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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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Deus neque Natura1

Nous quittons maintenant les analyses sur le premier chapitre « Anagogie », puisque c'est le seul chapitre où ni Dieu, ni la Nature n'apparaissent. Comme nous l'avons dit précédemment, le texte de Mirabeau traite de Dieu et de la Nature à la troisième personne en leur procurant des actions et des volontés. Nous rapportons ci-dessous leurs présences et leurs rôles au sein de chaque chapitre selon le découpage du texte que nous avons proposé dans nos synthèses au début de notre travail. Nous relevons toutes les occurrences sans chercher à toutes les classifier ; il s'agit juste d'étudier les tendances générales et les cas particuliers.

- L'Anélytroïde : 12 occurrences de Dieu, dont l'une est un complément du nom idée et une autre est le pronom auteur indirectement complété par le syntagme de la nature dans l'association de deux phrases simples.

1 Dieu et non pas la Nature par opposition à l'axiome spinoziste : Deus siue Natura ; Dieu ou bien la Nature.

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o 7 occurrences sont en position sujet dans l'interprétation de la Genèse [pages 28 à 31].

o 3 occurrences sont en position objet dans la démonstration de l'androgénie d'Adam [pages 31 et 31].

- L'Ischa : 24 occurrences de Dieu, dont l'une est un complément du nom oeuvre, une autre du nom volonté apparaissant dans une redondance du grand Être.

o 12 occurrences sont en position sujet dans la description des ressources mobilisées pour la création [pages 41 et 42].

o 2 sont en position objet dans la description de l'adoration qu'il faut lui rendre [page 48].

- La Tropoïde : 3 occurrences de Dieu, dont l'une est le pronom ouvrier. Elles sont toutes en position sujet, et apparaissent surtout comme une mauvaise raison au nom de laquelle on meurtrissait les attraits naturels de la reproduction dont il a doté l'homme [pages 58 à 60].

- Le Thalaba : 8 occurrences de la Nature, dont 3 sont des compléments du nom fin ou but et deux sont le pronom personnel elle.

o 4 occurrences sont en position sujet et relatent les articulations entre la toute-puissance de loi de la propagation avec le comportement humain [pages 66 et 67].

o une occurrence est en position objet au même endroit.

- L'Anandryne : 4 occurrences de Dieu, dont l'une est un complément du nom oeuvre. Les autres sont en position sujet et relatent le miracle de la création d'Ève [pages 83 à 87].

- L'Akropodie : 7 occurrences de la Nature, dont 3 sont des compléments des noms opérations, activité et ordre, et deux sont des pronoms personnels elle. 4 occurrences sont en en position sujet et présentent les attraits de la reproduction comme un concourt entre ce qui est bien et beau [pages 103 à 106].

- Kadhésch : 3 occurrences de la Nature, dont 2 sont des compléments des noms loi et fin, et l'autre est coordonnée au terme impuissance ; 2 occurrences de Dieu, toutes deux compléments des noms loi et malédiction dont cette dernière est articulée avec le terme stérilité.

- Béhémah : 2 occurrences de la Nature, dont l'une est complément du nom erreur, l'autre est sujet des distinctions entre les sexes ; 2 occurrences de Dieu, dont l'une est complément du nom mains, l'autre est sujet de la création des bêtes animales.

- L'Anoscopie : 4 occurrences de Dieu, dont l'une est complément du nom grâce, et deux du nom oeuvres ; l'autre occurrence est l'objet indirect des miracles opérés par Moïse.

- La Linguanmanie : 10 occurrences de la Nature, dont 3 sont compléments des noms but, ouvrage et cri, et une est le pronom personnel elle. Une occurrence est attribut du sujet souveraine universelle.

o 2 occurrences sont en position sujet et relatent la toute-puissance de la propagation [pages 177 à 181].

La Raison du corps - 113

o 3 occurrences sont en position objet indirect et regardent l'énergie allouée à la propagation et les nuisances qui s'ensuivent lorsque ce but est contrarié [pages 175 à 177].

Dans ce relevé, nous n'avons pas inclus l'occurrence la nature de l'homme que l'on retrouve dans les chapitres « Béhémah » et « L'Anoscopie » ou bien la nature de l'âme que l'on trouve aussi dans « L'Anoscopie », ainsi que les interjections du type dieu merci, oh Dieu, etc... Car, Mirabeau semble évoquer par la nature de quelque chose, un état partagé par les individus d'une même espèce, et qui ne renvoie pas à la Nature en tant qu'entité. Par notre relevé, on voit bien que la Nature et Dieu sont très rarement traités ensembles ; on ne les retrouve traités ensembles que dans les chapitres « Kadhésch » et « Béhémah ». Mais ils ne sont jamais confondus. Dans « Kadhésch » par exemple, la Nature est cause de l'impuissance, tandis que Dieu est cause de la stérilité ; dans « Béhémah », la Nature génère des distinctions entre les sexes, tandis que Dieu crée des distinctions entre l'homme et la bête. Même un énoncé aussi simple que Dieu est l'auteur de la Nature n'apparaît qu'indirectement dans le texte dans le suivi de deux phrases simples : « Plus on pénètre dans le sein de la nature, & plus on respecte profondément son Auteur [...] » [« L'Anélytroïde » ; page 31]. Ceci montre bien que Mirabeau évite soigneusement de confondre Dieu et Nature et qu'il veut opérer une distinction entre ces deux notions traitées comme des entités. Ce n'est qu'en un seul endroit que son texte fait apparaître une synchronisation par « la loi de Dieu & celle de la nature [qui] imposoient à toutes sortes de personnes l'obligation de travailler à l'augmentation du genre humain [...] » [« Kadhésch » ; page 124]. Cette conciliation concerne « les premiers âges du monde », il semblerait donc que Mirabeau conçoit ces deux entités dans une évolution temporelle et que leurs lois respectives ne sont plus synchronisées passés les premiers âges de la Création. Il faut noter que Mirabeau fait souvent des termes Dieu et Nature des compléments du nom ; ainsi, on retrouve beaucoup d'occurrence de l'oeuvre de Dieu ou de fin [ou but] de la nature. De facto, le texte opère une distinction entre ces deux entités ; c'est l'objet de notre étude.

La nature apparaît pour la première fois dans le texte au chapitre le « Thalaba » ; la troisième personne remplace Dieu par la Nature qui était jusqu'alors traité à cette personne. Il est question dans ce chapitre de la masturbation. Ce sujet apparaît ponctuellement dans l'Erotika Biblion que Mirabeau développe à travers plusieurs exemples : les eunuques, l'androgynie primitive, Diogène, etc... Sa démonstration tente de prouver que le péché ne pourrait pas être contre nature. Pour ce faire, il déplace la notion du péché qui regarde initialement les pratiques sexuelles ne participant pas à la propagation de l'espèce, au péché d'un comportement qui nuirait à sa propre conservation. Ainsi, on pourrait penser que l'oeuvre de Dieu doit être conservée et doit prospérer, tandis que le but de la nature est essentiellement la propagation de son oeuvre. Et Mirabeau, partant du principe qu'au début de la Création, la Terre devait être peuplée, en conclut naturellement que la loi de Dieu était la même

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que celle de la Nature, car son oeuvre avait besoin de se propager pour se conserver ; mais plus le temps passait, plus la propagation de l'homme se mit à nuire à sa propre conversation. À partir du moment où la survie de l'espèce humaine ne dépendait plus de son effectif numérique, les lois de Dieu ont changé, car « si tous les glands devenoient des chênes, le monde seroit une forêt où il seroit impossible de se remuer » [« Le Thalaba » ; page 80]. C'est alors que les effets de la masturbation favorisaient, dans ce cas, l'oeuvre de Dieu. Mirabeau ne l'exprime jamais explicitement, mais en outre, il semblerait qu'il conçoive la Nature comme la loi d'attraction, qui est bien réglée et fixée pour la propagation, tandis que la loi de Dieu se situerait dans une évolution prenant en compte les besoins de l'humanité et l'injonction naturelle de la propagation à chaque instant. Puisque l'oeuvre de Dieu peut se contraindre à être contre-nature, c'est-à-dire contre la propagation, il est aberrant de vouloir que l'homme adopte un comportement sur une notion du péché définie comme contre-nature. Selon les cas, et selon les situations et les époques, être exempt de péchés contre-nature impliquerait un comportement agissant contre l'oeuvre de Dieu ; c'est le fondement de la démonstration de Mirabeau qui définit la notion du péché comme un manquement du but que Dieu a donné à l'homme, et non pas comme une faute traumatique. Manquer la cible n'est pas préjudiciable, puisque l'essentiel est d'avoir une cible. Mirabeau replace continuellement le but que Dieu a donné à l'homme dans la perspective de la conservation. Et ce but évolue selon les besoins de la conservation de l'espèce humaine.

Nous concentrons notre étude sur l'onanisme, car Mirabeau l'aborde à plusieurs reprises dans son ouvrage. Il essaye de rendre la masturbation utile à la morale et à la conservation des hommes ; il la développe autour des problèmes comportementaux qui ont motivé la déviation des fins de la Nature et des effets nocifs que cela implique sur les corps et les moeurs. Il peut être étonnant qu'il théorise Dieu et la Nature à travers l'onanisme, mais il s'agit très clairement de la clef de voûte qui articule la théologie avec son anthropologie. Sa conception de la masturbation s'étale sur plusieurs chapitres, il l'illustre par la philosophie de Diogène [« Le Thalaba »], par la mythologie avec l'amour du dieu Pan pour la nymphe Écho [ibid.], et par la biologie avec l'hermaphrodisme [« L'Anandryne »]. Il s'agit maintenant d'étudier l'édifice théologique de Mirabeau qui utilise par ailleurs plusieurs traditions spirituelles pour l'articuler avec son projet anthropologique ; et ce, toujours dans la perspective d'établir des relations entre corporalité et spiritualité.

Les voies de Dieu sont impénétrables, mais Mirabeau semble croire que l'entendement humain peut néanmoins trouver et comprendre les prescriptions et les décisions mises en oeuvre par Dieu pour la conservation de l'Homme. Pour ce faire, il entreprend une lecture de la Bible par des voies de nécessité qui placent les pratiques sexuelles contre-nature comme n'étant pas contraires aux voies de Dieu, et qui concourraient même à son oeuvre. Ainsi, sa démonstration montre le rapport de

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conséquence entre les pratiques sodomites et onanistes avec l'avènement du Christ. Si Sodome n'avait pas été une ville de sodomites et si elle n'avait pas été détruite à cause de leur irrespect de la loi d'hospitalité, Loth n'aurait pas fécondé ses filles et Jésus n'aurait pas vu le jour1 [« Kadhésch » ; page 132] ; de même, si Onan ne s'était pas masturbé par refus de donner une descendance à son frère, Judas n'aurait pas copulé avec sa belle-fille, et Jésus n'aurait pas vu le jour2 [« Le Thalaba » ; page 71]. Aussi, Mirabeau ne conçoit pas les raisons de la condamnation d'Onan comme un outrage au Créateur3. Bien loin de chercher des rapports avec l'homicide, ou de remettre en cause le lévirat4, il conçoit la mort d'Onan comme un rapport de conséquence nécessaire faisant que « J.C. se trouve né de Ruth étrangère, Rahab courtisanne, Bethsabée adultère, & Thamar incestueuse du père à la fille » [ibid.]. Il inscrit les circonstances de l'avènement du Christ dans l'immoralité pour montrer que Dieu a voulu, en donnant son fils à l'humanité, donner un exemple aux hommes, une voie à suivre : les circonstances de la naissance de son fils cautionnent les rapports sexuels jugés immoraux parce que Dieu devait montrer que les conceptions morales fondées sur les pratiques contre-nature nuisaient à la conservation de son oeuvre. Le texte de Mirabeau n'exprime en aucun endroit que Dieu encourage ces pratiques, il s'agirait juste d'une modification dans l'oeuvre de Dieu pour qu'elle puisse se conserver. Et il semblerait que ces modifications soient des ajustements aux conséquences de la loi de la propagation qui elle, resterait fixe et statique.

On pourrait s'étonner que Dieu encourage l'homme à éluder les lois naturelles qu'il a lui-même créées, et qu'il lui suffirait de changer les termes de la loi naturelle pour remédier aux problèmes. Et ce n'est pas le seul exemple d'une confrontation entre la volonté de Dieu et les fins de la Nature dans le texte de Mirabeau. On retrouve au début du chapitre « L'Anandryne », un nouveau rapport où Dieu modifie son oeuvre pour contrer les nuisances engendrées par la loi de la propagation. Même si le terme « Nature » n'y apparaît pas, ces êtres doubles qui ne sont motivés que par le plaisir de s'unir à leur alter ego sont entièrement soumis à la loi de l'attraction naturelle. Une fois de plus, c'est pour conserver son oeuvre que « Dieu fit un miracle ; il sépara les sexes & voulut que le plaisir cessât après un court intervalle, afin que l'on fît autre chose que de rester collés l'un à l'autre » [« L'Anandryne » ; page 84]. On retrouve de nouveau une intervention divine avec l'exemple du dieu Pan qui s'essouffle et qui risque de mourir de fatigue en courant derrière la nymphe Écho ; pour le conserver « Mercure ayant eu pitié de son fils Pan, qui couroit nuit & jour par les montagnes, éperdu d'amour pour une

1 De cette union incestueuse naquît Moab, chef de la nation des Moabites dont David est issu et dont Jésus descend directement par sa mère.

2 Toutes ces informations se retrouvent dans l'évangile de St Matthieu qui rappelle par ailleurs que la lignée de Jésus a commencé avec l'histoire de Judas et Thamar.

3 « Ce qu'il faisait déplu à Yahvé, qui le fit mourir lui aussi », Trad. de Jérusalem, Gen. ch. 38, v. 10.

4 Afin de favoriser la lignée, les frères cadets devaient épouser la femme de leur frère aîné et lui donner des enfants si celui-ci venait à mourir.

1 Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle, cinquième édition, Tome II, Amsterdam, Par la Compagnie des

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maîtresse dont il ne pouvoit jouir, lui enseigna cet insipide soulagement [la masturbation] que Pan apprit ensuite aux bergers » [« Le Thalaba » ; page 69].

Dans le texte de Mirabeau, toute l'oeuvre de Dieu serait donc motivée par la nécessité de la conservation ; il montre que Dieu est à l'origine des pratiques contre-nature qui sont ainsi concourantes à la conservation de son oeuvre. Comme rien de ce que Dieu fait n'est immoral, Mirabeau finit par clamer l'absence de principe moral, ou du moins il le réduit à la maxime « Mal est ce qui nuit » [« Le Thalaba » ; page 79]. Seulement, il n'explicite jamais l'articulation de l'oeuvre de Dieu avec la conservation. On pourrait penser qu'il sait cette articulation fragile et vulnérable, car n'importe qui pourrait présenter des objections sur les exemples que nous venons d'étudier ; par exemple, il serait facile d'alléguer que le texte biblique explicite clairement que le comportement d'Onan déplût à Dieu au point qu'il le fît mourir, parce qu'il lui déplaisait, et non pas pour obliger Judas à copuler avec sa belle-fille. C'est peut-être la raison pour laquelle il maquille cette articulation. Face à l'absence d'arguments théologiques solides, il s'en remet à la philosophie et à la biologie pour articuler la nécessité des pratiques contre-nature avec la conservation de l'espèce sans passer par Dieu ; car ces démonstrations présentent des raisons et des conclusions qui elles, sont recevables. C'est le principe du résultat qui compte. Il démontre par la philosophie et par la physique que cette articulation est justifiée, et comme Dieu a donné la science et le savoir à l'homme pour qu'il le comprenne, une argumentation philosophique appuyée par des faits et des observations vaut largement un développement théologique.

Par exemple, il disserte sur les préceptes philosophiques concernant la masturbation, replacées à l'égard de la nécessité de la conservation de l'espèce. Dans « le Thalaba », le texte aborde le cas de Diogène afin de montrer les raisons alléguées par le cynique pour justifier les pratiques de la masturbation : la suffisance, et la gloire de braver les préjugés [« Le Thalaba » ; page 69]. Pour Mirabeau, la pratique serait condamnable lorsqu'elle implique l'isolement du pratiquant qui n'a alors plus besoin d'autrui. Ce qui entraîne une dépense d'énergie inutile en plus de l'exposer au danger du confinement et de l'immobilisme nuisant à sa propre conservation.

Comment poursuivre un homme qui vous dit froidement : « c'est un besoin très impérieux ; je suis heureux de trouver en moi-même ce qui porte les autres hommes à faire mille dépenses et mille crimes. Si tout le monde m'eût ressemblé, Troie n'aurait été prise, ni Priam égorgé sur l'autel de Jupiter. » [« Le Thalaba » ; page 69]

Comme Jean-Pierre Dubost le montre, Mirabeau recopie ici l'article « DIOGENE » du Dictionnaire de Pierre Bayle1. On y retrouve les anecdotes sur Pan [idem ; page 70], Laïs [ibid.], la fille de joie

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rejetée par Diogène [ibid.], Galien [page 73] et les vers de Martial [page 79] que Mirabeau reprend à la suite de la note (L) du Dictionnaire de Bayle. Par ailleurs, il faut noter que la note de Mirabeau « Hypparchia, &c. » [idem, page 68] est incomplète. Elle renvoie à Hipparchia qui est la femme du philosophe Crates qu'elle quitte pour Diogène. Contrairement à ce que dit Jean Pierre Dubost1 , Mirabeau ne s'est pas inspiré du roman, Hipparchia, histoire galante traduite du grec attribué à Godard de Beauchamps, mais des notes (C), (D) et (G) de l'article « HIPPARCHIA » du Dictionnaire du Bayle2. Mirabeau en recopie là aussi des passages pour écrire son « Thalaba » ; il a simplement suivi le renvoi de la note (M) dans l'article « DIOGENE » du Dictionnaire de Bayle3. En l'occurrence, la note de Mirabeau « Hypparchia, &c. » est censée apporter des précisions sur les femmes qui se laissent entrainer par le cynique ; mais il se contente de nommer Hypparchia pour représenter les femmes qui ont été séduites par l'impudicité. Mirabeau semble suggérer par l'abréviation &c. que c'est un problème récurrent et qui touche beaucoup de femme. Ce point est important dans le chapitre « Le Thalaba » car l'impudicité est spécifiquement un caractère humain qui le conditionne dès sa naissance à être civilisé, et ce développement est l'objet du dernier chapitre « La Linguanmanie ». L'impudicité est la preuve que Dieu a prévu que l'être humain doit être civilisé jusque dans ses désirs les plus sauvages prouvant par ailleurs, qu'il a connu un état naturel. Comme la honte et la pudeur ne sont pas des sentiments propres aux animaux, ils ne sont donc pas naturels ; et Mirabeau montre que l'homme peut trouver les moyens, par lui-même, de tromper les fins de la nature, et qu'il n'a en conséquence rien à voir avec la bête. Il poursuit en abordant la pratique de la masturbation pour montrer que les inconvénients - le ramollissement des organes, la solitude, la fureur - qui s'ensuivent peuvent être annihilés en pratiquant l'onanisme en société. Et justement, Mirabeau développe dans le « Le Thalaba », une pratique, un art, qui permettrait de concilier l'état naturel avec l'état civilisé sans les inconvénients de la masturbation, et sans mettre en péril la conservation de l'espèce humaine. Ce chapitre est véritablement l'illustration des réflexions morales contenues dans l'Erotika Biblion, et il prépare la dissertation morale des chapitres suivant : « L'Akropodie » et « Béhémah ». Nous traiterons de la moralité de la nature dans un prochain chapitre ; pour l'heure, il faut noter que Mirabeau ramène la moralité à une question de conservation, car il semblerait que le bonheur, qui justifierait à lui seul son projet anthropologique, est conditionné par une libération morale de la sexualité qu'il doit à priori juger nécessairement entravée. Par exemple, dans « L'Akropodie », il montre que la nature génère du beau pour prédisposer l'homme à la procréation, tandis qu'il tempère la puissance de la loi naturelle dans le chapitre « Béhémah » en montrant que Dieu empêche la

Libraires, 1734, page 294.

1 Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 45, page 127.

2 Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle, éd. cit, Tome III, pages 346 à 349.

3 Id. Tome II, page 294.

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reproduction des êtres monstrueux. C'est aussi la question de la génération qui est au centre des réflexions morales de Mirabeau.

Cependant, l'article « HIPPARCHIA » de Bayle, dans lequel Mirabeau recherche la liste des femmes séduites par l'impudicité, ne rapporte aucun autre exemple de femme ayant tout sacrifié au cynique. L'abréviation &c. employée par Mirabeau cache, en fait, un manque de référence à sa disposition. Il pourrait apparaître alors que le risque que l'impudicité puisse se généraliser serait un besoin pour la démonstration qui l'amènerait à faire preuve de mauvaise foi intellectuelle. Pour bien comprendre l'enjeu de la démonstration sur ce point, il faut admettre que Mirabeau regarde l'état civilisé comme étant nécessairement contraire à l'état de nature. Puisque la nature est capable, par la loi d'attractivité naturelle, de mettre en péril la conservation de l'oeuvre de Dieu, il est logique qu'elle ravage généralement et facilement les conventions sociales formées par l'habitude désuète des goûts et de l'environnement comme par exemple la circoncision que nous avons traitée précédemment. Et comme ces conventions sociales sont impuissantes devant la puissance de l'homme à dévier ses pratiques sexuelles des fins de la nature, il conviendrait de libérer la sexualité des conventions qui ne sont plus en accord avec les goûts et l'environnement actuel. Mirabeau présente donc une certaine mesure à la libération sexuelle qui tient à des facteurs que l'on travaille dans le temps ; ce n'est pas une complète libération sexuelle telle que pourrait le suggérer une approche hédoniste de son ouvrage, mais plutôt une perspective qui s'élaborerait dans le temps. Même si la formation des goûts et de l'environnement dépend en partie de l'activité du législateur, les sociétés ne perdurent et ne prospèrent que lorsqu'elles sont utiles à la conservation de l'Homme, car Dieu peut à tout moment intervenir pour les supprimer. C'est pourquoi Mirabeau est fasciné par toutes ces sectes religieuses ou philosophiques rapportées dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, et qu'il cite dans presque tous les chapitres de l'Erotika Biblion. Elles avaient une relation particulière avec la sexualité provenant de leur interprétation des écrits sacrés ou philosophiques ; et plus elles ont perduré et prospéré, plus il les considère comme autant d'illustration des changements de l'oeuvre de Dieu qu'il s'agit d`interpréter pour mieux connaître les desseins du Créateur et si possible mettre en chantier, un projet qui rentrerait dans ses vues actuelles. Loin de les condamner ou à l'inverse, de les prendre en exemple, il les considère en philosophe, car elles doivent nécessairement contenir une partie de l'essence divine qui se configurerait comme une logique dans le temps, que l'être humain peut appréhender et comprendre, pour calquer son comportement actuel sur la marche à suivre selon les vues de Dieu. Pour revenir à Hipparchia, l'abréviation &c. de Mirabeau relève moins d'une mauvaise foi intellectuelle que du pari qu'il y a eu bien d'autres femmes qui se sont laissées séduire par une philosophie ou une croyance destructrice qui ont eu, en revanche, leur place dans l'évolution de l'oeuvre de Dieu.

La Raison du corps - 119

En somme, la perspective chronologique avec laquelle Mirabeau construit son projet anthropologique, l'oblige à l'articuler avec des exemples commentés sur la sexualité dans les temps anciens et modernes dans une logique comparative qui a pu apparaître comme une moquerie envers les moeurs des Hébreux et autres civilisations antiques. Comme nous venons de le voir, il s'agit en réalité de bien plus. Par ailleurs, on s'aperçoit qu'il est nécessaire que Nature et Dieu ne soient pas une seule et même entité, et que l'élection de Dieu est visible selon la pérennité d'une oeuvre ; ce qui coïncidence avec l'idée que la noblesse entretient un rapport avec l'élection divine. Un législateur qui parviendrait à former un projet anthropologique prospère aurait été lui-même élu par Dieu pour le faire. C'est la raison pour laquelle Mirabeau s'étonne au début du chapitre « La Tropoïde » que l'on puisse concevoir Moïse comme un imposteur et que, par conséquent, on puisse avancer que la Bible n'est pas révélée1. Comme il observe que le peuple juif existe encore à son époque, sa logique veut que cette civilisation ait été menée par un législateur élu de Dieu, en plus du fait qu'il n'existait aucun peuple avant eux pour leur donner l'exemple. Moïse est bien un prophète puisque son oeuvre est pérenne. Pour Mirabeau, c'est le principe du résultat qui compte : il affiche clairement une certaine foi en un avenir positif, puisque le faux ne dure jamais dans le temps ; il finit toujours par être démasqué comme Mirabeau semble l'avancer au début du chapitre « L'Anoscopie ». Le progrès n'est donc pas seulement l'affaire du législateur, il est aussi dans l'oeuvre de Dieu qui empêche le faux d'évoluer dans le temps. Exercer une fonction politique aurait aussi quelque chose d'électif et de sacré pour Mirabeau, car il appartient au législateur, tel que Moïse, à interpréter l'oeuvre de Dieu. Si l'interprétation de Mirabeau se concentre essentiellement sur la sexualité, c'est justement par la tension qu'il décèle entre l'oeuvre de Dieu et les fins de la Nature.

Le système politique de Mirabeau regarde la pérennité comme le garant d'un bon système. Les erreurs peuvent être corrigées soit par le législateur, grâce aux lois et aux emménagements territoriaux, soit par la volonté divine faisant que les aberrations ne puissent prospérer, ni même se propager. On voit bien que ce système politique se constitue comme un corps évoluant dans le temps, modelable comme un corps organique. C'est la raison pour laquelle nous avons appelé notre partie le Léviathan. Toutefois, Mirabeau considère qu'un meilleur système est encore à naître et qu'il devra prendre en compte la doctrine épicurienne : l'homme heureux est vertueux. De fait, le Souverain Bien serait le bonheur, mais quel type de morale pourrait s'en montrer garante ? Dans notre dernière partie, nous dissertons sur cette question et nous essayons de mettre en relation les notions clefs de son ouvrage : l'énergie, la Nature et la femme. Il nous faudra aussi convenir que le Dieu de Mirabeau

1 « La plupart des objections sur lesquelles se fondent les personnes qui ne peuvent croire que Moyse ait été un interprète divin, me paroissent très insuffisantes. » « L'Anélytroïde », Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de référence pour ce mémoire], page 25.

1 Voy. Lettre à Sophie, le 19 juin 1780, dans Lettres originales, écrites du donjon de Vincennes, pendant les années 1777, 78, 79 et 80, recueillies par P. Manuel, T. IV, Paris, Chez J. B. Garnery, 1792, page 225.

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n'est pas chrétien, et certainement pas dans une doctrine religieuse ou philosophique. Il est changeant, bienveillant et pourrait se résumer à une force conservatrice. Il y aurait donc un angle de sa réflexion à mettre davantage en lumière : celui de l'universalité.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote