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Le graffiti à  Beyrouth : trajectoires et enjeux dà¢â‚¬â„¢un art urbain émergent

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par Joséphine Parenthou
Sciences Po Aix-en-Provence - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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CONCLUSION

Nous avons tenté de souligner les facteurs concourant à l'engagement d'individus a priori neutres dans la carrière de graffeur. Il s'agissait de dresser, de manière rétrospective, leurs « profils », tout en conservant une certaine souplesse analytique. L'apparente diversité de ceux-ci peut paradoxalement être appréhendée comme un dénominateur commun. Elle ouvre la voie à des socialisations primaires similaires, d'autant plus lorsqu'ils évoluent au Liban dans un contexte durablement instable. S'il s'agit de faits « politiques » objectifs, ils sont réappropriés par ces acteurs qui leurs donnent un sens et créent du liant entre ces individualités apparemment disparates. Une fois encore, il ne s'agit que de potentialités qui se retrouvent d'ailleurs chez nombre de jeunes beyrouthins rencontrés entre septembre 2014 et août 2015. Cet univers social mêle une culture internationale, une origine non populaire, et s'enrichit des réseaux de sociabilité construits lors de la socialisation secondaire. Ici, Beyrouth retrouve toute son importance, puisque c'est en son sein que les graffeurs rencontrent le reste d'une élite intellectuelle et artistique dynamique. Ces réseaux sont importants, puisqu'ils sont un facteur motivant d'autant plus la prise d'engagement, en particulier les mentors et les pairs. Mais l'ensemble de cette « élite » concoure à la définition des influences et des motivations du graffeur ; d'ailleurs les graffeurs adoptent une démarche active face à ce milieu qui représente une riche source d'inspirations et d'états d'esprit. Tous ces facteurs constituent des explications a posteriori de l'engagement dans la carrière ; plus exactement, ils permettent de centrer le « profil » du graffeur beyrouthin autour de quelques caractéristiques, variables dans une certaine mesure.

Le rapport du graffeur à son milieu social et la discussion entre sa pratique et ce milieu permettent de comprendre comment le graffiti peut agir comme un instrument d'intégration sociale. Pourtant, ils ne sont pas exclus ou considérés comme déviants à l'origine... En réalité, cette socialisation est extrêmement particulière au Liban et à ces milieux artistique et intellectuel. Ils se trouvent dans une sorte de contradiction, au sens où ils sont fortement éduqués, sécularisés, ont une vue de la vie à l'international, mais se voient refuser certains droits et souffrent de l'instabilité du pays. Non nouvelle, cette dichotomie apparaît dès les années 1975 et crée des « catégories frustrées »86 face aux échecs du système institutionnel, se plaçant eux dans une démarche plus progressiste. Il s'agit d'une population complexe à analyser, avec une culture et des références très particulières et en porte-à-faux avec les catégories les plus pauvres mais, surtout, avec les plus aisées et le système institutionnel. Dans un autre registre que celui du graffiti, le roman graphique de Zeina Abirached, Le piano oriental, permet de visualiser cet univers social particulier, tiraillé entre influences occidentales et orientales, ni tout à fait l'un ni tout à fait l'autre.

86 CORM Georges, Le Liban contemporain... op. cit.

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DEUXIÈME PARTIE. FAIRE DU GRAFFITI À BEYROUTH : LA

CONSTITUTION D'UN MONDE DE L'ART LOCAL ?

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I. L'APPRENTISSAGE DES TECHNIQUES ET CONVENTIONS DU

GRAFFITI

Richard Lachmann use largement de l'analyse des mondes de l'art beckerienne, ainsi que du concept de sous-culture, que nous ne reprendrons pas directement ni dans les mêmes proportions, pour la simple raison que la situation new-yorkaise (en particulier les rapports entre institutions et graffeurs), n'est pas transposable à la situation beyrouthine. Quoi qu'il en soit, les carrières décrites par Lachmann, puis par Frédéric Vagneron et Katrine Couvrette87 semblent relativement homogènes. Il s'agira de retracer analytiquement les différentes phases mettant en lumière les particularités de l'apprentissage du graffiti et des conventions supposées communes à cette pratique. La fonction de la signature, d'ordinaire conçue comme partie intégrante du passage à l'art, est remise en question dans le graffiti. Par suite, l'apprentissage comme activité collective ouvre la voie, selon des degrés divers, à une complexification des oeuvres et des styles propres à Beyrouth - du moins, il s'agit d'un cheminement que nous testerons pour analyser la pertinence du terme de monde de l'art local appliqué à Beyrouth.

A. Commencer par le commencement : le choix du blase

Optant pour une démarche qui tente de rendre compte des différentes phases de l'engagement dans la carrière de graffeur, il serait adéquat de revenir sur son commencement et, à vrai dire, sa caractéristique centrale, soit le choix du blase. Central et premier, parce que ce choix est antérieur à toute pratique, à tout apprentissage, lesquels reposent dans le graffiti sur ce blase. Il ne vient pas tant signer une oeuvre qu'il ne la constitue pleinement. C'est par le blase qu'un graffeur peut être repéré par ses pairs, et apprendre à leurs côtés. Cela ne doit pas, toutefois, prévenir toute réflexion sur les exceptions et les stratégies diverses de reconnaissance par le blase, et les raisons qui président à ces choix.

87 COUVRETTE, Katrine, Le graffiti à Montréal : pratique machiste et stratégies féminines, Mémoire pour l'obtention du grade de M.A en histoire de l'art, Université de Montréal, Département d'histoire de l'art et d'études cinématographiques, 2012.

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1. Le choix du nom, passant par le tag, est antérieur à l'apprentissage pratique du graffiti en cela que ce dernier repose en tant qu'art urbain sur la signature

Les travaux de Nathalie Heinich supposent que « la signature va de pair avec l'accession d'une activité au rang d'art, et d'un producteur au rang d'artiste ou d'auteur »88. Plusieurs remarques émergent, d'abord vis-à-vis de ce qu'elle appelle la signature autographique, signature qui est « obligatoirement manuscrite, portant donc la trace matérialisée du corps de l'artiste, dont elle émane directement »89. En tant que signature matérielle, elle s'inscrit sur une « oeuvre elle-même matérialisée en un objet unique, non reproductible (sauf à en perdre son authenticité) »90. Le blase, à l'inverse de la signature dans la peinture ou la sculpture, ne permet pas d'identifier directement l'auteur d'un tag ou d'un graffiti. Certes, les pseudonymes ont été largement utilisés par les artistes, mais ici il devient consubstantiel à la forme artistique considérée. Cela ne peut se comprendre sans deux facteurs propres au tag puis au graffiti. Le premier est historique et relève de la protection, dans le sens où les premières scènes graffiti ont émergé aux États-Unis et en Europe, où la dégradation de l'espace public entraîne des sanctions : signer de son vrai nom constituerait une invitation explicite à être arrêté et sanctionné par les forces de l'ordre. Le deuxième provient du fait que la signature, passant par le tag, est antérieure à toute autre forme de création artistique pouvant être considérée comme du street-art. La signature, appelée blase, devient l'oeuvre elle-même - et, de fait, la reproductibilité de celle-ci constitue autant d'oeuvres ou plus exactement de pré-oeuvres, plutôt qu'une perte d'authenticité. D'ailleurs, pour parler d'oeuvre, il est bien nécessaire de considérer le tag comme antérieur au graffiti ou à la pièce, et non comme une fin en soi. Richard Lachmann montre qu'à New-York, beaucoup de jeunes taguaient et bénéficiaient d'une réputation de king à un moment donné, mais ils ne pouvaient pas être considérés comme artiste pour autant : très peu d'entre eux ont abordé le graffiti et ils s'en sont tenus au tag, sur une période relativement courte (de deux - trois mois à un, voire deux ans), et la dimension territoriale revêtait un caractère central de la pratique. Outre l'analyse des oeuvres, le processus d'artification ne peut se comprendre sans les représentations, voire les intentions des acteurs concernés. L'intention de faire de l'art se perçoit dans les discours des acteurs ; la volonté d'Exist de faire de grandes pièces, de l'art, était et reste présente, toutefois il considère lui-même s'être « trompé » entre l'intention de faire de l'art directement et le processus d'apprentissage l'amenant à en faire. Il est alors retourné vers le tag, sorte de base essentielle si l'on veut pouvoir s'améliorer par la suite. Il en va de même de Krem2, adolescent d'une quinzaine d'années qui aurait commencé à graffer en 2012, bien qu'il revienne par la suite sur cette date d'entrée pour la déplacer en 2014, où il a commencé le tag

88 HEINICH, Nathalie, « La signature comme indicateur d'artification », Sociétés & Représentations, 2008/1 (n° 25), p. 97-106, p. 106.

89 Ibid., p. 98.

90 Ibidem.

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et, partant de là, à apprendre ce que serait le « bon graffiti » avec des « vraies lettres », alors qu'avant il était « dans le faux ».

Le blase est d'autant plus central qu'il pose la question d'une démarche artistique a priori. Choisir un blase et la manière dont s'opère ce choix créeraient une distinction de facto, antérieure à toute réalisation artistique visible entre l'individu et le graffeur. Nous nous attacherons ici particulièrement à la démarche artistique, bien que nous tenterons de la corréler par la suite à des résonances plus sociales de cette distinction, résonances formulées a posteriori. Richard Lachmann l'aborde très succinctement lorsqu'il déclare « qu'ils se créent une identité propre sous la forme d'un tag - signature stylisée ou logo propre à chaque auteur de graffiti »91, mais c'est bien Katrine Couvrette qui développe une riche réflexion sur ce dédoublement ou cette séparation de la personne opérés par le blase et le tag. Elle écrit ainsi :

La signature graffitique met en scène un individu qui passe outre la juridiction légale de son acte en s'affirmant par l'intermédiaire d'un pseudonyme. Par l'écriture d'un nom de plume, elle est conséquemment une signature fictive parce qu'elle réfère à une entité qui n'existe pas légalement. On se retrouve alors vis-à-vis de deux entités pour une seule et même personne. La première identité est réelle : elle s'authentifie par la signature classique d'un document juridique au moyen du nom propre figurant sur l'acte de baptême, et renvoie assurément à une entité qui existe légalement. La deuxième identité est fictive et illicite : sa signature n'authentifie absolument rien, indique un nom propre inventé cachant et transgressant sa véritable identité, et désigne du même coup un être qui n'existe pas légalement (...). Visiblement, ce nom de plus représente un enjeu symptomatique de la signature graffitique : toute la culture du graffiti est une culture de noms fictifs (...). La signature graffitique accentue les questions identitaires par une mise en lumière plus importante sur le moi illicite de l'artiste (...). Essentiellement, plus plutôt que de servir de signe de validation juridique permettant parallèlement de désigner une identité reconnue légalement, la signature graffitique correspond à l'affirmation absolue d'un moi s'exprimant en toute liberté.92

Premièrement, la notion de signature illicite, dans ses écrits, réfère autant au caractère non officiel du blase qu'au caractère illégal du tag au sein de l'espace public dans lequel il s'expose. Deuxièmement, le caractère sous-culturel ou illégal du graffiti ne trouve pas le même type de résonance à Beyrouth du fait d'une relative liberté des graffeurs vis-à-vis des institutions ; ainsi le blase relève d'une importation ou, du moins, d'une reprise de cette culture graffiti. Troisièmement, la création d'une figure fictive est une intuition ressentie par les graffeurs et réaffirme le positionnement central du tag dans l'activité. L'auto-désignation des graffeurs comme writers plutôt que painters ou street-artist par exemple témoigne de l'importance de l'écriture et, pour se désigner comme tel, il convient d'écrire son nom. La diversité des tags présentés

91 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 65.

92 COUVRETTE, Katrine, op. cit., p. 42-45.

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montre que le style et ce qu'il représente vont de pair, soit que signifiant et signifié sont deux éléments indissociables du tag permettant l'expression de ce moi quasi-romantique. Ce que le blase donne à voir, c'est l'identité cachée, interdite, refoulée du tagueur. Elle est d'ailleurs ambigüe, puisque ce que le blase donne à voir se comprend autant comme un alias artistique que comme une libération très personnelle de l'individu.

- Kabrit : dans mon cas Kabrit [ndlr « briquet » en libanais] c'était... c'est plutôt une image tu vois c'est

pour ça... C'est pas moi en tant que personne, plutôt en tant qu'alias, de la rue quoi.

- Comment tu vois Kabrit dans la rue ? Tu dirais qu'il est différent de Raoul ?

- Kabrit : Le truc ouais je pense c'est que, puisque tu sens que tu es, tu sens une présence anonyme tu

vois, dans le quartier tu es une personne qui est là quelque part, qui existe, mais que tu connais pas exactement. He's just like, he try to be like... But then again he's going back down to the streets to do what he feels you know. En conclusion c'est ça, tu sens que tu peux pas vraiment exprimer qu'à travers...

- Ton opinion, ou ta personnalité... ?

- Kabrit : c'est ça, tu peux pas vraiment l'exprimer en tant que toi-même. Tu peux pas, à travers, à moins

que tu sois vraiment un poète ou un bon écrivain, ou bien un philosophe... Alors que si t'es plutôt... incliné vers le visuel, tu le fais sortir à travers le visuel et quelque part, je pense ça, ça résume ta personnalité. Ca résume ce que ton âme peut dire (rires). Tu vois ton personnage c'est Kabrit, c'est supposé être un personnage qui est, je sais pas à la limite, un peu une personne qui est un héros quelque part. On en a tous un petit héros et ce petit super héros ne peut, ne peut pas vraiment sortir dans le public.

- Il doit rester secret, il doit rester ton alias ?

- Kabrit : ouais, il doit quelque part rester anonyme. Tu vois quand je sors je dis pas que je suis Kabrit

mais... somewhere this Kabrit is what you cannot... C'est la partie de toi qui est, qui n'arrive pas à sortir. Mais par contre, tu vois, en même temps là c'est complètement de la contradiction parce que si le gars [ndlr. Kabrit] est vraiment ce que moi je suis il aurait arrêté quand il a vu les petits insectes quand ils sont sortis du mur au lieu de, de repeindre. Au lieu de passer dessus avec de, de les tuer.

La désignation de soi, ou plus exactement de « Kabrit », à la troisième personne à un moment de l'entretien donne l'impression d'un dédoublement complet de l'individu, qui ne parle même plus de lui sous son nom de graffeur mais en parle comme d'une personnalité indépendante et différente. Pourtant, elle reste toujours accolée à sa « première » identité, officielle. Le choix du blase, chez Kabrit comme chez d'autres, renvoie à une dimension symbolique permettant d'identifier très rapidement un univers construit qui leur

appartiendrait en propre, plus que le prénom qui ne renverrait pas à une personnalité particulière. Meuh, dont le nom se rapporte directement aux sons produits par les bovins, parle d'un choix en accord avec ce

qu'il « est », soit quelqu'un qui refuse de prendre au sérieux le caractère le plus territorial ou vandale du

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Tag d'Exist dans les rues de Beyrouth
(c) Nour Ai

graffiti, pour en conserver l'aspect ludique ; ce nom renvoie tant à sa personnalité de graffeur qu'à une volonté de la transmettre et, à l'occasion, de faire sourire le passant qui aurait remarqué son tag. Quant à Exist, on assiste à une confusion, si ce n'est fusion, très claire entre l'identité illicite contenue dans le blase et la volonté de s'adresser directement à l'observateur. Le nom est alors conçu comme un message : son tag, pour le profane, n'apparaîtra pas tant comme la marque du passage d'un individu que comme un message, « Exist I » qui lui est adressé au moment même où il l'aperçoit.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote