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Le graffiti à  Beyrouth : trajectoires et enjeux dà¢â‚¬â„¢un art urbain émergent

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par Joséphine Parenthou
Sciences Po Aix-en-Provence - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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CONCLUSION

Le graffiti peut apparaître comme un sujet peu sérieux à traiter en sociologie. Pourtant comme Muriel Darmon l'explique, la sociologie ne se limite pas aux « problèmes sociaux » ; tout phénomène social, artistique ou autre, peut être appréhendé puisqu'il renferme une part du réel et que la sociologie permet d'en entrevoir la complexité. À sa façon, Howard Becker l'avait déjà fait, ainsi que la sociologie de l'art en plein essor. Comprendre pourquoi certains jeunes deviennent graffeurs, et comment le font-ils, dans le contexte particulier de Beyrouth, nous menait nécessairement à aborder et entrer dans des considérations plus larges.

Ainsi, parler du graffiti à Beyrouth, c'est aussi tenter de comprendre l'univers social, politique, familial par lequel il émerge et se développe de cette manière et avec ces acteurs. André Malraux, en déclarant que « l'art, c'est le plus court chemin de l'homme à l'homme », pressent cette profonde relation entre la société et la création artistique ; dès lors, parler de l'art revient à parler de la société.

Ici, l'étude des graffeurs beyrouthins nous interroge sur le Liban, leurs histoires personnelles et les motivations, conscientes et inconscientes, qui les poussent à faire du graffiti. Tous ces éléments s'imbriquent dans des conceptions plus artistiques : monde social et monde de l'art peuvent être considérés ensemble afin de discerner ce qui fait, ou non, la spécificité de cette pratique. Le graffiti à Beyrouth est « spécial », parce qu'il rompt avec les préjugés communément véhiculés (encore aujourd'hui) sur cet art résolument urbain.

Que pouvons-nous conclure de cette recherche ? Peut-on penser avoir répondu à notre question initiale qui, rappelons-le, s'attachait à comprendre et analyser la pratique du graffiti et les représentations de ses acteurs, ainsi que le ou les sens qu'ils lui attachent ?

Premièrement, le graffiti ne peut définitivement pas être considéré comme une pratique populaire. L'engagement dans la carrière de graffeur requiert des compétences particulières, ainsi que des capitaux culturels, sociaux et économiques conséquents. Parce qu'ils proviennent de milieux sociaux plutôt internationaux, les futurs graffeurs prennent connaissance de pratiques qui existent dans d'autres lieux et contextes : le graffiti est une pratique originellement « occidentale » et importée parce qu'ils ont eu la possibilité de se frotter à ces cultures, de l'autre côté de la Méditerranée. D'ailleurs, c'est plutôt la diversité de leur identité qui permet cette approche. Ils ne sont pas seulement au courant de ce qui se passe en dehors du territoire national ou de la région moyen-orientale. Au contraire, c'est parce qu'ils ont ces deux

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identités, ces deux cultures et influences, qu'ils peuvent pratiquer un art venant d'ailleurs en l'insérant dans leur identité libanaise ou, plus largement, arabe.

Ils proviennent de ces catégories « frustrées » que Georges Corm décrit tout en en provenant lui-même. Pourquoi frustrées ? Parce qu'elles appartiennent à ces milieux progressistes arabes, qui ne sont ni pour une occidentalisation totale de leur culture, ni pour une défense de l'arabité sans réflexion sur celle-ci. Là se trouve le problème : ces jeunes proviennent de milieux qui n'ont pu ni empêcher leur pays de se déchirer selon une logique confessionnelle qu'ils pensaient archaïque, ni prendre du recul sur les conflits meurtriers auxquels ils ont assisté ou subi les conséquences. Ils se trouvent dans un entre-deux extrêmement difficile à définir et à maintenir, dans un pays qui a, selon eux, régressé politiquement et socialement. Leur culture et leurs capitaux les poussent à souhaiter une plus grande liberté d'expression dans un pays où leur voix n'est pas entendue. Dès lors, ils ne se sentent pas « à leur place » parmi les catégories les plus aisées économiquement parlant, puisqu'ils sont issus de milieux culturels et intellectuels antérieurs à la guerre civile et ne se sont pas enrichis durant celle-ci. Même s'ils ont des capitaux économiques conséquents au regard de l'ensemble de la population, ils ne se retrouvent pas dans cette nouvelle élite économique qui accentuerait les divergences communautaires à des fins personnelles.

Il existe une dichotomie profonde entre leur éducation et leur position sociale actuelle, qui peut être pensée comme une sorte de « déclassement ». Partant de là, le graffiti répare ou gomme quelque peu cette contradiction : par l'art, ils retrouvent ou acquièrent une position sociale en accord avec les dispositions sociales héritées de leurs socialisations primaire et secondaire. Le graffiti opère comme un instrument d'intégration sociale profond, vis-à-vis de leur milieu d'origine mais aussi par rapport à la société beyrouthine. Très restreinte et tout aussi élitaire, cette société souffre des mêmes contradictions. Leur intégration leur permet de trouver des gens qui pensent et perçoivent le monde comme eux ; Beyrouth concentre une scène intellectuelle et artistique particulière, progressiste et néanmoins apte à penser la libanité, sentiment qui fait défaut dans le reste de la population. C'est ce qui explique, notamment, l'absence de sentiment communautaire chez ces acteurs : le traumatisme issu de la guerre civile, additionné à des socialisations plutôt laïques, les éloigne durablement des revendications communautaires et confessionnelles.

La pratique du graffiti est issue de ces socialisations complexes, et sa construction en est le résultat direct. Suivre la carrière des graffeurs en intégrant ses exceptions nous éloignait, nous l'espérons du moins, de toute catégorisation simpliste. Ainsi, par la recherche et l'analyse de ses différentes phases, des logiques de l'engagement à l'apprentissage des techniques et le perfectionnement de chacun, nous souhaitions aborder le processus d'artification d'une pratique en train de se faire. Bien sûr, l'analyse de leur pratique artistique ne se détache jamais vraiment du monde social dans lequel ils évoluent : l'analyse du graffiti à

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Beyrouth couvrait autant les considérations sur la manière dont une pratique devient art, soit le processus d'artification, que sur la façon dont elle devient distinctive et spécifique, ce qui rejoint le concept de monde de l'art local proposé par Becker.

Nous ne reviendrons pas sur les phases d'apprentissage et de perfectionnement des aptitudes créatrices de chaque acteur, les ayant longuement détaillées. Rappelons, toutefois, l'importance du facteur collectif et des logiques de labellisation dans la construction et l'artification de cette pratique. Le développement du graffiti Beyrouth serait impensable sans le mentor et les pairs mais, surtout, son artification et sa labellisation en tant qu'art ne peuvent se passer de tous les acteurs concourant à la reconnaissance d'un monde de l'art. C'est parce qu'il existe les pairs, mais aussi un public d'initiés et, de plus en plus, des marchands et collectionneurs, que le graffiti se voit attribuer le qualificatif d'art. De fait, ces acteurs autant que ceux appelés « artistes » participent par des stratégies et discours divers à la désignation du graffiti comme art. Du moins, il vise à être désigné comme tel, puisque la scène beyrouthine reste, malgré tout, une scène extrêmement jeune, qui croît depuis 2006. Sa reconnaissance, si elle est effective, reste restreinte et en pleine construction. L'intérêt analytique de cette étude était alors de confronter les différentes théories du concept d'artification, celle d'Heinich et Shapiro, Bowness et Becker, à la réalité de la pratique. Certainement cela nous aura posé certaines difficultés, mais l'avantage d'analyser une reconnaissance en cours est qu'il nous faisait entrer directement dans les actions de chacun, plutôt que de les relater a posteriori ; en somme, il s'agissait de prendre sur le vif les différentes représentations et stratégies (en excluant de ce terme l'idée d'une rationalité absolue) des acteurs, avant qu'elles ne soient retravaillées complètement dans le but d'y donner une forme de cohérence qui se rapproche de l'illusion biographique. D'ailleurs, cela n'empêchait pas d'observer ce type de mise en discours déjà à ce niveau de reconnaissance : celle-ci semble inhérente au processus d'artification, en particulier lors de son intellectualisation. Il est possible de conclure que le graffiti est de plus en plus reconnu à Beyrouth comme un art.

Mais qu'est-ce qui le différencie des autres scènes graffitis ? Nous pouvons d'ores et déjà dire que Beyrouth est, effectivement, un monde de l'art local. Par les spécificités esthétiques de ce graffiti ainsi que par les discours, les graffeurs et autres acteurs le rendent exceptionnel ou, à tout le moins, spécifique à cette petite capitale. Cette pratique, importée des pays européens et américain ainsi que de l'univers du hip-hop, a été adaptée à la culture arabe et, surtout, beyrouthine. L'introduction du lettrage en arabe et de formes artistiques géographiquement situées, ainsi que des références qui appartiennent à l'histoire et la culture du Liban, crée un « style » beyrouthin.

Cela ne doit pas cependant occulter les contraintes auxquelles sont confrontés ses participants, en particulier sur la commercialisation. Celle-ci ravive des débats qui étaient déjà présents dans les autres

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scènes graffitis, mais il semble qu'elle est finalement consubstantielle de tout processus d'artification ; le problème de la commercialisation se pose justement parce que le graffiti se voit élever au rang d'art.

La mise en discours de la pratique artistique est un point central de notre analyse, parce que c'est elle qui donne du sens à l'action de ses participants. Toute pratique peut-elle se passer de discours ? Il s'agit, peut-être, d'une position subjective, mais nous pensons qu'il n'existe pas de chose en soi... Une pratique existe de telle manière parce que des individus parlent d'elle et la font parler, donc aller dans une direction plutôt qu'une autre. Il est surprenant de remarquer avec quelle pertinence la mise en discours du graffiti rejoint les deux points abordés plus haut et, surtout, la socialisation des pratiquants. Les revendications qu'ils véhiculent par le graffiti ne sont pas un retour au point de départ. Au contraire, le graffiti permet de sublimer et de supporter des situations qu'ils jugent intolérables : c'est une manière d'agir contre cette contradiction dans laquelle ils ont évolué. Nous n'irons pas jusqu'à affirmer que, dans le cas présent, l'art est une thérapie, mais il permet de réparer dans une certaine mesure certains malaises ressentis ou définis par les graffeurs. Ceci agit d'ailleurs selon diverses méthodes, qui vont de l'escapisme par l'art à la confrontation politique sur les murs. Ce que les graffeurs disent, finalement, ce sont les injustices qui façonnent et segmentarisent la population et l'espace urbain de Beyrouth.

Cette critique propose deux versants, négatif et positif. D'un côté, le graffiti offre un moyen d'expression et de dénonciation privilégié contre un système politique moribond et l'accroissement des inégalités économiques, sociales, voire raciales. De l'autre, il agit positivement sur un espace urbain qui reflète très directement les difficultés du Liban. Leur activité recrée un espace public et le déconfessionnalise dans une ville où les plans d'urbanisme ont depuis longtemps été abandonnés et sa configuration toujours sectaire, conséquence de la guerre civile et de l'action des milices. Ils y remettent de la couleur dans l'espoir d'effacer, un jour ces stigmates et cette violence symbolique forte.

Mais l'analyse de leurs discours nécessitait de comprendre ce qui n'est pas dit, ce qui reste controversé : là se trouve la complexité du graffiti à Beyrouth. Parce qu'il est soumis à des contraintes institutionnelles et réputationnelles, il peine à se définir comme un art engagé. Les graffeurs le souhaitent-ils ? Peut-être, dans une certaine mesure. Toutefois la confusion persistante entre « politique », « communautarisme », « autorités » les tient éloignés d'un discours cohérent qui viserait à inscrire le graffiti dans une démarche profondément militante. D'ailleurs, l'absence d'illégalité qui permet aux graffeurs de peindre en plein jour se perçoit comme un cadeau empoisonné : elle est une chance que les graffeurs européens et américain n'ont pas eu mais, en même temps, elle place les graffeurs sous le joug et la volonté de l'Etat. Leur conduite est alors conditionnée par la conservation de cette opportunité et implique de ne pas « trop » critiquer les tenants du pouvoir : si tel était le cas, ils pourraient être réprimés et leurs noms seraient directement connus des autorités publiques.

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En définitive, le graffiti agit comme un moyen d'expression pour des jeunes issus de catégories frustrées : ils bénéficient des capacités cognitives nécessaires à la dénonciation de ce qui pose problème selon eux, mais sont dépossédés des circuits d'expression classiques, comme le vote par exemple. Les élections municipales de mai 2016 montrent l'impossibilité de s'exprimer et de faire valoir ses idées par les circuits institutionnels. La liste Beirut Madinati (« Beyrouth est ma ville »), qui se présentait comme laïque face à la liste des Beyrouthins, coalition des milices confessionnelles occupant les postes gouvernementaux, a présenté une forme d'espoir. À tel point que certains graffeurs, comme Spaz et Zed, souhaitaient peindre en faveur de la première liste, que d'autres comme Eps ont appelé à voter et s'impliquer, de nouveau, dans la vie politique de leur ville. Les résultats, encourageants selon eux puisque Beirut Madinati a remporté presque 40% des voix, ont néanmoins remis une fois de plus au premier plan les failles du système institutionnel : achat de voix par les milices, difficultés d'accès aux bureaux de votes susceptibles de voter en masse pour Beirut Madinati, création de faux bulletins de vote afin de les rendre impropres à la comptabilisation, etc. Les graffeurs sont alors retournés sur les murs.

Cette étude reste, à notre avis, très imparfaite. Nous sommes conscient de ses défauts, surtout du fait qu'elle a suivi une démarche particulière, et que le sujet du graffiti à Beyrouth aurait pu être traité autrement. Nous avons cependant tenté d'en souligner les dynamiques et enjeux principaux, en prenant autant de recul que possible face à un terrain qui nous était familier.

Nous souhaitions, enfin, et tout en assumant notre subjectivité à ce propos, conclure sur le potentiel qu'a ce graffiti. Après de nombreuses réflexions et observations, nous pensons effectivement que le graffiti, autant pour ses acteurs que par les oeuvres qu'ils produisent, peut apparaître comme un instrument de pacification sociale. Il offre une place dans la société à ces jeunes et les éloigne de formes plus violentes d'intégration sociale, à l'image de l'engagement dans les milices qui reste toujours attractif pour une jeunesse qui peine à trouver sa place et avancer sereinement dans un pays instable. Il efface, aussi, la violence et la vision confessionnelle de l'espace urbain qui ont durablement divisé une population qui ne l'était pas tant il y a seulement quarante ans. Compris en ce sens, le graffiti peut recréer un dialogue entre Libanais, mais aussi avec tous les résidents beyrouthins, qu'ils soient des réfugiés, des étudiants, des travailleurs ou des touristes étrangers ; il redonne envie de s'intéresser à un pays qui a été longtemps stigmatisé et désigné par sa violence et son immobilisme politique et institutionnel.

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« Il reste le Liban, un Etat confessionnel certes, miné par ses rivalités religieuses, gangrené par
une guerre civile de quinze années, ravagé par les interventions de pays voisins, confisqué par une
classe politique archaïque, ruiné par une économie sauvagement libérale, vidé de ses élites qui
ont pris le chemin de l'exil, mais le Liban reste, en dépit de tout cela, le seul pays arabe où la
liberté n'est pas un anachronisme.
»

Mohamed Kacimi.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo