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Le graffiti à  Beyrouth : trajectoires et enjeux dà¢â‚¬â„¢un art urbain émergent

( Télécharger le fichier original )
par Joséphine Parenthou
Sciences Po Aix-en-Provence - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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3. Véhiculer un message positif

Enfin, plus que la couleur, les messages explicitement véhiculés s'attachent à dévoiler une pensée positive en direction du reste de la population. Ils prennent plusieurs formes, dans la pratique comme dans le discours. Dans la pratique, on considère la participation à des événements plus larges, souvent organisés par les habitants : les journées de marché et d'animation sans voitures, instaurées depuis 2014, constituent des lieux de rencontre privilégiés entre habitants, entre habitants et graffeurs. D'autres comme les festivals liés à la protection de l'environnement sollicitent les graffeurs : ils réalisent une pièce en rapport avec l'événement, et proposent des messages supposés anodins mais qui visent, selon eux, à donner de la bonne humeur à ceux qui les verront, du type « flowers in your hair ». On trouve à la fois des messages et des thèmes qui sont censés parler à celui qui les observe, lui rappeler et mettre en valeur quelque chose qu'il connaît sans y porter une réelle attention dans sa vie quotidienne. Dans ce cas de figure, deux niveaux de compréhension sont mobilisés. D'une part, certains messages requièrent un temps de lecture et une réflexion plus longs, devant être déchiffrés, puisqu'ils sont issus des rapports et visions forgés au sein de la communauté graffiti, sans être pour autant exclusifs : ce sont par exemple les graffitis « it is wizer to be nizer », plaisanteries propres aux crews REK et RBK qui deviennent compréhensibles après retranscription en anglais correct, « it is wiser to be nicer ». D'autre part, des messages ou thèmes qui se rapprochent de ceux que les habitants vivent quotidiennement ou qui font appel à leur culture, non pas communautaire, mais libanaise, ce qui reprend les logiques de glocalisation du graffiti. Chez Yazan l'illustration de figures

globalement appréciées des Libanais, chez Kabrit, Fish, Mouallem et d'autres,

l'utilisation de l'arabe, que les habitants

apprécient particulièrement et

comprennent tous : « t'as de la

calligraphie tu vois les gens aiment, ils

kiffent ça « al Arabiya », ça fait partie de la culture » (Kabrit). Enfin, certains

investissent directement la vie

Graffiti de Mouallem

(c) Raoul Mallat

quotidienne pour la valoriser par le graffiti, à l'image d'Eps représentant un ouvrier

syrien fumant trois cigarettes

simultanément, ou Mouallem peignant avec humour la relation conflictuelle entre une mère âgée et son fils, qui décide de quitter la maison.

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(c) Alfred Badr

Derrière ces représentations se pressent une volonté d'instaurer, à travers le mur et lors des réalisations, un dialogue avec la population. Il s'agit d'attirer le regard, la curiosité des passants, de les amener à réfléchir, comme nous le confiait Krem2, sur l'environnement qui les entoure. Un tag « Exist ! », pour peu qu'il soit déniché, invite ce passant à sourire, réfléchir, ou simplement « exister ». Ces messages sont censés être découverts au fur et à mesure que l'on avance dans la ville. Plus directement, le graffiti amène à des discussions concrètes avec les passants, discussions censées participer pleinement de cette refondation du projet commun dans l'espace urbain. Lors des observations, nombre de passants ne connaissaient pas le graffiti, et venaient chercher des explications auprès des graffeurs, qui prenaient alors du temps pour leur expliquer ce qu'ils étaient en train de faire, leur proposaient de rester, ou de leur faire une dédicace à côté de leur graffiti. Si certains graffeurs ont des doutes quant à l'utilité de ce qu'ils font et surtout de leur impact (que vaut un message positif face à la réalité ?), de leur vision « naïve », Meuh et Kabrit rappellent que le but n'est pas tant de changer

(c) Yazan Halwani

l'intégralité du pays, mais de donner un « petit quelque chose » à ces personnes : « ok, le gars avec son gamin cet

après-midi, peut-être qu'ils auront oublié demain ce qu'on

veut dire, mais si dans la journée on leur a donné 5 minutes de bon temps, qui change, que le soir ils rentrent et ils

disent « ah tiens aujourd'hui on a découvert ça »... » (Meuh). Vis-à-vis des individus à l'origine méfiants, pensant que le graffiti est politique et s'apparente à un affichage milicien, les graffeurs adoptent une approche conciliante et ludique, si bien que certains militaires et civils leurs demandent s'il n'est pas possible de peindre pour eux. Aussi, expliquer ce qu'ils sont en train de faire vise à rassurer les passants sur la mentalité d'une partie de leur génération, toute aussi restreinte qu'elle puisse être : « quand tu vois une nouvelle génération qui est en train de trimballer dans la rue, de boire des bières et parler de, d'armes tu vois... On boit des bières (rires), c'est pas un gros problème mais les armes, les gens n'aiment vraiment pas ça. La plupart des gens qui ont vécu la guerre... » (Kabrit). Ces craintes semblent effectivement très ancrées dans la génération des parents, qui ont directement vécu la guerre et préfèreraient des activités ludiques ou,

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dans tous les cas, autres que l'engagement dans une milice175. Pour autant, les graffeurs de REK et RBK reconnaissent que cette relation privilégiée avec les habitants nécessite une attention accrue quant à la direction que prendrait leur activité, avant que « les gens soient exposés aux méfaits du tag » (Kabrit). En définitive, ces dynamiques traduisent une volonté de redonner la ville aux habitants, à la fois en les faisant parler et en leur offrant un espace renouvelé. Ainsi, si nous n'avons que peu de retours de l'ensemble des beyrouthins sur le graffiti, il semble que les graffeurs souhaitent faire de la ville le « musée du peuple », et ainsi transformer le « si Beyrouth avait parlé » (ÊßÍ ûÅ ÊæÑíÈ) de Fish en « Beyrouth parle ».

À retenir

L'absence d'espaces publics et de plan d'urbanisme devient le terrain propice à la pratique du graffiti.

Ainsi, les graffeurs déploient des stratégies et des discours visant à se réapproprier l'espace urbain, là où l'État et les secteurs économiques auraient durablement ségrégué et précarisé les populations.

Les graffeurs s'attachent à faire valoir une pratique qui ferait de la ville le « musée du peuple ». Leurs graffitis mettent en valeur la couleur afin d'effacer les « stigmates de la guerre », ainsi que des références culturelles consensuelles à la population libanaise. L'attachement à une réappropriation par la positive de la ville se conçoit conjointement aux considérations artistique et réputationnelle des graffeurs.

175 KATTAR, Antoine, op. cit.

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