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Le graffiti à  Beyrouth : trajectoires et enjeux dà¢â‚¬â„¢un art urbain émergent

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par Joséphine Parenthou
Sciences Po Aix-en-Provence - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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B. Apprendre les conventions supposées communes à l'ensemble des scènes graffiti

La phase d'apprentissage constitue une étape centrale de la carrière du graffeur, tant pour l'apprentissage des techniques artistiques que des conventions telles que définies par Becker. Analyser ces processus permet d'aborder les particularités inhérentes à cet apprentissage dans le contexte beyrouthin, démarche essentielle pour tenter de comprendre s'il est effectivement un monde de l'art local. Pour cela, nous nous attacherons à expliquer comment les graffeurs apprennent à maîtriser les instruments et ressources propres au graffiti. Cette maîtrise irait de pair avec l'apprentissage d'un vocabulaire spécifique, qui créerait progressivement une ligne de démarcation entre initiés et profanes. Enfin, cette étape de la carrière paraît d'autant plus importante qu'elle est le moment où le graffeur se transforme, tant par son attitude que par ses propriétés physiques et de savoir-faire ; c'est par cette transformation de soi que l'on peut tenter de comprendre pourquoi et comment l'engagement se maintient, et renforce cette distinction entre celui qui devient artiste et celui qui, même initié, ne s'engage ou ne se maintient pas dans l'activité.

1. La maîtrise des instruments et des ressources disponibles

Loin du mythe de l'artiste génie ou du régime vocationnel de l'art, les acteurs sont avant tout dépendants d'un certain nombre de contraintes. La mobilisation des ressources constitue un préalable essentiel à l'activité, d'autant plus lorsque leur disponibilité n'est pas assurée ou que le matériel s'avère coûteux. Plus encore qu'une limitation de l'accès au matériel ou aux ressources organisationnelles, humaines, etc., « ces carences auront des répercussions sur l'oeuvre produite »97. Ainsi, le coût de l'apprentissage est défini pour partie par l'offre globale de ressources, lesquelles devront être appréhendées et maîtrisées progressivement. Dans le cas beyrouthin, outre la progression d'un individu dans sa maîtrise des ressources matérielles disponibles, l'ensemble de la scène elle-même évolue en fonction de l'apport progressif de nouveaux matériaux ; ces deux types d'évolution sont alors tributaires de « l'organisation de la production économique dans la société considérée, [laquelle] détermine quels

97 BECKER, Howard, op. cit., p. 91.

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marchés sont disponibles et dans quelles conditions ». En conséquence, « la liberté de choix que permet cette offre est variable », notamment parce que le graffiti repose sur un matériel dont la technicité est telle qu'il ne peut être produit artisanalement. Les bombes de peinture, les caps, voire les différents types de marqueurs sont des « produits conçus et fabriqués à l'intention »98 de cette pratique ; le matériel n'est que peu, voire pas interchangeable avec d'autres matériaux, à moins de changer de discipline artistique. Remplacer la bombe de peinture par le pinceau déplacerait le curseur du graffiti à la fresque. Dès lors, l'évolution d'une pratique artistique et des artistes dépend largement du fabriquant, du distributeur, qui imposent des limitations, contraintes et orientations fortes. À Beyrouth, ils ne dépendent pas tant du fabriquant, aucun site de production de ce type de matériel n'existe, mais des importateurs et distributeurs. L'importation de tels produits doit donc être motivée par une demande suffisante, ce qui n'était pas le cas. Certains graffeurs ont alors rempli le rôle de fournisseur et d'artiste, à l'instar de Phat2 qui a ouvert son propre graffiti shop.

Même si les ressources deviennent plus accessibles, leur utilisation est fonction des progrès du graffeur, soit l'apprentissage artistique est en partie corrélé à la maîtrise technique des instruments mobilisés. Le débutant commence par maîtriser le marker, l'entraînement et l'expérimentation de ce type de matériel permettant de développer l'esthétique de son tag. L'utilisation de bombes de peinture spécifiques, même disponibles, dépend de ces facteurs et de la nécessité financière, d'autant plus lorsque le graffeur est jeune. Rares sont ceux qui débutent avec des bombes Montana par exemple, relativement chères : « quand je me suis dit, ok, « j'fais mon premier tag à moi », j'ai utilisé que des, que des bombes... J'ai utilisé des bombes à l'ancienne, des bombes industrielles des trucs de... de voiture à fond tu vois, à 2000 (rires), à peine 1 euro. » (Kabrit). L'utilisation de certains types de bombes peut aussi relever de considérations esthétiques conventionnelles : l'utilisation du chrome provient de la nécessité, pour les graffeurs américains et européens dans les années 1980 et 1990, de trouver une peinture facilement applicable et durable lorsqu'ils graffaient les trains ou rames de métro. Par suite, le flop à fond chromé et contour noir est devenu un classique, dont l'aspect pratique et technique est largement dépassé et inutile au Liban. Enfin, il convient de noter qu'une « première prise en main » des matériaux est nécessaire, sur la forme du mode d'emploi, pour pouvoir exécuter une pièce. Mais la maîtrise de ces instruments n'est pas un phénomène figé et se réinvente sans cesse, à des visées d'expérimentation artistique comme de découverte d'instruments nouvellement confectionnés. Lors des entretiens, cette relation entre le graffeur et son matériel est presque romancée, narrant une adaptation de l'artiste à sa bombe plus que l'inverse :

- Comment expliquerais-tu cette volonté de changer de style ?

98 Ibid., p. 92.

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- Kabrit : c'est la technique. C'est la technique de la bombe. Ça dépend de la bombe que j'utilise, de ce

que j'ai bien envie de faire... Je m'amuse par exemple à peindre de façon diagonale jusqu'à ce que ça donne d'un côté un peu plus net et l'autre côté que ça soit dégradé, je fais ça. Par exemple un peu ce que j'ai fait au Train Station. J'utilisais cette technique tout le temps tu vois et, euh, et c'est venu un peu là où j'ai fait les petits caractères, les petits persos. Et honnêtement genre, cette technique a servi dans, je me dis, juste pour ça. Donc c'est bon, j'ai trouvé...

- Tu as trouvé ?

- Kabrit : j'ai trouvé genre quel euh, cette technique sert quel genre de, de texture ou bien quel genre de

matière, tu vois cette matière, euhm, I mean, sous-marine, muqueuse et transparente quelque part, et qui brille, genre plutôt des méduses, des calamars transparents et tout ça tu vois.

Détails de la fresque graffitique réalisée par Kabrit, avec l'aide de Meuh et Exist, pour le Train Station, photo personnelle

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry