paint. Maybe you don't know, but that's not how it works (...)

- So they let you do whatever you want or almost because they consider you as an artist ?

- Phat2 : yes, they WANT me to do what I want ! Smart clients will let you create freely without too many

specifications, because they know they'll get the best quality out of an artist when he has creative freedom...

La rémunération apparaît comme un stade d'achèvement de leur apprentissage et d'officialisation de leur reconnaissance en tant qu'artiste. Ce cas de figure, où une grande liberté est laissée à l'artiste, n'est possible que lorsqu'il existe une homologie structurale entre clients et producteurs, homologie qui permet une rencontre pacifiée entre offre et demande.

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2. L'autre versant de cette commercialisation relève plutôt d'une nécessité financière

Lorsque cette « homologie entre l'espace des producteurs et l'espace des consommateurs »131 est instable ou rompue, ce sera alors au producteur de s'adapter à la demande du consommateur. Si Phat2 se refuse à réaliser des commandes qui ne lui plairaient pas, les nécessités financières des graffeurs ne permettent pas toujours de refuser les offres qui leurs sont soumises. Dans son discours, on remarque d'ailleurs des nuances à mesure que la conversation avance et que l'on discute de cas concrets. Même s'il se refuse à être un « esclave » ou une « prostituée » (ce qui implique, dans son idée, le refus de tout compromis avec le client) Phat2 se montre en réalité plus ouvert et accepte de recevoir des conseils et/ou critiques de la part des clients. En fonction de ce qu'ils souhaitent, il cherche dès lors à modifier ses esquisses pour satisfaire ses clients, à condition qu'il « reste inspiré » par la demande :

For example, the last project I worked on was for a make-up and cosmetics thing, they told « we like your work, we want to pay you to paint something for us » and then they sent me a few images about their brand and some keywords like « fun, feminine, dangerous ». I look at the stuff they sent and get inspired by their colors, their style their information and all... so then I create a suitable artwork for them. If they don't like it, I'll ask what they didn't like, and modify it accordingly, or sometimes I create a new artwork altogether.

Cette attitude plus conciliante est due, en partie, à cette nécessité financière, puisque le graffiti représente un potentiel de revenus non négligeable : une commande peut aller d'une centaine de dollars pour un dessin à plusieurs dizaines milliers de dollars pour une fresque de plusieurs mètres, fonction de ce que le client est prêt à investir pour un graffeur (un « nom »), du temps et du matériel requis.

Ce type de réalisation est, souvent, moins relayé sur les réseaux que d'autres travaux, personnels ou rémunérés mais plus attrayants esthétiquement parlant. Aussi, les commandes qui relèvent plus du job alimentaire font parfois oublier le graffeur lui-même. Il faut relativiser l'importance de la commercialisation dans le processus de reconnaissance des graffeurs car, si elle peut agir comme un levier important de la réputation d'un graffeur, elle peut aussi le réduire à un exécutant ou à un décorateur d'intérieur, plus qu'à un artiste. Le choix des clients et des commandes que l'on acceptera ou non est le fruit de divers calculs, conscients et inconscients, mus par la nécessité autant que par les ambitions sur le long terme.

131 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art... op. cit., p. 410.

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3. Les débats sur la commercialisation : du vandale au vendu ?

Ces contraintes s'insèrent dans des considérations plus larges, qui prennent la forme d'un débat entre les pairs eux-mêmes sur la place que devrait avoir le graffiti vis-à-vis du marché de l'art et du risque qu'il devienne commercial132, donc plus du graffiti. Au centre de ce débat se retrouve bien cette « ambiguïté entre une reconnaissance à la fois rêvée et dénoncée comme dévoiement des principes originels du tag »133. La critique de la commercialisation des graffeurs est, en fait, assez restreinte au milieu des pairs et pratiquants. Les interviews sont faites pour démentir, entre autres, l'idée que le graffiti beyrouthin deviendrait commercial, néanmoins cette question demeure prégnante dans la sphère privée. Elle renoue avec l'idéal de l'artiste complètement autonome des sphères de l'argent, du pouvoir, ainsi qu'avec l'idéal du régime vocationnel de l'art, soit « l'art pour l'art ». Il est vrai que, dans les arts classiques et surtout depuis le XXe siècle, on trouve ce type de dichotomie entre art commercial et art « pur », dichotomie largement réinvestie par les graffeurs :

Cette structure qui est présente dans tous les genres artistiques, et depuis longtemps, tend aujourd'hui à fonctionner comme une structure mentale, organisant la production et la perception des produits : l'opposition entre l'art et l'argent (le « commercial ») est le principe générateur de la plupart des jugements qui, en matière de théâtre, de cinéma, de peinture, de littérature, prétendent établir la frontière entre ce qui est art et ce qui ne l'est pas, entre l'art « bourgeois » et l'art « intellectuel », entre l'art « traditionnel » et l'art d' « avant-garde »134.

De fait, le commercial irait à l'encontre d'une reconnaissance de la production des graffeurs comme art pur, ce qui va également à l'encontre de l'idéaltype du tagueur-graffeur. Nul besoin de rappeler le nombre conséquent de critiques émises dans les autres scènes graffitis, que ce soit à Ivry, Grenoble ou aux États-Unis, pour comprendre que le graffeur s'engagerait, dès l'origine et par l'imaginaire qui en est véhiculé, dans une démarche anticapitaliste et contre les systèmes politiques en place (puisque s'attaquant directement à l'espace public) : sommairement, le graffeur devrait être vandale pour être vraiment un graffeur. D'autres problèmes plus réflexifs émergent de cette difficile conciliation entre graffiti et logique commerciale : impression de se vendre, de mettre en péril sa propre reconnaissance et celle de la scène beyrouthine, de travailler pour ceux que l'on méprise, qu'ils soient l'État, les grandes entreprises ou les clients privés. Le dénigrement quasi-systématique des graffeurs les plus commerciaux ou désignés comme tel, à l'instar d'Ashekman - qui semble être la « bête noire » des autres graffeurs - s'insère dans une critique politique et sociale du graffiti. Rejeter, au moins dans le concept et dans le discours, la commercialisation du graffiti revient à critiquer les clients et leur milieu social d'origine, cette « classe

132 FACHE, Wilson, « Le graffiti commercial est-il vraiment du graffiti ? », op. cit.

133 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 88.

134 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 270.

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sociale assez précise » (Krem2), souvent confondue ou cooptée (dans l'imaginaire des graffeurs) aux sphères politico-communautaires du pouvoir. Le malaise des graffeurs tient à ce que, paradoxalement, leurs oeuvres deviennent des instruments de distinction sociale pour les clients, alors qu'ils souhaitent faire valoir une image du graffiti gommant ces distinctions.

Le problème soulevé par la commercialisation repose surtout sur le fait qu'elle constitue une opportunité autant qu'un danger dans la reconnaissance des graffeurs et de la scène beyrouthine. Cet entre-deux est très particulier puisqu'on semble se trouver à une période « charnière » de cette scène, ni totalement émergente ni totalement reconnue ; il laisse les acteurs de cette scène incertains quant à la voie à suivre. La commercialisation et la visibilité qui s'ensuit jouent un rôle important dans la reconnaissance de l'artiste, et contribuent à faire reconnaître le graffiti comme un art à part entière, géographiquement et esthétiquement spécifiques. Pourtant, cette même commercialisation peut rabaisser le graffiti beyrouthin à un art seulement commercial, donc à du non art ou, du moins, à un art « non pur ». Cette vision, si elle devait s'imposer à terme, n'empêcherait pas les graffeurs qui en sont issus de recevoir des commandes, mais ils seraient cantonnés à représenter un art commercial, de pouvoir presque, voire, dans le pire des cas, un divertissement ou de la décoration. Ces inquiétudes sont présentes dans les observations et entretiens, avec en trame de fond ce leitmotiv du « si on foire pas... ». D'où les tentatives de prévenir ce type de dérive par la conciliation entre l'image de l'artiste « pur » et celle d'un artiste qui gagne sa vie de son activité. Envisageable dans les propos de Phat2, cette tentative est affirmée dans ceux de Meuh. Avec un certain recul, il tente de garantir l'intégrité artistique d'Eps face aux journalistes, mais aussi dans les conversations privées :

- C'est vrai que le graffiti ici, on en parlait justement y a quelques instants là euh, le graffiti au Liban a pris

une tournure agréable... Les gens non seulement l'acceptent mais en plus de ça tu, tu le disais, t'es allé peindre que ce soit dans la Beqaa ou bien dans le sud, etc., les gens t'apportent du café, des petits gâteaux et ils sont absolument ravis de voir ce que tu fais sur les murs... Ce qui, ce qui est complètement fou parce que toi, français, où on est obligé un peu de se cacher quand même en Europe quand on fait du graffiti, parce que cette « destruction » des euh, des pouvoirs publics, c'est le vandalisme, oui voilà... alors que ici euh, les pays arabes hein certains Sheikh veulent avoir du graffiti dans leur maison ou bien sur leurs murs, y a même des expositions du côté de Dubaï etc. où tous les graffitis artistes se sont rencontrés et c'était vraiment des stars alors que... (rires), alors que justement Alfred Bader m'avait raconté un peu cette histoire et m'avait dit que c'était complètement fou on, on était reçu comme des, bah voilà comme des artistes, comme des chanteurs, comme des méga stars, alors que en fait on fait du graffiti. Est-ce que tu trouves que, y a quelque chose d'un petit peu « faux », ou est-ce que au contraire ça te plaît ce, ce côté « star system » du graffiti artiste dans le monde arabe ?

- Meuh : star system je sais pas... même un mec comme Eps qui travaille beaucoup, il fait quand même
énormément de, de trucs gratuits dans la rue il euh... fin c'est, pour moi tu restes graffiti, tu restes

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graffeur tant que tu à faire des choses gratuitement sans demander d'argent et qui soient pas des commandes, on s'en fout que tu bosses à côté si t'arrives à vivre ce serait vraiment excessif de t'en vouloir pour ça tu vois...

- C'est vrai que ça reste quand même des artistes hein, euh les graffitis artistes, et puis ce que vous faites
est absolument superbe...
135

À retenir

La reconnaissance et le décernement du label d'artiste revient à un public encore restreint : les pairs jouent un rôle clef dans ce processus. S'ensuivent le public d'initiés, ainsi que les clients. D'autres techniques de visibilité sont mises au jour, en particulier la visibilité médiatique. Celle-ci passe principalement par les réseaux sociaux, les appareils de consécration journalistiques, mais le bouche à oreille joue un rôle décisif sur la constitution d'un réseau social fiable.

La commercialisation agit comme un indicateur de professionnalisation et de consécration de l'avancement dans la carrière à prendre avec précaution. Elle rejoint les considérations des graffeurs sur ce que devrait être le bon graffiti, et se révèle être un facteur opportun autant qu'un inconvénient potentiel (lorsque les acteurs cherchent à faire reconnaître la scène beyrouthine comme authentique et intègre).

La constitution de la réputation des graffeurs et de la scène graffiti sont des phénomènes progressifs et flexibles, fonction des différentes stratégies adoptées par chaque acteur. La réputation n'est pas un processus exclusif et univoque, les stratégies déployées restent diverses et font moins appel aux intermédiaires que dans les arts dits classiques.

Le processus de labellisation et d'allocation de la réputation traduit des stratégies actives et passives de la part des graffeurs. Sans être absolument rationnels, ils cherchent à faire reconnaître leurs oeuvres comme de l'art et leur figure comme artiste. Les cercles de reconnaissance y participent également, en confirmant ou en infirmant ces positions.

135 « À l'abordage des ondes avec Boutros al Ahmar », Light FM Lebanon, 3 novembre 2015, disponible à l'adresse https://soundcloud.com/lightfmlebanon/a-labordage-des-ondes-avec-boutros-al-ahmar-pierre-de-rouge.

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CONCLUSION

Cette analyse de la carrière se voulait axée sur ce que font ses participants dans le graffiti. Qu'apprennent-ils, comment réalisent-ils une pièce, quelles en sont les particularités esthétiques, etc. Ce qu'ils font et la manière dont ils en discutent nous permettent d'aborder la sociologie de l'art et le processus d'artification d'une pratique. À ce propos, les analyses d'Howard Becker sur les mondes de l'art, en particulier local, de Heinich et Shapiro sur le passage à l'art, et de Bourdieu sur les rapports entre art et marché, montrent que cette reconnaissance artistique est un processus long qui met au jour plusieurs facteurs essentiels. D'abord, si la méthodologie de la carrière comporte le risque de catégoriser les individus, elle permet toutefois de rendre au plus près les différentes séquences franchies par un individu dans sa pratique. Elle offre de plus la possibilité de corréler cette évolution personnelle à celle du champ dans son ensemble, justement parce que les participants construisent sa réputation en même temps que la leur. Aborder ensemble ces deux types de reconnaissance nous renseigne toutefois sur le niveau d'artification du graffiti à Beyrouth. La particularité de celui-ci tient à son émergence récente et semble, de fait, toujours en construction. Plutôt que de supposer une artification qui sera réussie par la suite, ce dont nous ne savons rien, nous concluons plutôt qu'à cet instant, la scène beyrouthine bénéficie d'une reconnaissance, même si son public demeure restreint et ses acteurs non systématisés ou institutionnalisés. Cette artification fait plus penser aux sous et contre cultures mais, visiblement, le graffiti à Beyrouth ne répond qu'à une partie de ces critères, et les discours tendent à le faire reconnaître d'une autre façon. Il convient de rappeler, enfin, que ces processus d'artification et de reconnaissance ne sont pas nécessairement linéaires, rationnels ou uniques. Les stratégies déployées, consciemment et inconsciemment, sont autant de combinaisons possibles en fonction des expériences individuelles de chacun.

En conservant ces nuances en mémoire, certains critères d'appréciation restent pertinents dans la définition du graffiti à Beyrouth, en tant que pratique artistique et, plus exactement, en tant que monde de l'art local. Premièrement, les spécificités esthétiques du graffiti tel qu'il se constitue à Beyrouth. Celles-ci concernent tant le développement stylistique individuel que l'appropriation de formes artistiques locales et internationalisées, concourant à la création de nouvelles conventions géographiquement limitées. Le facteur collectif également, à la fois par la mise en réseau des acteurs structurant un monde de l'art et par la logique du crew, soit d'une communauté restreinte aux liens affectifs forts. Cet aspect est primordial dans la phase d'engagement, mais surtout de maintien dans l'activité. Parce que cette pratique est le fait de productions communes, les individus divisent les coûts humains, financiers, organisationnels inhérents à la réalisation d'oeuvres. Cela permet également de se maintenir dans l'engagement par la dynamique qui s'y instaure puis dans le rôle qu'ont les pairs et les intermédiaires dans le processus de reconnaissance. Le

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maintien et la multiplication des stratégies de visibilité entreprises se doublent d'une commercialisation du graffiti, mais elle amène certaines gênes. En effet, on remarque que l'artification est en construction, puisqu'on arrive à une période où certains débats émergent quant à la conception du graffiti, de sa commercialisation et du type de reconnaissance qui en résulte. D'où l'importance des discours attachés à la pratique, discours souvent issus des participants eux-mêmes, dans le but de faire reconnaître le graffiti et leur figure d'artiste. La commercialisation, si elle reste « raisonnable » et conforme à l'idéaltype (adapté au contexte libanais) du graffeur, peut ainsi apparaître comme une chance de plus de monter en artification. Ces discours et représentations se diffusent également dans les médias, mais peu chez les critiques artistiques par exemple. Le graffiti à Beyrouth peut avec raison être considéré comme un monde de l'art local, mais il reste un monde de l'art en train de se faire.

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TROISIÈME PARTIE. QUAND L'ART PERMET DE SE RACONTER :
LES AMBIGUÏTÉS DE LA MISE EN DISCOURS FACE AUX ENJEUX
SOCIOPOLITIQUES DE BEYROUTH

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I. LA CRÉATION DE LA FIGURE DE L'ARTISTE : L'ART URBAIN

COMME SORTIE DE L'ASSIGNATION COMMUNAUTAIRE

L'aspect multiconfessionnel du Liban est cristallisé dans l'architecture de la capitale, puisque divisée en quartiers dans lesquels une confession majoritaire dénote. Suite à la guerre civile libanaise (19751990), ce phénomène s'est d'autant plus renforcé que la confession est, peu à peu, devenue un signe d'appartenance communautaire. Plus qu'une caractéristique de l'individu, elle est devenue l'élément premier de son identité, fermant de facto la voie à tout type d'identification laïc, politique, ou autre. Plus encore, si identité politique il y a, elle n'a été rendue possible que par la confusion - et la fusion - progressive entre appartenance communautaire et appartenance politique : les milices, reconverties en partis politiques, sont fondées sur une base communautaire. Ici, on retrouve, mêlées, des questions que pose Beyrouth dans la définition de l'identité des individus et l'impact qu'aurait - ou non - l'art sur ces mêmes questions urbaines et communautaires. Que fait le graffiti, en tant qu'art urbain, à l'individu et à son environnement ? La création de la figure de l'artiste modifie-t-elle la manière dont il crée son identité ? L'activité de l'artiste peut-elle même avoir un impact sur l'assignation identitaire de la ville et de ses habitants ? Répondre à ces problématiques nécessite de regarder ce qui, dans le passé, diffère de la pratique actuelle du graffiti. Ce retour permet d'aborder le rôle que le graffiti peut, consciemment et inconsciemment, remplir. À un niveau plus individuel, le processus de labellisation de l'artiste permettrait effectivement de créer deux formes d'identités, l'une artistique et, l'autre, personnelle. Ici, il semble que cette distinction acquière une dimension plus forte encore, qui ne se contente pas de différencier l'artiste de l'individu, mais véritablement de créer une démarcation entre identité publique et identité privée, dans toutes leurs composantes. Cette réflexion serait par ailleurs très incomplète si elle omettait de prendre en compte les discours des acteurs, discours qui tendent à affirmer une volonté officielle de sortir du prisme communautaire, duquel il est devenu difficile se défaire.

A. Une rupture des buts du graffiti : un but artistique bien différent des anciennes pratiques de l'affichage à Beyrouth

Le graffiti, par sa fonction artistique, change radicalement le visage de la ville de Beyrouth. Il opère comme une innovation totale dans un pays où la pratique de l'affichage se résumait, depuis le début de la guerre civile en 1975, à une entreprise milicienne et qui, dès 1990, s'est partagé l'espace urbain avec les campagnes de publicité les plus variées. Le graffiti rompt avec cet affichage milicien, esthétiquement et symboliquement puisque, paradoxalement, là où le tag apparaîtrait comme une réactivation du marquage de territoire milicien, ses dynamiques propres semblent plus complexes. Enfin, parce que le graffiti vise à

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introduire l'artiste par le blase, la rupture est définitivement consommée dès lors que l'investissement de la ville ne vise plus à représenter une cause quelconque.

1. L'introduction d'un graffiti non milicien à Beyrouth

En 1993, trois ans après la fin de la guerre civile, Michael Davie publie un panorama très détaillé de l'affichage milicien à Beyrouth ou, comme il l'appelle plus exactement, les « marqueurs de territoires idéologiques ». Détailler et prendre en compte la dimension extraordinaire de cet affichage dans la construction de l'espace urbain et de l'identité des habitants semblent indispensables à la compréhension de la rupture opérée aujourd'hui par le graffiti. Durant toute la période de la guerre civile et dans ses suites, en particulier durant l'ascension du Hezbollah comme parti politique, ainsi que les occupations israélienne et syrienne, l'affichage milicien est devenu une manière de faire la guerre à part entière, bien au-delà d'un simple outil de propagande. Son importance se retrouve autant dans les fonctions qu'il a remplies que dans la force du nombre. Il est difficile d'imaginer à quel point la totalité de l'espace urbain a pu être investie, sous toutes ses formes et dans tous ses coins, durant ces années. Davie tente d'ailleurs de dresser une liste des territoires investis et des formes d'affichage requises, en faisant lui-même remarquer que ce propos n'est pas exhaustif. On relève, comme terrains d'affichage privilégiés : la ligne de démarcation (ou Ligne Verte), les carrefours, les façades des immeubles, les murs et clôtures, les devantures des magasins, les entrées des immeubles ou, encore, les voitures. Ces lieux étaient investis par les affiches, drapeaux,

Logo Kataeb, quartier d'Achrafieh
(c) BeirutBeats

panneaux géants, silhouettes en plastique à l'effigie de chefs de milices, faireparts de décès, banderoles commémorant les martyrs, niches

idoines, écritures libres de soldats ou sigle du parti, messages explicites

et implicites. Outre l'importance du nombre, c'est la fonction que remplissaient ces affichages qui compte : outil de propagande,

l'affichage était surtout le moyen de gagner ou perdre des territoires, et

de l'exposer. La conquête territoriale d'une milice pouvait ainsi être suivie, au jour le jour, en fonction des nouveaux affichages qui

apparaissaient, ce qui tendait de plus à renforcer cette impression qu'ils contrôlaient effectivement ces territoires et leurs populations, venant parfois fausser la réalité des conquêtes : « le premier, la milice, jouissait d'une assise territoriale continuellement contestée par la population » alors que « le second, l'Armée, était sans assise territoriale mais fortement appuyée par la population ». Cette redéfinition continuelle et forcée de l'espace était d'autant plus visible grâce à la fréquence des affichages, moins abondante à mesure que l'on s'éloignait du « noyau idéologique » (à l'image du quartier général des Kataeb à Gemmayzeh). Ces lieux constituaient alors des « territoires flous, sans stratégie territoriale » aux « appartenances mal définies »,

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puisqu'étant « les rues et ruelles de connexion inter-quartiers miliciens, lieux communs à toutes les parties ». Ces lieux de connexion sont, d'ailleurs, devenus des zones où, aujourd'hui, la vie intercommunautaire est la plus dense.

Michel Aoun, place des Martyrs (c) 20 Minutes blog.

En somme, la

conclusion de Davie permet de comparer ce qu'était l'affichage milicien par rapport au graffiti aujourd'hui :

Comme toute publicité moderne, l'affiche à Beyrouth joua un rôle « commercial » - on « vend » une idéologie. L'originalité ici réside dans le fait qu'elle fut, au-delà de son rôle de marquage d'espace politique, l'affirmation d'un pouvoir personnel. Les messages n'exprimaient pas un programme, ils étaient l'expression et l'étendue d'un pouvoir associé à la personne du chef. Les territoires étaient alors moins des espaces idéologiques que des espaces du subsistance au profit du « prince » et de sa cour. La population était en quelque sorte l'otage du « prince », chef de milice, qui affirmait, grâce l'affichage, l'étendue de son domaine et le bouclait au moyen de barrages de contrôle, véritables « portes » de quartier136.

West Beyrouth illustre très clairement, dans ses décors, cet affichage et la clôture des quartiers, pratique qui a en réalité subsisté plusieurs années encore après la fin des hostilités. L'affichage est encore présent à Beyrouth et ce n'est qu'en février 2015 qu'une vaste campagne de recouvrement de ces affichages miliciens fut décidée par le gouvernement. C'est à cette occasion que l'on perçoit une reconnaissance officieuse du graffiti par les institutions : elle prouve la distinction entre ce type d'affichage et le graffiti, puisque ces derniers n'ont pas été effacés. Les graffeurs eux-mêmes, à l'image de Yazan Halwani, s'opposent à l'affichage milicien, pas tant politiquement qu'en déclarant que le graffiti n'a pas pour but de « polariser par certaines figures politiques la culture à Beyrouth ». Selon lui, il vise plus à arrêter de faire

136 DAVIE, Michael, « Les marqueurs de territoires idéologiques à Beyrouth (1975-1990) » in FRESNAULT-DERUELLE, Pierre (dir.), Dans la ville, l'affiche, Tours, Maison des Sciences de la ville, Université François-Rabelais, Collections Sciences de la Ville, 1993, p. 38-58.

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croire aux habitants que « ces personnes-là contrôlent vraiment le pays, alors que c'est pas vrai, c'est juste par cette présence qu'ils le font ».

2. Un tag sans marquage de territoire ?

Ainsi, contrairement à l'affichage milicien qui subsistait à Beyrouth jusqu'à il y a peu, le graffiti ne remplit pas ce rôle de marqueur de territoire. La particularité du graffiti à Beyrouth est que, par rapport aux autres scènes graffiti, New York en premier lieu, le tag ne remplirait pas non plus cette fonction. La manière dont le tag est décrit à New York tranche radicalement avec celui pratiqué à Beyrouth. En effet, Lachmann explique que le tag visait à devenir le king d'une rame de métro ou d'un quartier. Ainsi, « le rang d'un graffeur était déterminé par son oeuvre dans le métro », par la quantité de tags effectués, jusqu'à ce que son nom s'impose au public et aux pairs, ou rivaux. L'emploi des tagueurs par les gangs permettait à ces derniers de bénéficier d'un « tag pour le groupe, tag que les membres peuvent arborer sur leurs vêtements et qui marque les frontières de leur territoire. Un gang fait appel aux tagueurs quand il cherche à affirmer ou réaffirmer son contrôle sur un territoire donné »137. Individuellement ou dans le rapport aux milices, Beyrouth semble avoir un effet exactement inverse sur l'activité des graffeurs. Leur tag revêt une dimension esthétique et artistique, bien plus que territoriale. Aucun graffeur n'a ainsi de territoire attitré et les tags de chaque graffeur se retrouvent dans l'ensemble des quartiers où ils ont l'habitude de graffer, sans réelle distinction, sans concurrence ou affirmation communautaire. Cette absence de marquage territorial par une pratique initialement perçue comme telle produirait une « décommunautarisation » de l'espace, lequel n'est plus pensé en fonction de sa couleur communautaire ou comme une zone à conquérir et conserver. En somme, le tag d'un graffeur dans l'ensemble de l'espace urbain disponible traduit justement l'idée que l'ensemble de la ville est désormais disponible.

Ce refus de territorialisation de l'espace se perçoit plus aisément dans l'absence de concurrence entre les différents crews et graffeurs. Si le toyage existe dans une faible mesure, il est généralement plus le fait de personnes totalement extérieures au graffiti. La disponibilité de l'ensemble de l'espace urbain138 prévient les luttes pour le contrôle d'un mur. La logique de crew ne revêt pas un caractère concurrentiel entre plusieurs groupes de graffeurs, puisque la plupart des graffeurs font partie de plusieurs crews simultanément. Quel serait l'intérêt pour Spaz ou Exist, membres d'ACK, d'entrer en concurrence avec REK et RBK, alors même qu'ils en font partie, et qu'une partie des membres de ces deux derniers crews font aussi partie d'ACK ? Bien sûr, certaines tensions apparaissent, parfois, vis-à-vis de discours territoriaux qui tendent à émerger, chez Phat2 ou Ashekman lorsqu'ils déclarent « the streets are ours ». Toutefois, lors

137 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 69.

138 À l'exception de Beyrouth sud, zone inaccessible et contrôlée par le Hezbollah.

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des entretiens, ces tensions sont explicitées et remises dans le contexte, non pas d'une lutte territoriale, mais de cet esprit hip-hop importé des scènes américaine et européenne. En conséquence, ce type de message ne peut être interprété comme une injonction sérieuse aux autres graffeurs de se retirer du territoire graffé. Il est d'ailleurs plus fréquemment interprété comme une volonté de réappropriation de la ville par ses habitants à l'encontre des milices, et ne vise pas à exclure les autres graffeurs ou à déclarer la prise de contrôle d'un territoire. Ceci n'aurait de plus pas de réel sens, aucun graffeur n'ayant jamais mentionné la volonté de contrôler un territoire, symboliquement ou effectivement.

3. Représentant de soi et non porte-parole d'une cause

Enfin, là où l'affichage milicien communautaire traduisait la présence d'une milice et le pouvoir personnalisé de son chef, le graffiti fait de l'oeuvre une fin en soi : elle donne à voir l'artiste et son talent, et ne fait pas référence à un groupement communautaire militaire, puis politique. On retrouve, en particulier dans le tag, le résidu d'une pratique importée dans un contexte différent : il ne signifie plus tant, nous l'avons dit, un marquage de territoire que le signe du passage de son auteur. L'une des motivations de Meuh lorsqu'il tague est de montrer que quelqu'un, lui en l'occurrence, était passé par là. Ce type de pratique a vocation à être reçu par les pairs, qui pourront sourire en le voyant, ainsi que par un public plus large qui, l'espère-t-il, sourit à la vue de son blase. Le tag devient un but en soi plus que le moyen de propager une idée ou un mouvement politique ; il n'a plus d'autre raison que de se montrer lui-même.

Cette décommunautarisation de l'espace est justement avérée grâce au remplacement concret du politique par l'artistique, ou ce qui tend à se définir comme tel. Ce basculement, ou transfert, a pu être observé dans une autre capitale du monde arabe, Sanaa : « les graffitis, les pochoirs ou l'écriture libre sur les murs se pratiquaient notamment dans leurs déclinaisons religieuses pour reproduire à l'infini que « Dieu est grand » ou « il n'y a pas d'autre dieu que Dieu », pour faire parler les murs avec les slogans de partis politiques ou, plus récemment, pour reproduire des signatures ou « tags » écrits en caractères latins »139. La dimension spatiale est primordiale puisqu'elle est le réceptacle et le vecteur des représentations des acteurs, ou au moins d'une partie d'entre eux. Ce remplacement est accepté de manière assez consensuelle pour l'instant. À tout le moins il ne suscite pas d'oppositions de la part des autres habitants, à l'inverse de celles rencontrées durant la guerre civile contre les affichages miliciens.

139 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 320.

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B. Le graffiti comme création d'une distinction entre identité privée et identité publique

Le graffiti participerait de cette sortie de l'appartenance communautaire en (re)créant une distinction entre identité privée, dans laquelle serait comprise l'appartenance religieuse, et identité

publique. Premièrement parce que le graffiti, plus que toute autre forme d'art, fait passer le blase au premier plan dans le processus de désignation des individus qui s'y adonnent. Ensuite, nous pourrions

questionner la manière dont le graffiti fait passer ces mêmes individus d'une identité essentielle, pour ne pas dire essentialisée, à une identité définie par la pratique, et donc en constante évolution.

1. Le blase comme système de dénomination indépendant de l'identité du graffeur

Nous revenons ici, brièvement, sur le rôle du blase, cette fois-ci en tant que système de dénomination indépendant de l'identité communautaire. Certes, l'importance du blase comme signature a déjà été abordée, mais son aspect social ne pouvait être directement traité : ce dernier n'est désigné qu'a posteriori par les graffeurs, par une sorte de réflexivité et de mise en discours de soi dans une perspective sociale, voire politique, plus qu'artistique. Ici, le blase vient gommer

purement et simplement toute référence à l'appartenance « Séparer l'Eglise de l'Etat ne suffit

communautaire dans l'identité artistique, ce qui, plus ; tout aussi important serait de

paradoxalement, se déverse sur l'identité privée. Lors des séparer le religieux de l'identitaire. »

observations, rares voire inexistantes sont les fois où les Les identités meurtrières, Amin

graffeurs, même amis, s'appellent par leur prénom. Cela peut Maalouf

parfois avoir l'effet inverse, à savoir que cette appellation par

le blase uniquement tend à effacer l'identité légale première, celle du prénom, au profit de la figure du graffeur. Kabrit n'est jamais appelé par son vrai nom, Raoul, à l'exception de sa famille, tout comme Spaz,

Sup-C ou Bob, qui s'appellent respectivement Raydan, Nassim et Ibrahim. On assiste à un passage sous silence de la dimension identitaire présente dans leurs prénoms, chrétien français pour le premier et musulman arabe, à connotation chiite ou sunnite pour les seconds.

La dénomination par le blase par les initiés, les clients ou les journalistes permet également d'être reconnu comme artiste et l'assignation identitaire devient impossible. Véhiculer des blases sans connotation

religieuse replace au premier plan la valeur artistique de l'individu et, a fortiori, sa personnalité ou son avatar. À la différence d'autres artistes, les graffeurs ne sont plus tant définis comme un « peintre libanais d'origine chrétienne » ou un « compositeur de jazz druze », mais uniquement par leur personnalité artistique ; la vie et l'identité privées restent en dehors de la sphère publique. A priori banale, cette différenciation entre identité privée et identité publique est réellement novatrice au regard du

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traumatisme laissé par la guerre civile. À Beyrouth, l'élimination physique systématique de civils aux checkpoints de quartiers, entre autres, se décidait sur la base de l'appartenance communautaire mentionnée sur la carte d'identité, et de la connotation religieuse du nom de famille lorsqu'un doute subsistait. La mention de la confession sur les papiers officiels, en raison du système institutionnel communautaire instauré à l'indépendance, en 1943, a progressivement effacé toute distinction entre vie ou croyance privée et identité publique ou légale. L'opération inverse, qui s'avère plus être une conséquence des conventions liées au graffiti qu'à une volonté consciente des graffeurs, recrée cette démarcation et cette vie privée. Par suite, on la retrouve dans les entretiens avec les acteurs, que ce soit par leur réticence à parler de leur appartenance communautaire ou par la volonté claire de cantonner la confession à la sphère privée.

2. La transformation des individus en activité, ou la sortie de l'essentialisme

Le graffiti, en tant que carrière, transforme ses agents en activité. La désignation par le blase, si elle induit une reconnaissance comme artiste, permet aussi de désigner l'individu par son activité, donc par ce qu'il fait plutôt que ce qu'il est a priori - soit l'assignation confessionnelle. La complexité de cette assignation identitaire est extrêmement prégnante dans l'étude de Nicolas Puig140, à propos des jeunes palestiniens des camps de Beyrouth. La qualification de ces jeunes reprend la même logique qui concourt à qualifier, de manière plus générale, un individu au sein de la société, si ce n'est que leur cas de figure est « flagrant » puisqu'ils viennent des camps. Il serait malaisé, que ce soit à propos des jeunes palestiniens ou des graffeurs, de considérer que les systèmes d'identification communautaire sont pensés délibérément et consciemment par ceux qui les opèrent : il est simplement devenu « normal » de demander à quelqu'un sa communauté, ou sa religion s'il est étranger, pour le définir. Dès lors, l'introduction d'un individu par son activité permet d'éviter cette définition communautaire, ce qui « renvoie finalement à un évitement de l'assignation identitaire par le recours à une logique libérale »141 ou artistique.

140 PUIG, Nicolas, « Sortir du camp. Pérégrinations de jeunes réfugiés palestiniens au Liban » in BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), Jeunesse arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013, p. 240-247.

141 Ibid., p. 243

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La nuance tient à ce que cet évitement de l'assignation est facilité parce que le graffiti est une pratique distinctive : cela le rend particulier au regard d'autres formes artistiques pratiquées au Liban. Kabrit ou

Krem racontent que, déjà au lycée, le graffiti présente l'avantage de se démarquer des autres, ce n'est donc

pas tant la figure générale de l'artiste que celle de graffeur qui permet cette dénomination indépendante :

« c'est cool c'est des dessins, tout le monde dessine tu vois...

Une fois que j'ai intégré le tag y avait personne qui

connaissait le tag, j'sais pas à l'école par exemple ». Le fait

« qu'à l'école, à peu près tout le monde sait que [Krem2]

fait du graffiti » agit comme un facteur de distinction plus

fort encore que s'il ne faisait que du dessin, justement

parce que le graffiti constitue une pratique encore assez

peu connue ; cet aspect inédit de la pratique attire

l'attention sur elle-même plus que sur les caractéristiques

proprement sociales et identitaires de ses pratiquants.

Vis-à-vis de la famille, comme du public, le même panel

de réactions peut être observé : ainsi dans la rue, les

passants qui croisent des graffeurs sans connaître le

graffiti semblent plus intéressés et curieux de cette

pratique que de l'identité des graffeurs, soit ce qui est

donné à voir plus qu'à croire.

Un passant et son fils lors d'une session graffiti, photo personnelle.

C. Une volonté de sortir du prisme communautaire réaffirmée dans les discours et les pratiques

La pratique du graffiti permet à ses participants de sortir d'une assignation communautaire très présente au Liban, fruit de son système politique et, surtout, de son passé récent extrêmement instable et meurtrier qui se perpétue dans le présent. Pour autant, déconnecter la pratique des discours véhiculés à ce sujet nous prive d'une pleine compréhension du processus par lequel ils créent une identité nouvelle. Peu à peu se dessinent les contours d'une réflexion élaborée, pensée a posteriori et plutôt hostile aux revendications d'appartenance communautaire. Cette réflexion sur soi et sur son environnement social est à nouveau réaffirmée par les graffitis, cette fois de manière intentionnelle. Enfin, il semble, presque paradoxalement, que cette sortie de l'appartenance communautaire est accélérée, une fois encore, par le

117

facteur collectif : la recréation d'un sentiment d'appartenance en dehors de la communauté religieuse de référence serait un moyen de se dégager du facteur communautaire, tout en renforçant son engagement.

1. Un discours et une activité hostiles à la revendication de l'appartenance communautaire

Certaines des représentations des acteurs ont été mentionnées, que ce soit lors des recherches sur leur socialisation primaire ou lors des entretiens et observations. Même lors des phases de réflexion et de construction de ce qui veut être dit, on assiste à la fois à une négation véhémente de toute revendication à une appartenance communautaire, ainsi qu'à une confusion de celle-ci avec le politique. Cela se comprend au regard de la collusion, dans le champ politique, de la forme partisane avec celle, communautaire, des milices ; elle amène, sur un ton quasiment automatique, des rejets, plus ou moins violents en fonction de la place que les acteurs souhaitent ou pensent occuper. Ces rejets ne relèvent pas tant d'une critique construite sous la forme de message que devrait arborer un art engagé, du moins pas encore, et se solde par une négation en bloc de ce qui est politique : « I'm not that much into politics » (Spaz), « personally I think I'm probably the least qualified person to discuss politics. I hate it. » (Phat2), « on n'a pas envie d'exprimer, que, que les gens nous attache à une scène politique ou un parti politique ou bien une certaine mentalité politique » (Kabrit), etc.

Ces positionnements se traduisent par une absence de revendication partisane dans leurs pièces. L'importance de cette absence n'est interprétable que par sa mise en comparaison avec l'affichage à Beyrouth avant l'émergence du graffiti. Ainsi, une distanciation forte se ressent sur les murs, qui sont dès lors remplis par d'autre pièces ou messages que ceux en rapport avec le communautarisme. Cette distanciation n'est pas une dénonciation à proprement parler : il était donc difficile, justement à cause de cette confusion entre communautarisme et politique, de distinguer ce qui relève du politique et ce qui relève du communautaire. La prise de distance peut également être perçue comme une lassitude. Nous pensons en particulier aux réactions des graffeurs face aux toyages d'un individu sur leurs graffitis, qui les rayait à la bombe et notait « be good » ou dessinait des crucifix. Inversement, certaines écritures libres, sans vocation artistique et dont les auteurs ne sont pas identifiables, arborent des messages comme « secularism is sexy ». Il est intéressant de noter qu'aucun graffeur ne s'en est revendiqué, et qu'au vu de la sociologie beckerienne ces écritures ne pourraient pas être considérées de « l'art ». Toutefois, leur mention rappelle que les graffeurs ne sont pas les seuls individus à bénéficier et occuper l'espace urbain. D'une part, leur volonté d'abstention ne reflète pas nécessairement et implacablement les vues des habitants et, d'autre part, cela replace leur activité au sein du processus d'artification par comparaison avec ce qui ne pourrait pas, en théorie, concourir à la définition du « beau » ou de « l'artistique ».

118

2. La recréation d'un sentiment d'appartenance en dehors du communautarisme religieux

Nous nous permettons un aparté à propos du Bros crew, pour rappeler le risque qu'il y a à prendre au mot les discours des acteurs, par esprit de simplification ou d'impression d'objectivité de leur part. En effet, Meuh nous faisait remarquer, un jour, que le Bros crew était un crew chiite : cela va sans dire que ce type d'observation posait un certain nombre de problèmes,

puisque l'application de l'appartenance
communautaire au crew arrivait en porte-à-faux complet avec l'ensemble des entretiens que nous étions en train de recueillir. Bien sûr, le réel est complexe et nous devons chercher à le comprendre, non à le recréer selon nos propres vues, donc comprendre ses exceptions. Partant de là, le problème tenait surtout à l'interprétation de ces propos : était-il un crew chiite qui se revendiquait comme tel ou, comme nous avons pu l'observer par la suite, n'est-ce pas simplement le fait qu'il soit composé de chiites, puisque rassemblant deux frères et leur cousin ? La vérification de ces hypothèses devient alors indispensable, vis-à-vis des membres du Bros mais également de leurs pairs. Il apparait, finalement, que les termes employés par Meuh en biaisaient l'interprétation, puisqu'ils faisaient croire à un crew à base religieuse. Les entretiens ultérieurs avec ses membres ont plutôt révélé une coïncidence dans la composition du Bros crew et l'absence de volonté de se définir en « crew chiite ».

Pratiquer le doute face à ses sources

Les conventions consubstantielles au graffiti et à la culture hip-hop ont pour effet de recréer un sentiment d'appartenance à un groupe, en dehors du communautarisme religieux. La volonté de distanciation vis-à-vis du prisme communautaire, entendu comme identité religieuse et politique, ne signe pas le refus de toute appartenance ou le détachement vis-à-vis de tout sentiment d'appartenance. D'ailleurs cette distanciation ne traduit pas plus un refus de religion, seulement un rejet de sa forme instituée et institutionnelle au Liban. Quoi qu'il en soit, c'est bien la logique du crew, inhérente à la pratique du graffiti, qui élabore une nouvelle communauté, fondée cette fois-ci sur une pratique et des affinités communes. Le crew revêt une dimension d'autant plus fondamentale ici que, à l'inverse des scènes new-yorkaise et européenne, il n'a pas vocation à définir une appartenance à l'intérieur et une rivalité à l'extérieur de celui-ci. En fait, tant que nous n'avions pas observé ce qui faisait la différence entre Beyrouth et d'autres scènes, il était impossible de saisir le processus par lequel le crew recrée un sentiment d'appartenance sans reproduire la même logique que celle qui prévaut dans le communautarisme. À Beyrouth, l'absence de rivalités entre les différents crews permet, au sens de « donner la permission », un sentiment d'appartenance sans entrer en contradiction avec le rejet du modèle de l'appartenance communautaire : l'adhésion à un crew n'est pas fondée sur l'exclusivité. Cette non exclusivité peut, aussi, se traduire comme la non-obligation d'affiliation à un crew, sans que cela devienne discriminant pour ceux qui n'en font pas partie, à l'image de Yazan Halwani, Potato Nose ou Bob.

Au-delà de l'aspect artistique, l'appartenance au crew recouvre une forte charge émotionnelle et affective, étant donné que les graffeurs sont amis avant de faire valoir les qualités et le mérite de chacun dans la pratique. Le crew, s'il est initialement « l'unité de regroupement qui permet la mobilisation massive lors de projets », est aussi le

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réceptacle qui vient concrétiser « l'ensemble des « connexions » tissées durant les années d'activité, sans lesquelles peindre dans la rue se révèle impossible »142. Si la non-appartenance au crew ne rend pas l'activité impossible, le maintien dans la carrière est effectivement plus difficile. Mais, outre la carrière artistique du graffeur, il s'agit du caractère social du crew, qui tend à affirmer, voire officialiser les solidarités et amitiés tissées entre les acteurs. Ces solidarités sont d'autant plus étroites que, dans les cas de Bros et d'Ashekman, le crew repose sur une logique familiale. Dans tous les cas, il semble bien qu'en pratique « le crew passe presque avant la fresque et les personnages »143, charge affective et appartenance identitaire au crew vont de pair et importent autant que les pièces réalisées. Le crew donne la possibilité de rejeter l'appartenance communautaire et de « ne pas se sentir isolé »144, en somme de devenir « Brothers in tag ». La fonction essentielle du crew serait alors de donner à voir « la sédimentation d'un style et d'un esprit, de normes et de valeurs partagées par des pratiquants »145.

À retenir

Le graffiti provoque une rupture profonde face aux anciennes pratiques de l'affichage à Beyrouth. Celles-ci étaient majoritairement le fait des milices, et constituaient des « marqueurs de territoires idéologiques », visant à signifier le contrôle d'un territoire par une milice communautaire donnée.

L'utilisation du blase et la transformation des individus en activité leur permet d'éviter une identification communautaire. Cet évitement consacre la figure de l'artiste, plus que de son essence religieuse ou communautaire, et recrée une distinction entre vie privée et vie publique.

Par opposition, le graffiti permet un évitement de l'assignation identitaire, de l'espace public et du graffeur. Les buts du graffiti étant différents de ceux des milices, il permet une certaine décommunautarisation de l'espace : on passe d'un but politique et territorial à une pratique artistique.

142 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 94.

143 Ibid., p. 95.

144 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 89.

145 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 104.

120

II. ABSENCE DE CONSENSUS ET HÉSITATIONS FACE AU CADRE INSTITUTIONNEL : LA DÉFINITION DU GRAFFITI COMME « ART

ENGAGÉ » ?

Le graffiti à Beyrouth est le fruit du contexte dans lequel il se développe. Plus généralement, les conventions et discours sur le graffiti se sont attachés à le présenter comme un art contestataire, populaire, démocratique, voire directement engagé. Le contexte libanais, détaillé au long de cette réflexion, amène à des discours sur soi assez singuliers en ce sens que la plupart d'entre eux ne refusent pas la dimension contestataire dans l'art. Le refus d'être politique est alors plus ambigu qu'il n'y paraît à première vue. L'hésitation à transformer le graffiti en art politique ou politisé se comprend justement au regard de ce qui est compris comme politique par ces acteurs : le politique renvoie aux institutions et partis politiques issus des milices. Une étude plus approfondie de leurs discours lors des entretiens et observations pose toutefois la question de cette dimension politique de l'art ; peut-être devrions-nous d'abord analyser comment ce refus du « politique » traduit des revendications qui pourraient effectivement être politiques, mais non comprises comme telles par les graffeurs. Il s'agit plus d'une manière d'employer le concept de politique que du fond des discours eux-mêmes : ainsi, les réflexions des graffeurs requièrent de décrypter leur langage pour pouvoir les comprendre pleinement et prendre du recul sur ce dernier. En particulier face à ce qu'ils désignent comme « politique », les graffeurs adoptent des discours « engagés » mais qui peinent à être reconnus ou à s'affirmer comme tels. Ces hésitations et cette apparente absence de consensus ou de discours commun face au cadre institutionnel posent le problème de la définition du graffiti comme art engagé. En premier lieu parce que les relations entretenues entre les graffeurs et le cadre institutionnel représentent une opportunité pratique autant qu'un obstacle face à l'idéaltype du graffeur, où l'illégalité de la pratique fonde la légitimité de l'artiste. Ensuite parce que l'art, dans un imaginaire plus global, représente selon eux un moyen d'expression contre ce même État, et les groupes sociaux dominants qui agiraient en cooptation avec celui-ci. Mais, bien que ces critiques soient claires et existent, les hésitations face à la définition de soi comme artiste engagé traduisent les inquiétudes de ces graffeurs face à des enjeux sociaux et politiques instables : la direction qu'ils prennent ou souhaiteraient prendre se confronte à nombre de ces enjeux, parce qu'ils sont indissociables de leurs intérêts artistique et réputationnel. Ainsi, cette partie s'attachera à comprendre où et comment se situent les graffeurs, leurs difficultés et contraintes, entre l'impératif de reconnaissance artistique et la volonté de donner une teinte « engagée » à leur activité.

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A. Les graffeurs face à l'État : opportunité ou obstacle à l'idéal social du graffeur ?

L'exceptionnalité de la scène libanaise en matière de répression sur les auteurs de graffiti permet de cerner les débats entre graffeurs sur la position à adopter face à l'État. Cela rejoint d'ailleurs la riche réflexion de Becker sur les relations entre l'art et l'État, les stratégies que ce dernier adopte, de la censure aux tactiques plus discrètes vis-à-vis de la dimension politique d'un art, voire de sa définition comme politique ou politisé. En définitive, il convient de revenir sur la conception de ce que devrait être le graffiti, et les difficultés inhérentes à cette définition, qui oscille entre l'idéaltype du graffeurs vandale et ses applications au contexte beyrouthin.

1. L'exception libanaise en matière de répression sur les auteurs de graffiti

La construction et le développement de la scène graffiti à Beyrouth la rendent exceptionnelle grâce à l'absence de répression étatique sur ses auteurs. À l'inverse de tous les autres, le graffiti beyrouthin n'a pas émergé dans l'illégalité et celle-ci n'est pas constitutive de son développement. La répression étatique contre la destruction ou l'endommagement de l'espace public ne peut plus être comprise comme une caractéristique du graffiti à Beyrouth, alors même qu'elle était majeure dans les autres scènes, voire, parfois, la raison première d'existence du tag, en particulier dans les ghettos de New York. Le rapport aux autorités est donc radicalement différent du point de vue de la pratique, puisque les graffeurs ne sont pas sanctionnés. De fait comme de droit, aucune mesure n'a été prise pour prévenir ou punir les auteurs de graffiti. Cette quasi-légalité du graffiti est d'ailleurs l'un des premiers arguments avancés par les graffeurs pour peindre en plein jour, bien que la connaissance du statut juridique de leur activité reste vague. À raison, puisque les textes de lois sont difficilement accessibles ; dans tous les cas, le graffiti n'est ni « légal », ni « illégal », et il s'agit plutôt d'un vide juridique dans lequel les graffeurs ont pu s'engouffrer.

Ni campagnes de recouvrement systématique, ni « chasse au graffiti » ne viennent jalonner leur activité. En conséquence, ils ne sont pas assimilés et associés à la sphère de la criminalité dont souffrent (à tort ou à raison) les autres graffeurs dans les scènes américaine et européenne. À l'inverse, si à Beyrouth les graffeurs disposent d'une grande liberté - seul pays où il est possible de peindre en plein jour sans l'aval des autorités légales - ils souffrent dans le même temps d'une certaine ignorance, en terme de politiques culturelles, de la part de ces mêmes autorités. Nous viendrons nuancer notre propos par la suite, ces autorités ayant récemment adopté des attitudes plus ambivalentes, mais de manière générale il semble clair que le graffiti ne fait pas l'objet d'une labellisation comme acte criminel ou dégradant l'espace public. Cela a, aussi, pour conséquence de ne pas hiérarchiser ce qui serait du bon graffiti, citoyen, et du mauvais, symbolisé par le tag.

122

Graffiti d'Ashekman « Soit vous êtes libres soit vous n'êtes pas», place

Tabaris

(c) March, Ashekman

2. Stratégie, opportunisme ou impuissance de l'État ? Plusieurs mesures ont été prises par les autorités depuis 2015 : elles ne concernent pas directement le graffiti mais l'ont tout de même impacté. La campagne d'effacement de toutes les

traces d'affichage milicien146 à
Beyrouth, en février 2015, a eu deux

principaux effets. D'abord, le
recouvrement des affichages miliciens a libéré de l'espace, physiquement et symboliquement, offrant une visibilité accrue aux graffeurs et créant une démarcation claire entre ce qui était, du point de vue des autorités, de l'ordre du politique et de l'ordre de l'artistique ou, à tout le moins, de l'esthétique. Ensuite, si seul l'affichage milicien faisait l'objet de ce recouvrement, un graffiti de plusieurs mètres d'Ashekman a cependant été effacé. Les autorités ont, par voie médiatique, déclaré qu'il s'agissait d'une erreur, mais la situation apparaît plus ambigüe dès lors qu'on connaît le contenu de ce graffiti, commandé par l'ONG March et qui portait sur la liberté d'expression. Il était situé sur le deuxième plus grand axe routier de Beyrouth, Tabaris147, qui relie l'Est et l'Ouest de Beyrouth148. En février 2016 d'autres graffitis, parmi les plus anciens de Beyrouth, ont été effacés, provoquant une vive réaction chez Exist qui écrivait en publiant une photo du personnel municipal en train de les effacer : « fuck you fuck your walls fuck your politicians fuck your social system fuck your workers fuck everybody, but Lebanese history will always have one we'll always make one fuck you very much and have a nice day ». Le recouvrement, certainement dû à la volonté des autorités de nettoyer la ville plus que de « faire taire » ce graffiti, pose tout de même la question de la relation entre État et graffiti. Attitude ambivalente dont les raisons et dynamiques demeurent hautement hypothétiques, il n'en reste pas moins que l'extrême différence des attitudes adoptées entre les scènes « traditionnelles » et beyrouthine

146 MAROUN, Béchara, « Portraits et slogans politiques disparaissent enfin des rues, le Liban respire... », L'Orient Le Jour, 6 février 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/910075/portraits-et-slogans-politiques-disparaissent-enfin-des-rues-le-liban-respire.html.

147 MAROUN, Béchara, « Les graffitis de Beyrouth, un art urbain politisé ? », L'Orient Le Jour, 3 mars 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/913814/les-graffitis-de-beyrouth-un-art-urbain-politise-.html.

148 Soit l'axe de passage entre le Beyrouth musulman et le Beyrouth chrétien

123

nécessite de discuter des relations entre État et art, et des stratégies adoptées par chacun. La censure et la chasse ouverte au graffiti, en Europe et aux États-Unis, ont contribué à le définir comme un problème d'ordre public. Un des effets ultérieurs a toutefois été de rendre le graffiti visible à un plus large public, ainsi qu'à ouvrir le débat sur sa valeur artistique. Ces débats sont toujours d'actualité et ont finalement influencé la reconnaissance de certains graffeurs et la protection de leurs graffitis - la ville de Marseille, en particulier le quartier de la vieille charité et le Cours Julien, en sont des exemples directs. À l'inverse, Becker

 

Campagne de
nettoyage de graffitis
en février 2016,
Beyrouth.
(c) Abe Tellayh

note que dans la censure plusieurs stratégies peuvent être mises en oeuvre, et que celle-ci n'est pas qu'explicite. Cela rejoint un aspect plus politique et revendicatif du graffiti, conduisant l'auteur à considérer que « si l'État s'abstient de censurer une oeuvre, les gens peuvent en déduire qu'elle ne véhicule aucun message politique dangereux, indépendamment des intentions réelles de l'artiste ». Ce type de considération peut trouver une certaine résonnance, limitée certes, dans le cas libanais : en août 2015, lors des manifestations du mouvement #YouStink aucun des graffitis n'avait été effacé, tendant à dépolitiser leur contenu, à les réduire à du quasi-divertissement ou, du moins, à ne pas attirer l'attention sur les revendications véhiculées. Inversement, le recouvrement du graffiti d'Ashekman l'a rendu extrêmement visible et est venu rappeler sa dimension militante. L'effacement d'un graffiti portant sur la liberté d'expression est venu l'habiller d'une connotation démonstrative et qui accuse le système politique ; on peut se permettre de douter que ce graffiti eut acquis une importance et un tel relais dans les médias si l'État l'avait ignoré.

La « particularité » de l'État libanais se traduit dans d'autres domaines : la faiblesse institutionnelle et opérationnelle viendrait nuancer, pour partie, cette image de l'État qui agit rationnellement et par pure stratégie. L'élaboration d'un plan d'urbanisme cohérent, la mise en place de politiques de grands travaux ou l'entreprise de reconstruction des bâtiments détruits et endommagés durant les guerres, conflits et

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attentats semblent définitivement à l'arrêt. Dans Beyrouth, les constructions privées dérogent à toutes les règles d'urbanisme, de respect des populations voisines et des capacités d'accueil : elles se traduisent par un urbanisme sauvage, qui côtoie les immeubles décharnés ou insalubres. L'État est en panne sur les questions d'urbanisme depuis le décès de Rafic Hariri en 2005. Premier ministre, il a mené une politique de rénovation du centre-ville historique au moyen de l'entreprise Solidere, dont il était le principal actionnaire. La dette de l'État, comme son instabilité institutionnelle, le rendent durablement impuissant à refonder la ville de Beyrouth, ainsi qu'à assurer un service public minimum tel que le ramassage des poubelles, ce qui a d'ailleurs conduit à la crise des déchets qui dure depuis juillet 2015.

The fact that our government is so overwhelmed with this vast plethora of problems and crises puts graffiti at the very bottom of their to-do-list. So on top of the fact that graffiti here has been regarded as art rather than vandalism for so long and is mostly appreciated by the public, there's also the fact that we aren't pursued or frowned upon by the authorities (Phat2).

Il semble peu probable qu'une politique de long terme de chasse au graffiti puisse être efficacement mise en place, ou qu'elle soit pour désirable pour l'instant. Cette impuissance se retrouve tant dans l'incapacité de l'État à penser le graffiti que dans l'opportunité qu'il peut y avoir à laisser les graffeurs proliférer. L'absence de répression leur permet de peindre en plein jour, donc généralement de produire des pièces plus abouties que si elles étaient réalisées de nuit. Elles peuvent potentiellement faire office de cache misère dans une ville très peu esthétique ou agréable au regard des canons européen et américain de la ville idéale - ou simplement de la ville « normale »149. Comme pour SOS Bab-el-Oued à Alger, le graffiti s'entrevoit comme une activité et, par-delà, une structure (même lâche) capable de « compenser un État en retrait et [d']offrir une alternative aux associations « islamistes » »150, ou plus exactement aux milices, toujours attrayantes pour les jeunes151. Il s'agit d'une discussion plus hypothétique que sociologique, pour autant faire l'économie de cette réflexion n'est pas possible : elle est intimement liée aux représentations et discours des acteurs sur les raisons et les buts que devrait avoir leur activité.

3. Le graffiti doit-il être vandale pour être du graffiti ?

La question du vandalisme dans le graffiti a déjà été largement abordée, en particulier au regard du processus d'artification du graffiti et des conventions sociales qui en résultaient. Nous y revenons brièvement, prenant cette fois-ci en compte les considérations des graffeurs sur le vandalisme dans leur rapport à l'État. En fait, il existe un consensus quasi unanime au sein de la communauté de graffeurs pour

149 Malgré toutes les précautions à prendre quant à l'élaboration du Classement Mercer des villes les plus agréables à vivre, notons que Beyrouth a, en 2016, été classée 180/230, http://www.mercer.us/newsroom/western-european-cities-top-quality-of-living-ranking-mercer.html.

150 BAAMARA, Layla, op. cit., p. 232.

151 KATTAR, Antoine, op. cit.

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reconnaître que cette liberté face à l'État représente une opportunité sans précédent de pouvoir exercer sa pratique sans risquer de sanctions. C'est d'ailleurs une des raisons de la rapide internationalisation de Beyrouth comme scène graffiti, puisque des graffeurs étrangers reconnus viennent apprendre aux locaux autant qu'ils profitent des savoirs et possibilités intrinsèques à ce contexte institutionnel et culturel. Néanmoins, deux limites surgissent face à cette acceptation du graffiti comme pratique non vandale : premièrement, suffit-il qu'elle ne soit pas sanctionnée par l'État et définie comme illégale pour que le vandalisme disparaisse ? Deuxièmement, qu'en est-il de ceux qui réfutent cette légalité du graffiti ? En effet, par l'absence de répression étatique, la figure hybride du tagueur152 et l'image même du tagueur ou graffeur idéal sont contrariées. La frontière entre le vandale et le vendu devient poreuse et nécessite a priori de recréer des « catégories » de graffeur ; il s'agit là d'une question qui ne s'était jamais posée ailleurs en ces termes. Comment se définir comme authentique si la caractéristique même de ce qui était défini comme l'authenticité dans le graffiti, soit le vandalisme et l'illégalité, n'est plus ? Ces questionnements proviennent d'une histoire héritée, celle du graffiti, et ne se posent pas en soi ou intrinsèquement à la pratique locale. Ainsi, « ce qui advient dans le champ est de plus en plus lié à l'histoire spécifique du champ, donc de plus en plus difficile à déduire directement de l'état du monde social au moment considéré ». C'est bien par rapport à l'héritage du champ graffiti que les acteurs se posent ces questions, sous-entendant que « toute interrogation surgit d'une tradition »153. Comment y répondent-ils ? La création de conventions sociales, floues et lâches, tente alors de recréer une distinction qui n'existe plus objectivement et légalement - ce que nous avions vu avec le cas particulier d'Ashekman. Dans cet ordre d'idée, les graffeurs qui se présentent comme étant les plus street redynamisent la catégorie vandale : elle est plus définie par la pratique que par l'opposition aux institutions dans un rapport d'illégalité. Le tag est privilégié, présenté comme une « belle drogue » auquel un vrai tagueur (et graffeur) ne peut se soustraire, tout comme l'espace dans lequel il les réalise :

Tu te mets dans un endroit à 4 heures du matin, je suis complètement heureux et y a personne sur la route, tu vois ça m'est déjà arrivé, je vais taguer tout ce qui a... Je vais taguer des, je vais taguer la tour centrale tu vois, la grande horloge quand t'as sur un rond-point. Alors que je sais que... pas nécessairement parce que c'est la municipalité tu vois, bon j'ai, j'ai un problème avec la municipalité (rires). C'est la corporation qui parle, qui veut faire du monde de la merde quoi.

Avec la recréation de catégories symboliques, le graffeur continue à se définir comme authentique, en opposition (de principe) à l'ordre institué. Si cela contente la plupart des graffeurs, Phat2 en revanche montre une autre facette de cette relation à l'État, qui témoigne de l'instabilité des relations entre graffeurs et acteurs institutionnels. Il répétait, à plusieurs reprises, que le graffiti devrait être illégal au Liban et que

152 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 89

153 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 399

126

les graffeurs devraient se faire arrêter, tant par légitimation de la figure du graffeur, importée des autres scènes, que pour marquer plus aisément cette opposition à l'État. Cela entrerait alors dans une vision plus engagée du graffiti. La volonté de ce graffeur d'importer la conception euro-américaine154 du vandalisme a le mérite de problématiser l'importation de considérations étrangères dans un contexte différent. Si certains recréent le label de vandale par des conventions à la structure lâche, peut-on effectivement réemployer ce label sans prendre en compte les conditions dans lesquels il a émergé ? De fait, existe-t-il un vandalisme qui ne soit pas illégal ? Aucune réponse nette à cette question ne peut être proposée, parce qu'elle relève plus exactement du champ graffiti et du cadre institutionnel que de la sociologie. Il semble que, pour l'instant, la notion de vandalisme trouve chez les graffeurs une réalité dans l'attitude qu'ils adoptent ainsi que dans la dégradation de la propriété privée (plus que de l'espace public), en particulier lorsqu'ils taguent des voitures ou des bâtiments particuliers. De plus, du point de vue de l'activité et du processus d'artification, il semble que cette activité soit et puisse être définie comme du graffiti, même sans vandalisme à proprement parler.

B. L'art comme moyen d'expression contre l'État et les groupes sociaux dominants

Opportunité des graffeurs autant que problématique qui s'impose ou qu'ils s'imposent à eux-mêmes, ce rapport particulier aux institutions englobe une perspective plus large de dénonciation, explicite et revendiquée. Souvent confondu avec les groupes sociaux dominants, soit l'élite économique du pays, l'État fait l'objet d'une critique qui tend à définir le graffiti comme un art « engagé ». Ces critiques sont de plusieurs ordres, et se manifestent autant dans les discours que dans des réalisations effectives. Ainsi, la critique de l'État se double d'une critique des inégalités sociales, économiques, que les graffeurs englobent dans une sorte de « tout » auxquels ils s'opposeraient naturellement, se considérant comme les porte-paroles d'une population qui n'aurait pas les moyens de s'exprimer par elle-même.

1. L'existence d'une critique de l'État par les graffitis

Lorsque nous avons commencé à côtoyer les graffeurs, nous avions été surpris par le discours particulier qu'ils adoptaient vis-à-vis du champ politique. Ce « on ne veut avoir aucun message politique » (Eps), répété dans les entretiens, était difficilement abordable et compréhensible : pourquoi ce rejet systématique, alors que leurs amis non-graffeurs optaient a contrario pour une critique explicite et ouvertement politique ? Lors de l'analyse et l'élaboration de ce travail, nous avions également des

154 Toutes nuances entre ces différents continents, pays et scènes artistiques gardées.

127

difficultés à comprendre comment ces acteurs, en rejetant le « politique », en venaient toutefois à adopter des attitudes et discours extrêmement critiques, voire virulents, à l'égard du système institutionnel libanais. L'approfondissement des entretiens avec Phat2, Spaz, Exist, Fish ou encore Kabrit s'est révélé utile et instructif : ce paradoxe provient plus du terme que nous employions, à savoir le « politique ». La compréhension de ce qu'ils entendaient par « politique » et l'adaptation de nos questions à leur langage étaient nécessaires, et ces deux démarches se sont également avérées fructueuses. Nous tenterons d'employer leurs propres termes même si, par esprit de clarté, le terme de politique reviendra sûrement à quelques reprises. Cette apparente dépolitisation du discours des graffeurs consiste à rejeter la politique telle qu'ils la comprennent eux-mêmes : ils englobent, de manière consensuelle et assez imaginaire, sous la notion de politique, les institutions officielles, les milices communautaires reconverties en partis politiques dirigeants, d'où d'ailleurs, rappelons-le, cette confusion entre le communautaire, le confessionnel, et le politique. En rejetant le politique entendu comme tel, ils rejetteraient à la fois le communautarisme, le système institutionnel et les figures et formations qui le composent. Ce rejet du politique, sous les traits d'une apparente dépolitisation, révèle finalement un discours que l'on tendrait à qualifier, en science politique et dans le jargon des artistes engagés, de politique. Les discours d'Ashekman155 sont parmi les plus construits et cohérents ; ils accompagnent directement leur activité ou, plutôt, leur activité dépendrait et concrétiserait leur pensée :

Our graffiti is all about social, political subjects... or what's happening in the region, or what's happening in Lebanon... that's all about the Lebanese and Arab youth, about the freedom of speech. Cause I think I have a spray can, and... and a medium that is free. I don't need anyone's permission, there is no boundaries and, most important thing, there is no censorship on my graffitis (Mohamed Kabbani).

Nous avons discuté des relations entre l'État et les auteurs de graffiti à propos de la censure, l'absence de celle-ci pouvant mener à une dépolitisation de cette pratique ou des messages qu'elle tend à transmettre. Néanmoins Krem2 reconnaissait que, pour ceux qui seraient capables de les comprendre ou de les approuver, l'absence de censure constituait une « chance » introuvable dans d'autres milieux, qu'ils soient artistiques, littéraire ou associatif. Plus encore, certains graffeurs tendent à faire valoir leur activité comme un étendard par lequel ils émettent des critiques de la part d'une population qui n'aurait pas les moyens de s'exprimer elle-même ; le graffiti apparaît alors comme un moyen d'expression, des jeunes et d'autres, là où l'État leur aurait trop longtemps confisqué cette liberté. Ce déplacement de l'arène politique traditionnelle (vote, manifestations, affiliation partisane) au champ artistique traduirait une sorte de « ras-le-bol » généralisé face aux acteurs institutionnels et à un système obsolète, inefficient, « injuste ». Les graffeurs ont, par conséquent, l'impression de parler pour l'ensemble de la population et de mettre en lumière des problèmes sur lesquels tout le monde s'accorderait a priori. Ils reconnaissent néanmoins que

155 En contradiction apparente avec les critiques émises par les autres graffeurs des crew ACK, REK et RBK.

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la généralisation de cette critique comporte quelques limites : ils ont peu de réel retour « populaire » sur l'aspect militant de leur activité. De plus, si certains pensent que cet impact sera limité et que le changement se fera « petit pas par petit pas », d'autres affirment : « ouais j'aimerais que ça fasse réfléchir les gens et que ça, enfin, qu'ils se questionnent sur ce sujet. Enfin s'ils voient que, ce que j'écris, et j'arrive à leur changer de point de vue, c'est très bien, mais sinon je peux rien leur faire... et puis c'est en même temps une manière de montrer mon point de vue » (Krem2).

Certains thèmes sont déployés dans la pratique, et donnent lieu à des créations symboliquement plus violentes que celles qu'ils ont l'habitude de réaliser, que ce soit lors de commandes ou de jam sessions entre pairs. L'utilisation des pochoirs est souvent préférée aux graffitis, puisque facilement et rapidement reproductibles en grand nombre. Non signés, présents dans les rues les plus fréquentées, ils s'attaquent à des sujets comme la corruption, les détentions ou interventions militaires arbitraires, ou confrontent des figures politiques charismatiques et symboliques aux anciens affichages miliciens, à l'image des Che Guevara que Kabrit posait étant plus jeune (voir Annexe VII « pochoirs »). Les autres pièces, plus construites, et consubstantielles à l'émergence du graffiti à Beyrouth, se focalisent sur des thèmes semblables : la corruption, l'instabilité gouvernementale et régionale, dont les conséquences retomberaient sur la population et non sur les dirigeants tenus pour responsables. L'émergence progressive du graffiti à Beyrouth est présentée a posteriori comme une réponse au traumatisme laissé par la guerre israélo-libanaise de 2006. À cette occasion et jusqu'à maintenant fleurissent des graffitis visant directement et indirectement cette masse obscure que seraient les dirigeants libanais : Ashekman les caricature et se peint en président de la République libanaise, Mouallem peint une pièce « Freedom never comes for free » sur un mur impacté de balles, Fish, Fres et Mouallem peignent « Beirut under stress », « A shitty ass piece for your shitty ass... `government' ! » chez Krem2... Les exemples sont nombreux (voir Annexe VIII « Graffitis et messages politiques »). Deux autres thèmes, assez particuliers, ont été pris d'assaut par certains graffeurs. Le premier est propre à Fish, et porte sur la lutte contre la consommation de drogues au Liban. Le système de lutte contre les drogues, aussi répressif qu'arbitraire156, constitue un problème au sein de la jeunesse beyrouthine. Rares voire inexistants sont les jeunes gens rencontrés personnellement qui n'avaient pas fait de séjour en prison pour détention de cannabis, qu'elle ait été prouvée ou non. Les graffitis de Fish, dénonciation pour part de la corruption et de l'inefficience des systèmes policier et pénitentiaire, se pensent également comme une sonnette d'alarme face à un problème social et sanitaire, d'où son insistance sur le rôle de la désintoxication et de l'accompagnement médical plus que de la seule répression, qui se traduit par des « support don't punish ». L'autre thème, plus circonstanciel, correspond à l'implication de certains graffeurs dans le mouvement #YouStink, survenu en

156 Certains individus sont retenus, à l'instar de Fish, plusieurs mois sans jugement préalable, contre des pots-de-vin ou des conversions religieuses pour raison politiques.

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août et septembre 2015 suite à la crise des déchets. Les manifestants demandaient, à l'origine, le rétablissement du service de ramassage des poubelles157, mais le mouvement s'est élargi à une critique généralisée du système institutionnel. De grands murs de béton ont été installés et les graffeurs, comme la population, s'y sont exprimés. L'impact du graffiti, repris dans sa version profane, non artistique et purement revendicative, était fort, puisqu'il permettait « d'enfin donner une voix à ceux qui n'en ont jamais eue » (Meuh) selon les graffeurs et certains jeunes du mouvement. Ce partage des murs entre graffeurs et citoyens lambda témoigne d'une plus grande implication de la part de certains graffeurs, qui se sont essayés à des messages en opposition ouverte au gouvernement alors même qu'ils revendiquaient une extrême neutralité du graffiti : Meuh, qui reste très centré sur le lettrage de son blase et de celui de ses amis ou pairs, a ainsi graffé et tagué « Lebanon is not your corner shop », réduisant l'espace entre graffiti art et graffiti « engagé ».

Écritures libres de Meuh lors des manifestations au Grand Sérail, Downtown Beyrouth.
(c) Pierre de Rougé

Parpaings libres installés lors des manifestations du mouvements #YouStink au Grand Sérail, Downtown
Beyrouth. On remarque, en haut à gauche, une écriture libre de Meuh.

(c) Marie Joe Ayoub.

2. Critique des inégalités sociales, économiques, et d'une « certaine partie » de la population La critique du système politique et institutionnel libanais mobilise des imaginaires assez larges, qui favorisent la confusion de ce système avec les élites économiques. Ces « élites », largement tenues pour

157 Voir « Éléments de contexte : le Liban depuis 1975 ».

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responsables des inégalités sociales et économiques, sont très visibles au Liban. Cette impression de collusion entre élite économique et politique, si elle mérite d'être nuancée, est toutefois renforcée par certains exemples « visibles », qui donnent du poids aux revendications de ces graffeurs. La confusion entre intérêt politique et économique dans la reconstruction du centre-ville, Downtown, par Solidere en est l'exemple type. Elle est par ailleurs vivement vilipendée en dehors de la sphère graffiti, par des intellectuels, écrivains ou historiens, comme Georges Corm ; la superposition, dans ce même quartier, du centre économique et du centre politique viendrait encore avaliser leurs perceptions. Quoi qu'il en soit, l'accroissement des inégalités sociales et économiques entre les « très riches » et le reste de la population renforce ce sentiment chez les graffeurs de « venir vraiment de la rue » et d'être en position de parler pour elle, alors même que leur origine sociale se situe dans un entre-deux entre élite économique et population touchée par une forte pauvreté. La déconnection et le manque de représentativité des personnels politiques rendent dès lors « faciles » la collusion et la confusion entre sphère économique et sphère politique. L'impression d'être « coincé » dans un système où l'argent prédomine et gouverne un État faible se perçoit très clairement dans la pratique : si les graffeurs évitent au maximum les propriétés privées (outre ce qu'ils appellent les « débordements »), les bâtiments symbolisant leur opposition à cette économie et cette « politique dégoutante »158 constituent, eux, leur première cible. Taguer entièrement la façade d'une banque ou d'un restaurant Subway marquerait leur rejet de « l'ordre institué », de la prédominance de l'argent permise par l'État. Le « retour » de ce vandalisme contribue aussi à montrer que, contrairement aux autres artistes, ceux qui gagnent de l'argent et sont officiellement soutenus, les

158 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit. p. 322.

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graffeurs s'opposeraient et feraient preuve d'indépendance. Leur positionnement social, puis artistique, conditionnerait ces critiques, issues de dispositions particulières :

Ces dispositions, qui, ailleurs et en un autre temps, auraient pu se manifester autrement, se sont exprimées dans une forme d'art qui, dans cette structure, apparaissait comme inséparablement esthétique et politique contre l'art et les artistes « bourgeois » et, à travers eux, contre les « bourgeois »159.

En définitive, cette critique tend à se fondre dans celle de l'État, et il est d'ailleurs peu probable de comprendre l'une sans l'autre. Cette critique, malgré sa présence et son déploiement depuis août 2015160, n'est pas comparable à celle des graffeurs yéménites. Anahi Alviso-Marino expliquait qu'en 2011, à l'occasion des manifestations pour le départ du président yéménite Ali Abdallah Saleh, le street-art s'ancrait dans une dimension contestataire et de revendications politiques. À Beyrouth au contraire, les graffeurs défendent souvent, dans un premier temps, une attitude quasi-parnassienne du graffiti avant de réaliser des pièces ou de construire des discours qui traduisent certaines revendications. Ce refus d'affirmer une action politique ou directement engagée ne signifie pas, pour autant, que ces acteurs sont foncièrement désengagés : dans la pratique et, surtout, dans les conversations privées, les débats existent et ce qui paraît être un rejet total du politique est plus lié à la connotation de ce terme ainsi qu'au fait « qu'ils maitrisent nombre d'informations techniques, mais ils ne savent tout simplement pas comment s'y prendre pour les appréhender tout à la fois et les analyser »161. Nous reviendrons sur ce point plus tard puisqu'il ne va pas sans créer des formes d'hésitations et de contradictions dans les discours et représentations de soi des graffeurs. Finalement, ces acteurs comprennent comme « apolitique » non pas le refus total de critique, mais bien plus comme l'éloignement de la « politique institutionnelle et partisane » tout en ancrant « dans la rue une pratique participative de critiques sociales et politiques »162.

C. La construction d'un discours engagé hésitant face aux enjeux sociopolitiques du Liban

Le graffiti recouvre effectivement une dimension plus revendicative, que certains qualifieront d'engagée. Pour autant, les hésitations, contraintes et flous dans la conduite et les discours des graffeurs viennent limiter et nuancer ce propos. L'ambivalence, si ce n'est la contradiction, des graffeurs, entre rejet de tout engagement et volonté de porter certaines revendications par leur activité artistique, rend

159 BOURDIEU, Pierre, op. cit. p. 436

160 D'autant plus que les graffeurs nouvellement entrés ont acquis assez de technique pour diversifier leurs oeuvres et entrer dans une phase réflexive sur celles-ci.

161 DELMAS, Corinne, « Nina Eliasoph, L'évitement du politique. Comment les Américains produisent de l'apathie dans la vie quotidienne », Lectures, Les comptes rendus, 2010, p. 2.

162 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322.

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l'élaboration de ces critiques floue et peu contrôlée. Qui plus est, le « défaitisme » de ces acteurs, et de la jeunesse beyrouthine plus généralement, joue pour beaucoup dans ce refus et la peur d'un engagement plus prononcé. L'impératif de reconnaissance artistique viendrait enfin renforcer ces incertitudes et placer les graffeurs dans une situation qu'ils qualifient de schizophrénique et inextricable.

1. Une critique assez floue et peu contrôlée

Produire une critique contre l'État, le pouvoir ou autre, ne suffit pas à définir une pratique artistique comme un art engagé. L'absence d'organisation, que ce soit entre les graffeurs ou dans leurs discours et activité personnels, vient limiter l'importance accordée à cet aspect engagé. Si certains discours, comme ceux d'Ashekman ou de Yazan Halwani, semblent pensés en amont et cohérents, répétés à plusieurs reprises lors d'interviews journalistiques, de documentaires, ou autres, il s'agit de cas particuliers plus que d'une règle applicable à tous les graffeurs. Qui plus est, s'ils s'accordent, dans les discussions privées en particulier, sur ce qui pose problème au Liban et adoptent un point de vue relativement similaire, la manière dont ces revendications et critiques se matérialisent dans l'espace laisse transparaître des disparités et une absence de consensus quant à ce qui devrait être transmis « au nom de la scène graffiti toute entière ». En conséquence, les pièces et tags critiques sont plus pensés dans l'instant, au cours de sorties graffiti, qu'en amont avec un but précis. La critique du système financier ou d'une firme multinationale émerge plus parce que ces acteurs sont déjà en train de graffer et que l'opportunité de taguer ces bâtiments, banque ou fast-food, se présente à ce moment précis. Tout comme la critique en elle-même qui, si elle est facilement compréhensible, reste floue et peu recherchée : la corruption des élites politiques, en particulier les chefs de partis miliciens, peut être effective, mais leur critique se fonde plus sur l'impression des graffeurs que sur des recherches approfondies visant à confirmer ces impressions.

Ce flou et ce manque de cohérence doivent être mis en relation avec l'attitude ambivalente, voire contradictoire des graffeurs : comment comprendre, en effet, qu'Ashekman ou Kabrit critiquent durement la surexploitation des travailleurs syriens et asiatiques au Liban, et acceptent tout de même de travailler pour Train Station, connu pour ses pratiques néo-esclavagistes ? Ce malaise (ou schizophrénie) est ressenti par nombre des graffeurs beyrouthins. Peu d'entre eux, si ce n'est aucun, arrivent à expliciter les raisons de cette attitude, ils se « bornent » à témoigner une certaine culpabilité vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs valeurs. Quant aux positions à l'égard de l'État, on remarque, en particulier chez Phat2 (alors qu'il prône l'illégalité du graffiti) le risque qu'il y aurait à être trop politisé :

- That's pretty amazing that a cool demeanor can basically get you a free pass to paint. I n the US that is

straight fantasy. Graffiti charges here are serious and can land you in big time trouble because its straight up property over people here. But it's interesting though that now having an apolitical or non-political

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approach and attitude towards graffiti catches you less shit from the police when it was anti-war murals and stuff like that that endeared graffiti to the public in the scene's history. Any thoughts on why that might be ?

- Phat2 : Like I said, we conditioned the authorities to that. We showed them the artistic side of graffiti

early on in the game before there was too much of it. We taught them to like graffiti by doing all that colorful positive stuff rather than inert chromes everywhere. It's really a small group of elites here in this scene that influence the public, and all of us are practically helping with the same job, be it intentionally or not, and that's getting graffiti as accepted as possible to get as many walls as possible.163

Cette possibilité, toujours offerte par l'État, de peindre en plein jour, et le risque qu'elle puisse disparaître si les discours critiques devenaient trop importants, créent des doutes chez ces graffeurs quant à l'attitude qu'ils devraient ou non adopter sans que cela nuise et provoque des dissensions entre eux.

2. Un défaitisme au sein de la jeunesse beyrouthine perceptible chez les graffeurs

Cette limitation de la portée revendicative et engagée du graffiti se comprend également au regard du contexte libanais et de la position des jeunes beyrouthins dans celui-ci. N'étant pas uniquement graffeurs, ces acteurs sont aussi des jeunes, confrontés aux problèmes sociaux, économiques et politiques d'un pays en difficulté : crise économique profonde, institutions faibles, instabilité régionale et nationale, démons de la guerre civile toujours présents, actes terroristes répétés, absence de président révélant une crise politique de long terme ne constituent que certains éléments d'une liste plus longue. Ces critiques prennent la forme de « coups de gueule » momentanés lorsque la situation est perçue comme insupportable. L'instabilité du Liban tend à être considérée, par une partie des jeunes beyrouthins, comme constitutive de leur pays voire comme une donnée culturelle. Pour le photographe Patrick Mouzawak comme pour le designer Elias el-Haddad, « le Liban refait les mêmes erreurs depuis 2000 ans et puis, bon, à chaque fois on prend pour les autres » (entretien avec Patrick Mouzawak, juillet 2015). Ce sentiment d'être « condamné à reproduire » les mêmes erreurs et que la transmission culturelle « reçue et offerte en héritage suppose l'éternel retour »164 restent fortement ancrés dans les esprits. La période Hariri offrait, selon Elias, l'espoir de pouvoir vivre dans un pays plus stable, reconstruit et pacifié, mais il s'est vite éteint avec l'assassinat du Premier ministre en 2005. L'échec du printemps de Beyrouth et la guerre israélo-libanaise de 2006 auraient définitivement enterré cet espoir ; suite au décès d'étudiants lors des manifestations et du conflit, Elias, comme beaucoup de ses amis qui étaient présents et actifs dans ce « mouvement pour la démocratie », a préféré émigrer en France.

163 Interview de Phat2 par Brian GONNELLA, disponible à l'adresse http://www.bombingscience.com/index.php/blog/viewThread/9889.

164 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 94

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Face au contexte actuel et à ce défaitisme ambiant, les graffeurs témoignent une peur de l'engagement et de la dévolution de leur pratique à une cause politique ou sociale. Les déceptions issues des dernières manifestations les ont rendus méfiants face à toute forme de mobilisation, même celle d'août 2015. Bien que Meuh, Spaz ou Exist soient effectivement descendus graffer sur les murs installés au Grand Sérail, quartier général du Premier ministre, leur implication est restée très marginale par rapport au reste de la population. Elle a, aussi, stagné en deçà de ce qu'ils auraient souhaité réaliser dans l'idéal, soit si ça avait, selon eux, une chance de fonctionner. Leur attitude est emprunte de doute, puisqu'ils souhaitent s'engager, Kabrit sentant par exemple que « c'était là-bas qu'[il] devait vraiment faire une pièce de malade (...) qu'[il] devait être être présent et tout », afin d'être en accord avec son discours sur le graffiti comme expression des sentiments de la population. Lors d'un entretien en avril 2016, la peur que le Liban ne soit au bord d'une nouvelle guerre, civile ou militaire, le rend d'autant plus sceptique quant au rôle que pourrait avoir l'art :

- Raoul : en voyant l'histoire du pays, l'histoire de la mentalité des gens, c'est un peu évident que ça va

partir un peu dans la direction de... And I do not want to invest energy and time in trying to make it, you know, feel like going to a better direction and either as a support.

- De supporter que ça parte en...

- Raoul : non supporter, je sais pas, une révolution. Je sais pas pourquoi, c'est que je sens que je fais un

peu de la, de l'âge des gens qui ont pu faire un petit mouvement, qu'ils ont pu tu vois secouer le truc... Alors que nous on est des gros hypocrites.

- Dans quel sens ?

- Raoul : dans le sens qu'on a pris part dans, on critique tellement genre tu nous écoutes en train de

parler à Batroun, ou bien qu'on va changer le monde et on va supporter à fond et on va peindre le Liban, on est une nouvelle génération au monde alors que, y a eu la merde, et nous on était à Batroun et on fumait, on écoutait de la musique, on s'en foutait. On s'en foutait pas mais c'est juste comme si, comme si on prétend qu'on veut en faire partie. I know in my case it's not worth it because it wouldn't go anywhere... (...) Y a de la merde partout, y avait tout le monde qui faisait le rebelle et la rébellion dans la rue and... I don't know, I think we had so much revolutions that didn't get anywhere, maybe I'm too pessimistic but most revolutions didn't go anywhere because of people eventually. And... and I think I'm afraid of disappointment. Of investing so much love and effort and that, in the end, people turn against each other.

Le spectre de la guerre civile, présenté comme le plus grand risque d'une révolution ou de la dégradation de l'État libanais, reste fortement ancré dans l'esprit des graffeurs. Ils préfèrent le statu quo, voire l'escapisme par le graffiti. Spaz et Exist expliquent leur engagement, a posteriori certes, comme la seule manière qu'ils ont trouvé pour supporter leur situation (« I was searching for a small way of freedom... like a way to reach existence in such world, to be heard, to inspire people »). Ce type de réaction, loin d'être

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chose rare, renvoie aux « barrières physiques et psychologiques dressées par la guerre »165 de 2006, traumatismes rendus avec une grande attention esthétique dans le roman graphique scénarisé par Joseph Safieddine, Yallah Bye.

3. Une scène artistique encore fragile

Penser ensemble la forme engagée du graffiti et sa reconnaissance progressive en tant qu'art est indispensable, justement parce que la scène beyrouthine est encore très récente, ses conventions propres peu instituées et sa reconnaissance en constante construction et évolution. Meuh confiait, lors de son départ du Liban en février 2016, que le graffiti beyrouthin se trouvait selon lui dans une période charnière, propos partagé par d'autres graffeurs au sein du Bros crew, d'ACK, REK et RBK. Il serait nécessaire, selon eux, de ne pas se fermer des portes, en particulier vis-à-vis de ceux participant à la labellisation artistique du graffiti, sans non plus se vendre, au risque de perdre toute authenticité. Le risque de marginalisation par un discours trop engagé leur semble conséquent : il mènerait à une perte d'avancement dans la carrière, personnelle et collective. La construction d'une image pacifiste du graffiti est privilégiée, parce qu'étant consensuelle elle permet à ses auteurs de se professionnaliser, tout en développant un discours revendicatif à la marge et, nous le verrons, aussi positif et fédérateur.

Ce statu quo, parfois difficile à maintenir, semble préférable partant du principe que « dans chaque monde de l'art, la valeur des oeuvres s'établit sur la base d'un consensus entre tous les membres ». De fait, « si quelqu'un parvient à créer un nouveau monde de l'art où la valeur des oeuvres repose sur la maîtrise de conventions différentes, tous les participants à l'ancien monde qui ne réussiront pas à se faire une place dans le nouveau monde seront perdants »166. Or, la scène beyrouthine demeure restreinte, d'où la nécessité de conserver un consensus entre ses membres : la rupture de celui-ci pourrait diviser la scène, l'affaiblir et affaiblir la reconnaissance de ses membres. La recherche perpétuelle du compromis entre les graffeurs rend visible cette crainte quant à l'avenir de la scène graffiti à Beyrouth.

165 ROGERS, Sarah, « L'art de l'après-guerre à Beyrouth », La pensée de midi, 2007/1 (n° 20), p. 115-123.

166 BECKER, Howard, op. cit., p. 307

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L'absence de répression sur les auteurs de graffiti crée un rapport a priori privilégié à l'État. La situation reste néanmoins floue, que ce soit de la part des institutions ou des graffeurs : le risque de se voir censuré ou que le graffiti devienne illégal s'il était trop revendicatif persiste, et contribue à la définition de ce qui serait politique ou non. D'autre part, la faiblesse et les nombreuses difficultés de l'État le rendent peu attentif au graffiti.

Les graffeurs rejettent la qualification de « politique », tout en développant des critiques et revendications qui peuvent faire basculer une partie de leur activité dans une qualification d'art « engagé ». L'État et le premier récepteur de ces critiques, mais les inégalités sociales et économiques sont aussi des sujets de dénonciation prisés.

Il s'agit, enfin, d'une critique floue et peu contrôlée, et tous les graffeurs ne se définissent pas comme artistes engagés.

À retenir

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III. LA CONSTRUCTION D'UNE CRITIQUE POSITIVE PAR LA RÉAPPROPRIATION DE L'ESPACE URBAIN

Peut-être ce choix d'aborder, en dernier lieu, la question de la réappropriation de l'espace urbain semblera-t-il flou, voire inadéquat. Ce point aurait pu être discuté en amont, avant d'analyser les discours critiques des graffeurs vis-à-vis de leur environnement social et politique. De fait, il paraît quelque peu discrétionnaire, ou subjectif ; nous ne tenterons pas de le justifier autrement que par la volonté de clore ce travail sur une note positive et le potentiel que représente cette scène artistique pour la ville de Beyrouth. Cela n'exclue pas pour autant d'être objectif, de conserver un regard critique et analytique, peu importe nos impressions personnelles. Si nous devions toutefois tenter de justifier « objectivement » ce choix, deux arguments plutôt neutres peuvent être avancés : d'une part, le discours des graffeurs quant à la réappropriation de l'espace urbain par le graffiti est indubitablement accepté par l'ensemble de la scène, aucune remise en cause sur le sujet n'ayant, jusqu'à aujourd'hui, émergé. D'autre part, ce discours trouve une effectivité et une réalité directes, dans la ville et dans les perceptions du public pour lequel ils souhaiteraient « reprendre » Beyrouth. Comment font-ils ? Comment ce but de conquête « positive » émerge et se réalise ? Notre réflexion se centrera sur cette réutilisation, ce réinvestissement de l'espace urbain, après un délaissement issu des divers conflits. Cela permet d'ailleurs de comprendre comment ce contexte urbain, a priori antipathique, participe de la définition et de la réalisation de ce but affiché par les graffeurs. Plus encore qu'une réappropriation, le graffiti renouerait avec la volonté de faire de l'espace urbain un véritable « musée du peuple ».

A. Une utilisation renouvelée de l'espace urbain

La précarité de la ville de Beyrouth, en terme de planification urbaine, a été abordée à plusieurs reprises déjà. En conséquence, nous ne reviendrons que très brièvement sur ce qui permet aux graffeurs de réutiliser un espace largement hostile, aux habitants en général et aux piétons plus particulièrement. C'est, justement, cette hostilité qui est interprétée comme un « feux vert » aux graffeurs et est réutilisée pour faire partie intégrante de leurs réalisations.

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1. Un contexte urbain opportun

La destruction de la ville de Beyrouth, à plusieurs reprises lors de la guerre civile de 1975-1990 ainsi que durant la guerre israélo-libanaise de 2006, n'appartient jamais vraiment au passé. Premièrement parce que les attentats à la bombe, parfois revendiqués par le Hezbollah ou, plus récemment en novembre 2015 par Daesh (OEI), continuent de dégrader ou de détruire des bâtiments et quartiers. L'arrivée massive de réfugiés, d'abord palestiniens puis syriens, était à l'origine temporaire. Au fil des ans, cet aspect temporaire s'est matérialisé, en particulier via les camps de réfugiés, passés de tentes précaires à des habitats et quartiers de fortune, dont le plus connu est celui de Chatila, mais aussi Burj el-Barajné ou Mar Elias. En conséquence, l'élaboration d'un plan d'urbanisme à Beyrouth apparaît comme superflu, inutile ou impossible, tant que cet état temporaire est rythmé au son d'une constante construction - destruction. L'abandon d'anciennes maisons et immeubles ne s'est pas toujours traduit par une reconstruction de celles-ci ou l'édification de nouveaux immeubles : Gregory Buchakjian note à ce propos que les propriétaires de ces maisons, souvent construites sous le mandat français, se refusent à léguer ou vendre ce qu'il reste de ces vieilles demeures à des entreprises privées. Pour ceux qui l'ont fait, comme pour les terrains complètement détruits ou laissés à l'abandon, les gratte-ciels fleurissent à grande vitesse. Les chantiers de ces immeubles en construction, lorsqu'ils ne sont pas fermés au public, sont autant de murs qui viennent s'ajouter à ceux déjà cités. Viennent enfin les bords de route, les maisons et immeubles inachevés le long du bord de mer, ou finalement n'importe quel parpaing constitue une surface potentiellement utilisable. Ainsi, l'espace urbain reflète ce sentiment d'instabilité, où rien n'est acquis, rien n'est garanti. La prolifération du béton et l'absence de plan d'urbanisme à long terme permettent dès lors d'investir une grande, si ce n'est la majeure partie de la ville ; investissement d'autant plus simple que face à une telle « incohérence » urbaine les autorités n'ont pas défini le graffiti comme illégal. De fait, il apparaît très clairement que « la morphologie urbaine conditionne le développement de la pratique »167.

Cette précarité à l'échelle de la ville se traduit également pas une absence, littérale et figurée, d'espace(s) public(s). Avant 1975, la place des Martyrs ou les souks du centre-ville offraient des lieux convivialité et de rencontre entre populations propices au mode de vie libanais, axé sur la rencontre en extérieur. Depuis 1990, les espaces publics ont en revanche largement disparus. Lorsque Liliane Barakat et Henri Chamussy rédigent, en 2002, un article sur les espaces publics à Beyrouth168, ils pensaient que la reconstruction du centre-ville par Solidere allait permettre aux jeunes de retrouver des espaces de convivialité. Avec le recul, le constat est tout autre, ce quartier étant largement déserté, tout comme le Saïfi village, reconstruit récemment, et seul quartier où un café dispose d'une terrasse en extérieur. Pour ce qui est des parcs ou jardins publics, ils sont inexistants et, comme dans ces deux quartiers reconstruits, ils ont provoqué une

167 PRADEL, Benjamin, op. cit., p. 19.

168 BARAKAT, Liliane, CHAMUSSY, Henri, « Les espaces publics à Beyrouth », Géocarrefour, 2002/3 (vol. 77), p. 275-281.

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ségrégation plus accrue encore de la population et sont très peu fréquentés. Seul le parc des Pins, à l'extrémité de la rue de Damas, apporte une touche de verdure dans le paysage de béton qu'est Beyrouth ; néanmoins, il est inaccessible aux moins de 32 ans et son entrée largement conditionnée par le pouvoir discrétionnaire des gardiens. Les individus ne satisfaisant pas à ces critères sont relégués à une infime parcelle du parc, qui est en réalité elle aussi bétonnée et fréquentée par les populations les plus pauvres. Pour ce qui est des restaurants, cafés et autres, la dynamique reste la même : les conditions d'entrée et les prix excluent ipso facto une large partie de la population. Comment cela peut-il favoriser l'activité des graffeurs ? Il apparaît, selon eux, que c'est justement cette absence d'espaces de convivialité qui les pousserait à graffer dans la rue, sur les ronds-points et, en particulier lors des jam sessions, à recréer des espaces ouverts au public, au moins pour un temps : ces jam sessions sont présentées sous la forme de happening, en plein air, et s'accompagnent parfois d'animations à proximité du mur choisi pour l'occasion.

2. Jouer avec les supports

L'état des murs accessibles devient lui aussi une aubaine en cela que les impacts et la forme qu'ils ont

Façade du Holiday Inn par Potato Nose, Downtown Beyrouth. (c) Mass Appeal

pris au cours des divers événements deviennent partie intégrante de l'oeuvre. L'illustration la plus probante de cette utilisation de l'espace et du mobilier urbains sont les pièces de Potato Nose. Bien sûr, l'adaptation

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des graffeurs et de leurs pièces aux murs sur lesquels ils pratiquent n'est pas une innovation dans le champ du graffiti, toutefois celle-ci recouvre un sens particulièrement fort puisque la pièce vise à révéler le mur et son histoire, sur un ton presque mythique, plutôt qu'une simple adaptation à ses aspérités. Les oeuvres de Potato Nose sont directement issues du mur et ne peuvent être transposées à un autre endroit, à l'instar de ses persos sur la façade du Holiday Inn. Ces persos sont effectivement censés montrer, raconter et mettre en exergue l'histoire de cet hôtel, devenu lui aussi un symbole de la nostalgie du Liban des années 1960. D'autres, comme Yazan Halwani, adoptent une attitude plus conventionnelle et la réalisation des pièces n'est pas directement corrélée à l'espace sur lequel ils opèrent, bien que cette adaptation soit toujours censée marquer un respect pour la bâtisse et, surtout, pour l'histoire qu'elle raconte à travers sa destruction ou les impacts de balles qu'elle a reçus.

Ces adaptations sont pensées sur le mode ludique : les graffeurs, et ceux qui en font la promotion, comme Meuh, considèrent que cet espace urbain doit être l'objet d'amusement et donner lieu, par le graffiti, à une sorte de chasse au trésor. Lors des visites que ce graffeur procurait, à des proches comme à toute personne intéressée par les Beirut Photo Graff Tour, un véritable parcours se dessinait. La visite doit permettre à la fois d'apprendre l'histoire, les artistes, les particularités de la scène graffiti beyrouthine et de redécouvrir une ville « terriblement hostile aux piétons »169 sur ce mode ludique, et ainsi lui redonner une certaine attractivité. Ce type d'initiative permet de comprendre comment l'histoire du graffiti a par exemple démarré à la Quarantaine, et pourquoi ce lieu en particulier paraissait adéquat à cette époque, qui y était alors présent, etc. Passer devant le mur du rond-point Dawra marque, quant à lui, un épisode important de la scène graffiti en 2014, où les graffeurs les plus influents côtoyaient et réalisaient une pièce aux côtés de graffeurs internationaux, en particulier français et américains. D'autres endroits pourraient être cités, mais la Quarantaine et Dawra sont des lieux pauvres et a priori dénués de toute attractivité pour le paysage urbain, les deux étant des axes routiers donnant sur des quartiers pauvres et où l'activité qui s'y est développée les rend rebutants170.

B. Se réapproprier la ville et en faire le « musée du peuple »

Outre l'exploitation de cette opportunité, les graffeurs développent un véritable discours de réappropriation de la ville par l'art, par opposition aux formes violentes des conquêtes territoriales ou de dépossession de cet espace qui ont marqué le passé de Beyrouth. Cette volonté de reconstruire, de proposer un message positif permet aussi de comprendre, pour une infime part, comment la critique

169 Ibidem.

170 En particulier la Quarantaine, où tous les ans des milliers de bovins sont acheminés pour pourvoir aux besoins en viande de la ville de Beyrouth.

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négative de l'État est limitée et laisse une place plus importante à cette dynamique que les graffeurs pensent indispensable. En fait, la critique n'est jamais très loin, mais elle revêt un aspect moins fataliste et défaitiste que celle présentée auparavant : plus diffuse, elle vise à remettre en cause ce constat d'une ville qui se ferait sans ses habitants, dépourvus de moyens d'expression dans l'espace même où ils habitent et évoluent. Cette critique s'amplifie d'autant plus pour les graffeurs qu'elle ne se contente pas de dénoncer mais propose une alternative : ils s'efforcent d'embellir la ville par la couleur et, aussi, ils souhaitent donner une signification positive à ces couleurs.

1. La critique d'une ville qui se ferait sans ses habitants

Tag d'Exist, Mar Mikhail Beyrouth
(c) Nour Ai

La critique la plus fréquente concerne l'urbanisation sauvage et la spéculation immobilière qui viendraient déposséder les habitants du bâti et de la façon dont se construit la ville. Cette critique, lorsqu'elle se déploie de manière négative et revendicative, s'accompagne toutefois de son versant positif par la symbolique qui émanerait de l'action des graffeurs. Réaliser une pièce ou un tag critiquant ce « paysage urbain déplaisant »171 devient une action positive parce qu'elle met en forme cette critique, et apparaît comme un signal visant à déclarer, à l'instar d'Ashekman, « the street is ours ». Certains des graffeurs ont pu interpréter cela comme une déclaration de prise de territoire ; il apparaît plus exactement dans les discours des jumeaux Kabbani que cela s'adresse à ceux désignés comme responsables de la perte du contrôle populaire sur cet espace urbain. Cette critique se formule sous le prisme de l'humour, voire de l'ironie, en particulier chez Exist et Kabrit : « stop your buildy buildy shit » ou « building tagging in a responsible way » sur les panneaux de bois reprennent cet outil visant à fermer les chantiers et à se les réapproprier. Ces pièces renvoient aux constructions d'immeubles modernes, qui contribuent à la hausse des prix du loyer, délogent certaines populations (comme c'est le cas d'une enclave arménienne à Geitawi), et précarisent l'accès au logement. À cela s'ajoute la modification du mobilier urbain (poteaux, feux, panneaux de signalisation), perçu comme

171 Ibidem.

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désagréable : « si le mobilier urbain était beau j'arrêterais sûrement, ou pas (rires) de taguer. Mais tant que c'est laid, que ça ruine les rues des gens, je continue » (Meuh).

Nous avions également abordé la manière dont les graffeurs visent à refuser l'identification communautaire, personnellement, mais aussi dans l'espace. Beyrouth a cristallisé les divergences et conflits entre communautés, durant la guerre civile, au sein même de cet espace. Cela a créé une homologie entre divisions urbaines et divisions communautaires. Par opposition à l'affichage milicien, les graffeurs ne marquent pas une emprise particulière sur un territoire particulier. La présence de graffitis dans l'ensemble de la ville, sans limitation à un quartier dont ils seraient issus et de sa communauté majoritaire, suit un cheminement exactement inverse à celui des milices. Paradoxalement, là où le graffiti viendrait dégrader l'espace urbain il vise plutôt (du point de vue des graffeurs) à fournir de nouveau un espace public déconfessionnalisé par sa présence indifférenciée entre quartiers.

2. Embellir la ville avec des couleurs

Ces considérations se concrétisent dans les discours et réalisations purement « positifs ». Nous entendons par là que les graffeurs s'attachent particulièrement à concevoir des pièces colorées, qui visent à « embellir la ville avec des couleurs ». Ces pratiques ne sont pas, comme on pourrait aisément le croire, neutres et sans vocation autre que le graffiti lui-même : « we taught them to like graffiti by doing all that colourful positive stuff rather than inert chromes everywhere » (Phat2). Meuh, en comparant son expérience parisienne et celle de Beyrouth, remarquait la différence chromatique entre les deux villes : rares à Beyrouth sont les pièces en noir et blanc, chrome et noir, et les couleurs vives y sont préférées. Le graffiti coloré viendrait réduire la grisaille bétonnée de la ville et, de plus, masquer ou sublimer ce qui dérange dans le paysage urbain, ce qui renvoie à un passé proche traumatisant et douloureux. En somme, il s'agit d'interagir directement avec la mémoire des murs afin de la rendre plus acceptable (voir Annexe IX « Graffitis et réappropriation de l'espace »). La réception de la population devient, dans ce cas, plus importante aux yeux des graffeurs et permet d'avoir un retour effectif et direct sur ce qu'ils font. L'impression positive de cette population, du moins des passants rencontrés sur chaque site, encourage les graffeurs à continuer dans cette voie, et tend à les rapprocher d'une population délaissée par les

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institutions : « ils nous offrent du café, des gâteaux » (Meuh) mais, plus exactement, c'est l'initiative prise par les graffeurs qui étonne parfois les habitants. À ce propos, les graffeurs adoptent un discours homogène sur cette idée que les habitants ont été délaissés ; l'espace dans lequel ils évoluent le leur rappelle très directement, d'où leur incompréhension parfois face à ces jeunes qui peignent sur des ronds-points et autres murs de béton :

Ça m'a aidé beaucoup, tu vois de pouvoir taguer n'importe où, de pas avoir cette, cette pression publique et en même temps, que ce soit un truc public, pour la plupart de la société. Tu vois les gens et ils te disent « ah c'est cool, comment ça se fait que tu paies de ta, de ta propre poche » et ils respectent ça énormément parce que je suis en train de colorier alors que c'est juste, c'est sur des murs défoncés complètement.

Bien sûr, la démarche des graffeurs ne s'insère pas uniquement dans une logique philanthrope, mais leur reconnaissance positive par la population et la modification d'un paysage urbain dans lequel eux-mêmes évoluent viennent renforcer cette idée qu'ils sont utiles, en réparant ce qu'ils peuvent172. Que ce soit chez Yazan, Ashekman, ou l'ensemble des crews, on retrouve cette volonté « d'effacer les stigmates de la guerre ». L'absence de retour et d'enseignement historique de la guerre civile a créé des traumatismes au sein de leur génération et de celle de leurs parents, traumatismes occultés pour les besoins d'une pacification entre communautés au sein des institutions gouvernementales, mais qui leur sont sans cesse rappelé dans l'espace urbain. Ainsi, cette démarche dans le graffiti semble se comprendre comme une manière de « panser et penser les plaies et reconstruire un Liban dans la filiation de son passé et en même temps différent »173.

Ça, les murs défoncés, ça rappelle la plupart du temps le vécu de la guerre. Quand t'as, quand t'as un mur qui existe depuis 30 ou 40 ans, que quelqu'un par exemple, le proche d'une personne, a été, a pris une balle là-bas et qu'il est à côté de ce mur, ça l'a hanté. En fait la personne qui est passé dans la rue elle est en train de, de guérir ça quelque part... les gens sont complètement traumatisés, alors quand tu vois un changement qui est plutôt positif... (Kabrit).

Cette sublimation de la violence, perçue comme un moindre mal, est une dynamique que l'on retrouve dans nombre de démarches artistiques dans les pays en difficultés, et particulièrement dans l'art d'après-guerre à Beyrouth, toutes disciplines confondues. Par le gommage, ou le détournement ludique de ces stigmates, les graffeurs tentent « d'apporter de l'espoir dans un environnement marqué par la violence et la lutte politique » justement en choisissant « d'embellir la ville, de colorier ses murs portant les stigmates d'une politique « dégoûtante » »174.

172 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 92

173 Ibid., p. 93

174 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322

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3. Véhiculer un message positif

Enfin, plus que la couleur, les messages explicitement véhiculés s'attachent à dévoiler une pensée positive en direction du reste de la population. Ils prennent plusieurs formes, dans la pratique comme dans le discours. Dans la pratique, on considère la participation à des événements plus larges, souvent organisés par les habitants : les journées de marché et d'animation sans voitures, instaurées depuis 2014, constituent des lieux de rencontre privilégiés entre habitants, entre habitants et graffeurs. D'autres comme les festivals liés à la protection de l'environnement sollicitent les graffeurs : ils réalisent une pièce en rapport avec l'événement, et proposent des messages supposés anodins mais qui visent, selon eux, à donner de la bonne humeur à ceux qui les verront, du type « flowers in your hair ». On trouve à la fois des messages et des thèmes qui sont censés parler à celui qui les observe, lui rappeler et mettre en valeur quelque chose qu'il connaît sans y porter une réelle attention dans sa vie quotidienne. Dans ce cas de figure, deux niveaux de compréhension sont mobilisés. D'une part, certains messages requièrent un temps de lecture et une réflexion plus longs, devant être déchiffrés, puisqu'ils sont issus des rapports et visions forgés au sein de la communauté graffiti, sans être pour autant exclusifs : ce sont par exemple les graffitis « it is wizer to be nizer », plaisanteries propres aux crews REK et RBK qui deviennent compréhensibles après retranscription en anglais correct, « it is wiser to be nicer ». D'autre part, des messages ou thèmes qui se rapprochent de ceux que les habitants vivent quotidiennement ou qui font appel à leur culture, non pas communautaire, mais libanaise, ce qui reprend les logiques de glocalisation du graffiti. Chez Yazan l'illustration de figures

globalement appréciées des Libanais, chez Kabrit, Fish, Mouallem et d'autres,

l'utilisation de l'arabe, que les habitants

apprécient particulièrement et

comprennent tous : « t'as de la

calligraphie tu vois les gens aiment, ils

kiffent ça « al Arabiya », ça fait partie de la culture » (Kabrit). Enfin, certains

investissent directement la vie

Graffiti de Mouallem

(c) Raoul Mallat

quotidienne pour la valoriser par le graffiti, à l'image d'Eps représentant un ouvrier

syrien fumant trois cigarettes

simultanément, ou Mouallem peignant avec humour la relation conflictuelle entre une mère âgée et son fils, qui décide de quitter la maison.

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(c) Alfred Badr

Derrière ces représentations se pressent une volonté d'instaurer, à travers le mur et lors des réalisations, un dialogue avec la population. Il s'agit d'attirer le regard, la curiosité des passants, de les amener à réfléchir, comme nous le confiait Krem2, sur l'environnement qui les entoure. Un tag « Exist ! », pour peu qu'il soit déniché, invite ce passant à sourire, réfléchir, ou simplement « exister ». Ces messages sont censés être découverts au fur et à mesure que l'on avance dans la ville. Plus directement, le graffiti amène à des discussions concrètes avec les passants, discussions censées participer pleinement de cette refondation du projet commun dans l'espace urbain. Lors des observations, nombre de passants ne connaissaient pas le graffiti, et venaient chercher des explications auprès des graffeurs, qui prenaient alors du temps pour leur expliquer ce qu'ils étaient en train de faire, leur proposaient de rester, ou de leur faire une dédicace à côté de leur graffiti. Si certains graffeurs ont des doutes quant à l'utilité de ce qu'ils font et surtout de leur impact (que vaut un message positif face à la réalité ?), de leur vision « naïve », Meuh et Kabrit rappellent que le but n'est pas tant de changer

(c) Yazan Halwani

l'intégralité du pays, mais de donner un « petit quelque chose » à ces personnes : « ok, le gars avec son gamin cet

après-midi, peut-être qu'ils auront oublié demain ce qu'on

veut dire, mais si dans la journée on leur a donné 5 minutes de bon temps, qui change, que le soir ils rentrent et ils

disent « ah tiens aujourd'hui on a découvert ça »... » (Meuh). Vis-à-vis des individus à l'origine méfiants, pensant que le graffiti est politique et s'apparente à un affichage milicien, les graffeurs adoptent une approche conciliante et ludique, si bien que certains militaires et civils leurs demandent s'il n'est pas possible de peindre pour eux. Aussi, expliquer ce qu'ils sont en train de faire vise à rassurer les passants sur la mentalité d'une partie de leur génération, toute aussi restreinte qu'elle puisse être : « quand tu vois une nouvelle génération qui est en train de trimballer dans la rue, de boire des bières et parler de, d'armes tu vois... On boit des bières (rires), c'est pas un gros problème mais les armes, les gens n'aiment vraiment pas ça. La plupart des gens qui ont vécu la guerre... » (Kabrit). Ces craintes semblent effectivement très ancrées dans la génération des parents, qui ont directement vécu la guerre et préfèreraient des activités ludiques ou,

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dans tous les cas, autres que l'engagement dans une milice175. Pour autant, les graffeurs de REK et RBK reconnaissent que cette relation privilégiée avec les habitants nécessite une attention accrue quant à la direction que prendrait leur activité, avant que « les gens soient exposés aux méfaits du tag » (Kabrit). En définitive, ces dynamiques traduisent une volonté de redonner la ville aux habitants, à la fois en les faisant parler et en leur offrant un espace renouvelé. Ainsi, si nous n'avons que peu de retours de l'ensemble des beyrouthins sur le graffiti, il semble que les graffeurs souhaitent faire de la ville le « musée du peuple », et ainsi transformer le « si Beyrouth avait parlé » (ÊßÍ ûÅ ÊæÑíÈ) de Fish en « Beyrouth parle ».

À retenir

L'absence d'espaces publics et de plan d'urbanisme devient le terrain propice à la pratique du graffiti.

Ainsi, les graffeurs déploient des stratégies et des discours visant à se réapproprier l'espace urbain, là où l'État et les secteurs économiques auraient durablement ségrégué et précarisé les populations.

Les graffeurs s'attachent à faire valoir une pratique qui ferait de la ville le « musée du peuple ». Leurs graffitis mettent en valeur la couleur afin d'effacer les « stigmates de la guerre », ainsi que des références culturelles consensuelles à la population libanaise. L'attachement à une réappropriation par la positive de la ville se conçoit conjointement aux considérations artistique et réputationnelle des graffeurs.

175 KATTAR, Antoine, op. cit.

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CONCLUSION

La phase de réflexivité correspond à une séquence de mise en discours rétrospectif de l'activité des graffeurs. Comprendre comment celle-ci s'opère et à quelles fins supposées permet de comprendre plus largement la vision que ces jeunes ont de leur art, de la manière dont ils le mettent en mots, de ce qu'ils veulent expliquer par les mots. Ne pas lier la pratique du graffiti aux discours de ses pratiquants eut été un manquement considérable à la compréhension de ce que représente le graffiti à Beyrouth. Bien sûr, cette réflexivité n'est pas propre au graffiti, puisqu'elle est présente dans les autres disciplines artistiques. Cette mise en discours n'a, de fait, rien de spécialement novateur ; ce sont plutôt les discours en eux-mêmes, soit le contenu plus que le contenant, qui rend la pratique spécifique à un contexte, un territoire, et un groupement d'artistes définis. Dans le cas beyrouthin, c'est l'ambiguïté des discours et représentations des acteurs qui nous informent sur le monde social dans lequel ils évoluent personnellement et en tant qu'artiste : cette ambiguïté est autant le fait d'un rejet virulent du politique que d'un défaitisme qui peine à s'effacer, même parmi les plus jeunes générations. Les graffeurs se posent dans une situation parfois délicate, puisqu'ils bénéficient de la « souplesse » juridique d'un État qu'ils critiquent par ailleurs. Il en va de même pour les critiques, nombreuses, des inégalités sociales ou de l'instabilité économique et politique chronique du Liban. Cela les amène à rejeter en bloc le « politique », tout en recréant un discours qui, s'il ne se revendique pas « politique », fait basculer la position parnassienne du graffiti à une formule plus proche de l'art engagé. L'engagement se traduit par un message qui se veut apolitique par peur d'être confondu avec les tenants « officiels » de la sphère politique. Prendre ces discours en compte montre alors combien il est nécessaire de justement comprendre leurs représentations de la politique : à n'en pas douter, elles sont négatives, et reprochent à l'État et aux élites économiques - supposées cooptées - d'avoir vendu, trahi et détruit leur pays.

Effectivement, ces revendications ne sont que peu contrôlées, peu harmonisées et calculées de manière à inscrire la scène graffiti sous un message commun. Mais, outre ce que chacun reproche individuellement à tel ou tel autre, ces critiques marquent surtout l'idée d'une fatigue générale, d'une absence d'espoir pour la jeunesse. Elles sont aussi un regret face à une société atomisée par son histoire et ses dénis successifs alors qu'ils leur restent toujours une certaine envie d'apprécier leur pays et ses potentialités. En ce sens, la mise en discours révèle une face positive, qui vise à placer le graffiti dans une posture active. La sortie de l'assignation communautaire permise par le blase et la constitution de la figure de l'artiste se déploie également dans l'espace urbain. Cela a pour conséquence de le « décommunautariser » factuellement, même dans une infime mesure. Plus concrètement, les initiatives visent à « redonner la ville aux habitants », à y mettre de la couleur et effacer les traces d'un espace initialement déplaisant. Cette posture semble mieux fonctionner parce que plus agréable, mais aussi parce qu'elle est indissociable des stratégies

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de visibilité des graffeurs ; la reconnaissance de la scène graffiti en tant que monde de l'art local et de ses graffeurs en tant qu'artiste nécessitent des adaptations face aux acteurs de cette attribution de la réputation. Enfin, une critique trop revendicative, trop violente, risquerait de diviser les graffeurs, leur public, et de fermer l'opportunité ouverte par les acteurs institutionnels.

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CONCLUSION

Le graffiti peut apparaître comme un sujet peu sérieux à traiter en sociologie. Pourtant comme Muriel Darmon l'explique, la sociologie ne se limite pas aux « problèmes sociaux » ; tout phénomène social, artistique ou autre, peut être appréhendé puisqu'il renferme une part du réel et que la sociologie permet d'en entrevoir la complexité. À sa façon, Howard Becker l'avait déjà fait, ainsi que la sociologie de l'art en plein essor. Comprendre pourquoi certains jeunes deviennent graffeurs, et comment le font-ils, dans le contexte particulier de Beyrouth, nous menait nécessairement à aborder et entrer dans des considérations plus larges.

Ainsi, parler du graffiti à Beyrouth, c'est aussi tenter de comprendre l'univers social, politique, familial par lequel il émerge et se développe de cette manière et avec ces acteurs. André Malraux, en déclarant que « l'art, c'est le plus court chemin de l'homme à l'homme », pressent cette profonde relation entre la société et la création artistique ; dès lors, parler de l'art revient à parler de la société.

Ici, l'étude des graffeurs beyrouthins nous interroge sur le Liban, leurs histoires personnelles et les motivations, conscientes et inconscientes, qui les poussent à faire du graffiti. Tous ces éléments s'imbriquent dans des conceptions plus artistiques : monde social et monde de l'art peuvent être considérés ensemble afin de discerner ce qui fait, ou non, la spécificité de cette pratique. Le graffiti à Beyrouth est « spécial », parce qu'il rompt avec les préjugés communément véhiculés (encore aujourd'hui) sur cet art résolument urbain.

Que pouvons-nous conclure de cette recherche ? Peut-on penser avoir répondu à notre question initiale qui, rappelons-le, s'attachait à comprendre et analyser la pratique du graffiti et les représentations de ses acteurs, ainsi que le ou les sens qu'ils lui attachent ?

Premièrement, le graffiti ne peut définitivement pas être considéré comme une pratique populaire. L'engagement dans la carrière de graffeur requiert des compétences particulières, ainsi que des capitaux culturels, sociaux et économiques conséquents. Parce qu'ils proviennent de milieux sociaux plutôt internationaux, les futurs graffeurs prennent connaissance de pratiques qui existent dans d'autres lieux et contextes : le graffiti est une pratique originellement « occidentale » et importée parce qu'ils ont eu la possibilité de se frotter à ces cultures, de l'autre côté de la Méditerranée. D'ailleurs, c'est plutôt la diversité de leur identité qui permet cette approche. Ils ne sont pas seulement au courant de ce qui se passe en dehors du territoire national ou de la région moyen-orientale. Au contraire, c'est parce qu'ils ont ces deux

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identités, ces deux cultures et influences, qu'ils peuvent pratiquer un art venant d'ailleurs en l'insérant dans leur identité libanaise ou, plus largement, arabe.

Ils proviennent de ces catégories « frustrées » que Georges Corm décrit tout en en provenant lui-même. Pourquoi frustrées ? Parce qu'elles appartiennent à ces milieux progressistes arabes, qui ne sont ni pour une occidentalisation totale de leur culture, ni pour une défense de l'arabité sans réflexion sur celle-ci. Là se trouve le problème : ces jeunes proviennent de milieux qui n'ont pu ni empêcher leur pays de se déchirer selon une logique confessionnelle qu'ils pensaient archaïque, ni prendre du recul sur les conflits meurtriers auxquels ils ont assisté ou subi les conséquences. Ils se trouvent dans un entre-deux extrêmement difficile à définir et à maintenir, dans un pays qui a, selon eux, régressé politiquement et socialement. Leur culture et leurs capitaux les poussent à souhaiter une plus grande liberté d'expression dans un pays où leur voix n'est pas entendue. Dès lors, ils ne se sentent pas « à leur place » parmi les catégories les plus aisées économiquement parlant, puisqu'ils sont issus de milieux culturels et intellectuels antérieurs à la guerre civile et ne se sont pas enrichis durant celle-ci. Même s'ils ont des capitaux économiques conséquents au regard de l'ensemble de la population, ils ne se retrouvent pas dans cette nouvelle élite économique qui accentuerait les divergences communautaires à des fins personnelles.

Il existe une dichotomie profonde entre leur éducation et leur position sociale actuelle, qui peut être pensée comme une sorte de « déclassement ». Partant de là, le graffiti répare ou gomme quelque peu cette contradiction : par l'art, ils retrouvent ou acquièrent une position sociale en accord avec les dispositions sociales héritées de leurs socialisations primaire et secondaire. Le graffiti opère comme un instrument d'intégration sociale profond, vis-à-vis de leur milieu d'origine mais aussi par rapport à la société beyrouthine. Très restreinte et tout aussi élitaire, cette société souffre des mêmes contradictions. Leur intégration leur permet de trouver des gens qui pensent et perçoivent le monde comme eux ; Beyrouth concentre une scène intellectuelle et artistique particulière, progressiste et néanmoins apte à penser la libanité, sentiment qui fait défaut dans le reste de la population. C'est ce qui explique, notamment, l'absence de sentiment communautaire chez ces acteurs : le traumatisme issu de la guerre civile, additionné à des socialisations plutôt laïques, les éloigne durablement des revendications communautaires et confessionnelles.

La pratique du graffiti est issue de ces socialisations complexes, et sa construction en est le résultat direct. Suivre la carrière des graffeurs en intégrant ses exceptions nous éloignait, nous l'espérons du moins, de toute catégorisation simpliste. Ainsi, par la recherche et l'analyse de ses différentes phases, des logiques de l'engagement à l'apprentissage des techniques et le perfectionnement de chacun, nous souhaitions aborder le processus d'artification d'une pratique en train de se faire. Bien sûr, l'analyse de leur pratique artistique ne se détache jamais vraiment du monde social dans lequel ils évoluent : l'analyse du graffiti à

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Beyrouth couvrait autant les considérations sur la manière dont une pratique devient art, soit le processus d'artification, que sur la façon dont elle devient distinctive et spécifique, ce qui rejoint le concept de monde de l'art local proposé par Becker.

Nous ne reviendrons pas sur les phases d'apprentissage et de perfectionnement des aptitudes créatrices de chaque acteur, les ayant longuement détaillées. Rappelons, toutefois, l'importance du facteur collectif et des logiques de labellisation dans la construction et l'artification de cette pratique. Le développement du graffiti Beyrouth serait impensable sans le mentor et les pairs mais, surtout, son artification et sa labellisation en tant qu'art ne peuvent se passer de tous les acteurs concourant à la reconnaissance d'un monde de l'art. C'est parce qu'il existe les pairs, mais aussi un public d'initiés et, de plus en plus, des marchands et collectionneurs, que le graffiti se voit attribuer le qualificatif d'art. De fait, ces acteurs autant que ceux appelés « artistes » participent par des stratégies et discours divers à la désignation du graffiti comme art. Du moins, il vise à être désigné comme tel, puisque la scène beyrouthine reste, malgré tout, une scène extrêmement jeune, qui croît depuis 2006. Sa reconnaissance, si elle est effective, reste restreinte et en pleine construction. L'intérêt analytique de cette étude était alors de confronter les différentes théories du concept d'artification, celle d'Heinich et Shapiro, Bowness et Becker, à la réalité de la pratique. Certainement cela nous aura posé certaines difficultés, mais l'avantage d'analyser une reconnaissance en cours est qu'il nous faisait entrer directement dans les actions de chacun, plutôt que de les relater a posteriori ; en somme, il s'agissait de prendre sur le vif les différentes représentations et stratégies (en excluant de ce terme l'idée d'une rationalité absolue) des acteurs, avant qu'elles ne soient retravaillées complètement dans le but d'y donner une forme de cohérence qui se rapproche de l'illusion biographique. D'ailleurs, cela n'empêchait pas d'observer ce type de mise en discours déjà à ce niveau de reconnaissance : celle-ci semble inhérente au processus d'artification, en particulier lors de son intellectualisation. Il est possible de conclure que le graffiti est de plus en plus reconnu à Beyrouth comme un art.

Mais qu'est-ce qui le différencie des autres scènes graffitis ? Nous pouvons d'ores et déjà dire que Beyrouth est, effectivement, un monde de l'art local. Par les spécificités esthétiques de ce graffiti ainsi que par les discours, les graffeurs et autres acteurs le rendent exceptionnel ou, à tout le moins, spécifique à cette petite capitale. Cette pratique, importée des pays européens et américain ainsi que de l'univers du hip-hop, a été adaptée à la culture arabe et, surtout, beyrouthine. L'introduction du lettrage en arabe et de formes artistiques géographiquement situées, ainsi que des références qui appartiennent à l'histoire et la culture du Liban, crée un « style » beyrouthin.

Cela ne doit pas cependant occulter les contraintes auxquelles sont confrontés ses participants, en particulier sur la commercialisation. Celle-ci ravive des débats qui étaient déjà présents dans les autres

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scènes graffitis, mais il semble qu'elle est finalement consubstantielle de tout processus d'artification ; le problème de la commercialisation se pose justement parce que le graffiti se voit élever au rang d'art.

La mise en discours de la pratique artistique est un point central de notre analyse, parce que c'est elle qui donne du sens à l'action de ses participants. Toute pratique peut-elle se passer de discours ? Il s'agit, peut-être, d'une position subjective, mais nous pensons qu'il n'existe pas de chose en soi... Une pratique existe de telle manière parce que des individus parlent d'elle et la font parler, donc aller dans une direction plutôt qu'une autre. Il est surprenant de remarquer avec quelle pertinence la mise en discours du graffiti rejoint les deux points abordés plus haut et, surtout, la socialisation des pratiquants. Les revendications qu'ils véhiculent par le graffiti ne sont pas un retour au point de départ. Au contraire, le graffiti permet de sublimer et de supporter des situations qu'ils jugent intolérables : c'est une manière d'agir contre cette contradiction dans laquelle ils ont évolué. Nous n'irons pas jusqu'à affirmer que, dans le cas présent, l'art est une thérapie, mais il permet de réparer dans une certaine mesure certains malaises ressentis ou définis par les graffeurs. Ceci agit d'ailleurs selon diverses méthodes, qui vont de l'escapisme par l'art à la confrontation politique sur les murs. Ce que les graffeurs disent, finalement, ce sont les injustices qui façonnent et segmentarisent la population et l'espace urbain de Beyrouth.

Cette critique propose deux versants, négatif et positif. D'un côté, le graffiti offre un moyen d'expression et de dénonciation privilégié contre un système politique moribond et l'accroissement des inégalités économiques, sociales, voire raciales. De l'autre, il agit positivement sur un espace urbain qui reflète très directement les difficultés du Liban. Leur activité recrée un espace public et le déconfessionnalise dans une ville où les plans d'urbanisme ont depuis longtemps été abandonnés et sa configuration toujours sectaire, conséquence de la guerre civile et de l'action des milices. Ils y remettent de la couleur dans l'espoir d'effacer, un jour ces stigmates et cette violence symbolique forte.

Mais l'analyse de leurs discours nécessitait de comprendre ce qui n'est pas dit, ce qui reste controversé : là se trouve la complexité du graffiti à Beyrouth. Parce qu'il est soumis à des contraintes institutionnelles et réputationnelles, il peine à se définir comme un art engagé. Les graffeurs le souhaitent-ils ? Peut-être, dans une certaine mesure. Toutefois la confusion persistante entre « politique », « communautarisme », « autorités » les tient éloignés d'un discours cohérent qui viserait à inscrire le graffiti dans une démarche profondément militante. D'ailleurs, l'absence d'illégalité qui permet aux graffeurs de peindre en plein jour se perçoit comme un cadeau empoisonné : elle est une chance que les graffeurs européens et américain n'ont pas eu mais, en même temps, elle place les graffeurs sous le joug et la volonté de l'Etat. Leur conduite est alors conditionnée par la conservation de cette opportunité et implique de ne pas « trop » critiquer les tenants du pouvoir : si tel était le cas, ils pourraient être réprimés et leurs noms seraient directement connus des autorités publiques.

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En définitive, le graffiti agit comme un moyen d'expression pour des jeunes issus de catégories frustrées : ils bénéficient des capacités cognitives nécessaires à la dénonciation de ce qui pose problème selon eux, mais sont dépossédés des circuits d'expression classiques, comme le vote par exemple. Les élections municipales de mai 2016 montrent l'impossibilité de s'exprimer et de faire valoir ses idées par les circuits institutionnels. La liste Beirut Madinati (« Beyrouth est ma ville »), qui se présentait comme laïque face à la liste des Beyrouthins, coalition des milices confessionnelles occupant les postes gouvernementaux, a présenté une forme d'espoir. À tel point que certains graffeurs, comme Spaz et Zed, souhaitaient peindre en faveur de la première liste, que d'autres comme Eps ont appelé à voter et s'impliquer, de nouveau, dans la vie politique de leur ville. Les résultats, encourageants selon eux puisque Beirut Madinati a remporté presque 40% des voix, ont néanmoins remis une fois de plus au premier plan les failles du système institutionnel : achat de voix par les milices, difficultés d'accès aux bureaux de votes susceptibles de voter en masse pour Beirut Madinati, création de faux bulletins de vote afin de les rendre impropres à la comptabilisation, etc. Les graffeurs sont alors retournés sur les murs.

Cette étude reste, à notre avis, très imparfaite. Nous sommes conscient de ses défauts, surtout du fait qu'elle a suivi une démarche particulière, et que le sujet du graffiti à Beyrouth aurait pu être traité autrement. Nous avons cependant tenté d'en souligner les dynamiques et enjeux principaux, en prenant autant de recul que possible face à un terrain qui nous était familier.

Nous souhaitions, enfin, et tout en assumant notre subjectivité à ce propos, conclure sur le potentiel qu'a ce graffiti. Après de nombreuses réflexions et observations, nous pensons effectivement que le graffiti, autant pour ses acteurs que par les oeuvres qu'ils produisent, peut apparaître comme un instrument de pacification sociale. Il offre une place dans la société à ces jeunes et les éloigne de formes plus violentes d'intégration sociale, à l'image de l'engagement dans les milices qui reste toujours attractif pour une jeunesse qui peine à trouver sa place et avancer sereinement dans un pays instable. Il efface, aussi, la violence et la vision confessionnelle de l'espace urbain qui ont durablement divisé une population qui ne l'était pas tant il y a seulement quarante ans. Compris en ce sens, le graffiti peut recréer un dialogue entre Libanais, mais aussi avec tous les résidents beyrouthins, qu'ils soient des réfugiés, des étudiants, des travailleurs ou des touristes étrangers ; il redonne envie de s'intéresser à un pays qui a été longtemps stigmatisé et désigné par sa violence et son immobilisme politique et institutionnel.

154

« Il reste le Liban, un Etat confessionnel certes, miné par ses rivalités religieuses, gangrené par
une guerre civile de quinze années, ravagé par les interventions de pays voisins, confisqué par une
classe politique archaïque, ruiné par une économie sauvagement libérale, vidé de ses élites qui
ont pris le chemin de l'exil, mais le Liban reste, en dépit de tout cela, le seul pays arabe où la
liberté n'est pas un anachronisme.
»

Mohamed Kacimi.

155

ANNEXES

156

ANNEXE I « PRÉSENTATION DES GRAFFEURS »

Blase

SMOK
Chad the Mad
Exist
Eps
Yazan
Sup-C
Barok
(variable)
Ashekman
Ashekman
Potato Nose
Phat2
Kabrit
Moe
M3allem
Meuh
Fish
Taz
Abe
Wyte
Zed
Spaz
Krem2

157

ANNEXE II « EXTRAITS D'ENTRETIENS »

Nous avons mené plusieurs entretiens non-directifs et semi-directifs entre septembre 2015 et avril 2016. L'entretien était mené de visu avec Kabrit, par WhatsApp, Facebook ou Skype dans les cas de Zed, Spaz, Exist, Wyte, Krem, et Phat2. Nous avons également pu récolter des propos de la part de Fish, Eps et Meuh, en particulier lors de discussions informelles. Les entretiens étant longs, entre dix et vingt pages pour chaque graffeur, seuls quelques extraits peuvent être mis à disposition.

Phat2, entretien réalisé le 14 mars 2016

- Aha, so you'd say that retribution for your art is one of its main goal ? I don't know if it may appear intrusive, but are you currently living from it ?

Yes I am, full time freelance artist and designer, and yes of course that's my main goal, getting better and better as an artist for 1) my own satisfaction and fulfillment and 2) making money without being a slave or a prostitute still by doing what I love doing.

- How can you save yourself from being a slave or a prostitute in graffiti ?

I have no boss no god no strings... I can't be controlled ! Nobody can give me any orders, I'm free ! - Even those who are paying you ?

Even those who are paying me yes... Well, I mean if I don't like it, I can just cancel them. They think I'm an artist, not a worker, so then people don't give me directions on how to work or what to paint. Maybe you don't know, but that's not how it works... Ok, for example, the last project I worked on was for a make-up and cosmetics thing, they told me «we like your work, we want to pay you to paint something for us". Then they sent me a few images about their brand and some keywords like "fun, feminine, dangerous" (rires), I look at the stuff they sent and get inspired by their colors, their style, their information etc. and then create a suitable artwork for them. And actually if they don't like it, I'll ask them what they didn't like, and modify it accordingly, or sometimes create a new artwork altogether... Catch my drift?

- I do. So they let you do whatever you want or almost because they consider you as an artist ? how did you meet them by the way ?

Yes obviously, they WANT me to do what I want, smart clients will let you create freely without too many specifications, because they know they'll get the best quality out of an artist when he has creative freedom.

Kabrit, entretien réalisé le 22 octobre 2015

- Et comment tu crois que tu pourrais réussir à faire ça ?

Honnêtement c'est plutôt que, j'ai quitté, alors que, que y a de la merde qui... alors y a des problèmes maintenant tu vois qui, qui pourront pas être équilibrés maintenant. En voyant y a eu l'histoire du pays, l'histoire de la mentalité des gens, c'est un peu évident que ça va partir un peu dans la direction de... And I

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do not want invest energy and time in trying to make it, you know, feel like going to a better direction and either as a support, you know. And it's very difficult.

- De supporter, de supporter que ça parte en... ?

Nan supporter, je sais pas, une révolution. Je sais pas pourquoi c'est que je sens que je fais partie un peu de la, de la, de l'âge des gens qui ont pu faire un petit un mouvement, qu'ils ont pu tu vois secouer le truc. (...) Alors que nous on est des gros hypocrites.

- Dans quel sens ?

Dans le sens qu'on a pris part dans, on critique tellement, tu nous écoutes en train de parler à Batroun, ou bien qu'on va changer le monde et on va supporter à fond et on va peindre le Liban, on est une nouvelle génération au monde alors que, y a eu la merde, et nous on était à Batroun on écoutait de la musique, on s'en foutait (rires). On s'en foutait pas mais c'est juste comme si, comme si on prétend qu'on veut en faire partie. I know in my case it's not worth it because it wouldn't go anywhere... So it's better to try to make a change on a local scale. Y avait tout le monde qui faisait le rebelle et la rébellion dans la rue and... I don't know I think we had so much revolutions that didn't get anywhere, maybe I'm too pessimistic but most revolutions didn't go anywhere because people ruin it eventually. And... and I think I'm afraid of disappointment. Of investing so much love and effort and that, in the end, people turn against each other.

Exist, entretien réalisé le 3 février 2016

- And do you think you would like to reach a point that you can live from graff?

Of course anyone would love to live from something he's passionate about.. So do I because I feel it's the only thing were I'm mostly comfortable.. But at that point it's were one starts facing the barriers and accepting to break the barrier between commercial non-commercial... and, the principles... And the main reason one is doing graffiti were its never about the money, or at least in my opinion. It's all about the interaction and the vibes I get from doing it, so basically I try to make money from it in a way were I'm still sticking to the main reason I do it for and I'll see how far I can go with that... I don't want to lose the feelings the vibes cause it's what it means to me it's not the money.

- Ok so for instance, if someone was giving you a really well paid job for painting but with a subject

you don't appreciate you would say no as it doesn't agree with your way of conceiving graffiti ?

Mh.. that's very difficult for me honestly... and too hard to explain there are a lot of barriers that I should cross or brake to do graffiti jobs but no doubt I'm at a point in time were I need money at least to paint more and experience more in what I do... So depending on the case and details of the job, I take the decision. And, as long as I'm still doing it to interact with people and, and painting for the public in the street and connecting with everyone who sees my name and graffiti... Yes I think I'm taking a couple of jobs from time to time just to fill in the financial lack !

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ANNEXE III « DYNAMIQUES MIGRATOIRES ET EXPLOSION URBAINE

À BEYROUTH »

Extrait de KHOURY Gérard D. et MEOUCHY Nadine (dir.), États et sociétés de l'Orient arabe en quête
d'avenir (1945 - 2005)
, Tome I « Fondements et sources », Collection « Collectif », Librairie orientaliste
Paul Geuthner, 2006, 304 p., p. 284 - 289.

Les manifestations de l'explosion urbaine contemporaine

Ainsi seul le Liban comptait en 1965 une majorité de citadins (59%). Cette urbanisation était, d'ailleurs, relativement récente. En 1959, selon le rapport de la Mission IRFED-Liban initiée par le Président Fouad Chéhab, les citadins représentaient un peu moins de la moitié de la population libanaise : 49,8% à côté de 50,2% de ruraux. Durant les années 1960, en une dizaine d'années, l'urbanisation du Liban s'est nettement affirmée. La population urbaine du Liban a exactement doublé entre 1959 et 1970, alors qu'il a fallu une vingtaine d'années pour que l'ensemble de la population libanaise progresse dans la même proportion. Il semble même que ce soit la capitale libanaise qui ait accaparé l'essentiel de ce gonflement de la population citadine, puisque l'agglomération beyrouthine a plus que doublé entre 1959 et 1970, passant de 450.000 à 1.100.000 habitants. Ainsi, en 1970 Beyrouth et ses banlieues juxtaposaient des quartiers très différenciés socialement (lotissements de villas luxueuses, immeubles pour classes moyennes ou modestes, double « ceinture de misère » constituée de bidonvilles peuplés principalement d'étrangers). L'agglomération beyrouthine en 1970, regroupait exactement 2,4 fois plus de personnes qu'en 1959, ou encore 3,6 fois plus qu'en 1950, époque où Beyrouth ne comptait que 300.000 habitants.

À partir de 1975, le Liban traverse quinze années de guerre qui vont déchirer le pays. L'agglomération de Beyrouth, qui sera le principal foyer des affrontements armés, va connaître des flux et des reflux de population selon l'alternance de périodes d'accalmie ou de reprise des combats plus ou moins intenses. Mais, même pendant les années de guerre (1975-1990), la croissance de Beyrouth continue de façon de plus en plus anarchique, en s'étalant sur la plaine littorale au Nord et au Sud de Beyrouth, et surtout en annexant de nombreux villages de la partie centrale du Mont-Liban. Dans les années 1990 et au début du XXIe siècle, l'explosion du Grand Beyrouth se poursuit, au point qu'en 2005, l'agglomération a atteint deux millions d'habitants, soit la moitié de la population libanaise (...).

Les causes de l'explosion urbaine contemporaine

À Beyrouth les facteurs géopolitiques ont joué un grand rôle, d'autant plus que la capitale libanaise a toujours été la caisse de résonance de tous les conflits régionaux. En 1975, 45% de la population de l'agglomération de Beyrouth étaient des étrangers. On a pu distinguer cinq vagues d'immigration qui ont grandement contribué au rapide accroissement de Beyrouth et de ses banlieues depuis 1920. Il y eut

160

d'abord l'immigration arménienne réalisée dans des conditions dramatiques suite aux persécutions massives organisées par les Turcs durant la première guerre mondiale. Ces Arméniens ont obtenu la nationalité libanaise, à la différence des Arméniens venus plus récemment de Syrie. L'immigration kurde, à la différence de la vague arménienne ou de la vague palestinienne de 1948, ne s'est pas réalisée en catastrophe, mais par une infiltration lente et continue. En 1975, les Kurdes étaient plus de 100.000 à Beyrouth, soit beaucoup moins que les Palestiniens (400.000 au Liban, dont la moitié dans l'agglomération beyrouthine). Après la vague palestinienne de 1948, il y eut dans les années 1960 une quatrième vague constituée par le retour au Liban des Libanais d'Égypte, conséquence de la politique nationaliste de Nasser, et, le retour des Libanais d'Afrique Noire, conséquence de l'indépendance des pays africains en 1960. Enfin, la dernière vague d'immigration est syrienne : en 1975, il y avait environ 500.000 travailleurs syriens au Liban, deux fois plus en 2005. Si la montagne libanaise a toujours été au cours de l'Histoire une « montagne-refuge », Beyrouth est devenue durant le XXe siècle une « agglomération-refuge », en accueillant beaucoup d'étrangers, mais aussi des Libanais venus des régions périphériques du Liban, comme les chiites du Sud-Liban ou de la plaine intérieure de la Beqaa. L'explosion urbaine contemporaine a donc eu de profondes conséquences sur la composition des sociétés citadines.

Les conséquences de l'explosion urbaine contemporaine

L'ancienne Beyrouth bi-confessionnelle (sunnite et grecque orthodoxe), est devenue à la fin du XXe siècle le miroir de toutes les communautés libanaises. Mais, parmi les Libanais résidant dans la capitale libanaise, les plus nombreux sont depuis les années 1960 les chiites et les maronites. Pour ces deux communautés d'origine rurale il y a eu d'abord installation dans les limites municipales de Beyrouth, puis dans les banlieues qui connaissent un accroissement spectaculaire. La guerre de 1975-1990 a profondément modifié la composition confessionnelle de la population de ces banlieues. Avant 1975, régnait une certaine mixité confessionnelle : dans la banlieue Sud à dominante chiite existaient des quartiers chrétiens principalement maronites, tandis que dans la banlieue Est à dominante chrétienne on trouvait des quartiers chiites. Après 1975, la guerre avec son cortège d'atrocités a provoqué une homogénéisation confessionnelle des banlieues de Beyrouth et des principaux quartiers de la capitale (...).

L'explosion urbaine contemporaine a accentué les contrastes à l'intérieur du tissu urbain des villes du Proche-Orient arabe. Si certains quartiers centraux des grandes métropoles affichent avec ostentation un « urbanisme à l'occidentale », cette modernité importée est en fait, très limitée. Le reste de ces agglomérations est caractérisé le plus souvent par un habitat assez médiocre, qui se dégrade rapidement car il est mal entretenu. La taudification du centre historique est un phénomène général que l'on retrouve dans la plupart des villes arabes, du Maghreb au Mashrek.

161

ANNEXE IV « PLAN DE BEYROUTH »

162

Eps

Yazan Halwani

Spaz

Phat2

ANNEXE V « ÉVOLUTIONS TECHNIQUES ET STYLISTIQUES DES
GRAFFEURS »

ANNEXE VI « HISTOIRE DU CHAMP ET RÉFLEXIVITÉ DE L'OEUVRE
CHEZ BOURDIEU »

Extrait de BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1998 (1ère éd. 1992), 567 p., p. 398-399

L'évolution du champ de production culturelle vers une plus grande autonomie s'accompagne ainsi d'un mouvement vers une plus grande réflexivité, qui conduit chacun des « genres » à une sorte de retournement critique sur soir, sur son propre principe, ses propres présupposés : et il est de plus en plus fréquent que l'oeuvre d'art, vanitas qui se dénonce comme telle, inclue une sorte de dérision d'elle-même. En effet, à mesure que le champ se ferme sur soi, la maîtrise pratique des acquis spécifiques de toute l'histoire du genre qui sont objectivés dans les oeuvres passées et enregistrés, codifiés, canonisés par tout un corps de professionnels de la conservation et de la célébration, historiens de l'art et de la littérature, exégètes, analystes, fait partie des conditions d'entrée dans le champ de production restreinte [dans le cas du graffiti, on se rapport plutôt aux critiques des scènes extérieures, ainsi qu'aux pairs et, dans une moindre mesure, journalistes]. L'histoire du champ est réellement irréversible ; et les produits de cette histoire relativement autonome présentent une forme de cumulativité.

Paradoxalement, la présence du passé spécifique n'est jamais aussi visible que chez les producteurs d'avant-garde qui sont déterminés par le passé jusque dans leur intention de le dépasser, elle-même liée à un état de l'histoire du champ : si le champ a une histoire orientée et cumulative, c'est que l'intention même de dépassement qui définit en propre l'avant-garde est elle-même l'aboutissement de toute une histoire et qu'elle est inévitablement située par rapport à ce qu'elle prétend dépasser, c'est-à-dire par rapport à toutes les activités de dépassement qui sont passées dans la structure même du champ et dans l'espace des possibles qu'il impose aux nouveaux entrants. C'est dire que ce qui advient dans le champ est de plus en plus lié à l'histoire spécifique du champ, donc de plus en plus difficile à déduire directement de l'état du monde social au moment considéré. (...) Ainsi, toute l'histoire du champ est immanente à chacun de ses états et pour être à la hauteur de ses exigences objectives, en tant que producteur mais aussi en tant que consommateur, il faut posséder une maîtrise pratique ou théorique de cette histoire et de l'espace des possibles dans lequel elle se survit. Le droit d'entrée que doit acquitter tout nouvel entrant n'est autre que la maîtrise de l'ensemble des acquis qui fondent la problématique en vigueur. Toute interrogation surgit d'une tradition, d'une maîtrise pratique ou théorique de l'héritage qui est inscrit dans la structure même du champ, comme un état de choses, dissimulé par son évidence même, qui délimite le pensable et l'impensable et qui ouvre l'espace des questions et des réponses possibles.

164

ANNEXE VII « POCHOIRS »

De gauche à droite :

Pochoir d'Ali Rafei contre les violences policières durant les
manifestations de 2005.

Pochoir anonyme contre les actions de l'armée.

Pochoir d'Ali Rafei contre la corruption militaire (« J'aime la
corruption »).

Pochoirs contre la crise des déchets :

À droite, pochoir d'Ashekman « Booming business of
street food
»

Ci-dessus, pochoir sur les poubelles Sukleen, entreprise
impliquée dans la crise.

165

ANNEXE VIII « GRAFFITIS ET MESSAGES POLITIQUES »

 

De haut en bas :

« Freedom never comes for free »,
Mouallem.

« Beirut under stress », Fres, Fish et
Mouallem.

Ces deux pièces ont été réalisées
durant et suite à la guerre israélo-
libanaise de l'été 2006.

(c) Rami Mouallem

« 2012 and we still didn't get there ! »,

Eps.

(c) Elie Maalouf

166

De haut en bas :

Portrait « Bennesbeh labokra chou ? » de Ziad
Rahbani, Ashekman.

Il s'agit d'un portrait du compositeur et militant
communiste Ziad Rahbani, suivi d'une de ses
citations en libanais, « qu'en sera-t-il de
demain ? ». Il est situé sur une ancienne zone de
conflit au coeur de Beyrouth.

« Vive Grandizer », Ashekman.

« A shitty ass piece for our shitty qss...
`government' !
», Krem2.

 

167

ANNEXE IX « GRAFFITIS ET RÉAPPROPRIATION DE L'ESPACE »

« äÇæáÇ '.jÍ » (« La guerre des couleurs »),
Mouallem, Eps, Chad the Mad

Graffiti réalisé suite aux attentats de Beyrouth et
Paris, les 12 et 13 novembre 2015, Meuh, Exist

(c) Pierre de Rougé

(c) Lezem

Pièce de Kabrit

(c) Pierre de Rougé

« Maestro », Zed (c) Eli Zaarour

168

Graffiti « Phatian », Phat 2 (c) Antoun Fattal

Graffiti « Existos », Exist (c) Nour Ai

Graffitis d'Eps et Meuh (c) Pierre de Rougé

169

Portrait de la chanteuse Sabah, Ashekman
(c) Ashekman

Portrait de la chanteuse Sabah sur la façade du
Horseshoe café, lieu « mythique » dans l'ancienne

Beyrouth

(c) Yazan Halwani

Portrait du poète Saïd Akl, Phat2
(c) Phat2

170

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

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AUTRES RESSOURCES ÉLECTRONIQUES

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BEL-AURICOMBE Marianne, ROUDET Benjamin (real.), « Live Love Beirut - Graff Me # Lebanon », 2013 (source en anglais), consultable à l'adresse : https://vimeo.com/81378886.

http://style.lesinrocks.com/2013/12/05/a-beyrouth-le-mouvement-hipster-est-une-alternative/.

MAROUN, Béchara, « Portraits et slogans politiques disparaissent enfin des rues, le Liban respire... », L'Orient Le Jour, 6 février 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/910075/portrai ts-et-slogans-politiques-disparaissent-enfin-des-rues-le-liban-respire.html.

MAROUN, Béchara, « Les graffitis de Beyrouth, un art urbain politisé ? », L'Orient Le Jour, 3 mars 2015, consultable à l'adresse

http://www.lorientlejour.com/article/913814/les-
graffitis-de-beyrouth-un-art-urbain-politise-.html.

PRIER, Pierre, « Infinie diversité des jeunesses arabes, loin des clichés, regards sur les nouvelles générations », Orient XXI, 18 septembre 2013, consultable à l'adresse http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/infinie-diversite-des-jeunesses,0360.

ZALZAL, Zéna, « La place (Tabaris) est à eux ! », L'Orient Le Jour, 3 mars 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/913834/la-place-tabaris-est-a-eux-.html.

http://chroniquesbeyrouthines.20minutes-blogs.fr

Documentaires

CNN International, « Ashekman on CNN International - Inside the Middle East show », 12 avril 2011,

consultable à l'adresse
https://www.youtube.com/watch?v=SgvAYrkdJqc.

Light FM Lebanon, « À l'abordage des ondes avec Boutros al Ahmar (Pierre de Rougé) », 3 novembre 2015, consultable à l'adresse

Graff Me Lebanon, 2013, consultable à l'adresse http://graffme.fr/?pageid=35.

GONNELLA, Brian, « Phat2 : up and out in Beirut », Bombing Science, consultable à l'adresse http://www.bombingscience.com/index.php/blog/vie wThread/9889.

RICHBOOL, CHIVAIN, Graffiti et street art : du vandale au vendu ? Quand les aérosols décorent le capitalisme,

2010, consultable à l'adresse
http://www.reveur.be/documentations/graffiti%20et %20street%20art.pdf.

TABLE DES MATIÈRES

LEXIQUE 1

ÉLÉMENTS DE CONTEXTE : LE LIBAN DEPUIS 1975 2

INTRODUCTION 5

PREMIÈRE PARTIE. LES LOGIQUES DE L'ENGAGEMENT : DES SOCIALISATIONS À L'ENTRÉE DANS LA PRATIQUE 14

I. DES TRAJECTOIRES FAMILIALES SIGNIFICATIVES MALGRÉ LEUR DIVERSITÉ ? 15

A. IDENTITÉS PLURIELLES ET TRAJECTOIRES DE VIE DIVERSES 15

B. UN MILIEU SOCIAL D'ORIGINE NON POPULAIRE ET COMBINAISONS VARIABLES DES CAPITAUX 21

C. UN PASSÉ COMMUNAUTAIRE OU MILITANT PEU RENSEIGNÉ : ENTRE REJET ET TABOU 26

II. L'INFLUENCE MAJEURE DE LA SOCIALISATION SECONDAIRE ET DE LA MULTIPLICATION DES RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ 31

A. DES PARCOURS UNIVERSITAIRES ET DES CHOIX PROFESSIONNELS SIMILAIRES ? 31

B. DES PAIRS AUX MENTORS, UN CHOIX ÉMINEMMENT COLLECTIF 34

C. ARRIVER À BEYROUTH : MULTIPLICATION DES RÉSEAUX ET INSERTION DANS LA SCÈNE ARTISTIQUE UNDERGROUND

42

III. UNE PRATIQUE ALTERNATIVE COMME INSTRUMENT D'INTÉGRATION SOCIALE ? 49

A. LE GRAFFITI : UNE PRATIQUE SOCIALE ET CULTURELLE COMME MOYEN D'INTÉGRER LA SOCIÉTÉ ? 49

B. UNE PLACE DANS LA SOCIÉTÉ QUI SERAIT DÉJÀ « ACQUISE » ET CONFIRMÉE PAR LE GRAFFITI ? 53

DEUXIÈME PARTIE. FAIRE DU GRAFFITI À BEYROUTH : LA CONSTITUTION D'UN MONDE DE L'ART LOCAL ? 59

I. L'APPRENTISSAGE DES TECHNIQUES ET CONVENTIONS DU GRAFFITI 60

A. COMMENCER PAR LE COMMENCEMENT : LE CHOIX DU BLASE 60

B. APPRENDRE LES CONVENTIONS SUPPOSÉES COMMUNES À L'ENSEMBLE DES SCÈNES GRAFFITI 67

II. CRÉER SES PROPRES CONVENTIONS ? ENTRE DÉMARCATION PERSONNELLE ET PROCESSUS D'ARTIFICATION DE LA

SCÈNE BEYROUTHINE 74

A. LE PASSAGE À LA « MAÎTRISE » : COMPLEXIFICATION DES OEUVRES ET DIVERSIFICATION DES SUPPORTS 74

B. UNE GLOCALISATION DE LA PRATIQUE DU GRAFFITI ? 79

C. LE GRAFFITI BEYROUTHIN PEUT-IL RÉELLEMENT ÊTRE CONSIDÉRÉ COMME UN MONDE DE L'ART LOCAL ? 84

III. LA CONSTITUTION PROGRESSIVE DE LA RÉPUTATION ET DE LA RECONNAISSANCE ARTISTIQUE : ENJEUX ET DÉBATS

AUTOUR DES DIFFÉRENTES FORMES DE RECONNAISSANCE 89

A. DE LA RECONNAISSANCE DES PAIRS À CELLE DES CLIENTS : UN PUBLIC ENCORE RELATIVEMENT RESTREINT 89

B. UNE DIVERSIFICATION DES MODES DE DIFFUSION ET DE VISIBILITÉ MÉDIATIQUE 95

C. LA COMMERCIALISATION COMME INDICATEUR DE PROFESSIONNALISATION ? 100

TROISIÈME PARTIE. QUAND L'ART PERMET DE SE RACONTER : LES AMBIGUÏTÉS DE LA MISE EN DISCOURS FACE AUX

ENJEUX SOCIOPOLITIQUES DE BEYROUTH 109

I. LA CRÉATION DE LA FIGURE DE L'ARTISTE : L'ART URBAIN COMME SORTIE DE L'ASSIGNATION COMMUNAUTAIRE . 110

A. UNE RUPTURE DES BUTS DU GRAFFITI : UN BUT ARTISTIQUE BIEN DIFFÉRENT DES ANCIENNES PRATIQUES DE

L'AFFICHAGE À BEYROUTH 110

B. LE GRAFFITI COMME CRÉATION D'UNE DISTINCTION ENTRE IDENTITÉ PRIVÉE ET IDENTITÉ PUBLIQUE 115

C. UNE VOLONTÉ DE SORTIR DU PRISME COMMUNAUTAIRE RÉAFFIRMÉE DANS LES DISCOURS ET LES PRATIQUES 117

II. ABSENCE DE CONSENSUS ET HÉSITATIONS FACE AU CADRE INSTITUTIONNEL : LA DÉFINITION DU GRAFFITI COMME

« ART ENGAGÉ » ? 121

A. LES GRAFFEURS FACE À L'ÉTAT : OPPORTUNITÉ OU OBSTACLE À L'IDÉAL SOCIAL DU GRAFFEUR ? 122

B. L'ART COMME MOYEN D'EXPRESSION CONTRE L'ÉTAT ET LES GROUPES SOCIAUX DOMINANTS 127

C. LA CONSTRUCTION D'UN DISCOURS ENGAGÉ HÉSITANT FACE AUX ENJEUX SOCIOPOLITIQUES DU LIBAN 132

III. LA CONSTRUCTION D'UNE CRITIQUE POSITIVE PAR LA RÉAPPROPRIATION DE L'ESPACE URBAIN 138

A. UNE UTILISATION RENOUVELÉE DE L'ESPACE URBAIN 138

B. SE RÉAPPROPRIER LA VILLE ET EN FAIRE LE « MUSÉE DU PEUPLE » 141

CONCLUSION 150

ANNEXES 156






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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway